«La jeune femme se sentait investie d’une mission pour aller sauver cette femme iranienne condamnée à mort par lapidation quelques jours plus tôt… Pourquoi faisait-elle cela? Elle n’en savait rien. C’était plus fort qu’elle. Dire que tout cela avait commencé par un simple courriel!» Lorsqu’elle apprend quel sort terrible attend Shéïda, une jeune femme qui lui est totalement étrangère, Eléna ne peut rester indifférente. Au mépris de tous les risques, elle quitte son Canada natal et se rend à l’autre bout du monde pour tenter de la sauver. Y parviendra-t-elle? Qu’apprendra-t-elle au cours de cette aventure? A vous de le découvrir dans ce thriller actuel. Française d’origine, au bénéfice d’une formation en interprétation à Paris et à Montréal, Anne Cattaruzza s’est fait connaître du public québécois en particulier comme comédienne (rôle de Brigitte Chibois dans Virginie) et auteur dramatique (Salima, Coppélia). A la recherche de Shéïda est son premier roman.
0.00 CHF / 0.00 € ISBN 978-2-8260-2012-7
Anne Cattaruzza
A la recherche de Shéïda
A la recherche de Shéïda
Anne Cattaruzza
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A la recherche de Shéïda © et édition: Scripsi, 2014 Chemin de Praz-Roussy 4bis 1032 Romanel-sur-Lausanne, Suisse Tous droits réservés. Les citations bibliques sont tirées de la version Segond 21. Distribution: La Maison de la Bible Case postale 151 1032 Romanel-sur-Lausanne, Suisse E-mail: info@bible.ch Internet: http://www.maisonbible.net ISBN édition imprimée 978-2-8260-2012-7 ISBN format epub 978-2-8260-0341-0 ISBN format pdf 978-2-8260-9665-8
Chapitre
4
Eléna s’étira tant bien que mal sur son siège, évitant de toucher son voisin qui ronflait. Les lumières de l’avion s’allumèrent et la voix de la cheffe de cabine grésilla dans le haut-parleur. Elle annonçait leur descente imminente sur Dubaï et demandait aux passagers de bien vouloir redresser leur dossier, ramener leur tablette et attacher leur ceinture. Obéissants, les passagers endormis suivaient les instructions, tels des automates. Eléna regarda sa montre, puis sortit un miroir afin de s’arranger un peu. Fin de la trentaine, c’était une jolie femme qui prenait soin d’elle: maquillage sobre, longs cheveux ondulés qu’elle avait teints en blond récemment, son coiffeur lui ayant assuré que cela adoucissait les traits et faisait paraître plus jeune. Comme toutes les femmes, Eléna traquait la moindre apparition de ridule et achetait des crèmes onéreuses, dans l’espoir de retarder l’échéance. «Vous allez à Dubaï pour affaires?» Son voisin, un homme d’une cinquantaine d’années, tentait d’engager la conversation avec elle. Mais son regard trahissait ses intentions et Eléna ne fut pas dupe. «Non, pas du tout, je suis simplement en transit», répondit-elle sèchement. Elle se tourna vers le hublot pour lui signifier que la conversation était terminée. L’homme, déçu, comprit et n’insista pas. Eléna en profita pour réviser son plan d’attaque afin d’approcher Shéïda. Elle avait 33
décidé de prendre une chambre à l’hôtel Azadi, celui où les journalistes du monde entier se retrouvaient. Et ils étaient supposés être déjà un grand nombre sur place, en tout cas ceux des principales chaînes et quotidiens nationaux. Il y aurait une conférence de presse du ministre des affaires intérieures le lendemain ou le surlendemain et ce, afin de calmer les remous de l’opinion publique… Les journalistes recevraient plus d’informations concernant Shéïda. En fait, elle avait eu tous ces tuyaux non par son patron mais par une connaissance, Vivianne, une collègue française qui, elle, travaillait pour un grand journal… Et pas n’importe lequel: le quotidien français Le Monde, rien de moins! Elles s’étaient connues lors d’un échange d’étudiants et étaient restées en contact toutes ces années. Sa source, comme elle aimait l’appeler, l’attendait à Téhéran. Enfin, l’avion atterrit en douceur à Dubaï. L’aéroport était moderne et chic. Elle décida de se rendre directement dans son lieu de transit et d’attendre là-bas. Il y avait déjà foule et beaucoup d’agitation. – Qu’est-ce qui se passe? demanda-t-elle en anglais à un homme qui semblait être venu pour affaires. – Tous les vols pour Téhéran sont annulés jusqu’à nouvel ordre, répondit-il en français, visiblement contrarié. – Ah bon! mais pourquoi? – Il y a eu une fusillade. On ne sait pas trop bien mais ils ont déclaré l’état d’urgence. 34
– Mais je dois absolument me rendre là-bas… pour une conférence de presse. – Ah, vous êtes journaliste? Ils ne sont pas bien aimés là-bas. Bonne chance! fit-il en s’éloignant. – Attendez! Qu’allez-vous faire? – Me rendre à Téhéran par mes propres moyens. J’ai des affaires qui ne peuvent pas attendre! – Mais comment? insista Eléna en lui emboîtant le pas. – Bus, voiture, n’importe quoi qui roule… Il se tourna vers elle. – Si vous voulez, nous pouvons partager les coûts. Eléna hésita. Pouvait-elle faire confiance à cet homme? Bien qu’il ait l’air d’un gentleman, elle devait être prudente. Sentant son malaise, il ajouta: – Vous êtes une femme seule et vous risquez d’être importunée. Je vous le propose pour votre sécurité… Si ça vous intéresse… Je suis Robert Maillard mais appelez moi Bob! dit-il en lui tendant la main. – Entendu… Eléna, fit-elle en lui serrant la main. Qu’avez-vous en tête? Vous semblez connaître Dubaï. – J’y viens une fois par mois minimum, alors, oui, ça va, je suis à l’aise avec leur fonctionnement! Nous allons prendre un taxi. – Un taxi! Vous n’y pensez pas! Il y a plus de 1200 kilomètres entre les deux villes! Je n’en ai absolument pas les moyens! Et en plus, on va dormir où? 35
– Ne faites pas cette tête-là! Prenez-le comme une petite escapade. – Ecoutez, je vais m’arranger autrement. – Vous n’êtes pas du genre aventureuse, vous! – Pas vraiment! – Eh bien, si vous êtes si pressée de vous rendre en Iran, passez par l’Irak. La compagnie aérienne devrait être en mesure de vous aider… Mais je vous conseille d’être prudente, c’est un pays extrêmement dangereux pour les étrangers! Ne traînez pas là-bas! Il tourna les talons et s’évanouit dans la foule. Eléna resta plantée là, bousculée par les passants, ne sachant que penser. Il fallait qu’elle sorte de Dubaï et vite! *** Au même moment, à quelques kilomètres du village de Saint-Marc-sur-Richelieu, Samuel était en train de se préparer son café dans un bodum deux tasses. Deux tranches de pain grillaient dans le grille-pain et sur la table trônait sa bible ouverte. Il s’était levé à l’aurore, comme à l’accoutumée, et avait entrouvert la fenêtre afin de profiter des premiers effluves printaniers. Non loin, un oiseau saluait l’arrivée du soleil. Samuel habitait seul un bungalow en pleine campagne, joliment meublé. Le garage avait été aménagé en atelier. C’était dans ce lieu solitaire et paisible qu’il puisait l’inspiration qui avait fait de lui un ébéniste de renom. C’était aussi son havre de paix et il ne s’y sentait 36
jamais seul, car Dieu l’accompagnait. Il fronça les sourcils. Il s’inquiétait pour Eléna. Etait-ce lui ou avait-elle vraiment des ennuis? Toujours est-il qu’il sentit le besoin impérieux de prier pour elle, pour sa protection, pour qu’elle soit guidée par Dieu là où elle était. Car si elle ne le connaissait pas, le Seigneur, lui, la connaissait! Que puis-je faire de plus? *** – Est-ce que je peux faire quelque chose de plus? demanda poliment l’hôtesse au comptoir. – Non, ça va aller. Merci encore! Eléna rangea soigneusement les billets d’avion qu’elle avait réussi à échanger avec la compagnie Emirates. Elle avait finalement suivi les conseils de Robert Maillard et négocié un vol pour Bagdad. La compagnie d’avion s’était excusée pour tous les désagréments et avait offert un billet en classe affaires. C’était toujours ça de pris. Le vol partait 2 heures plus tard. Elle avait hâte de s’installer et de fermer les yeux! Elle était si fatiguée… De là-bas, il y avait deux solutions, la pire consistant à se rendre en bus ou taxi collectif jusqu’en Iran, à moins que les liaisons ne soient rétablies d’ici là. Or, on le lui avait fermement déconseillé! Mais dans quoi s’était-elle embarquée? Qu’avait-elle voulu se prouver? Elle aurait dû rester dans son train-train de boulot où certes il n’y avait pas de défi mais où la vie était somme toute tranquille et agréable… Elle pensa à Samuel 37
tout d’un coup… Comme il lui manquait! Ah bon, il te manque tant que ça? Disons que je me sentirais moins perdue s’il était là… Je croyais que tu étais une femme indépendante et que tu n’avais surtout pas besoin d’un homme! Ah, tais-toi! Ces dialogues intérieurs l’épuisaient. Elle aurait tout donné pour connaître la paix dont parlait Samuel. D’ailleurs, elle s’en occuperait dès son retour. Bon, c’est pas tout, ça, mais il est où, ce vol? Je ne veux pas me retrouver à Tombouctou, moi! Eléna suivit sagement les panneaux et finit par trouver la salle d’embarquement, après être passée, une fois de plus, par les douanes. L’embêtant, c’était quand il fallait enlever les chaussures après une vingtaine d’heures de voyage. C’était humiliant! Elle ne se sentait plus aussi fraîche, voilà tout… Bon, dans deux heures, je serai arrivée. Je pourrais prendre un hôtel mais ce Robert Maillard me l’a aussi déconseillé. C’est un pays toujours en guerre civile… Pourvu que la liaison soit rétablie sur l’Iran… Je n’ai pas envie de me prendre une balle perdue! Mais pourquoi je me suis lancée là-dedans? Quelle idée de vouloir essayer de sauver une étrangère! Et comment je vais faire? Je me suis vraiment prise pour une autre! Je devrais appeler Samuel, peut-être qu’il aurait une idée? Non! Je ne vais pas crier au secours chaque fois que j’ai un problème! Et d’ailleurs, quel problème? Il n’y a actuellement aucun problème… donc on se relaxe… et on respire par le nez! Eléna soupira longuement. Elle avait décidément les nerfs 38
à vif! Il lui tardait d’arriver à sa destination finale et de dormir enfin… Dans l’avion, elle put enfin s’assoupir un peu et donner du repos à ses neurones électrisés. Elle avait eu le temps de prendre ses renseignements et elle savait qu’il existait un vol direct en partance pour Téhéran, trois heures après son arrivée… *** – Dix heures de vol, vous dites? Avec Etihad Airways? Et c’est le mieux que vous ayez? – Avec les deux escales, cela fait seize heures en tout. Vous m’avez demandé le prochain vol. Mais si vous êtes prête à patienter un peu, il y a un vol avec une seule escale à Dubaï. Il est aussi moins cher. – Je viens de Dubaï!!! Eléna avait parlé un peu fort, ce qui fit tourner quelques têtes. Ce n’était pas le moment de se faire remarquer dans un pays comme l’Irak. Pays extrêmement dangereux pour un étranger… à plus forte raison une femme. Même si l’aéroport Al Munthana faisait partie des zones sécurisées, l’Irak gardait sa mauvaise réputation. Eléna changea de tactique. – Ecoutez, j’ai besoin d’un vol avec le moins d’escales possibles, puisque vous me dites qu’il n’y a pas de vol direct et pas trop cher, mais je ne veux pas retourner d’où je viens, vous comprenez? 39
La préposée fit un signe de la tête, ses mains courant déjà sur le clavier. Derrière elle, les gens commençaient à s’impatienter, mais Eléna n’en avait cure. – Il y a un vol avec une escale à Istanbul qui part à 16h25… Vous arriveriez demain matin à 8h25 à Téhéran. Au prix de… 635 dollars… américains. Je vous le réserve? – Est-ce que la différence de prix va être prise en charge par Emirates? – Je vais me renseigner. – Et vous me garantissez que je ne vais pas rester coincée à Istanbul? – L’aéroport Imam Khomeini à dû rouvrir, sinon je ne pourrais pas vous vendre le billet… Je reviens pour le prix. – Merci. Sous le regard désapprobateur des voyageurs en ligne, la préposée aux réservations s’éloigna pour aller parler à sa supérieure, puis revint avec une réponse négative: non, Emirates ne pouvait couvrir un vol aussi long, mais Eléna pourrait réutiliser son crédit pour un prochain vol DubaïTéhéran. Eléna sortit sa carte de crédit en maugréant, sachant que la probabilité de faire un voyage Dubaï-Téhéran dans sa vie était quasi nulle. Quand elle arriverait le lendemain, cela ferait deux jours qu’elle était partie… Elle alla s’affaler sur une banquette inconfortable de l’aéroport et fit de son sac à main un oreiller, prudence oblige! Elle était repue des nombreuses collations dont Emirates l’avait gavée et s’endormit aussitôt, non sans avoir pris la peine 40
de régler sa sonnerie de portable en mode réveil… et d’envoyer à Vivianne un message la prévenant de son retard. Elle avait six heures devant elle. *** A 1300 kilomètres de là, dans une chambre du luxueux hôtel Azadi, en plein cœur de Téhéran, le message d’Eléna s’afficha avec un bip. Mais Vivianne ne l’entendit pas, étant en train de chantonner dans la salle de bain. Une main d’homme gantée prit le portable et appliqua un minuscule mouchard sur le côté. Quand la jeune femme rentra dans la chambre, elle ne s’aperçut pas que la porte d’entrée finissait de se fermer discrètement. *** – Je vous ai sous-estimée! Robert Maillard se tenait devant elle, lui tendant un café. – Pardon? Eléna se redressa et prit machinalement le café tendu, surprise de revoir l’homme d’affaires. – Ne soyez pas surprise. J’étais dans le même avion que vous. J’ai changé d’avis, c’est tout. Mais vous vous êtes bien débrouillée, ajouta-t-il. – Comment ça? 41
Eléna consulta sa montre tout en fronçant les sourcils… Encore 3 heures! – Je pensais que vous vous mettriez sous ma protection. – Ce serait difficile, puisque vous êtes un parfait inconnu pour moi! répliqua-t-elle sèchement. – Désolé, je ne voulais pas vous offenser, répondit l’homme gentiment. – Vous n’avez pas un vol à prendre? – Si, le même que vous. Turkish Airlines. – Vous me suivez ou quoi? – Pas du tout. Qu’est-ce qui vous fait penser que vous êtes la seule à avoir du mal à vous rendre à Téhéran? mentit l’homme. Robert Maillard était mal à l’aise. Il détestait mentir, mais il avait un contrat à respecter. Et sa cliente avait été claire: Eléna ne devait se douter de rien. Ça commençait mal! Pourtant, il était un détective hors pair, avec une carrière sans tache et un taux de succès phénoménal. Mais ce mandat n’était pas simple, car il l’obligeait à enquêter dans des pays particulièrement instables… Il était à la retraite, après tout, mais sa cliente était aussi une amie. Alors, il avait décidé de lui faire une faveur et de reprendre un peu du service. D’autant que sa mission était louable… *** – Vous me promettez d’être discret? 42
Robert Maillard fit un signe affirmatif de la tête et Suzanne Tremblay lui remit une enveloppe en ajoutant: – Voici un acompte, comme convenu, et le reste à votre retour… avec les réponses à mes questions, bien évidemment! – Vous pouvez compter sur moi, Suzanne! Et l’homme salua en se retirant. Suzanne Tremblay ferma la porte et soupira. Elle allait enfin savoir la vérité. Car elle en était sûre, ce détective réputé irait jusqu’au fond des choses… Eléna, où es-tu? Donne-moi de tes nouvelles… *** – Vous n’êtes pas un homme d’affaires, n’est-ce pas? Eléna répondit par une autre question à l’homme en face d’elle, évaluant le degré de danger qu’il pouvait représenter. Mais elle avait beau trouver son comportement bizarre, elle ne lui trouvait rien de méchant. – Disons que j’enquête pour le compte personnel d’une dame qui recherche de la parenté en Iran. – Ah, bon? Eléna se détendit. Changeant volontairement de sujet, Maillard ajouta: – Le voile vous va très bien, soit dit en passant! La jeune femme toucha machinalement le tissu. – Je n’ai pas vraiment le choix, voyez-vous. 43
Maillard avait adroitement évité le sujet et, de par sa personnalité avenante, finit par soutirer un sourire, puis un éclat de rire à sa compagne de route. Il lui offrit un autre café et insista tant qu’elle finit par accepter. Cet homme lui changeait les idées et lui faisait oublier l’inconfort de sa situation. Car outre l’attente, l’aéroport international de l’Irak contrastait durement avec celui de Dubaï, moderne à outrance. En plus de la pauvreté qui transpirait de l’infrastructure désuète, la tension y était forte et la présence imposante de militaires indiquait que le pays était toujours sur le qui-vive en raison d’un possible attentat. Enfin, leur vol fut annoncé et ce n’est que dans l’avion qu’ils se séparèrent cordialement. Eléna s’installa le plus confortablement possible, mais son corps endolori ne trouvait aucun soulagement, quelle que soit la position choisie. Pourtant, il fallait absolument qu’elle dorme un peu car elle commençait à perdre le fil des jours avec tout ce décalage horaire! Malheureusement, elle n’avait aucune idée de ce qui l’attendait à l’arrivée. Et cela n’avait rien à voir avec la fusillade qui avait eu lieu plus tôt. *** A Téhéran, Vivianne consulta une fois de plus ses messages et courriels sur son Blackberry. Toujours rien. Pourquoi son amie ne l’avait-t-elle pas avertie de son retard? Elle ne pouvait malheureusement plus attendre. La conférence commençait dans une heure. Et avec la 44
mauvaise tournure des événements, le ministre allait devoir répondre du massacre des femmes. Elle se dirigea vers le réceptionniste de l’hôtel. Dans un français impeccable, il lui répondit que non, il n’y avait toujours pas de message de mademoiselle Tremblay, mais qu’il lui passerait l’information concernant la conférence lorsqu’elle arriverait. La jeune femme remercia, traversa le spacieux hall d’entrée en marbre où d’autres journalistes lui emboîtèrent le pas et quitta l’hôtel. *** Samuel avait du mal à travailler. Il avait mis le petit poste de télévision dans son atelier, à l’aide d’une rallonge, et regardait l’écran qui diffusait les images en boucle. Mis à part le fait que l’aéroport Khomeini avait fermé quelques heures, tout semblait fonctionner normalement. Du moins, c’était l’idée que les médias diffusaient. Comment les choses peuvent-elles retourner si vite à la normale? Six femmes venaient d’être abattues et une douzaine avaient été blessées, dont plusieurs très grièvement. Quelque chose ne tourne pas rond! Ils essayent d’enterrer l’affaire, mais avec des journalistes du monde entier, ils devront répondre de leurs actions! Il admirait Eléna pour son intrépidité et sa détermination à mettre au jour la vérité… Quel qu’en soit le risque! Quelque part, ils se ressemblaient car lui aussi avait soif de vérité, même si cette vérité était d’ordre spirituel, le concernant. A moins qu’il ne soit en train de 45
se chercher des points communs avec Eléna? Jamais il ne s’était senti aussi vulnérable. Je croyais que l’amour donnait des ailes et non les coupait! Mais le destin lui demanderait bientôt un courage qu’il ignorait jusque-là posséder! *** Après deux jours et demi, soit 45 heures de voyage et un arrêt interminable à Istanbul, l’avion de la compagnie turque qui transportait Eléna atterrit à l’aéroport international de Téhéran. «Vous descendez à quel hôtel? Nous pourrions partager les frais de taxi», offrit Robert Maillard en soulevant galamment la valise d’Eléna pour la mettre sur son chariot. – Je descends à l’hôtel Azadi. Et vous? – A l’hôtel Azadi? Vous qui parliez de budget! C’est un cinq étoiles! Je ne peux malheureusement pas m’offrir cette catégorie d’hôtel! – J’ai la chance d’avoir un patron compréhensif, mentit Eléna. La jeune reportrice n’avait pas envie de commencer à lui expliquer que Samuel, un simple ami, avait compensé la différence de catégorie d’hôtel que lui offrait l’éditorialiste du Courrier de l’Est, afin qu’elle puisse être avec les ligues majeures du monde médiatique. Samuel n’avait pas hésité, d’autant qu’il avait su qu’elle rejoignait une autre journaliste à l’hôtel Azadi. – C’est sur ma route, assura Maillard. 46
– C’est d’accord! ajouta-t-elle. Ils durent se frayer un chemin parmi la vague humaine qui les pressait de toutes parts. Régulièrement, un hautparleur crachait des informations en farsi, puis en anglais. L’atmosphère était bruyante et colorée. Eléna avait hâte de respirer de l’air frais, après avoir été si longtemps confinée. Et la présence d’un homme occidental à ses côtés la rassurait. Elle avait hâte de prendre une douche et de prévenir Vivianne. Pourvu qu’elle arrive à temps pour la conférence! Tandis qu’ils traversaient le hall de l’aéroport, poussant leurs chariots respectifs, leur attention fut attirée par un brouhaha. Pointant le doigt dans leur direction, un groupe d’hommes iraniens parlait avec véhémence à un garde de sécurité. – Ils ont l’air fâchés, remarqua Eléna, mais le détective n’eut pas le temps de lui répondre car déjà le garde de sécurité se dirigeait vers eux. – Oh! oh! on a un problème, ça a l’air, commenta Maillard, tout en se plaçant instinctivement devant Eléna. Le garde s’adressa dans un mauvais anglais à lui tout en pointant en direction de la jeune femme. – Your wife, not wearing the hijab! Here, must wear the hijab1! Eléna comprit immédiatement sa gaffe et s’empressa en s’excusant de sortir son foulard pour se couvrir la tête. Mais le garde l’ignora complètement. 1 «Votre femme, pas porter le hijab! Ici, doit porter le hijab!»
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– Ah oui, c’est vrai, je ne suis qu’une femme! mar monna-t-elle en français. Maillard s’excusa pour Eléna, ne cherchant pas à éclaircir leur lien de parenté: cela n’avait aucune importance. Au loin, le groupe d’hommes, apaisé, sembla satisfait et fit un signe d’approbation au garde qui revenait vers eux. – Bienvenue en Iran! Maillard sourit à Eléna. – Allez, ne faites pas cette tête-là! Il faut bien respecter leurs coutumes. – Si au moins eux respectaient les nôtres, fit Eléna avec amertume. Maillard ne sut que répondre. Puis… – Allez, venez, ne laissez pas quelques esprits conservateurs vous voler votre joie! L’entraînant, il se fraya un chemin jusqu’à la sortie et héla un taxi qui arrivait. Il y avait 11 kilomètres jusqu’au centre-ville et, malgré la courte distance, ils mirent plus d’une heure pour s’y rendre, tant la circulation était dense. Ils traversèrent l’avenue Valieasr et la place Vanak. Eléna, tout en étant dépaysée, put admirer la modernité de Téhéran avec ses gratte-ciel et immeubles modernes contrastant avec les voitures désuètes qui slalomaient entre elles dans un ballet démentiel… Le taxi déposa Eléna en premier, sur les ordres de son compagnon de route qu’elle n’arrivait toujours pas à appeler Bob, malgré son insistance. Elle avait accepté d’échanger leurs téléphones et 48
chacun avait soigneusement rentré le numéro donné dans son portable respectif… *** – Merci, répondit Eléna à la vue de la clé de la chambre d’hôtel que le réceptionniste lui tendait. – J’ai un message pour vous. – Ah, oui? – Madame Vivianne Lessard vous a laissé ceci, fit le réceptionniste en lui tendant une feuille contenant l’information sur la conférence de presse du ministre de l’intérieur iranien. – Merci!… Oh, zut, j’ai raté la conférence. Eléna vérifia une fois de plus sa montre en calculant mentalement l’heure locale. Elle réfléchit rapidement sur la conduite à tenir, puis décida que le mieux était encore d’attendre Vivianne dans sa chambre. De toute façon, elle n’en pouvait plus. Elle avait besoin de se laver et de dormir… Après, elle verrait… Et peut-être que son amie accepterait de lui faire un résumé de la conférence afin qu’elle soit en mesure d’écrire un article, même succinct, pour le Québec. Quand elle ouvrit la porte de sa chambre, elle fut éblouie par le luxe qui l’attendait. Le tapis blanc épais était immaculé, le grand lit King était une invitation au farniente, avec son décor à la fois sobre et moderne, et la baie vitrée offrait une vue magnifique sur la ville. Eléna se déchaussa, ouvrit sa valise, choisit un joli ensemble 49
chemise-pantalon turquoise, sa couleur préférée, et se dirigea droit vers la salle de bain attenante à la chambre. Un miroir couvrait un pan de mur entier, donnant une impression de grandeur à la pièce, et des serviettes blanches immaculées étaient suspendues sur une barre. La jeune femme examina les échantillons de shampoing, revitalisant, gel douche et autres lotions pour le corps. Elle se fit couler un bain chaud, y versa une dose généreuse de bain moussant au doux parfum fleuri et s’y glissa en soupirant d’aise. Elle y resta si longtemps que non seulement elle faillit s’endormir mais que les paumes de ses mains et de ses pieds se ridèrent d’être restées si longtemps dans l’eau. Enfin, elle se glissa dans le peignoir blanc, moelleux à souhait, de l’hôtel, et se dirigea vers le petit bar où elle trouva ce qu’elle espérait. Elle déboucha la mignonnette de champagne, se servit une rasade dans un verre à vin et entrouvrit la porte-fenêtre qui menait sur le balcon. A cette hauteur, l’air était frais et agréable, et au loin, on entendait l’activité humaine incessante caractéristique des villes. Eléna resta quelques minutes pensive, à siroter son champagne, consciente en cette minute du contraste de vie qui la séparait de Shéïda, non de culture, mais de l’opulence dans laquelle elle baignait depuis une heure, sachant que cette dernière était prisonnière dans une cellule et avait probablement été maltraitée. Où? Elle n’en savait rien encore. Mais je vais te trouver, Shéïda! Sois-en certaine! Elle referma doucement la porte-fenêtre, posa son verre sur la 50
table de chevet et se glissa sous les draps amidonnés du lit. A l’instant où elle ferma les yeux, lovée sur elle-même, elle s’endormit. Il était onze heures du matin. *** – Vous venez dîner avec nous? – Je vous rejoins! répondit Vivianne à l’homme qui s’était adressé à elle. Devant sa mine interrogative, elle ajouta: – Je vais vérifier si mon amie québécoise est arrivée. Le groupe d’hommes, visiblement des journalistes revenant de la conférence tout comme Vivianne, se dirigea vers le restaurant de l’hôtel, tandis que la journaliste du prestigieux journal français allait s’enquérir auprès de la réception de l’arrivée d’Eléna. – Laissez-moi vérifier, répondit le réceptionniste auquel elle s’était adressée avant son départ pour la conférence. – Oui, mademoislle Eléna Tremblay est arrivée ce matin… fit-il, les yeux rivés sur son écran. – Ah, enfin! Vivianne sourit à son interlocuteur, sourire qui se figea en une expression de surprise lorsqu’il ajouta: – Je suis désolé, mais vous l’avez manquée de peu. Elle a quitté l’hôtel. – Mais ce n’est pas possible. Vous dites qu’elle vient d’arriver. Elle n’a pas pu quitter l’hôtel! 51
L’employé, confus, vérifia de nouveau l’information. – Je suis désolé, cela semble étrange, mais la note de la chambre a été réglée et… Se retournant, il vérifia si la clé avait bien été rendue. Il la prit sur le crochet, revérifia le numéro et constata qu’il n’y avait pas d’erreur. Il s’adressa en farsi à l’autre réceptionniste, qui lui répondit quelque chose que bien entendu Vivianne ne comprit pas, puis composa rapidement un numéro, parla rapidement en farsi, attendit quelques secondes sans oser lever les yeux puis, ayant eu sa réponse, raccrocha. Il regarda Vivianne droit dans les yeux et lui dit lentement: – Je viens de vérifier avec la femme de ménage de l’étage: la chambre est bien vide et en cours de préparation pour un autre client. – Elle ne vous a pas laissé de note ou un numéro pour que je la joigne? – Non, Madame. Vivianne était complètement décontenancée. Pourquoi serait-elle repartie deux heures après son arrivée, après autant d’heures de vol! Ça n’avait pas de sens. Et elle ne lui avait laissé aucun message! Que faire? Elle essaya néanmoins d’appeler Eléna sur le seul numéro qu’elle lui avait laissé. *** 52
Une main d’homme gantée, tenant un portable en train de sonner, vit le numéro de Vivianne s’afficher et le déposa sur une table sans répondre. Celle-ci raccrocha après avoir laissé sonner longtemps. Décidément, rien n’allait. La conférence avec le ministre des affaires intérieures Mostafa Mohammad Najjar avait été une simple mascarade à l’intention des médias internationaux. La fusillade était un malheureux dérapage de quelques extrémistes. Ben voyons! Ils nous prennent vraiment pour des idiots! Quant à Shéïda, la peine (de mort) qui l’attendait relevait du droit de l’Iran de juger ses compatriotes sans voir des étrangers s’immiscer dans ses affaires intérieures. Ce commentaire du ministre avait suscité un émoi dans la foule de reporters qui l’avait entendu. Les accusations à peine voilées contre l’Occident avaient suscité la colère de certains journalistes qui avaient quitté la salle en signe de protestation. Le climat était houleux entre les médias et le gouvernement iranien. Il va falloir écrire la vérité sans envenimer les relations déjà tendues entre l’Iran et l’occident. Et maintenant Eléna qui a disparu on ne sait où! Tout en ressassant ses idées noires, Vivianne rejoignit ses collègues de différentes nationalités qui déjeunaient. A sa mine, ils l’interrogèrent, tout en lui faisant une place autour de la table. Bien qu’étant la seule femme parmi cinq hommes, elle n’était pas le moins du monde intimidée, habituée qu’elle était à évoluer dans un monde d’hommes et à interroger les figures les plus éminentes du monde, le 53
plus souvent masculines. On lui conseilla d’avertir au plus vite quelqu’un au Canada, un proche d’Eléna. N’avait-elle pas un autre numéro? – Vous êtes sûrs? – Absolument! Et s’il y a eu une urgence et qu’Eléna a dû repartir, au moins tu seras rassurée! Leurs arguments ne manquaient pas de bon sens, sauf qu’elle n’avait aucun autre numéro, Eléna étant restée plutôt discrète sur sa vie… Qu’avait-elle? A part son adresse courriel, rien. Elle pouvait toujours envoyer une missive au Courrier de l’Est. Si elle était rentrée, elle recevrait bientôt une réponse de son amie en personne… et si elle ne l’était pas, une explication d’une collègue: en toute bonne professionnelle qu’elle était, elle avait dû laisser la gestion de ses courriels à une assistante ou plus probablement à son patron, puisque c’était un journal à effectif réduit. C’est ainsi que Vivianne décida d’envoyer un courriel à l’adresse professionnelle d’Eléna afin de s’enquérir de sa «disparition». Satisfaite de sa décision, elle put enfin manger avec appétit et se détendre… sans être consciente qu’elle, la journaliste diplomatique du Monde diplomatique, venait de lancer une bombe!
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