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Abîmé par la vie, un enquêteur de la police scientifique californienne se retrouve catapulté au premier siècle de notre ère. Un mystérieux Yoshua le guide dans les dédales de Jérusalem et dans les environs. Il y rencontre des Juifs, des Romains. Des oppresseurs, des victimes. Des riches, des pauvres. Des hommes, des femmes. Le mal, la violence. Mais aussi l’amour, la compassion. Et des indices qui l’amènent à croire l’incroyable. Dépaysement et émotions garantis, avec cette fiction basée sur des faits historiques.
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Auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages, dans le domaine de la fiction mais pas seulement, Alton Gansky est un pasteur reconverti avec succès dans l’écriture.
CHF 24,90 / 22,00 € ISBN 978-2-940335-60-2
Alton Gansky
Scène de crime à Jérusalem
Titre original en anglais: Crime Scene Jerusalem © 2007 Alton Gansky David C. Cook, 4050 Lee Vance View, Colorado Springs, Colorado 80918 U.S.A.
Les textes bibliques sont tirés de la version Segond 21 http://www.universdelabible.net Traduction: Mikhail Diakonov © et édition: Ourania, 2012 Case postale 128 1032 Romanel-sur-Lausanne, Suisse Tous droits réservés E-mail: info@ourania.ch Internet: http://www.ourania.ch ISBN édition imprimée 978-2-940335-60-2 ISBN format epub 978-2-88913-510-3 ISBN format pdf 978-2-88913-901-9
Table des matières Remerciements 7 Courriel 9 Chapitre 1 11 Chapitre 2 25 Chapitre 3 43 Chapitre 4 63 Chapitre 5 83 Chapitre 6 99 Chapitre 7 115 Chapitre 8 145 Chapitre 9 169 Chapitre 10 183 Chapitre 11 215 Chapitre 12 237 Chapitre 13 259 Chapitre 14 273 Chapitre 15 287 Chapitre 16 303 Chapitre 17 315 Chapitre 18 329 Chapitre 19 339 Chapitre 20 355 Chapitre 21 367 Courriel 373 Note de l’auteur 377
Chapitre
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e sommeil a fini par s’emparer de moi. Mais un driiiiing strident me tire brusquement de mon profond sommeil, me faisant traverser en sens inverse les méandres de ma conscience endormie, jusqu’à ce que je me redresse d’un coup sur mon lit. J’ignore comment je parviens à me mettre en position assise et à descendre les jambes du lit, néanmoins, je le fais. La sonnerie du téléphone retentit à nouveau, avec le même motif étrange. Mon cœur bat tel un tambour et, à peine réveillé, je finis par attraper le combiné. – Oui... Je veux dire, allo? – Monsieur Odom, ici l’accueil. Votre chauffeur vous attend. – Mon chauffeur? Je vacille et essaie de rassembler mes pensées. – Oh, oui, bien sûr. Je l’attendais. Je regarde le réveil posé à côté du lit: le chauffeur a dix minutes d’avance, et ce n’est pas pour me déplaire. – Dites-lui, s’il vous plaît, que je serai descendu dans dix minutes. Je raccroche et prends quelques profondes inspirations. Ma bouche est désagréablement pâteuse, et je passe la langue sur mes lèvres. Il va falloir que je m’occupe de cela. Quelque six ou sept minutes plus tard, je suis habillé, la bouche rafraîchie et soigneusement nettoyée, les cheveux peignés. Je suis prêt. Ou presque. 25
En quelques pas rapides, je suis dans le salon de la suite, devant les deux boîtes en carton: l’une fermée, l’autre ouverte par le groom qui m’a fait «péter un plomb» tout à l’heure. Il ne me faut qu’un instant pour en extraire ce que j’avais envoyé ici des EtatsUnis, et c’est avec une mallette en aluminium dans chaque main que je me presse vers la porte et quitte la suite. Une minute plus tard, je suis dans l’ascenseur descendant vers l’accueil. Cette fois-ci, il fait quatre arrêts avant de recracher finalement ses six occupants dans le vestibule de l’hôtel. Je laisse les autres sortir d’abord, puis, chargé de mes deux mallettes, je m’engage dans la foule tourbillonnante des touristes parlant à haute voix de tout ce qu’ils ont vu durant la journée. A travers les larges fenêtres du vestibule, je vois trois cars de tourisme, une file de taxis et le flot des voitures de la rue. Les touristes, fatigués mais contents, font ressembler le hall d’entrée à une ruche, et je m’avance lentement à travers ce grouillement humain. Je parviens enfin jusqu’au concierge aux yeux marron et fades, lui donne mon nom et lui dis que j’attends une voiture. Il hoche la tête et pointe le doigt en direction de l’une des fenêtres, juste à gauche de l’entrée. – Le grand, celui qui est debout près de la fenêtre. Il s’est présenté sous le nom de Yoshua ben Joseph. Je le remercie et me dirige vers le devant du hall d’entrée, avec le sentiment d’être comme un saumon remontant le cours d’une rivière. La masse grouillante des voyageurs se sépare devant moi avec réticence, et je me fraie un passage jusqu’à ce que je me retrouve à quelques pas du chauffeur. Il me tourne le dos, mais je vois qu’il est grand, plutôt mince et bien proportionné. Ses cheveux courts 26
frisés sont à peine moins noirs que le charbon, et il porte un pull noir sans col, un pantalon kaki et une paire de baskets blanches. – Monsieur ben Joseph? Yoshua ben Joseph? Il se retourne et sourit. Son sourire me paraît sincère, comme s’il attendait vraiment ce moment. A mon avis, il a entre 30 et 40 ans. Sa peau est un poil plus sombre que celle du groom, et ses yeux sont marron chocolat; il ne porte ni barbe ni kippa. J’ai bien appris mes leçons: je sais que les juifs orthodoxes la portent tout le temps, tandis que ceux qui appartiennent à des courants moins stricts la mettent seulement pendant les moments de prière. – Je suis Yoshua ben Joseph. Je pose mes mallettes et lui tends la main: – Je suis Maxwell Odom. On m’a dit que vous étiez mon chauffeur. Il regarde ma main pendant un court instant, puis la prend dans la sienne et la serre fermement. Il y a de la force dans sa main aux longs doigts. – Nous pouvons y aller? demande-t-il en faisant un mouvement vers la porte. Regardant dans sa direction, j’aperçois plusieurs voitures dont une pourrait être la sienne. – Je pense que nous devrions. Il se tourne et se dirige vers la porte, me laissant porter seul mes deux mallettes. C’en est fait de ton pourboire, mon vieux. Dix pas et quinze «pardon, excusez-moi» plus loin, je suis devant la porte d’entrée. Il y a tant de gens qui entrent et sortent que les portes automatiques restent en position ouverte. Je me prépare à quitter le tumulte du vestibule pour le chaos de la rue, passe le seuil… Faux. J’ai tout faux. 27
Je me tiens immobile, comme si j’avais non seulement regardé la Méduse droit dans les yeux mais l’avais, en plus, embrassée sur la bouche. Les seules parties de mon corps qui ne sont pas immobiles sont mes genoux: ils tremblent comme des feuilles prises dans une tornade. Mon estomac plonge, mon cœur s’emballe et mes poumons font grève. Tout ça est faux. – Une attaque, dis-je dans un murmure. J’ai une attaque. Devant moi, à la place de la route en asphalte grouillant de bus et de voitures, se trouve un chemin de terre sur lequel des hommes et des femmes circulent à pied. Les seuls véhicules que je vois sont des chariots en bois tirés par des ânes et, pour certains, par des hommes. Un poulet traverse juste devant moi. J’ai envie de me frotter les yeux mais ma paralysie émotionnelle m’en empêche. Au lieu de cela, je cligne des yeux, encore et encore. Puis je les ferme pendant de longues secondes. Quand je les ouvre de nouveau, je vois toujours la même scène, celle dont je veux me réveiller. Tout vacille devant moi. Non, pas tout à fait: c’est moi qui vacille. Je sens mes genoux sans force et ma colonne vertébrale toute gélatineuse, et l’obscurité commence à envahir mes yeux. Dans quelques instants, je vais m’écrouler. M’évanouir semble être une bonne idée. Quelque chose touche mon épaule. Une main. – Respire un bon coup. Yoshua se tient debout près de moi. Je vois de l’in quiétude dans ses yeux, mais un semblant de sourire sur son visage me fait penser qu’il prend plaisir à tout cela. – Mais… Où?… Comment? – Respire, dit-il. Voilà, encore. 28
L’air envahit mes poumons quand je me force à inspirer. Mon cœur ralentit pour atteindre un rythme qui me paraîtrait normal si je venais tout juste d’atteindre le sommet du mont Everest. Je me dis qu’à coup sûr, ma cage thoracique va éclater et mon cœur s’envolera hors de ma poitrine. – Hors du chemin! Ecarte-toi! Une nouvelle voix. Je tourne péniblement la tête en direction de la voix et j’aperçois… C’est impossible! – Ecarte-toi, j’ai dit. Deux hommes s’approchent. Encore assommé, je ne bouge pas, et leur apparence ne fait qu’ajouter à ma confusion. Ils portent une armure courte, faite de lanières de cuir renforcées de bronze, et un casque en métal surmonté d’une crête. Chacun tient à la main une lance qui fait environ un demi-mètre de plus que son propriétaire. Celui qui est le plus proche de nous abaisse sa lance et lui fait décrire un demi-cercle, la faisant aboutir sur ma poitrine. J’aurais eu plus mal encore, et peut-être même que ma peau serait déchirée, si Yoshua ne m’avait pas tiré en arrière. Les deux autres poursuivent leur marche. L’homme qui m’a frappé dit quelque chose à l’autre, qui éclate de rire. Tandis qu’ils descendent la rue poussiéreuse, hommes et femmes s’écartent devant eux comme l’eau devant la proue d’un grand navire. – C’était… Je me reprends. – Pourquoi étaient-ils habillés comme des soldats romains? – Difficile à dire, me répond Yoshua. Probablement parce que ce sont des soldats romains. Je pose mes mallettes et frotte l’endroit où j’ai reçu le coup. Je regarde s’il y a du sang. Il n’y en a pas: 29
l’homme voulait faire mal sans blesser, et manifestement il savait s’y prendre. Alors que je les regarde s’éloigner, la confusion et l’étonnement laissent place à la colère. – Il ne va pas s’en tirer comme ça! Mes réflexes de flic reviennent. – Oh que si, répond Yoshua. Même s’il n’avait ni sa lance, ni l’épée ni le poignard, tu ne ferais pas le poids. Par ailleurs, tu aurais à te battre également contre son ami, sans oublier les deux qui sont là-bas. Il me montre deux autres soldats, dont la cape rouge flotte dans le vent chaud. Je me penche en avant, pose mes mains sur mes cuisses et prends une profonde inspiration. Je n’ai jamais perdu la tête avant, donc je ne sais pas vraiment ce qu’il faut faire dans ce genre de cas, et ce geste-là me paraît aussi approprié que n’importe quel autre. L’air est épais de chaleur, de poussière et d’effluves animaux, mêlés aux odeurs de cuisine. Ces odeurs puissantes me retournent l’estomac. Bleup. Le bruit est fort et très proche de moi. Je sursaute et relève la tête juste à temps pour voir comme un mur de peau couverte de poils passer devant moi. Il me faut une seconde pour réaliser que je suis en train de fixer le regard sur le flanc d’un chameau. Bleup. Et un chameau en mauvaise santé, en plus. Le bruit s’échappant du devant de la bête n’était rien comparé à celui émis par son postérieur. Je recule de quelques pas. – Je n’ai pas besoin de voir tout ça, dis-je en gémissant. Je dois partir d’ici… retourner chez moi. Je me retourne et cherche du regard les portes d’entrée en verre de l’hôtel. Au lieu d’un bâtiment de 24 30
étages en verre, acier et béton, je vois une bâtisse de deux étages faite de pierres et de boue avec une seule porte en planches de bois, et une seule fenêtre sans vitre, juste un trou carré fait dans le mur et muni d’un treillage en bois fissuré. – Viens avec moi, dit Yoshua. Cela sonne comme un ordre. – Mais où est l’hôtel? Où sont les cars, les voitures…? – Viens avec moi. Je lui fais face: – Venir avec toi? Où ça? – Tu as besoin de t’asseoir. – Ah oui, tu crois? J’ai besoin de bien plus que d’une chaise: il me faut un hôpital et un psychiatre. Tout ceci ne peut pas être réel. – N’oublie pas tes mallettes. Il se tourne et se met à marcher. Je reste sur place, jusqu’à ce que je sente quelqu’un tirailler mon pantalon. Je me retourne et réprime à grand-peine un cri d’étonnement: un homme tout courbé se tient derrière moi, la main tendue. Ses yeux sont blancs et n’ont pas de pupilles, sa barbe est toute mâchée, et il sent mauvais. – L’aumône, faites l’aumône! HaShem bénira ceux qui donnent l’aumône aux pauvres. A ses côtés se tient un garçon de huit ou neuf ans. – L’aumône pour mon père? – Je… je… J’ai perdu la capacité de parler, et je passe pour un imbécile en le montrant. Soudain, Yoshua réapparaît derrière moi. Il ouvre son manteau et en sort une petite bourse en cuir, où il prend une pièce qu’il donne à l’homme à la cataracte. 31
– Que le Dieu de nos pères te bénisse, le remercie le vieil homme. – Et vous aussi, répond Yoshua. Le mendiant et son fils s’en vont vers une autre personne dans la rue, mais le garçon me balaie du regard, de la tête aux pieds: – Monsieur, vos habits sont étranges… Le mendiant tâte l’air pour retrouver l’épaule de son accompagnateur: – Allons, viens, il ne faut pas répondre à la bonté par des questions. – Les choses se passeront bien mieux si tu restes avec moi, me dit Yoshua sur un ton de reproche. Il ramasse mes mallettes et me les tend. Je les prends. Un instant plus tard, je le suis dans la rue. – Comment se fait-il que tu sois habillé différemment? Quand je l’ai rencontré il y a à peine quelques minutes, il portait une chemise sans col, un pantalon et des baskets, et maintenant il a un habit ressemblant à une robe par-dessus une tunique qui lui arrive aux genoux, une paire de sandales et une ceinture en cuir. Je regarde mes vêtements: ce sont toujours les mêmes que ceux que j’avais à l’hôtel. Je me sens soudainement tel un corbeau blanc. – C’est ainsi que l’on s’habille ici. – Ici? Où ça, ici? – A Jérusalem, Max, nous sommes toujours à Jérusalem. Il continue à marcher à grandes enjambées. Je dois me presser pour le suivre et éviter les gens dans la rue, qui me regardent comme si je sortais d’une soucoupe volante. Du moins, c’est ce qu’ils penseraient s’ils savaient ce qu’est une soucoupe volante. 32
– Ce n’est pas Jérusalem, mon vieux. Je l’ai vue depuis le hublot de l’avion. J’ai potassé des bouquins avant de venir et j’ai vu des photos de Jérusalem, et ce n’est pas ça. Tout ceci est… c’est… un décor de cinéma. Est-ce bien ça? Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais nous sommes arrivés dans un décor de cinéma. – Vois-tu des caméras? Non, gros malin. Je ne vois pas de caméras. – D’accord alors. J’ai eu une crise psychotique. J’ai trop poussé le bouchon, perdu la tête, pété un câble, déraillé, je suis devenu fou… – Ton esprit va bien, déclare-t-il, bien que ta manière d’agir semble indiquer le contraire. – Et quelles devraient-elles être? Je sors d’un hôtel on ne peut plus moderne, et l’instant suivant je reçois un coup de javeline en pleine poitrine de la part d’un gars portant un casque en métal, me fais accoster par un mendiant aveugle et dois laisser passer un chameau mal dressé! – Viens, assieds-toi. Il s’arrête devant un bâtiment en pierre et m’indique une table et deux bancs à l’ombre d’une toile rayée. Tout l’espace est occupé par quelques tables. Une seule est occupée par deux hommes qui discutent, à moitié allongés sur les bancs. – Quel est cet endroit? – Restauration rapide, me sourit Yoshua. Il s’avance à travers le labyrinthe des tables, et à sa rencontre accourt un homme de petite taille, portant une barbiche sel et poivre poisseuse. L’homme hoche la tête en signe d’acquiescement, puis disparaît à l’intérieur de la maison. Yoshua revient, s’assied sur un banc, soulève les pieds et s’allonge, s’appuyant sur son 33
coude gauche. Je m’assieds aussi, posant mes mallettes près de moi. – Tu te sens mieux? demande Yoshua. – Non. Et pourquoi est-ce que tu t’allonges? – C’est ainsi que nous mangeons, ici. On ne s’assied pas à table, on s’accoude sur le banc. – Je ne m’accoude nulle part. Ramène-moi. – Te ramener? J’enfouis mon visage dans mes mains. Un instant après, je relève la tête et dis: – Me ramener à l’hôtel. Au vrai hôtel: celui avec des fenêtres en verre, un concierge, des grooms insupportables et vingt-quatre étages. – Non. – Ce n’est pas possible. Ça ne peut pas m’arriver. A coup sûr, si je descends la rue pendant suffisamment longtemps, je me retrouverai là où j’étais quand tout a commencé. Ça doit être aussi simple que ça. Yoshua sourit. – Si tu descends la rue pendant suffisamment longtemps, tu seras dans la vallée de Hinnom, qui sert de décharge municipale. Ma confusion manque de peu de laisser place à la colère. Je vais commencer à parler, lorsque l’homme que j’ai vu parler avec Yoshua à notre arrivée s’approche de notre table et y dépose un plat en bois avec de la nourriture, ainsi que deux tasses en métal. Il s’en va puis revient avec une cruche en terre cuite et quelque chose ressemblant à une gourde de randonneur. Yoshua s’assied et me présente la nourriture: – Poisson salé, poisson sec, raisin, figues et pain. Mange, et tu te sentiras mieux. – J’en doute. Il secoue la tête. 34
– Il y a des gens qui ne sont pleinement satisfaits que lorsqu’ils sont malheureux. Toi, Maxwell Odom, tu es indubitablement leur plus grand représentant. Il prend l’outre pleine de la table et verse un liquide rouge sang dans les tasses, puis prend la cruche et remplit les tasses d’eau. – Bois. – Qu’est-ce que c’est? Je prends la tasse et renifle son contenu. – De l’eau et du vin, cela te fera du bien. Le vin calmera tes nerfs. – Vous mettez de l’eau dans le vin? – Non, nous mettons du vin dans l’eau. L’alcool sert à la purifier. Je vois des choses flotter dans la tasse, des particules provenant de la fermentation, je présume. Je la repousse et regarde mon guide: ses yeux sont fermés, sa tête est inclinée en arrière, et ses mains levées à hauteur des épaules: – Sois béni, Yahvé notre Dieu, Roi du monde, qui fais venir notre pain de la terre. Il ouvre les yeux, baisse ses mains et s’allonge de nouveau sur le banc. Puis il tend la main pour prendre un morceau de poisson de couleur marron foncé et se met à le grignoter. – Pourquoi est-ce que tu me fais tout ça? demandé-je. Il m’examine un moment. – Il y a quelque chose que je veux te faire voir. Plus exactement, il y a certaines choses que je veux te faire examiner. – Examiner? – N’est-ce pas ce que tu fais? Examiner des indices, des détails, reconstituer les événements? 35
– Tu veux que je mène une enquête scientifique? Tu dois plaisanter! Ici? Dans cet endroit, quel que puisse être cet endroit? – Je te le répète, cet endroit est Jérusalem. Tu ne te poses pas la bonne question. Ce n’est pas l’endroit qui a changé, mais l’époque. Nous sommes bel et bien à Jérusalem, mais au premier siècle. Je secoue la tête. – Impossible. Les voyages dans le temps n’existent pas. – Et pourtant, te voilà ici. – Je préfère encore croire qu’un vaisseau a éclaté dans mon cerveau et que je suis allongé sur mon lit à l’hôtel en train de rêver tout ça. – Eh bien, dans ce cas, tu n’auras pas d’objections à jeter un œil dans quelques endroits de ce monde imaginaire. Qu’as-tu à perdre? Il pousse le plat vers moi. – Tiens, mange au moins un peu de raisin imaginaire. Et je pense que tu devrais aussi goûter le poisson illusoire, je ne veux pas que tu offenses notre hôte. – Tu peux te moquer de moi autant que tu voudras, je ne jouerai pas le jeu. Je regarde vers la rue. Un chien, squelette sur pattes recouvert de peau, trotte le long de la voie, la tête baissée, contournant de loin tout ce qui marche sur deux jambes. Je remarque que beaucoup de gens marchent la tête basse. Je connais suffisamment bien l’histoire pour savoir que c’est une terre occupée, le vrai Israël du premier siècle, pas ça… quel que soit cet endroit. Des femmes, en longues robes marron sale qui leur descendent jusqu’aux chevilles, flânent dans la rue. Certaines portent des seaux d’eau, d’autres regardent les produits exposés par les commerçants le long de 36
la rue. Certaines sont accompagnées d’enfants en bas âge. Leur tête est recouverte d’un bout de tissu. La seule différence que je distingue entre les habits des hommes et des femmes semble être que ces dernières utilisent un tissu plus délicat, et les robes de quelquesunes d’entre elles sont brodées. De temps en temps passe une femme sortant du lot. J’en vois une qui n’a pas la tête couverte: ses cheveux se répandent sur ses épaules, et ses vêtements sont de loin plus chers et plus délicats. Je me dis qu’elle doit être la femme de quelque Romain haut placé. La personne qui a créé cette mise en scène a accompli un travail énorme, et je ne peux éviter de me demander pourquoi. Je lance un regard en coin vers Yoshua. Il m’observe, et je remarque une expression de plaisir sur son visage: il prend plaisir à tout ça. Ce n’est pas de la jubilation, et il n’est pas non plus amusé par ma confusion: il ne donne pas l’impression d’avoir le cœur aussi dur. Il a plutôt l’air d’un homme qui vient de piocher un gros atout. Je me prépare à émettre un commentaire sarcastique, lorsqu’une voix tonitruante se fait entendre dans la petite rue. Toutes les têtes se tournent, et je me retourne aussi. Juste en face de nous, entre deux vendeurs, se dresse un homme de grande taille avec une longue barbe grise. Celle-ci n’a pas l’air d’avoir connu les ciseaux depuis très longtemps, et peut-être même jamais. Ses vêtements, à la différence de tous ceux que j’ai vus jusqu’à présent, n’ont pas une tache, pas même un peu de poussière de la rue. Son habit est d’un blanc pâle, et sa tête est recouverte d’un bout de tissu marqué de deux larges rayures bleues, qui tombe des deux côtés jusqu’à ses épaules. Son habit est bordé 37
de pompons et, en bas, à chacun des quatre coins de sa robe, pend aussi un pompon, comme chez Yoshua, à la différence que ceux de l’homme à la capuche sont plus grands et plus clairs. Comme pour faire encore plus contraste (tel un ours polaire en plein désert), il porte sur son front une petite boîte attachée par une lanière de cuir. Il a une boîte du même genre sur le dos de la main gauche, les lanières qui la maintiennent remontant jusqu’à son épaule en tournant autour de son bras. – Shema Yisraël Yahvé elohaynu Yahvé echad.1 Entends, Israël, le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est un. Béni soit celui qui dit le Shema. Il regarde les gens de la rue. Quelques-uns s’arrêtent, d’autres poursuivent leur chemin. Il monte le ton de quelques décibels: – Je te rends grâces, Seigneur, car il reste encore parmi nous des gens comme moi, qui n’ont pas plié le genou devant de faux dieux. Je te remercie de m’avoir choisi pour te servir. Délivre-nous, ô Dieu, de ceux qui nous retiennent captifs sous leur joug, et de ceux qui t’ont déserté pour s’associer aux païens qui ne tiennent pas ton nom pour sacré… – Eh bien, m’exclamé-je dans un murmure. Je regarde Yoshua. Il a le regard braqué sur l’homme en train de brailler en face de nous. – Ce type est imbu de lui-même. – C’est un pharisien. Yoshua continue à fixer les yeux sur l’homme, et le regard noir qu’il lui lance témoigne du dégoût que lui inspire la scène. – Un pharisien? 1 Basé sur la PC Study Bible, Complete Reference Library 4.0 (Transcription interlinéaire de la Bible) © 1994, 2003 de Biblesoft
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– Un membre d’un groupe puissant de laïcs religieux. – Tu n’as pas l’air de les apprécier. – Ils n’ont que l’apparence de la foi. Leurs paroles en semblent pleines, mais ce n’est qu’illusion. – Allons, ce n’est pas gentil de casser du sucre sur le dos des autres! Si je dois rester ici dans ce monde illusoire, je peux bien rigoler un peu aux dépens de Yoshua. Après tout, c’est lui qui a commencé avec ses «raisins imaginaires» et son «poisson illusoire». Il se tourne vers moi. Dans ses yeux, pas de colère ni d’agacement, mais je crois percevoir une ombre de douleur. – Ils troublent le peuple. Ils imposent un poids religieux qui tire le cœur des gens vers le bas. Ils se croient les gardiens de la loi. – On a tous besoin de lois. Les lois font que les choses se passent comme il faut, sans pépins. Le visage de Yoshua change d’expression: – Y crois-tu vraiment? Quelque chose dans ses yeux me fait penser qu’il en sait plus sur moi que ce qu’il veut laisser transparaître. – Il y a des fois où les lois doivent être outrepassées, dois-je reconnaître. Je me tourne de nouveau vers l’homme qui crie. Je n’ai pas envie d’affronter le regard de celui qui est allongé en face de moi, de l’autre côté de la table. – Il n’est pas habillé comme les autres. Qu’est-ce qu’il a sur le front? – Un phylactère. En araméen, on l’appelle tefflin. C’est une petite boîte avec un minuscule bout de parchemin à l’intérieur, et sur le parchemin est écrit un verset des Ecritures. Il a un autre phylactère sur la main gauche. 39
– Etrange, comme pratique. – Elle a un but, réplique Yoshua. Ce sera pour toi comme un signe sur ta main et comme un souvenir entre tes yeux, poursuit-il en levant le visage vers le ciel, afin que la loi de l’Eternel soit dans ta bouche. En effet, c’est par sa main puissante que l’Eternel t’a fait sortir d’Egypte.1 Tu comprends? me lance-t-il en me regardant. – Ouais. Tu es en train de dire que ce gars prend un verset de la Bible au sens littéral et porte l’Ecriture pour se rappeler quelque chose. – Les dispositions et la parole de Dieu. – Mais tu dis que ce gars fait semblant. Il m’a l’air bien religieux, comme il faut! – C’est un acteur: sa prière doit être faite en privé, et non en guise de spectacle devant tous. Quelque chose me frappe soudain: – Pourquoi parle-t-il en anglais? – Il ne parle pas en anglais. Sa prière est en hébreu. – Impossible, je ne parle pas hébreu, et je sais reconnaître l’anglais quand je l’entends. – Et sais-tu reconnaître le grec, le latin ou l’araméen quand tu les entends? Il se penche pour un autre morceau de poisson. – Je saurais probablement les identifier, mais ce gars ne parle en aucune de ces langues; c’est bien de l’anglais. – On parle beaucoup de langues ici. Un certain nombre de Juifs parlent l’araméen, dit-il en mordant dans le morceau de poisson. C’est une langue qui ressemble à l’hébreu. L’hébreu est notre langue religieuse. Les Romains parlent latin, et les affaires se font en grec. 1 Exode 13.9
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– Quatre langues? Et tout le monde parle les quatre? – Beaucoup, oui. La plupart connaissent les quatre de façon au moins rudimentaire. Les hommes juifs apprennent l’hébreu dès leur jeunesse à la synagogue, et les filles l’apprennent à la maison. Tous parlent l’araméen. – Le mendiant parlait bien anglais, insisté-je. Yoshua secoue la tête. – Araméen. Le pharisien, lui, utilise l’hébreu car les Ecritures sont en hébreu. – Puisque je te dis que je ne connais pas ces langues! Je ne pourrais pas les comprendre. Ce que j’entends, c’est de l’anglais. Yoshua hausse les épaules et me montre le pharisien. Quelque chose a changé: – Elohay baka ba tachtiy… Al-eebowshaah Alya’altsuw ‘oyabay liy Gam kaal-qoweykaa lo’ yeeboshuw Yeeboshuw habowgadiym reeyqaam…1 – Quoi…? – Eternel, fais-moi connaître tes voies, enseignemoi tes sentiers! Conduis-moi dans ta vérité et instruis- moi, car tu es le Dieu de mon salut: je m’attends à toi chaque jour. Eternel, souviens-toi de ta compassion et de ta bonté, car elles sont éternelles.2 – C’est toi qui as fait ça? C’est comme si quelqu’un avait appuyé sur un bouton permettant de changer le langage du pharisien au milieu de la phrase. – Y a-t-il un problème? – Tu sais de quoi je parle. Ce gars est dans le coup avec toi, n’est-ce pas? Il fait partie de tout ça. C’est un acteur que vous avez engagé. 1 Psaume 25.2-3. Basé sur la PC Study Bible, op. cit. 2 Psaume 25.4-6
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– Je pensais que, pour toi, tout ceci était le fruit de ton imagination ou bien d’une attaque cérébrale. Et maintenant, il s’agit d’une mise en scène élaborée? – J’ai déjà dit que c’était un décor, comme un décor de cinéma. Il sourit: – C’est vrai, tu l’as dit. – Je finirai par savoir la vérité, tu sais. Sauf s’il s’agit d’une attaque, bien sûr. Dans ce cas, je suis en train de faire une hémorragie du cerveau, et tout cela disparaîtra quand je mourrai. – Tu es morbide, Max Odom. – Je suis pragmatique. C’est ainsi que j’ai été entraîné. Je suis un homme attaché aux faits. Yoshua rit: – Oui, tant que les faits vont dans ton sens. – Tu ne me connais pas, rétorqué-je. Tu ne sais rien de moi. Tu t’imagines m’avoir percé à jour durant les quelques minutes que nous avons passées ensemble? – Max, commence Yoshua d’une voix douce, tu serais surpris de savoir ce que je sais. Je me détourne de lui. C’en est plus que je ne peux supporter. Et le pharisien continue à débiter. – Il va continuer comme ça pendant longtemps? Yoshua se relève du banc. – Plus que je n’ai envie d’entendre. Allez, il est temps pour toi de te mettre au travail. – Au travail? Qu’entends-tu par «travail»? Au lieu de me répondre, il se lève et commence à descendre la rue. J’ai envie de rester sur place. Mais je le suis quand même.
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