Propos recueillis par
Aïda Zdif Propos recueillis par
Franca H. Coray
Les racines de la colere
'
Franca H. Coray
Aïda Zdif
Aïda Zdif
& Franca H. Coray
'
Temoignage
'
Les racines de la colere
'
Temoignage
CHF 16.90 / 14.90 € ISBN 978-2-8260-2045-5
'
Les racines de la colere
Née d’une mère française rejetée par sa famille à cause de sa grossesse et d’un père kabyle qui sombre dans le grand banditisme, Aïda vit une jeunesse difficile à l’école de la colère. Avec son frère, elle subit des violences de la part des proches: abandon, maltraitance familiale, solitude, dépendances, assassinat de son père par un parrain du banditisme, épreuve du sida… De quoi toucher le fond! Vient alors le moment du rebond et des rencontres inattendues.
Aïda Zdif Propos recueillis par Franca H. Coray
Les racines de la colère
Les racines de la colère © et édition: Scripsi, 2020 Case postale 50 Chemin de Praz-Roussy 4bis 1032 Romanel-sur-Lausanne, Suisse Tous droits réservés. E-mail: info@bible.ch Internet: http://www.maisonbible.net Sauf indication contraire, les textes bibliques sont tirés de la version Segond 21 © 2007 Société Biblique de Genève http://www.universdelabible.net Image de couverture: tableau qu’une artiste a conçu expressément pour illustrer ce témoignage, utilisé avec autorisation ISBN édition imprimée 978-2-8260-2045-5 ISBN format epub 978-2-8260-0447-9 ISBN format pdf 978-2-8260-9566-8
Table des matières
1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26. 27.
Les racines de la colère...................................................................... 7 Promu à l’école de la violence.................................................... 13 Deux adolescents immatures ..................................................... 19 En prison !............................................................................................. 25 Cinéma et terrible scène d’adieu.............................................. 29 Un berlingot chèrement payé .................................................... 33 Algérie, nous voici !........................................................................... 37 Tu vas le tuer, c’est ton fils !.......................................................... 41 Premier amour................................................................................... 47 A l’amour comme à la guerre..................................................... 51 Passage à tabac................................................................................ 57 En fuite vers l’inconnu.................................................................... 61 Grand deuil.......................................................................................... 71 Tu ne voleras pas !............................................................................. 75 Quand l’amour nous tient…....................................................... 79 Drogue, paranoïa et compagnie................................................ 83 Enfin du bonheur ! Vraiment ?...................................................... 93 Tiens, une église ! ? ........................................................................... 99 Disparition mystérieuse...............................................................109 Départ pour la Haute-Savoie.....................................................111 Pas qu’une seule Eglise ?..............................................................113 Au secours, mon Dieu, aidez-moi !...........................................117 Avorter tu devras !...........................................................................123 A la recherche de la lumière.......................................................125 Préparation du baptême ............................................................127 Je suis baptisée ! !............................................................................133 Sevrée miraculeusement.............................................................135
28. Tentée par l’appât du gain facile.............................................137 29. Le Seigneur éclaire les chercheurs ..........................................143 30. Un signe dans le ciel.....................................................................151 31. De beaux projets d’avenir ? Mais c’est que je ne savais pas tout !.....................................161 32. Je me marie !.....................................................................................167 33. Projets d’avenir et espoirs de paix ? .......................................171 34. Telle mère, telle fille ? ....................................................................177 35. Question de confiance.................................................................179 36. Avortements, cachot et Esprit saint........................................183 37. Celle qui ne le pouvait plus porte à nouveau la vie en elle......................................................................................187 38. Le vigneron tractoriste..................................................................191 39. Grand-mère, avec un nouveau plongeon dans l’angoisse................................................................................193 40. Conférences et témoignages radiophoniques...................195 41. Pas au bout de mes surprises !...................................................199 42. Violence, dépression et rebelote..............................................207 43. Une porte s’ouvre, et le climat intérieur change peu à peu..........................................................................211 45. Et maintenant ?...............................................................................219 Petit mot de Franca H. Coray..................................................................225 A découvrir aussi..........................................................................................227
1. Les racines de la colère Je m’appelle Aïda. Je vais vous raconter mon histoire comme on raconte le scénario d’un film d’action, sauf qu’il ne s’agit malheureusement pas d’une fiction mais bien de la réalité. Vous ne tarderez pas à me voir citer des événements qui touchent de très, très près la sphère privée de nombreuses personnes. Pour cette raison, vous comprendrez qu’il valait mieux échanger tous les noms, y compris le mien, contre des pseudonymes. Vous allez vite constater qu’apparemment j’attirais les malheurs comme le sucre attire les fourmis. La douleur attire la violence, surtout quand cette violence s’est imprimée dans l’ADN familial de génération en génération. Bagage épigénétique 1 que je semblais devoir traîner, moi aussi, pour le transmettre à mes enfants. Pourquoi ? Parce que mes racines, bien malgré moi et sans que mes ancêtres l’aient voulu, plongent dans un sol aride d’où tout ce que l’on veut ôter doit être arraché de force, avec l’énergie que produit la colère, et dont les fruits restent souvent amers, malgré tous les efforts. En accord avec un pronostic des plus sombres, endurant beaucoup de souffrances, je suis allée de catastrophe en catastrophe. 1 Lié à la discipline de la biologie qui étudie la nature des mécanismes modifiant de manière réversible, transmissible (lors des divisions cellulaires) et adaptative l’expression des gènes sans en changer la séquence nucléotidique (ADN). (Wikipédia)
Les racines de la colère
7
Cette chaîne maudite semblait ne jamais devoir s’interrompre… issue des générations passées et se perpétuant à l’identique dans celles d’aujourd’hui, puis semblait, à n’en pas douter, être destinée à se perpétuer dans celles qui leur succéderont. Semblait… Mais allons-y par étapes et commençons par décrire les racines de l’arbre dans son environnement climatique. Mon histoire a commencé en Algérie, bien avant ma naissance, avec celle de mon grand-père paternel et de sa sœur. Leurs jeunes parents étaient propriétaires terriens dans un village de Kabylie. Pendant la guerre 1914-1918, alors que mon grand-père avait 4 ans, son père est tombé malade et est mort. Sa mère s’est retrouvée veuve très jeune, avec deux enfants. Elle vivait jusque-là dans la famille de son mari, mais, à cette époque-là, c’étaient les frères ou le père qui décidaient du sort d’une veuve : soit elle pouvait rester avec ses enfants dans la famille de son mari décédé, soit elle devait revenir dans la sienne, abandonnant ses enfants aux proches de son mari. C’est ce qu’ont décidé ses frères, l’obligeant à abandonner ses enfants et l’empêchant de les revoir, alors qu’ils habitaient dans le même village. Ils l’ont contrainte, de plus, à un nouveau mariage avec un homme du village plus âgé. Mon grand-père, 4 ans, et sa sœur sont donc restés chez leurs grands-parents et n’ont plus jamais revu leur mère. Il faut essayer d’imaginer la souffrance qui en a découlé, autant pour elle que pour eux : tout en vivant dans le même village, ils n’avaient plus le droit de se revoir ! ! ! Mon grand-père et sa sœur ont été privés de l’affection de leurs parents et d’une figure paternelle à prendre pour modèle. On leur a appris de la pire des façons que les liens 8
Les racines de la colère
familiaux pouvaient être détruits d’un seul coup, sans préavis, arbitrairement et sans que l’opinion des plus faibles ne soit prise en compte. Cela a eu, évidemment, des conséquences sur leur façon d’appréhender la vie et les relations, et de là est née en eux la nécessité vitale d’être forts. Pour pouvoir décider au lieu de subir. De plus, la jeune veuve exilée n’avait aucun droit sur l’héritage de son mari. En Algérie, l’héritage se partage de la façon suivante : 75% pour l’héritier mâle, 25% pour les femmes, mais rien pour les épouses contraintes de revenir dans leur famille d’origine, à abandonner leurs enfants et à se remarier avec un homme qu’elles ne connaissent et ne choisissent souvent même pas. Quelque temps plus tard, mon grand-père a été envoyé dans une école coranique, où il a appris à connaître le Coran. Cela n’a pas fait de lui un musulman pratiquant pour autant, puisqu’il s’est contenté toute sa vie de suivre le Ramadan. Devenu un jeune homme, il a hérité des 75% des biens et des terres de son père, dont la maison de famille appelée « Le jardin », en kabyle tal masequiva, et il s’est marié une première fois. Cet héritage mal partagé a fait naître de nouvelles racines amères. Dans les petits villages de montagne, les mariages entre consanguins étaient à l’époque chose courante. C’est une pratique qui n’aide en rien à se débarrasser des « histoires de famille ». Comme partout dans le monde, la majorité des conflits familiaux y explosent pour des questions d’héritage. Cette histoire-là s’est terminée tragiquement, d’une façon tristement similaire aux disputes de Caïn et Abel, les fils d’Adam et Eve. La douleur est capable de faire faire des choses terribles
Les racines de la colère
9
à ceux qui ont déjà une propension à la violence, à l’agressivité, gène familial probablement exacerbé par les mariages consanguins. Je n’entrerai pas dans les tristes détails de cette sombre histoire pour aller directement à ses conséquences : Un des cousins de mon grand-père est mort tragiquement, mon grand-père a failli mourir d’une balle dans le dos, et il a été contraint de divorcer de sa première épouse… tout cela après avoir vu mourir de maladies infantiles leurs six enfants. Comme si la coupe d’amertume n’était pas déjà pleine à déborder. C’est tout sauf la belle vie, n’est-ce pas ? Et ce n’est que le début. Si j’en parle ici, ce n’est pas par manque de respect envers ma famille paternelle, que j’affectionne tout particulièrement, mais pour vous permettre de comprendre quelles sont les racines des événements qui en ont découlé et qui ont eu des conséquences sur ma propre vie. Mon grand-père tenait l’épicerie de son village, où l’on torréfiait le café. Il s’est remarié une seconde fois avec celle qui allait devenir ma grand-mère, Fatima. Elle avait été divorcée de force par sa famille d’un homme qu’elle aimait et qui l’aimait en retour (mais avait le tort de ne pas être aimé de la famille de sa femme), sans avoir d’enfant. Elle n’avait que 14 ans ( ! !) quand elle s’est remariée avec mon grand-père, son aîné de plus de dix-huit ans. C’était un mariage arrangé par sa demi-sœur. De cette union est né un premier enfant, Kader, mon père. Sa mère l’a élevé seule pendant ses six premières années, parce que mon grand-père avait quitté l’Algérie et ses problèmes de famille pour aller chercher fortune en France. Il a d’abord travaillé comme marchand 10
Les racines de la colère
de fruits des quatre saisons, poussant une lourde charrette. Il a fait ensuite des nettoyages de bureaux et du gardiennage de nuit. Il est revenu de temps en temps en Algérie, et ainsi, en six ans d’autres enfants sont venus au monde, dont une fillette décédée à l’âge de 18 mois d’une maladie enfantine et un garçon, décédé, lui, d’une crise cardiaque dans son jeune âge. Que d’épreuves pour Fatima qui n’avait pas encore 20 ans ! ! ! C’est que cette très jeune mère, bien éprouvée par les décès de ses deux enfants, a été obligée de vivre tout cela pratiquement sans son mari… mais avec la présence obsessive de sa bellesœur. Celle-ci, devenue veuve, est en effet venue habiter dans la maison de son frère absent avec son petit garçon. Situation qui, mêlée aux disputes d’héritage relatées plus haut, l’a rendue amère et difficile à vivre. Cette belle-sœur, bien plus âgée, est devenue la maîtresse des lieux. Quelques années auparavant, la mère de mon grand-père était aussi revenue vivre chez son fils, car elle ne supportait plus d’être séparée de ses enfants. Ma grand-mère Fatima l’aimait bien, parce qu’elle était gentille et l’appréciait. Elle-même trouvait aussi du réconfort en allant rendre visite régulièrement à sa demi-sœur, qui habitait dans le même village. (Celle qui avait arrangé son second mariage.) Finalement, à cause de ses longues absences, le frère de Fatima a posé un ultimatum à mon grand-père : soit il emmenait sa femme et son fils en France, soit il serait « divorcé ». La famille a même menacé de la contraindre à abandonner son fils. Ils avaient probablement l’intention de la remarier à un autre, alors qu’à moins de 20 ans elle avait été déjà mariée deux fois et était mère d’un petit garçon.
Les racines de la colère
11
L’histoire allait-t‑elle se répéter ? Mon grand-père n’avait pas du tout l’intention d’emmener sa famille en France, mais il n’a pas vraiment eu le choix. Le conseil de famille a décidé à sa place, ainsi que pour son épouse, bien entendu ! Et voilà comment Kader a débarqué en France avec ses parents, alors que mon grand-père quittait son Algérie natale en laissant la gestion de ses biens à la famille de sa sœur, qui les convoitait. Nous étions en 1953. Mon père avait 6‑7 ans… et ma grandmère à peine 20.
12
Les racines de la colère
2. Promu à l’école de la violence Mon grand-père a acheté un petit café-hôtel à Paris (qu’il allait garder 40 ans) avec ses gains et la vente de terrains en Algérie. Il a installé sa famille dans une chambre rudimentaire tout en haut de l’hôtel, possédant juste un évier et chauffée par un petit poêle à charbon. Fatima cuisinait pour sa famille sur un réchaud à gaz. Mon grand-père gérait son établissement en employant des serveuses marocaines ayant vécu des situations difficiles ou étant peut-être tout simplement d’une moralité moins stricte, dans le but d’attirer des hommes dans son bar. Ma grand-mère, au contraire, suivant à la lettre les us et coutumes des femmes kabyles, avait interdiction d’entrer dans le café et d’avoir un contact quelconque avec les clients. Elle passait donc ses journées à s’occuper uniquement de Kader, mon père, et de mes futurs oncles et tantes Kamel, Sania, Yasmina et Louisa (décédée toute petite). Elle a encore eu six bébés, morts à la naissance. Cela fait 13 accouchements en tout, si l’on compte les deux enfants décédés en Algérie, pour la jeune Fatima. En plus de s’occuper de ses rejetons et de vivre plusieurs grossesses consécutives, elle est souvent tombée malade, enchaînant les séjours à l’hôpital. Le reste du temps, elle était confinée dans la chambre familiale. Cependant, au fil du temps, mon grand-père a fini par lui laisser la liberté de sortir comme elle le souhaitait. Elle est allée apprendre à coudre et tricoter auprès de religieuses catholiques,
Promu à l’école de la violence
13
tout près de chez elle … Elle pouvait aussi désormais sortir faire ses courses au marché pour acheter de quoi préparer les repas sur le réchaud à gaz, se confectionner ses vêtements et s’habiller comme elle le voulait. Mais elle est restée toute sa vie une femme simple, continuant de suivre les coutumes qu’elle avait apprises par son éducation. En plus de gérer son établissement, mon grand-père aimait jouer aux courses. Il gagnait parfois de grosses sommes, qu’il perdait encore plus vite, ce qui ne l’aidait pas à garder son calme quand l’argent pour les frais du ménage venait à manquer. Et gare à sa femme, si elle osait lui demander des comptes ! Il faisait souvent preuve de violence envers elle, surtout quand il perdait de grosses sommes aux courses. C’était LE sujet de quasiment toutes leurs disputes, car il fallait régler les factures. Fatima avait aussi du caractère et répondait parfois. Mais cela tournait chaque fois mal pour elle. Tout cela se passait sous les yeux de leurs enfants, qui inhalaient cette ambiance de violence avec l’air qu’ils respiraient. Mon père a plus d’une fois entendu pleurer sa mère. Dès son enfance, il aurait voulu intervenir plus d’une fois pour essayer de la défendre contre son père. Mais il était, lui aussi, agressif envers son petit frère et sa sœur, ajoutant ainsi au chagrin de sa mère. Il affectionnait par contre particulièrement sa dernière sœur Yasmina, quand elle était toute petite. Un jour, quand il était au collège, à 14 ans, mon père a frappé un de ses profs. Celui-ci est ensuite venu se plaindre auprès de mon grand-père, dans son café. Là, ce dernier s’est excusé platement, se déclarant indigné par ce comportement incompréhensible ( ?). Mais, ensuite, il a amené son fils dans une chambre et l’a passé à tabac. 14
Les racines de la colère
Et les années ont passé. Confronté à un besoin monstrueux de dominer, mon père s’est mis à l’haltérophilie pour atteindre son but : la beauté du corps et la puissance. Il était plein d’orgueil en raison de sa musculature. Il est ainsi devenu toujours plus fort. Il faisait de la compétition et a gagné des coupes. Jusqu’à ce fameux jour de son adolescence où il est devenu plus fort que son propre père. Ce qui devait arriver est arrivé : alors que mon grand-père s’apprêtait à frapper une nouvelle fois sa femme, mon père l’a soulevé sur une chaise à la seule force de ses bras et lui a dit d’une voix menaçante : – Plus jamais tu touches à ma mère, sinon tu auras affaire à moi ! Lors de ce jour néfaste, un jeune garçon immature de 17 ans a été promu à l’école de la violence. Mon grand-père s’est mis à craindre mon père et, finalement, lui a abandonné le rôle de chef de famille. Mon père est devenu de plus en plus agressif envers lui, et leurs relations sont devenues très difficiles. Jusqu’au jour où, la situation de départ s’étant inversée, ma grand-mère a jugé bon de défendre son mari. Elle a brandi une bouteille en ordonnant à son fils : – Tu ne touches pas à mon mari ! Suite à cela, les relations entre mon père et sa mère se sont progressivement dégradées. Il a échappé à l’autorité de ses deux parents et a probablement, aussi, cessé de les respecter. Loin de se montrer reconnaissant pour son acte de bravoure, mon grand-père a encore frappé quelquefois ma grand-mère, en l’absence de mon père. Une fois, quelques années plus tard, elle est allée jusqu’à se cacher dans la cave avec l’une de ses
Promu à l’école de la violence
15
filles pour y passer toute la nuit, en attendant que son mari se calme. Ces disputes étaient souvent amorcées par des problèmes d’argent : quand mon grand-père perdait aux courses, il pouvait avoir une réaction très violente si ma grand-mère venait lui demander de l’argent pour les besoins de la famille, et surtout pour payer les impôts… Et elle en faisait les frais ! Quand l’esprit méchant est là, il peut se manifester pour une question d’argent ou autre chose (cela peut se déclencher sous n’importe quel prétexte), et la violence explose ! Comme le dit le proverbe : quand la mangeoire est vide, les chevaux se mordent. Cela a duré des décennies. J’ai encore le souvenir de quelques disputes entre mes grands-parents au sujet de l’argent. Quand ma grand-mère en réclamait pour le ménage à mon grand-père et qu’il en avait, il se détournait pour le tirer de sa poche afin qu’elle ne voie pas le nombre de billets qu’il avait sur lui. Il disait souvent : « je vous ai élevés, recueillis, je vous ai donné à manger » et, pour lui, c’était l’essentiel et tout ce dont il était capable. Mais son don le plus grand était son amour pour mon petit frère et moi. Mon grand-père avait été éduqué à exercer son autorité par l’usage de la force et rêvait de gagner beaucoup d’argent d’un seul coup, en jouant aux courses. Sans jamais y parvenir et mettant en péril, au contraire, l’équilibre financier de la famille et envenimant le climat de son couple. Mon père a grandi, lui aussi, dans l’idée que ce qui comptait dans la vie, c’était de se procurer des moyens financiers le plus facilement et le plus rapidement possible, et de s’imposer sur les plus faibles. En outre, pour ne rien arranger, au milieu des années 1950, la guerre d’Algérie a éclaté. L’hôtel de famille devient vite un 16
Les racines de la colère
lieu de rendez-vous pour les Algériens assoiffés d’indépendance. Impossible de rester neutre, dans un tel contexte ! Beaucoup de résistants kabyles vont et viennent, se servant de cette adresse pour obtenir des papiers leur permettant de rester en France. Mon grand-père va jusqu’à utiliser mon père, alors même qu’il n’est encore qu’un enfant, pour cacher des armes. Cela arrive une seule fois, mais quand même ! Dans cette ambiance, et avec de tels projets en tête, mon père effectue évidemment une scolarité officielle pour le moins chaotique. C’est pourtant au collège, à 16 ans, qu’il rencontre une jolie Française de son âge, qui deviendra ma mère : Eve. Il faut dire qu’il est plutôt beau garçon ! ! !
Promu à l’école de la violence
17
3. Deux adolescents immatures Ma mère vient d’une famille lorraine, française et catholique. Ses parents se sont mariés très jeunes, lorsque sa mère est tombée enceinte de son premier enfant, mon oncle René, en 1945. Mon grand-père André, fils unique, était doué pour le chant et voulait faire carrière dans l’opéra. Ses parents lui ont payé des études de chant au conservatoire, si bien que mes grands-parents maternels sont venus à Paris après la naissance de leur premier fils. A leur arrivée dans la capitale, après la régularisation de leur situation, ayant besoin d’un appartement plus grand en HLM, mes grands-parents ont repris avec eux leur fils aîné. Ma grandmère maternelle a travaillé comme secrétaire, tandis que mon grand-père a intégré l’Opéra-comique après un premier prix de chant au Conservatoire de Paris. Mon grand-père évoluait désormais dans le monde artistique, et il est tombé amoureux d’une chanteuse. Ce qui devait arriver est arrivé : il a divorcé en 1963, bien qu’un troisième enfant soit né pendant la séparation. Ma grand-mère maternelle était spéciale et plutôt méchante… Mon grand-père passait une ou deux fois par mois pour donner de l’argent car, malgré son divorce, il avait à cœur de pourvoir aux besoins de ses enfants, ce qu’il a fait jusqu’au bout. Cela n’empêche pas qu’ils ont tous les deux fait subir une jeunesse désastreuse à leurs rejetons, d’où les problèmes d’Eve, ma mère, qui était, comme mon père, un peu canaille… beaucoup, même !
Deux adolescents immatures
19
Quant au petit frère de ma mère, il s’est mis en ménage et a eu un fils, mais il est retourné chez sa mère au bout d’un an… Je crois bien que mon oncle René était le seul rescapé de ce désastre, le seul qui ait construit une vie de famille équilibrée. Etant l’aîné, il devait surveiller les deux autres, et il l’a fait de son mieux… Mais, malheureusement pour moi, mon frère et moi n’avons pas eu beaucoup d’occasions de le fréquenter quand nous aurions eu besoin d’un pilier solide. C’est à 16 ans qu’Eve, ma mère, a rencontré mon père. Les deux adolescents se fréquentaient au collège dans le dix- neuvième arrondissement de Paris. La mère de mon père et celle de ma mère n’étaient pas emballées par cette liaison. Ainsi, lorsque ma mère s’est retrouvée enceinte de moi, son père a essayé de la convaincre d’avorter. Mais elle a refusé (merci, maman !) et a décidé d’aller vivre avec mon père (qui n’avait que 16 ans) à l’hôtel de mes grands-parents. C’est comme cela que je suis née, le 25 octobre 1964. Mon grand-père paternel, Amir, est venu me chercher à la maternité. C’est lui qui a signé les papiers de reconnaissance de paternité, puisque mes parents n’étaient pas majeurs. Ils ne se sont jamais mariés. L’histoire se répétant souvent dans les familles, il faut noter que mes arrière-grands-parents, les parents d’André, ont aussi essayé de leur côté de le séparer de Nelly, ma grand-mère. Mais comme elle attendait un enfant, la mère de Nelly, Lucie, s’est occupée du bébé jusqu’au mariage de ses parents. Mes grands-parents paternels, bien obligés, ont donc accueilli chez eux ma mère… et moi. Les relations étaient plutôt tendues, mes parents entretenant une relation conflictuelle avec ma grand-mère kabyle. Celle-ci a souffert de la présence de ce jeune 20
Les racines de la colère
couple, et elle ne s’entendait déjà plus avec son fils à cause des événements précédents. Mon père, à 17 ans, sans emploi ni diplôme, s’était approprié le rôle de chef de famille par la violence, sans que personne ne lui en ait fourni le mode d’emploi ni les ressources matérielles. A ma naissance, sans l’avoir prévu ni probablement sincèrement souhaité, il s’est retrouvé père, alors qu’il n’était pas encore lui-même un adulte responsable. Deux gamins se sont retrouvés ensemble pour concevoir la vie, ce qui est facile dès lors que certaines conditions physiques et biologiques sont réunies ! ! C’est ainsi qu’Eve s’est retrouvée catapultée dans un environnement très différent de ce dont elle avait l’habitude… Elle était logée et accueillie dans des conditions loin d’être idéales, sa chambre étant au même étage de l’hôtel que celle de ma grand-mère et aménagée de la même façon. Avec, de plus, des héritages culturels dont elle ne connaissait rien et que mon père tenait à lui imposer. Mais ce n’est qu’après ma naissance que cela est devenu apparent. Mon frère est né un an après moi. Se retrouvant enceinte une nouvelle fois, à 18 ans, et vivant dans une ambiance toxique, ma mère ne souhaitait pas le garder. Elle est allée voir quelqu’un qui a pris des aiguilles… mais sans résultat, à part celui d’ajouter de la douleur à beaucoup de ressentiment. Mon frère est donc né en 1965. J’ai appris, bien des années plus tard, par la mère de mon cousin qui l’avait accompagnée, que ma mère a avorté par la suite d’un troisième enfant. Mon père n’en savait rien, car tout avait été fait dans le secret, dans le but de préserver un minimum de tranquillité. Pour avoir la paix ? Pas sûr que cela suffise…
Deux adolescents immatures
21
Ma petite enfance s’est donc déroulée dans l’hôtel de mes grands-parents. Même s’ils ne s’entendaient pas avec mes parents, je me souviens qu’ils se montraient très affectueux envers mon frère et moi. Bravant l’interdiction de ma mère de les fréquenter, nous allions souvent frapper à leur porte. C’est qu’elle nous délaissait. Elle n’allait pas bien du tout. Elle était toujours triste. Elle ne faisait pas le ménage, elle ne rangeait pas la chambre d’hôtel qui nous servait de logement et où nous logions à quatre, comprenant un réchaud à gaz, un chauffage d’appoint, un lit, un lavabo et une armoire en plastique. Exactement comme vivaient nos grands-parents et comme y était habitué mon père. Mais pas ma mère. Lui, il tenait à reproduire dans son couple ce qu’il avait vécu avec ses parents. Mon père s’est donc révélé de plus en plus violent, jaloux, agressif envers ma mère. Je me souviens vaguement d’une scène où, dans une crise de colère, il a tout jeté par la fenêtre : meubles, vêtements et vaisselle. Cela a certainement dû choquer ma mère, mais cela nous a en tout cas marqués, nous, les enfants. S’il y avait un repas de famille, il suffisait qu’elle pose le regard sur un autre homme pour qu’il lui fasse une terrible scène de jalousie. Il voyait le mal partout. Il n’avait aucune confiance en elle. Ma mère, ayant quitté l’école, passait d’une grossesse à l’autre et était confinée toute la journée dans cette chambre exiguë, tandis que mon père avait interrompu, lui aussi, sa scolarité pour prendre un emploi de laveur de vitres. Mais il voulait plus d’argent, si bien qu’il a commencé à se rendre coupable de larcins, plongeant ainsi dans le monde des voyous. Cela allait le conduire, plus tard, dans des eaux toujours plus troubles et profondes. 22
Les racines de la colère
Nous avons vécu dans cet hôtel, en famille, jusqu’à mes 5 ans. J’y ai de beaux souvenirs. Mon frère et moi allions dans le bar où les hommes du quartier, qui jouaient aux dominos, nous accueillaient aimablement en nous offrant des jus de fruits. Nous recevions des pièces de monnaie à verser dans la machine à cacahuètes ! Puis nous courions faire un bisou au grand-père. « Bisous, papa, disait-il, mi miche Vava a meral. » Le temps où mon petit frère devait être circoncis est arrivé, mais mon père n’avait pas d’argent. C’est notre grand-père qui a pris à sa charge la grande fête où ont été conviés beaucoup de membres de notre famille paternelle, amis proches, personnel de l’hôtel et voisins. Il avait aussi prévu de magnifiques vêtements pour mon frère et moi. Le mouton, le couscous et les jus de fruits ont coulé à flots ce jour-là. Puis, tout cela s’est terminé. Ma mère a trouvé un travail de gardienne de loge dans le huitième arrondissement, dans un très bel immeuble avec un appartement pour nous, petit mais confortable. Nous y avons emménagé en 1969. Il n’y avait pas beaucoup d’argent à la maison, à l’époque, et j’ai le souvenir que mes grands-parents paternels venaient nous rendre visite en nous apportant des vivres, sans avoir le droit d’entrer dans la maison, cependant. Il ne fallait surtout pas que mon père les rencontre ! ! Nous nous retrouvions ainsi au jardin public, au petit Théâtre de Guignol, avec ma mère. Je peux donc supposer, sans en avoir de preuve, que la relation entre mon père et ses parents s’était encore envenimée, ce qui a eu pour effet de nous priver des témoignages d’affection de nos grands-parents paternels. Et du côté maternel ? J’ai le souvenir d’un repas dans la famille de ma mère, une choucroute, au cours duquel mon père a voulu
Deux adolescents immatures
23
donner des bijoux en or à mon grand-père André, qui les a refusés en disant que c’étaient des bijoux volés. Mon grand-père savait que mon père était un voyou, et il ne voulait surtout pas avoir affaire à lui. Chez nous, l’atmosphère était explosive. De la nitroglycérine. Deux exemples : un soir, mon père a fait une terrible crise de jalousie, simplement parce que j’avais dit, innocemment, que le facteur était entré dans la loge. On m’a reproché (pas ma mère), bien des années plus tard, d’avoir dit cela. Il fallait se méfier de tout, tout coder. Mais à l’âge de 5 ans… Ne dit-on pas que la vérité sort de la bouche des enfants ? Un autre soir, mon père avait peut-être bu, bien qu’il ne soit pas un alcoolique. En tout cas, il a frappé ma mère très fort devant nous. Elle hurlait. Il lui a arraché ses vêtements, a pris un couteau et a gravé une croix sur son front, puis l’a jetée dehors toute nue. Des voisins ont appelé la police. Je me souviens les avoir vus recouvrir ma mère avec une couverture. Je pense qu’elle n’en pouvait plus de toute cette violence. Ce qui se passe ensuite va le prouver !
24
Les racines de la colère
4. En prison ! Personne ne peut servir deux maîtres. Matthieu 6.24 Je me souviens que la police est revenue. Ils ont perquisitionné la maison parce que mon père avait été arrêté et transféré à la prison des Baumettes, à Marseille, ayant écopé de 18 mois pour braquage. Je revois ma mère assise, la police lui demandant : – Comment allez-vous faire, pour vous et vos enfants ? Il était évident que nous ne pouvions pas rester dans cette loge du huitième arrondissement, avec mon père en prison et les scènes violentes auxquelles les voisins avaient assisté. Ma mère avait fait une tentative de suicide. J’ai vu comment ils lui ont bandé les poignets. Sachant qu’elle n’aurait pas l’aide et le soutien de son père et de sa mère et qu’ils ne pourraient donc pas nous accueillir, elle a dit à ma grand-mère algérienne : – Je ne peux pas garder les enfants. Si vous ne les gardez pas, ils iront à l’assistance publique. Alors ma grand-mère a répondu : – Ce sont les enfants de mon fils, je ne les abandonnerai pas. Ils vont rester chez nous. (Merci, maman Zouzou…) Ainsi, mon grand-père paternel est à nouveau intervenu pour nous aider. Il avait loué un logement dans un HLM de l’Essonne (91) pour ma grand-mère Fatima et mes deux tantes.
En prison !
25
Mon oncle est resté à l’hôtel avec mon grand-père, qui passait ses journées là-bas à travailler et ne revenait que tard, après minuit, pour repartir à l’aube. Ma mère avait d’autres intentions… Elle nous a déposés, mon frère et moi, dans ce HLM, puis elle est partie. Je me souviens l’avoir entendue dire : – Je ne peux pas m’occuper de vous, je quitte votre père. C’est moi qui vous recontacterai. Et voilà comment elle est partie sans laisser d’adresse. J’ai su plus tard qu’elle était allée demander de l’aide à son frère aîné, René. Celui-ci a mis à sa disposition un logement appartenant à leurs grands-parents, à Paris. Ma mère a logé seule dans cet appartement, mais sans avoir d’emploi ni de revenu… Elle a accumulé les dettes auprès des commerçants du voisinage et aurait aussi signé des chèques en blanc. Floués, ils ont pris à partie mon oncle René. Ses parents, apprenant cela, ont refusé de laisser ma mère, leur propre fille, dans cet appartement. Toute autre forme d’aide lui a été refusée. Mon oncle a peut-être eu, à un certain moment, l’intention de continuer à nous venir en aide, à mon frère et moi, et peutêtre bien aussi de nous recueillir, mais il s’est retrouvé devant une situation difficile, car il y avait un mur de séparation du côté des parents de ma mère depuis notre naissance. En outre, quand il a vu que ni mon père ni mon grand-père n’étaient prêts à nous lâcher, avec les risques de représailles que cela pouvait comporter pour lui, sa famille et ma mère, il a renoncé. C’est que mon père faisait peur, même depuis la prison ! ! Peut-être aussi la famille de ma mère a-t‑elle jugé qu’elle avait fait son choix, et qu’elle devait l’assumer. Nous, les enfants, devions aussi accepter cet état de fait et en subir les conséquences ! ! 26
Les racines de la colère
Chassée de ce logement gratuit, ma mère est parvenue à se débrouiller tant bien que mal. Elle a un peu travaillé dans une clinique et s’est rapprochée du lieu où nous vivions, mon frère et moi. Mais sans vivre avec nous ni en exprimer le désir. Elle venait seulement nous rendre visite, de temps à autre. Une fois, elle nous a fait envoyer un cadeau de Noël. Une autre fois, elle m’a offert des boucles d’oreilles et m’a fait percer les oreilles. Nous y sommes allées ensemble, et je n’oublierai pas ces brefs moments de présence maternelle. Il y avait aussi quelque chose pour mon petit frère. Ce sont bien les seuls cadeaux que nous ayons jamais reçus d’elle. C’est dire à quel point nous les avons appréciés ! Une énorme surprise qui nous a fait grand plaisir. A une certaine époque (j’avais 6 ans, mon père était encore en prison), ma mère nous a invités quelques fois dans une chambre à la Bastille. Elle fréquentait alors un cuisinier qui travaillait dans un restaurant où elle était serveuse. Je me souviens de cet épisode. Elle fumait des Gauloises, et, quand je l’ai vue fumer, je suis allée m’enfermer dans les toilettes pour fumer moi aussi, comme une adulte. J’ai toussé. Je me déguisais en femme pour lui ressembler. Plus tard, Eve a déménagé chez quelqu’un d’autre, dans un autre immeuble de la cité où nous vivions avec nos grands-parents. Quand je l’ai su, je suis allée la guetter et j’ai pu la voir. Elle m’a fait rentrer, et j’ai aussi vu le type qui l’hébergeait. Tout de suite après, ma mère est allée en prison pour ses chèques sans provision. Mon père était encore en prison, à ce moment-là. Je me rappelle avoir été présente au procès, avec mes grands-parents. Mon père était menotté, dans une cage, comme une bête. Ça m’a brisé le cœur, et j’ai crié : « Papa, papa ! »
En prison !
27
Revenue dans mon lit, toute seule, j’ai prié pour lui en disant : – Mon Dieu, libère mon père de la prison. Et j’ai fait le signe de croix, au nom du Père, du Fils et du SaintEsprit. Instinctivement. Sans connaître la signification des mots et du geste, ayant été élevée dans une famille musulmane. Pendant cette période, ma grand-mère nous prenait dans son lit, mon frère et moi, et nous apprenait la prière musulmane en arabe. Quand nous faisions des bêtises, elle disait : – Si tu jures que ce n’est pas toi, tu vas le jurer sur le livre de Dieu. Et elle sortait son Coran en nous menaçant de la punition divine qui attend le menteur. Elle jouait aussi du tambour et nous faisait danser et chanter en kabyle. Pour elle, c’était un moment de bonheur de se retrouver dans l’ambiance de son enfance. Ça mettait tout le monde en fête, et on chassait la tristesse avec Cherifa, chanteuse de Kabylie. Puis, un jour où je jouais devant le magasin du HLM, une voiture est arrivée. Mon père en est descendu. Il sortait de prison. Là j’ai couru vers lui. Il m’a ouvert ses bras et il m’a serré fort contre lui. Nous sommes alors allés chez ma grand-mère, et il s’est installé avec nous. Il partait sur Paris et revenait régulièrement. Il est ensuite allé habiter dans une chambre de bonne, dans la capitale, seul. Pas chez mon grand-père. Dans sa chambre, il avait notre photo près de son lit. Quand il nous emmenait chez lui, nous dormions dans cette chambre avec lui, puis nous déjeunions chez « Huguette ».
28
Les racines de la colère
5. Cinéma et terrible scène d’adieu Papa nous emmenait au cinéma où il nous laissait seuls, mon frère et moi, pendant deux séances, ce qui lui permettait de filer ailleurs. Cet endroit était notre « baby-sitter ». Il me disait juste avant de partir : – Tu veilles sur ton frère. C’était difficile : j’étais encore bien petite. J’avais remarqué que, dans les toilettes du cinéma, il y avait des trous par lesquels les gens regardaient, et je ne voulais plus que mon cadet y aille tout seul. C’était la première fois que j’étais confrontée au voyeurisme. Quelques mois plus tard, ma mère est partie pour de bon. Nous jouions dans le bac à sable, mon frère et moi. Mon père était aussi là, parce que mes parents s’étaient donné rendez- vous. Ma mère est arrivée avec un homme et un chien. J’ai vu que cet homme avait une arme sous sa veste. C’est alors que, de but en blanc, ma mère nous a dit de choisir, mon frère et moi (nous avions 6 et 7 ans !). Nous devions décider : partir avec elle ou rester avec notre père. Nous sommes restés sans voix, complètement dépassés par les événements ! ! Quel choix atroce ! ! J’ai alors entendu mon père lui répondre (à notre place) : – Casse-toi ! Je garde mes gosses. Nous n’avons même pas pu prendre de décision, mon petit frère et moi. Notre mère est donc repartie avec cet homme, sans rétorquer. Sans nous. En nous laissant là.
Cinéma et terrible scène d’adieu
29
J’ai le souvenir d’avoir vu notre père pleurer, plus tard dans la journée, une fois qu’elle était partie. Il nous a pris dans ses bras et nous a dit : – C’est fini. Je me rappelle avoir vu ma mère partir, quelques jours plus tard, depuis une fenêtre. Et j’ai moi aussi pleuré, ce jour-là. Je lui en ai voulu de ne pas m’avoir emmenée. J’aimais mon père, mes grands-parents, mais j’aurais également voulu avoir ma mère près de moi. Je me suis sentie terriblement abandonnée, ce jour-là. Puis le temps a passé. Eh oui, il passe, qu’on soit heureux ou malheureux. Et malheureuse, je l’étais. Je souffrais terriblement, ma mère me manquait. Cela ne m’a pas aidée à l’école… en plus d’être la fille d’un voyou. Question scolarité, après deux ans de petite école dans le dix-neuvième arrondissement où se trouvait l’hôtel de mes grands-parents, puis une année de CP dans le huitième, que j’ai redoublée en 1971, je me suis retrouvée à l’école primaire de M… où nous habitions avec ma grand-mère. A l’école, on m’a reléguée au fond de la classe. Les enseignants m’ignoraient. J’avais un petit nounours en plastique dans mon cartable, auquel je parlais pendant les cours. Pour me sentir moins seule. Là, au fond de la classe. C’est que les mamans de mes camarades avertissaient l’enseignante : – Je ne veux pas cette gamine à côté de nos enfants. Disaient-elles cela à cause de mes origines algériennes ou à cause de la réputation de mon père ? Aucune idée. Je ne comprenais pas. 30
Les racines de la colère
Résultat : j’étais une paria. J’étais encore plus malheureuse et je ne me sentais pas du tout à ma place. Du coup, j’accumulais du retard sur le programme. Pour couronner le tout, il n’y avait personne à la maison pour m’aider… Ma grand-mère était analphabète, et mon grand-père ne savait ni lire ni écrire en français. Mes deux tantes, nées en 1959 et 1962, se sont retrouvées avec la charge que nous constituions, mon petit frère et moi. Elles ne pouvaient pas non plus nous aider à faire nos devoirs, puisqu’elles avaient, elles aussi, de la peine à suivre. D’autant plus que ma grand-mère était malade du cœur et leur laissait, par conséquent, le ménage à gérer, surtout à la plus grande, Sania. Une fois, j’ai voulu réciter un poème à mon père, qui était là, et il m’a dit : – Non, je n’ai pas le temps. Sans nous apporter aucun soutien, il attendait de mon frère et de moi que nous lui apportions de bons résultats scolaires. En somme : « Débrouillez-vous, mais sachez que je vous considérerai comme responsables de vos résultats. » Maintenant, bien des années plus tard, je comprends mieux la soif d’attention qui me dévorait à l’époque et qui m’a dévorée pendant de nombreuses années. Elle m’a poussée à faire des choses que je n’aurais jamais dû accepter, mais n’allons pas trop vite. Donc, je disais que mes débuts scolaires n’étaient pas fameux.
Cinéma et terrible scène d’adieu
31
Propos recueillis par
Aïda Zdif Propos recueillis par
Franca H. Coray
Les racines de la colere
'
Franca H. Coray
Aïda Zdif
Aïda Zdif
& Franca H. Coray
'
Temoignage
'
Les racines de la colere
'
Temoignage
CHF 16.90 / 14.90 € ISBN 978-2-8260-2045-5
'
Les racines de la colere
Née d’une mère française rejetée par sa famille à cause de sa grossesse et d’un père kabyle qui sombre dans le grand banditisme, Aïda vit une jeunesse difficile à l’école de la colère. Avec son frère, elle subit des violences de la part des proches: abandon, maltraitance familiale, solitude, dépendances, assassinat de son père par un parrain du banditisme, épreuve du sida… De quoi toucher le fond! Vient alors le moment du rebond et des rencontres inattendues.