Heather Kopp
ChrĂŠtienne et alcoolique
Chrétienne et alcoolique Titre original en anglais: Sober Mercies Copyright © 2013 by Heather Kopp Published by Jericho Books, Hachette Book Group, 237 Park Avenue, New York, NY 10017 This edition published by arrangement with FaithWords, New York, New York, USA. All rights reserved. © et édition (française): Ourania, 2015 Case postale 128 1032 Romanel-sur-Lausanne, Suisse Tous droits réservés. Pour employer des éléments de ce livre, en demander l’autorisation écrite à l’éditeur. E-mail: info@ourania.ch Internet: www.ourania.ch Traduction: Anne Gimenez Photo d’Heather Kopp: © David Kopp Sauf indication contraire, les textes bibliques sont tirés de la version Segond 21 © 2007 Société Biblique de Genève http://www.universdelabible.net ISBN édition imprimée 978-2-940335-86-2 ISBN format epub 978-2-88913-580-6 Imprimé en République tchèque par Finidr
Table des matières Préface........................................................................................................ 7 1. Situation de crise au magasin.................................................... 9 2. Loué soit Dieu pour le raisin.....................................................19 3. Perdre connaissance et toucher le fond...............................33 4. Lever un verre à la vérité............................................................45 5. Panique à Pueblo..........................................................................57 6. Le choc du sexe en état de sobriété......................................69 7. Alcooliques comme moi............................................................77 8. Une preuve de vie........................................................................87 9. Ajax, sueur et peurs.....................................................................97 10. Le grand vide............................................................................... 111 11. Pas la fille de mon père........................................................... 123 12. Un trou dans le mur...................................................................135 13. Un brillant exemple.................................................................. 145 14. A la santé de Dave......................................................................157 15. Effets secondaires......................................................................167 16. Dieu tel que je ne le comprends pas...................................177 17. La nature exacte de mes fautes............................................ 189 18. Une taie d’oreiller remplie de grâce................................... 201 19. La punition des pommes de terre........................................213 20. Quelques jours d’enfer............................................................ 227 21. Apprivoiser le miracle.............................................................. 237 Epilogue................................................................................................ 253 Remerciements.................................................................................. 265
Préface Le réveil dans la chambre d’amis Je sais où je suis avant de me réveiller. Je le devine au coussin, qui est trop doux et trop mou pour être mon oreiller habituel. Cela signifie que j’ai une nouvelle fois dormi dans la chambre d’amis, hier soir. C’est une prise de conscience si horrible que je m’ordonne rapidement de rester endormie, de replonger au plus vite dans l’oubli. Mais c’est trop tard. Je suis pleinement consciente maintenant. Je me retourne et fourre ma tête dans l’oreiller. J’aimerais avoir le courage de m’étouffer. C’est la deuxième fois que cela arrive, ce mois-ci. Comme d’habitude, j’ignore comment je suis arrivée ici, mais je peux deviner pourquoi. Je cherche dans mon cerveau un lambeau de souvenir de la soirée précédente, sans en trouver aucun. Je ne me souviens de rien après 19 heures. Dave, mon mari, et moi sommes allés en ville pour manger. J’ai commandé une salade aux crevettes et un Chardonnay. J’ai probablement bu quelques minibouteilles de vin dans les toilettes. Je ne me rappelle pas avoir quitté le restaurant, et encore moins avoir eu une grosse dispute. Mais il n’y a pas d’autre explication. Je regarde la pendule: il est déjà au travail. Je me lève et titube vers la salle de bain, où je marque une pause devant le miroir pour regarder mon visage avec haine. Ma peau est si gonflée que mes yeux ressemblent à deux citrons bouffis avec une petite fente. 7
Chrétienne et alcoolique
J’ai clairement beaucoup pleuré hier soir. Mais à propos de quoi? Qu’a fait Dave? Ou plutôt, quel comportement horrible lui ai-je attribué, une fois soûle et irrationnelle? A deux reprises, j’ai vu des griffures sur lui le matin. Son visage, son cou. Seigneur, fais que ce ne soit pas aussi grave cette fois-ci! Plus tard, je m’assieds pour écrire un e-mail d’excuses à Dave. Je ne peux pas supporter d’attendre qu’il rentre à la maison pour lui faire face, rouge de honte. Comme d’habitude, j’essaie de paraître sincère dans mon message, d’endosser toute la responsabilité de la situation, mais je reste délibérément vague: je ne peux pas le laisser deviner que je n’ai absolument aucune idée du sujet ni de la gravité de notre dispute de la veille. Je vais devoir en chercher des indices dans sa réponse.
8
2. Loué soit Dieu pour le raisin
Il y a de cela bien longtemps, je partais du principe que ma foi chrétienne me préserverait du genre de grave immoralité que représentait à mes yeux l’alcoolisme. Selon moi, si vous étiez un croyant sincère, vous ne buviez que rarement, voire jamais. Et si vous buviez, vous faisiez attention à ne pas boire trop. Et si vous ne buviez jamais trop, vous ne pouviez pas devenir alcoolique. C’était une logique imparable et l’expérience de ma vingtaine semblait la confirmer. Au cours de mon premier mariage et lorsque mes deux fils Noah et Nathan étaient petits, je buvais rarement. Pas parce que je n’aimais pas le vin ou la bière, mais parce que mon premier mari et moi avions tendance à associer l’alcool avec les folles soirées de nos années d’école secondaire. De plus, aucun de nos amis de l’Eglise ne buvait. Je n’ai jamais été capable de déterminer exactement à quel moment ma réflexion à propos de l’alcool a changé, sauf pour noter que cela a précédé la rupture de mon mariage de plus de 12 ans. L’histoire de notre divorce opéré majoritairement à l’amiable est trop longue pour être racontée ici, et pas vraiment intéressante. Disons seulement que nous étions jeunes (nous nous sommes mariés à 17 ans), que nous venions de familles brisées et que nous avons fini par nous égarer. 19
Chrétienne et alcoolique
En chemin vers cette séparation, je me suis retrouvée de l’autre côté de la barrière du tabou chrétien qui m’avait guidée pendant des années: par le passé, j’avais jugé négativement de nombreuses personnes qui choisissaient «la voie de la facilité» en divorçant. Dès lors, pour soulager ma conscience coupable, j’ai pris mes distances d’avec les idéaux et convictions stricts d’une communauté chrétienne qui semblait prendre ses distances avec moi. A ce moment-là, je vous aurais certainement dit que j’étais fatiguée d’être le genre de chrétienne qui est contre tout. Désormais, l’idée d’une abstinence totale d’alcool me semblait absurde et légaliste. Je voulais être un autre genre de chrétienne: de celles qui ne mettent pas Dieu dans une boîte, qui ne se tiennent pas à l’écart du monde réel. Et, plus important encore, de celles qui boivent sans s’en excuser. Entre-temps, j’ai découvert que les boissons alcoolisées aidaient à adoucir la souffrance d’un mariage brisé. Quel mal pouvait-il y avoir à boire une boisson Fuzzy Navel à la pêche de Seagram? Avec le recul, c’était l’ouragan spirituel parfait: un cynisme grandissant par rapport à ma foi, la culpabilité liée à mon divorce et une nouvelle affinité pour l’alcool.
Quand j’ai commencé à fréquenter Dave, il m’a fait la cour avec des fleurs, des poèmes et du vin. Il m’a fait découvrir le Chardonnay crémeux et le riche Merlot, que nous sirotions dans sa cuisine en nous embrassant. Boire de l’alcool faisait partie de la tornade romantique du début de notre relation. 20
Loué soit Dieu pour le raisin
Mais, alors que nous tombions rapidement amoureux l’un de l’autre, nous n’avons pas pris conscience du fait que je tombais amoureuse de l’alcool par la même occasion. Après notre mariage, Dave et moi avons acheté une maison assez grande pour notre nouvelle famille recomposée. Les trois enfants de Dave (Neil, Taylor et Jana) et les deux miens (Noah et Nathan) avaient tous entre 9 et 14 ans. Jana et Nathan, les deux plus jeunes, de nature heureuse et optimiste, se sont beaucoup aimés dès le départ. Taylor et Noah, les deux du milieu, pouvaient passer leurs journées enfermés dans leur chambre à regarder des matchs ou à jouer aux jeux vidéo ensemble. Neil, le plus âgé, avait une nature calme et serviable, malgré ses aspirations à devenir un criminel. A ma grande surprise, leurs relations avec nous et entre eux étaient presque entièrement dénuées de la rancœur à laquelle on pouvait s’attendre dans une famille recomposée. Cependant, une telle famille reste un défi. Dans notre cas, les deux groupes d’enfants avaient à présent deux maisons et deux paires de parents (mon premier mari s’est remarié six mois après moi). Presque tous les week-ends, Dave ou moi, ou les deux, devions franchir le col de la montagne pour conduire nos enfants chez nos ex ou les y récupérer. Malgré tous les bons moments vécus ensemble, c’était une période stressante. Comme en souvenir du début de notre relation, Dave et moi avons rapidement pris l’habitude de boire une bouteille de vin avec notre dîner. Cela nous semblait naturel et civilisé. Nous buvions pour célébrer la belle vie que Dieu nous avait donnée. Nous ne pouvions pas imaginer inviter nos amis sans déboucher une bouteille. 21
Chrétienne et alcoolique
Pour Dave, cette façon de vivre convenait parfaitement, puisqu’il n’était pas alcoolique. Cependant, ni lui ni moi ne savions alors que je l’étais. Plus je buvais, plus j’avais envie de boire. Et plus n’était jamais assez. Qui finit la bouteille? Puis-je en ouvrir une autre? Je louais Dieu pour le raisin. J’ai décrété que boire de l’alcool rendait toutes les mauvaises choses supportables, et les bonnes encore meilleures. Dave n’était pas d’accord. Peu de temps après, il a commencé à désapprouver la quantité d’alcool que je consommais. Au début, il le faisait gentiment. Il mentionnait ce qui était «approprié» ou «sage». Si nous allions recevoir des invités, il me mettait en garde à l’avance: «Peut-être que nous (c’est à dire toi) ne devrions pas trop boire, ce soir, chérie.» Je ne le prenais pas au sérieux, j’étais plutôt gênée et contrariée. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de remarquer qu’il avait raison à propos de la différence constante entre nos désirs d’alcool respectifs. Pourquoi avais-je toujours plus envie de boire que lui? Peut-être que j’aimais juste plus le goût de l’alcool que lui. Ou peut-être que le corps d’une femme l’assimilait différemment. Ou peut-être que Dave était juste un rabat-joie. Oui, ça devait être ça! Ce que je savais de l’enfance de Dave semblait confirmer cette théorie. Fils de missionnaires chrétiens en Afrique, il était né en Rhodésie du nord, sous contrôle britannique à l’époque. A partir de 5 ans, il avait été envoyé en pensionnat chez les Frères de Plymouth, où un principal brutalement sévère lui avait appris les bonnes manières. La piété chrétienne et les usages britanniques convergeaient chaque matin 22
Loué soit Dieu pour le raisin
lorsque le petit Dave chantait: «Que Dieu garde la reine» avant de réciter un verset de la Bible. La première fois que j’ai entendu parler de son enfance, je me suis dit que cela expliquait beaucoup son attitude réservée et polie. Les gens disaient souvent qu’il avait un côté énigmatique. Extrêmement courtois et accueillant, il était lent à révéler des informations sur sa personne. Quand j’étais malheureuse, ce trait de caractère renforçait ma conviction qu’il était arrogant et ne communiquait pas assez. Pourtant, ce que certains appelleraient l’attitude paternelle de Dave avait aussi contribué à m’attirer, en premier lieu. Outre le fait qu’il avait 15 ans de plus que moi, il semblait mature et sage: un vrai homme, pas un petit garçon. Je l’admirais et la petite fille à l’intérieur de moi a toujours ardemment désiré son approbation. De fait, lorsqu’il plaisantait à propos des boîtes de pizza qu’il avait vues empilées dans ma cheminée durant la période où nous nous fréquentions, j’étais blessée. Et quand il admirait la personne que j’étais devenue en dépit de mon histoire et de mon milieu familial, j’étais confrontée à l’infériorité de mon propre héritage. Son père avait été un missionnaire respecté et par la suite un professeur d’université. Le mien, à la fin de sa vie au moins, était un malade mental sans abri. Ayant été père célibataire pendant les 6 années précédentes, Dave prêtait attention à la tenue de notre ménage. Voulant lui faire plaisir, je me suis mise à utiliser des sets de table et des serviettes au petit déjeuner, surtout si ses enfants étaient là. J’ai adopté son habitude polie de demander à chaque personne qui apparaissait le matin: «As-tu bien dormi?» (Et j’ai appris à répondre: «J’ai bien dormi, merci» au lieu de: «Oui.») 23
Chrétienne et alcoolique
J’ai même accepté l’idée qu’un dîner devait inclure non seulement les quatre groupes alimentaires mais aussi les bonnes couleurs (et si possible une entrée froide.) Cependant, en ce qui concernait l’alcool, la rebelle en moi s’est manifestée. Taxant le jugement de Dave de puritain pour me justifier, j’ai commencé à acheter et boire de l’alcool sans qu’il le sache. Au supermarché, j’achetais toujours une bouteille supplémentaire ou deux que je cachais dans le garage au milieu des décorations de Noël. Ou je m’arrêtais pour boire une grande bière après avoir accompagné un de mes fils à son entraînement de football de l’après-midi. Au début, cela me semblait parfaitement inoffensif, et je l’aurais probablement admis face à Dave s’il m’avait posé des questions. Mais ce qui avait commencé comme un petit excès de cachotterie s’est graduellement métamorphosé en une obsession secrète impossible à contrôler. A la fin de notre première année de mariage, j’avais tout d’un faux jeton, d’une tricheuse et d’une menteuse. Avec le temps, j’ai découvert combien les packs de quatre minibouteilles de vin – comme celles qu’on vous donne dans l’avion – étaient pratiques. Je les cachais dans mon sac à main, dans mes bottes au fond du placard. Je cherchais toujours de nouvelles cachettes. (Plus tard, quand j’ai rencontré au centre de désintoxication une fille qui cachait de la vodka dans son sèche-linge, j’ai presque été jalouse de sa créativité, durant un instant.) La fréquence de mes disputes avec Dave a augmenté en même temps que ma consommation d’alcool. S’il essayait de me demander de réfléchir à l’impact de ma propension à boire sur les autres, dans mon esprit il passait de mari aimant et concerné au trouble-fête tyrannique et autoritaire. Il était 24
Loué soit Dieu pour le raisin
impossible pour lui de trouver une manière assez gentille de mentionner le problème sans dévoiler ma honte, ce qui déclenchait immédiatement une rage féroce. J’arrivais toujours à trouver une raison de m’offusquer: l’argent, les enfants, les ex ou un projet commun au travail. Nous nous querellions rarement devant les enfants, conformément à un accord tacite entre nous. Mais ils ont parfois dû sentir la tension dans l’air, étant donné que certaines disputes duraient plusieurs jours. Dave essayait d’y mettre un terme plus rapidement. D’abord, il faisait le premier pas et me présentait des excuses sincères, que je considérais généralement comme insuffisantes. Avec le temps, il a commencé à perdre plus souvent son calme et à s’emporter d’une manière qui me semble aujourd’hui justifiée. «Je ne suis qu’un être humain! s’écriait-il. Et je suis un bon mari! Mais je ne suis pas Jésus! Même Jésus ne pourrait pas te rendre heureuse!» Il avait raison. Parfois, on aurait dit que je ne pouvais rien accepter d’autre que des démonstrations d’amour sacrificiel qu’aucun mari ne peut – et ne devrait – donner à la meilleure épouse au monde, et encore moins à une épouse aussi déraisonnable que je l’étais. Avec le recul, j’ai pris conscience que j’avais un besoin insatiable que Dave me manifeste de l’affection lorsque j’étais la plus furieuse et la plus méchante possible. Notre mariage est devenu un test sans fin de sa capacité à m’aimer dans mon pire état. Un soir où les enfants étaient chez nos ex respectifs, nous avons eu une dispute parce qu’il ne s’était pas montré «romantique», les derniers temps. Plus tôt dans la journée, je m’étais sentie parfaitement aimée. Mais, après avoir bu pendant quelques heures, je me suis persuadée qu’il avait pris 25
Chrétienne et alcoolique
ses distances, d’un point de vue affectif. J’ai commencé à le harceler sous prétexte qu’il ne me faisait pas la cour comme avant. (Comme si je pouvais le convaincre par la force de me chuchoter des mots doux à l’oreille!) La dispute a empiré quand Dave m’a dit que mes insécurités n’étaient «pas attrayantes». La seule manière que j’ai vue de suffisamment exprimer mon indignation a consisté dans une sortie dramatique. Ça lui apprendra! ai-je pensé en prenant mes clés et en claquant la porte derrière moi avant de partir dans notre minibus. Bien qu’ayant déjà plus qu’assez bu, je me suis arrêtée pour acheter un pack de six canettes de 500 millilitres de Bud Light. Puis j’ai conduit environ 20 kilomètres sur l’autoroute jusqu’à un endroit un peu reculé et boisé, avec des petites routes et peu de trafic. De cette manière, quand Dave, les larmes aux yeux et rempli de remords, remuerait ciel et terre pour me retrouver, il n’y arriverait pas. J’ai avalé les bières tout en conduisant, essayant de me convaincre que je ne conduisais pas ivre, puisque c’étaient juste des bières et que je n’étais pas soûle. Peu de temps après, j’ai eu besoin d’aller aux toilettes. Mais où allais-je bien pouvoir aller dans cet endroit? Les deux supérettes du quartier étaient fermées depuis longtemps. Les routes n’étaient pas éclairées, il faisait nuit, et j’ai commencé à me demander où j’étais vraiment. J’ai finalement décidé de me ranger sur le côté de la route et de faire pipi derrière un buisson. Dans l’obscurité, je n’ai pas vu le grand fossé qui se trouvait sur le côté de la route. Quelques secondes plus tard, j’étais coincée. J’ai tout essayé, y compris de faire marche arrière, de faire ronfler le moteur et 26
Loué soit Dieu pour le raisin
de tourner le volant dans tous les sens. J’ai seulement réussi à enfoncer plus profondément le véhicule. C’était l’hiver et j’ai rapidement eu froid. Je n’avais pas de téléphone portable. Donc, après avoir vidé ma vessie dans les bois, j’ai éteint le moteur, de peur de manquer d’essence. Pendant une heure ou deux, assise à la place du conducteur, tremblante de froid, j’ai bu mes bières en pleurant et en me lamentant sur mon propre sort. Mon seul réconfort était d’imaginer Dave en train de faire les cent pas, paniqué, ou bien me cherchant partout en ville, fou d’inquiétude. J’ai été réveillée par un petit coup sur ma vitre. Le soleil était levé et un policier se tenait devant ma portière. J’ai tourné la clé pour allumer le moteur et descendu ma vitre. J’ai souri, essayant de paraître heureuse de voir un policier et reconnaissante qu’il soit enfin arrivé. Je lui ai expliqué que j’étais sortie faire un tour et que je m’étais rangée sur le bascôté sans voir le fossé. «Comment n’avez-vous pas vu un fossé aussi grand? m’at-il demandé. Etiez-vous ivre, madame?» «Oh! mon Dieu, non! Bien sûr que non!» me suis-je exclamée, feignant d’être horrifiée à cette seule pensée. Entretemps, je me suis rappelé que je n’avais aucune idée de l’endroit où se trouvaient les canettes de bière vides de la soirée passée et je suis devenue prête à tout pour qu’il ne fouille pas la voiture. J’ai rapidement ajouté que mon mari et moi travaillions pour la maison d’édition chrétienne en ville, espérant que cette information l’amènerait à voir ma situation sous un autre jour. Tout le monde savait que seuls des chrétiens bons et pieux travaillaient là-bas, pas des gens susceptibles de se retrouver à conduire ivres sur des routes excentrées la nuit. 27
Chrétienne et alcoolique
Ça a fonctionné. Son attitude a immédiatement changé. Pendant qu’il retournait vers sa voiture pour appeler une dépanneuse, j’ai remercié Dieu pour les fenêtres teintées et j’ai rapidement rassemblé les bières derrière mon siège afin de les caler dans un sac en papier et de les fourrer sous les sièges du fond du minibus, où elles pourraient passer pour des canettes vides destinées au recyclage. Quand je suis rentrée à la maison et que j’ai expliqué à Dave ce qui s’était passé – en occultant la partie des bières –, il n’a pas eu l’air surpris. Il n’a pas non plus eu l’air soulagé. Sa seule remarque a été: «A quoi pensais-tu?» Je ne pensais pas.
On m’a souvent demandé comment Dave avait pu ne pas voir ce qui se passait sous ses yeux. Etait-il en plein déni? Je pense que la réponse est à la fois positive et négative. Non, il n’a jamais trouvé une bouteille vide cachée derrière une étagère ou dans une de mes bottes. Il n’a jamais découvert les canettes de bière aplaties cachées entre ma commode et le mur. Il n’a jamais remarqué que mon sac à main pesait cinq kilos. Cependant, il avait remarqué que j’avais un problème avec l’alcool et pensais que j’étais probablement alcoolique. Il était profondément conscient que je buvais beaucoup trop. Ce qu’il ignorait, c’était à quel point. En résumé, Dave ne me soupçonnait pas de me comporter comme une alcoolique en secret parce qu’il savait déjà que j’étais alcoolique. De temps en temps, il relevait que quelque chose clochait. Il me demandait: «Comment se fait-il que tu étais soûle hier 28
Loué soit Dieu pour le raisin
soir alors que tu n’as bu que quelques verres de vin pendant toute la soirée?» En réponse, je lançais une blague sur le fait que je ne tenais pas bien l’alcool, je lui expliquais que je n’avais pas assez mangé ce jour-là ou je suggérais que l’alcool s’était mal accordé avec mes antidépresseurs. N’étant pas méfiant de nature, Dave croyait à mes excuses. Et même s’il n’y avait pas cru, j’étais convaincue qu’il n’en viendrait jamais à fouiller mon placard ou à essayer de me prendre en flagrant délit de mensonge. Ce n’était pas du tout son genre. Je ne pouvais même pas l’imaginer. Sans surprise, il sentait un grand décalage entre son éducation chrétienne qui avait prôné l’abstention totale et notre consommation quotidienne d’alcool. Il me rappelait fréquemment qu’il ne buvait que rarement avant notre mariage et que nos vies prenaient une direction à laquelle il ne «croyait pas». De temps en temps, il me disait: «Je sais! Arrêtons tous les deux de boire de l’alcool. Voyons si notre vie ne serait pas meilleure, de cette manière.» «Fais-le, lui répondais-je. Personne ne t’oblige à boire de l’alcool juste parce que j’en bois. Quel est le problème? Tu ne penses pas pouvoir arrêter tout seul?» Parfois, c’était ce qu’il faisait. Il renonçait à son verre de vin au retour du travail ou après le repas et à sa bière du weekend. Cela durait quelques semaines pendant lesquelles il espérait que je me sentirais incitée à le rejoindre. Au lieu de cela, j’essayais d’autant plus de l’amadouer pour qu’il recommence à boire selon ses habitudes: «Prenons une bouteille de vin pour aller faire un pique-nique près de la rivière!» Mais voici ce qui me laisse perplexe aujourd’hui encore: pendant toutes ces années d’alcoolisme, j’ai continué à écrire 29
Chrétienne et alcoolique
et à éditer des livres chrétiens. En public, j’ai tenu ferme sur mes positions en matière d’éducation des enfants et de prière, alors qu’en privé je buvais de façon excessive. Pendant un long moment, Dave et moi avons travaillé ensemble sur une série de projets qui semblait ne pas avoir de fin pour un auteur célèbre qui voulait sauver le monde. La nuit, j’avalais des canettes de Bud Light énormes et je blâmais cet auteur de me pousser à boire. J’ai souvent plaisanté en disant que, si je devais un jour aller en centre de désintoxication, il faudrait lui envoyer la facture. Paradoxalement, au lieu d’être une source d’espoir, mon expérience chrétienne ne faisait qu’accentuer mon désespoir. D’un côté, je savais que j’étais une fraudeuse, une hypocrite et une menteuse. D’un autre côté, j’étais convaincue d’avoir vécu une conversion authentique à Christ au cours de mon adolescence. Vers qui vous tourner lorsque vous avez déjà la solution mais qu’elle ne fonctionne pas? Si vous êtes comme moi, vous devenez de plus en plus déçue et cynique à propos de votre foi. Vous blâmez la forme de christianisme que vous avez gobée pendant des années comme une barre de céréales. Vous jugez les autres lorsqu’ils font exactement ce que vous-même faites. Et finalement, vous décidez que vous êtes juste trop géniale pour accepter une version de la foi chrétienne qui ne vous permette pas d’assouvir vos addictions. C’était mon cas. Pendant les vacances, les voyages d’affaires, les enterrements, les maladies, les réunions de famille, toutes les cérémonies de remise de diplôme de nos enfants et les séjours en camping, je me suis donné pour mission de ne jamais être sans alcool. Même si je devais boire dans
30
Loué soit Dieu pour le raisin
les toilettes de Macy’s pendant que je faisais les magasins avec ma sœur, en 12 ans je n’ai jamais passé une soirée sans consommer d’alcool. Et puis, au moment même où je pensais que c’était absolument impossible, mon alcoolisme s’est encore aggravé.
31