Ma vie dans le milieu gay (OUR1041)

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Richard Oostrum œuvre auprès de personnes rencontrant des difficultés relationnelles. Hans Frinsel est éditeur du magazine hollandais De Oogst.

CHF 18.40 / € 14.90

Ma vie dans le milieu gay

Dès son enfance, Richard se découvre des pulsions homo­sexuelles. Comment réagir? Les refuser? Les nier? Leur puissance est telle qu’il finit par les accepter. Il fait alors son «coming out» et navigue tant bien que mal dans le milieu gay. Un parcours peu ordinaire qu’il relate avec authenticité et sans fausse pudeur.

Ma vie dans le milieu gay Richard Oostrum

Ma vie dans le milieu gay

Richard Oostrum, avec Hans Frinsel

ISBN 978-2-940335-41-1

9 782940 335411

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Table des matières

Vocation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Mon secret . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Le grand bain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 Rêve d’adolescent. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 Double vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 «Coming out » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 Dave . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 Gay Games. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 Dépendance et attirance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Enfin chez moi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 Premier amour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133 Bataille et victoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 L’ école du Christ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 Le grand renouveau. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181


Chapitre 1

Vocation

Regroupés à l’entrée de l’impressionnant Yankee Stadium de New York, nous étions tendus par l’attente, mais sûrs de nous et prêts à avancer dès que l’on nous aurait fait signe d’entrer dans l’arène. C’était une grande occasion, notre événement, mon moment. Les délégations des différents pays devaient franchir les portes du stade, les unes après les autres, par ordre alphabétique. Cela signifiait que notre délégation hollandaise, composée d’environ deux cents athlètes, devait attendre un peu avant que ce soit son tour d’avancer et de prendre part à la fête. De l’extérieur, un écran géant nous montrait ce qui se passait à l’intérieur et nous avions hâte d’être conviés aux festivités. L’atmosphère était électrique. J’ai commencé à ressentir comme une montée d’adrénaline. J’attendais impatiemment le signal qui nous permettrait d’entrer et de participer à ce grand événement. C’était la cérémonie de clôture des Gay Games1 de 1994. Il ne s’agissait pas d’une simple cérémonie protocolaire; pour moi comme pour beaucoup d’entre nous, c’était le moment Compétition reprenant le principe des Jeux Olympiques mais où la plupart des athlètes qui y participent sont ouvertement homosexuels, bisexuels ou transgenres.

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le plus marquant de cet événement. Une formidable manifestation d’unité et de conviction. Tout à coup, notre délégation s’est mise en mouvement et a commencé à avancer. C’était notre tour. Nous sommes alors entrés dans le stade, vêtus de magnifiques tenues bleues, blanches et rouges qui avaient été spécialement créées pour l’occasion. Comme un déluge, le bruit des applaudissements, des encouragements et des acclamations de 70 000 spectateurs s’est alors abattu sur nous. J’ai eu la sensation d’être complètement absorbé par ces tribunes bondées de monde, j’avais l’impression de partager quelque chose avec chacune des personnes présentes, quelque chose de très important qui venait du plus profond de mon être: mon identité sexuelle. C’était le point culminant de la lutte du mouvement homosexuel, méprisé, offensé et si souvent persécuté par le passé. J’avais moi-même, pendant des années, lutté contre mes propres sentiments et contre cette orientation sexuelle qui m’avait éloigné de la norme. J’avais très peur des éventuelles réactions de mon entourage, mais lorsque j’ai fait mon «coming out»2, ma famille et mes amis ont accepté mon choix en se montrant compréhensifs. Cela n’a pas été le cas pour de nombreuses autres personnes, certaines ont dû faire face à la condamnation et au rejet, d’autres ont vu les liens familiaux se rompre et ont perdu des amis. Cette marche dans ce stade était triomphale et, désormais, le monde ne pouvait plus nous ignorer. Nous représentions un formidable pouvoir dont il fallait tenir compte. Il s’agissait d’une expérience de profonde solidarité et d’unité. Je marchais comme si je m’élançais vers la victoire. A ce moment-là,   Cette expression est une contraction de «coming out the closet» que l’on pourrait traduire par «sortir du placard» et qui signifie qu’une personne révèle publiquement son orientation homosexuelle (NDE).

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Vocation

nous étions au centre de l’attention, tous les regards étaient posés sur nous. J’étais complètement enivré et aspiré par l’événement, par les gens et par tout ce qui se passait autour de moi. Nous étions maintenant chez nous, à l’abri des menaces et de l’insécurité. Confinés à l’intérieur de ce gigantesque événement, nous pouvions librement célébrer notre identité et notre style de vie. Personne ne pouvait nous nuire, nous ridiculiser ou enfreindre notre liberté. La cérémonie de clôture des Gay Games est toujours l’occasion de manifester une abondante créativité et d’en véhiculer toutes les formes d’expression. Le monde homosexuel possède une sous-culture très riche en qualités artistiques. Ici, à New York, la cérémonie avait, bien entendu, un caractère typiquement américain: énorme, extravagante et splendide. Ce spectacle était un tourbillon dans lequel se produisaient de grands artistes comme Patti LaBelle et Cindy Lauper. Des spectacles musicaux auxquels s’ajoutaient des danses, des parades et bien sûr de nombreux discours exaltés et fougueux, tous destinés à vanter et à confirmer les mérites du style de vie homosexuel. Je faisais partie de l’équipe hollandaise de natation et j’étais inscrit à plusieurs épreuves: le 50 mètres papillon, le 50 mètres nage libre, le 100 mètres nage libre et le 100 mètres quatre nages. Lors de cet événement, ma condition physique n’était pas des meilleures et je n’ai remporté aucune médaille dans toutes ces épreuves. Participer était cependant bien plus important que de remporter des médailles. Notre objectif était celui d’être présent dans ce lieu et de ressentir notre appartenance à une famille aux dimensions planétaires, celle des homosexuels. Un tel événement dégage énormément d’énergie. Nous défilions tous sur la même musique, en entonnant la même 9


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mélodie. Nous écoutions aussi le même discours, mais ici, dans ce stade, le message était exprimé dans des formes et une esthétique si colorées et si impressionnantes, qu’il s’est littéralement emparé de moi. Durant les derniers accords de ce grand final des Gay Games de New York de 1994, j’étais totalement transporté; des frissons parcouraient mon corps. Je savais alors que je n’allais pas en rester là: j’avais trouvé ma voie et le nouvel objectif de ma vie. On venait juste d’annoncer que les prochains Gay Games se dérouleraient à Amsterdam en 1998, dans ma ville. J’étais sûr d’y être et, mieux encore, j’allais passer les prochaines années à les promouvoir aux Pays-Bas. Je me sentais la passion d’un évangéliste pour proclamer ces Jeux. C’est comme si j’avais eu une vision me permettant d’imaginer comment les choses devaient prendre forme. Bien sûr, l’événement allait être différent de celui de New York. Il serait teinté de l’atmosphère d’ Amsterdam. L’échelle serait plus modeste en dimension et en nombre, mais l’événement serait pleinement enraciné dans la culture de la ville et ses célèbres canaux. Quelle ville européenne pouvait mieux convenir à la culture homosexuelle et quelle ville la tolérait autant qu’Amsterdam? N’était-elle pas souvent appelée la «capitale gay» de l’Europe? C’est avec cet objectif en tête que je suis rentré en Hollande. Plus que jamais, je sentais que mon identité homosexuelle s’était affirmée. Je savais qui j’étais, à quoi j’appartenais et quelle direction ma vie allait prendre. Cette identité était bien plus qu’un simple mode de vie, il s’agissait maintenant d’une vocation et le message à délivrer était de défendre cette manière d’être. Quatre ans plus tard, j’étais en effet bien présent aux Gay Games d’Amsterdam, mais pas en tant qu’athlète inscrit 10


Vocation

aux épreuves de natation, pas même en tant que prosélyte du style de vie homosexuel. Comment ma vie avait-elle pu changer aussi radicalement? Est-ce que j’avais failli à mon destin? Est-ce que j’avais raté la vocation vers laquelle je me dirigeais?

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Chapitre 2

Mon secret

Je suis né en 1962 et j’ai grandi à Voorburg, dans la banlieue de La Haye, une ville bien connue pour son «Palais de la Paix», sa Cour internationale de Justice et son Tribunal pénal international instauré pour juger les criminels de guerre (ceux de Bosnie-Herzégovine par exemple). C’est là que j’ai passé mon enfance et que j’ai vécu et travaillé pendant 34 ans, auprès de ma famille et de mes amis. Notre famille était composée de deux enfants. Nous étions très heureux: mes parents, ma grande sœur Ineke et moi. Mes premiers souvenirs d’enfance remontent à l’école maternelle, j’avais alors quatre ans. Je me souviens encore qu’à midi, ma mère nous attendait devant l’école ma sœur et moi. Elle venait nous chercher et tous les trois nous rentrions déjeuner à la maison. Le foyer familial avait beaucoup d’importance pour moi, je m’y sentais en sécurité. C’était un endroit confortable où je pouvais me réfugier lorsque j’étais confronté aux petites souffrances de l’enfance: un bobo au genou ou une dispute avec un copain. Cette maison était pour moi le symbole de la sécurité. Notre voisinage ne représentait aucun danger réel, au contraire, il était très tranquille. Il n’y avait rien 13


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de mieux que notre maison, j’y invitais régulièrement mes copains d’école à venir nous rejoindre pour le repas du midi et ils aimaient venir chez nous car l’atmosphère était détendue et amicale. Pour ceux qui venaient des quartiers moins heureux, notre maison était aussi un refuge idéal. Nous habitions dans une banlieue de moyen standing relativement récente, construite à la fin des années cinquante dans le style qui caractérise la Hollande de l’après-guerre: des résidences de belle allure, de trois ou quatre étages et des rues égayées de petites plates-bandes de gazon avec des arbustes et des allées arborées. Notre petit quatre pièces était situé au rez-de-chaussée. C’était un luxe que de pouvoir bénéficier d’un petit jardin derrière la maison. Le vélo étant un accessoire typique et incontournable de la vie hollandaise, nous avions aussi notre propre garage à vélos. L’ameublement était plutôt modeste, les meubles qui caractérisaient cette époque étaient simples mais de bon goût. Nous étions équipés d’un four à charbon; ce grand symbole du confort hollandais des années soixante trônait au milieu de notre salon. Alors qu’aujourd’hui les gens se moquent de la culture d’autosuffisance et de bonne citoyenneté de ces années, il s’agissait pour moi d’un environnement sûr et chaleureux dans lequel je pouvais grandir sans aucune crainte. Mes quatre grands-parents habitaient dans les environs. Nous étions très proches d’eux et ils nous rendaient visite très souvent. En tant qu’enfant, j’arrivais à percevoir que dans ce cadre harmonieux, ma mère avait un rôle central et dominant. Elle était le pilier sur lequel tout reposait. Mon père avait également un rôle important dans cette vie de famille, mais j’avais l’impression que sa présence et son rôle étaient un peu plus effacés. Certes, il passait ses journées au travail, 14


Mon secret

mais il était aussi très souvent absent les soirs et les weekends. Le football avait une place prépondérante dans sa vie, son agenda et celui du reste de la famille tournaient autour de ce sport. Mon père avait été un joueur semi-professionnel pendant des années, il avait été le gardien de but de l’ADO, l’une des équipes de football les plus populaires de La Haye. Il avait pris sa retraite sportive lorsque j’avais deux ans. Très vite après cet abandon, il avait été victime d’un accident vasculaire cérébral (AVC). Hospitalisé pendant plusieurs semaines, il était presque devenu aveugle. Mais il s’est incroyablement bien remis de cet accident et dès qu’il a retrouvé une bonne condition physique, on lui a demandé d’être l’entraîneur de plusieurs équipes locales. Très souvent, il rentrait du travail, mangeait rapidement et s’empressait d’aller rejoindre les terrains de football. Les week-ends, il devait aller entraîner une équipe et, en général, nous l’accompagnions et passions une bonne partie de la journée au club de football. Bien qu’au début des années soixante le football professionnel hollandais n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui, où cette activité génère d’énormes sommes d’argent, il était déjà le sport favori des Hollandais. Mon père avait pris sa retraite, mais avec son passé de joueur semi-professionnel, il jouissait d’une certaine popularité dans une bonne partie du pays et en particulier dans notre région. Dans le monde du football, ma mère était aussi à l’aise que mon père. Leur première rencontre avait eu lieu dans un club de foot, ce qui explique que, chez nous, ce sport était quotidiennement présent dans nos conversations. «Tu aimes jouer au foot Richard? Est-ce que tu as envie de devenir un joueur professionnel quand tu seras grand? Tu voudrais être aussi fort que ton père?» Ce sont des questions qui m’ont souvent été posées lorsque j’étais enfant. Elles 15


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m’ont profondément embarrassé, car le football ne m’intéressait absolument pas. La plupart du temps, je n’avais même pas besoin de répondre à ces questions, mon père s’en chargeait pour moi, en faisant référence à un incident qui avait eu lieu lorsque j’avais trois ou quatre ans. Nous étions partis nous promener en bord de mer, à travers les dunes, et mon père avait apporté un ballon de foot. Il voulait jouer avec moi et m’apprendre à faire quelques tirs. Bien qu’il ait fait de son mieux, il n’a pas réussi à susciter en moi un quelconque intérêt pour ce ballon. Mon attention était constamment attirée par la beauté du paysage environnant et par la végétation des dunes. Au lieu de lui renvoyer la balle, j’ai commencé à cueillir des fleurs. Mon père racontait régulièrement cette histoire car elle illustrait parfaitement la raison pour laquelle je ne suivrais probablement pas le même chemin que lui. Le football étant le sport national le plus pratiqué, tout bon père de famille avait l’habitude d’y jouer avec ses enfants. Ainsi, lorsqu’un enfant de quatre ans renvoyait le ballon ou marquait un but, il était bien naturel que son père soit fier de lui. Le jugement des parents n’étant jamais très objectif, il voyait immédiatement en cet enfant la future star internationale que le monde du football attendait. Mon père avait l’habitude de raconter cette anecdote du bouquet de fleurs sur le ton de la plaisanterie. Il avait totalement accepté que son fils ne suive pas la même carrière que lui et n’a jamais essayé de me forcer à aimer ce sport. Je n’avais aucun intérêt pour le sport de prédilection de mon père et cela ne changeait rien à son amour paternel. Cependant il parlait vraiment souvent de cette histoire, de cette tentative et de son échec. Inconsciemment, j’interprétais cela comme une façon de cacher son énorme déception. J’avais l’impression de ne pas pouvoir pleinement satisfaire ses at16


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tentes et celles de mon environnement en général. La vie de famille avait pour moi beaucoup d’importance. Je sentais les liens familiaux se resserrer lorsque nous faisions les choses ensemble et ces moments restent les plus importants de mon enfance. Je me souviens très bien du jour où nous avons vu le premier homme marcher sur la lune. C’était un matin, il était très tôt et ma mère nous avait réveillés pour que nous puissions voir ce grand moment. Nous étions tous là à regarder l’événement sur un vieux téléviseur en noir et blanc et je me rappelle encore de chaque ingrédient de ce petit déjeuner pris dans le lit de mes parents. A cause de son travail et de ses nombreuses activités liées au football, les moments où mon père pouvait se consacrer à moi étaient très rares et restaient des moments privilégiés. C’est probablement pour cela qu’ils sont à jamais gravés dans ma mémoire. Tous les étés, nous partions faire du camping en Autriche et en Italie. Je me souviens que mon père passait la plupart de son temps avec ma sœur et moi, l’été de mes huit ans. Tout était si intense, je passais des heures à jouer avec mon père, à imaginer des aventures, à suivre et à détourner le cours des ruisseaux en construisant des barrages. Je ramassais de très belles pierres qui au fond de l’eau scintillaient comme de l’or et perdaient malheureusement toute leur beauté lorsque nous les faisions sécher. Mon père était un excellent compagnon de jeu et je prenais énormément de plaisir avec lui. Tous ces instants étaient pour moi très précieux, je me souviens encore du jour où je suis devenu assez grand pour pouvoir aller faire du canoë sur le lac, c’était un grand moment. Puis, je suis entré à l’école primaire et j’étais plutôt bon élève. Mes notes étaient supérieures à la moyenne. J’ai tout de suite été attiré par les camarades que la classe avait tendance 17


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à mettre à l’écart, les «perdants». Je me sentais très solidaire d’eux et j’avais envie de prendre leur parti. Il y avait une fille qui avait précisément toutes les caractéristiques pour être systématiquement évincée. Les autres l’embêtaient souvent et moi j’essayais de la protéger et de trouver des moyens pour l’intégrer au reste du groupe. Je m’entendais bien avec tout le monde et je ne manquais jamais de copains. Beaucoup de camarades voulaient être mon ami, mais assez bizarrement, je n’avais pas de véritable ami. Je n’ai jamais connu l’amitié proche et intime, celle qui fait qu’un enfant peut partager ses sentiments les plus profonds. Une amitié durable, avec quelqu’un en qui l’on peut vraiment avoir confiance. Au début des années soixante-dix, un nouveau phénomène est arrivé en ville: le recyclage du verre. Des conteneurs avaient été disposés à différents endroits de notre quartier et les gens devaient y jeter leurs bouteilles non consignées. C’était très intéressant pour les enfants car nous nous sommes vite rendu compte que les gens, involontairement ou par pure fainéantise, y jetaient aussi des bouteilles encore consignées. Dès que le conteneur était suffisamment rempli, nous commencions à le fouiller en essayant d’atteindre les bouteilles pour lesquelles nous aurions pu récupérer la consigne. Cela nous permettait d’augmenter facilement notre argent de poche, ce qui était toujours bienvenu. Celui qui réussissait à trouver une bouteille de Gin, celle à la forme carrée, gagnait le premier prix, car pour ces bouteilles, le montant de la consigne était plus élevé. Un jour, sur le chemin de l’école, je suis passé devant un conteneur et j’ai décidé de m’arrêter pour y jeter un coup d’œil. Ce matin-là, au milieu des bouteilles, j’ai aperçu un morceau de papier qui a attiré ma curiosité et j’ai décidé de 18


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le prendre pour voir ce dont il s’agissait. C’était une revue pornographique. Cette découverte était si violente et révoltante qu’elle m’a profondément choqué. J’avais l’innocence d’un enfant de neuf ans qui n’a pas encore reçu d’éducation sexuelle. J’étais complètement abasourdi car je n’étais absolument pas préparé à être confronté à ce genre d’images. J’ai alors ressenti un profond dégoût et des nausées. Il est normal qu’à cet âge-là un enfant accepte les différences entre les hommes et les femmes, mais je ne m’étais jamais posé d’autres questions à ce sujet. Personne autour de moi ne m’avait jamais expliqué ces différences. Mes parents n’étaient pas particulièrement fermés à ce sujet, mais notre style de vie était marqué par la décence et la nudité n’avait absolument pas sa place chez nous. Cette revue pornographique était ma première confrontation avec un corps féminin dénudé et elle montrait des choses qui allaient bien au-delà de la simple nudité, des images si viles et pour moi si incompréhensibles qu’elles m’ont rendu malade. Cette découverte de la sexualité était si extrême et prématurée qu’elle a forcément dénaturé ma vision de celle-ci. Bien que révolté, j’étais en même temps étrangement excité. J’étais dégoûté mais aussi très attiré, comme si l’on m’avait rapidement ouvert une fenêtre sur un monde secret et interdit. La peur ne m’a cependant pas empêché d’apporter le magazine à l’école et de partager cette expérience extrême avec mes amis. J’ai jeté la revue immédiatement après, avec un grand soulagement. Ces images sordides ont continué à me tourmenter pendant un bon moment. Cette première perception de la sexualité était destructrice. Un enfant étant vulnérable, ses premières impressions sont très importantes. Pour moi, cette révélation allait être très nuisible. Elle allait complètement altérer l’idée que je me faisais de la sexualité. Quelques années plus 19


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tard, pendant mon adolescence, au moment où les pulsions sexuelles commencent à avoir de l’importance, ces images de femmes nues me sont revenues très souvent à l’esprit. Dans un tout autre registre, c’est à l’école que j’ai été confronté à une influence nouvelle et intense. Cette expérience a eu, elle aussi, un effet durable sur ma vie. Je fréquentais une école publique qui, contrairement aux nombreuses écoles catholiques et protestantes, ne prévoyait aucun enseignement de caractère religieux dans ses programmes. Cependant, il y avait toujours des parents qui désiraient que leurs enfants reçoivent une instruction religieuse. Ainsi, notre école offrait la possibilité de participer à un cours d’éducation religieuse qui avait lieu une heure par semaine et ce, pendant une durée de deux ans. Cette option allait même jusqu’à nous proposer le choix de l’enseignant qui pouvait être un pasteur protestant ou un prêtre catholique. Je ne connaissais pas du tout ce sujet car ma famille n’accordait aucune importance à Dieu et la religion. Les expériences que mes parents et grands-parents avaient eues avec l’Eglise en tant qu’institution avaient été plutôt décevantes. Les évènements du passé les avaient rendus hostiles à tout ce qui était en rapport avec la religion. C’est pour cette raison qu’ils avaient choisi d’envoyer leurs enfants à l’école publique. Même si cet enseignement était facultatif, plusieurs raisons me donnaient envie d’aller à ce cours d’éducation religieuse. On m’avait dit que le pasteur qui s’en occupait racontait de belles histoires bibliques. Je ne savais absolument rien à propos de ces histoires, mais je savais que j’avais envie de les entendre. J’ai demandé à mes parents la permission de suivre ce cours. Ils m’ont dit ce qu’ils en pensaient mais ne se sont pas opposés à ce que je le suive. Après tout, quelques 20


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connaissances sur le sujet ne pouvaient pas me faire de mal! «On n’est pas très calé sur la religion, on aurait du mal à t’apprendre quelque chose. Mais c’est bien pour toi, si tu suis ce cours; cela fait partie de ton éducation.» Me voici donc inscrit au cours d’éducation religieuse. Au début, je ne me sentais vraiment pas à ma place. Le pasteur, Monsieur Steenhuizen, a commencé son cours en essayant de savoir ce que nous savions sur la Bible. Il a posé beaucoup de questions et contrairement à la plupart de mes camarades, je ne connaissais aucune réponse. Il a vraiment dû se demander ce que je faisais là. Je me sentais mal à l’aise, mais le pasteur avait perçu mon inconfort. Il a essayé par plusieurs moyens de me faire participer en posant des questions qui n’étaient pas liées aux connaissances religieuses, des questions de mathématiques par exemple, ma matière préférée. «L’Ancien Testament contient 39 livres et le Nouveau Testament 27. Quel est le nombre total des livres de la Bible?» Grâce à ces questions, j’ai commencé à me sentir à ma place. Il n’a pas été nécessaire de me persuader de continuer ce cours, car j’étais réellement captivé par la manière avec laquelle le pasteur nous racontait les histoires de la Bible. C’était une autre fenêtre qui s’était ouverte sur un monde inconnu et mystérieux. Cette fois, il n’y avait rien de choquant ou de révoltant, et cela m’attirait. Il est d’ailleurs étrange que lorsque j’y repense, des années après, j’aie du mal à me souvenir de ces histoires bibliques qui à l’époque me fascinaient autant. La seule chose dont je me souviens bien, c’est l’histoire de Moïse et les illustrations qui nous avaient été données. Le moment qui dans ces cours m’intriguait le plus, était celui de la prière que le pasteur faisait à la fin de chaque his21


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toire. Nous formions un cercle et nous baissions nos têtes, fermions nos yeux et, tous unis, main dans la main, nous l’écoutions prononcer une prière. Tout cela était pour moi si étrange. La première fois que je l’ai entendu prier, j’étais très impressionné par cette idée de pouvoir parler à ce grand créateur que l’on ne voit pas, mais qui est là. C’était terrifiant mais en même temps je ressentais comme une sensation de paix et de sécurité. Le pasteur nous encourageait à faire la même chose chez nous. «Vous pouvez prier avant d’aller vous coucher par exemple. C’est toujours un bon moment pour pouvoir parler à Dieu. Vous pouvez prier pour votre père, votre mère ou pour un ami qui est malade. Vous pouvez parler à Dieu des événements de votre journée. Vous pouvez aussi lui parler des erreurs que vous avez faites et lui demander de vous pardonner. Vous pouvez aussi lui demander de vous aider à affronter ce qui vous semble difficile ou ce qui vous fait peur. Pour terminer votre prière, il vous suffit de prononcer la même phrase qu’ici: au nom de Jésus, amen.» Parler à Dieu! C’est alors que j’ai décidé de suivre son conseil. Je pense qu’au plus profond de moi, j’avais très envie de le faire. J’avais besoin de quelqu’un à qui parler, quelqu’un avec qui partager mes sentiments, mes émotions et mes pensées les plus intimes. C’est ainsi que j’ai commencé à prier tous les soirs. Avant d’aller me coucher, je m’agenouillais à côté de mon lit. Je me souviens que mes prières étaient très simples. J’avais toujours l’habitude d’y glisser un «pardonnez-moi si j’ai prononcé votre nom en vain». C’était une phrase qui sortait tout droit du cours d’éducation religieuse. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’elle signifiait, mais elle avait l’air drôlement sérieuse et méritait d’être prononcée dans ma prière. Je priais pour mes parents, ma sœur et mes grands-parents, 22


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mais aussi pour les problèmes et les ennuis auxquels j’étais confronté. Je n’ai pas dit à mes parents que je priais. Instinctivement, j’ai senti qu’ils n’auraient pas été d’accord. Cette prière du soir était peut-être une chose qu’ils n’avaient pas envisagée lorsqu’ils m’avaient autorisé à fréquenter ce cours d’éducation religieuse. Il ne fallait pas trop leur en demander en matière de religion. Avant de prier, je vérifiais qu’il n’y avait personne à côté de ma chambre et prononçais ma prière à haute voix. C’est comme ça que l’on m’avait appris à prier à l’école et je ne connaissais pas d’autres façons de le faire. Pour être sûr que personne ne m’entende, je préférais baisser le ton de ma voix et murmurer ma prière. Personne n’avait à savoir ce que je disais car c’est à Dieu seul que je m’adressais. C’était mon secret, ou plutôt un secret entre Dieu et moi, un moment qui est ensuite devenu une habitude. Lorsqu’on est enfant, il est difficile de discerner le bien du mal, particulièrement lorsqu’on entre en contact avec la dimension spirituelle. D’une nature plutôt curieuse, j’étais toujours prêt à faire de nouvelles expériences. Notre instituteur était originaire du Surinam, un pays situé en Amérique du Sud. Il avait apparemment été en contact avec des pratiques occultes et évoquait régulièrement ce sujet en classe. Il a essayé de nous apprendre comment lire dans les pensées des autres, ce qui m’a permis d’entrer en contact télépathique avec l’une de mes camarades. J’étais fasciné, mais en même temps, cela me faisait peur. Il nous a aussi montré quelque chose d’encore plus spectaculaire. Il s’est assis sur une chaise et a demandé à quatre élèves de rester debout autour de lui. Toujours prêt à faire de nouvelles expériences, je me suis porté volontaire. Nous devions tendre nos mains sur sa tête et pousser le plus fort possible. Il nous a alors fait signe d’unir 23


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nos deux index, pour que chaque enfant essaie de le soulever en pointant ses deux doigts à des endroits bien précis, sous ses genoux ou sous ses aisselles. Et ça a marché! Même si cela nous a demandé beaucoup d’efforts, je ne pense pas qu’en temps normal, quatre enfants soient capables de soulever un adulte rien qu’avec la force de leurs index. C’était un mystère, les pouvoirs de l’invisible s’étaient mis en marche. Je n’ai fait aucun lien entre ces expériences et celles du cours d’éducation religieuse, mais j’étais vraiment fasciné par toutes ces découvertes. Fort de la variété de ce bagage spirituel, je suis ensuite entré au collège.

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Chapitre 3

Le grand bain

Je n’aurais probablement pas fait une carrière dans le football, mais cela ne voulait pas dire que je n’aimais pas le sport. J’ai toujours particulièrement aimé la natation. La Hollande est réputée pour ses rivières et pour ses innombrables canaux. Pour des raisons de sécurité, les enfants apprennent à nager très tôt. J’ai passé mon premier diplôme de natation à l’âge de six ans et il a très vite été évident que j’étais doué pour ce sport. Un jour, alors que je nageais à la piscine municipale, j’ai été repéré par l’entraîneur d’un club de natation à la recherche de jeunes talents. Il nous a contactés, mes parents et moi, pour nous demander si je voulais bien participer aux entraînements pour les compétitions de son club. Il me proposait de faire un essai. J’avais huit ans et, à l’époque, je brûlais de zèle. Mes parents ont tout de suite été d’accord. Ils étaient enthousiastes à l’idée de m’inscrire à une activité sportive qui prévoyait des compétitions, et de me voir participer à des entraînements stricts et réguliers. Je me suis inscrit dans ce club de natation et très vite, j’ai été soumis à un entraînement sérieux, pour préparer les 25


Ma vie dans le milieu gay

compétitions. Tous les jours, je me levais à 05 h 30, avalait une bouchée à toute vitesse et sautais sur mon vélo pour pédaler jusqu’à la piscine. L’entraînement du matin avait lieu de 6 à 7 heures. Cela demandait une certaine endurance de ma part, mais aussi des sacrifices de la part de mes parents. J’étais encore très jeune et, au début, ma mère ne voulait pas que j’aille à la piscine en vélo tout seul et si tôt le matin. Elle préférait venir avec moi, attendre la fin de l’entraînement et me raccompagner. De retour à la maison et après un petitdéjeuner rapide, je reprenais le chemin de l’école. Ce rythme de vie était très intense, mais il me plaisait énormément. De plus, j’étais encouragé par la présence de ma sœur. Elle s’était inscrite au même club de natation et participait aux entraînements, elle aussi. Nous pouvions ainsi y aller ensemble. «Maman, tu n’as plus besoin de nous accompagner. Nous sommes assez grands pour aller à la piscine tout seuls.» Cela aurait pu lui faire gagner du temps et lui éviter de s’ennuyer en nous attendant, mais malgré notre insistance, il a été difficile de la persuader. Elle était toujours très inquiète et réticente à l’idée de ne plus nous surveiller et de nous laisser livrés à nous-mêmes. Elle a finalement cédé. Même si les premières fois où nous sommes partis tout seuls, elle a attendu de nous voir disparaître au coin de la rue pour enfiler son manteau, se précipiter sur son vélo et se diriger vers la piscine par un autre chemin. Elle nous y attendait et voulait juste être sûre que nous étions bien arrivés. Nous ne nous en sommes jamais rendu compte. Avec ma sœur Ineke, nous faisions beaucoup de choses ensemble et pendant notre enfance, nous étions très unis et toujours ensemble. Nous avions beaucoup d’intérêts communs, et même si elle avait un an de plus que moi, ses amis 26


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