Recueil de textes 2018: Histoires Élémentaires

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Maison de la Francité

Les meilleurs textes du concours 2018

HISTOIRES ÉLÉMENTAIRES

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La Maison de la Francité remercie chaleureusement pour leur soutien :

Avec le soutien de la Commission communautaire française - Services du Gouvernement des francophones bruxellois, de la Fédération Wallonie-Bruxelles, du Parlement francophone bruxellois et du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles



Avec le soutien du Gouvernement francophone bruxellois. Dans la même collection :

- Variations sur trois thèmes Textes lauréats des concours d’écriture 2002, 2003 et 2004 - L’invention du siècle Les meilleurs textes du concours 2005 - Le pays de mes rêves Les meilleurs textes du concours 2006 - Mon histoire romaine Les meilleurs textes du concours 2007 - Lutin au Québec. Une aventure du “vingt-et-unième“ en Amérique du Nord Les meilleurs textes du concours 2008 - La tête dans les étoiles Les meilleurs textes du concours 2009 - Une rencontre africaine Les meilleurs textes du concours 2010 - Je t’appelle citadelle Les meilleurs textes du concours 2011 - Si j’étais magicien… Les meilleurs textes du concours 2012 - Destination ailleurs Les meilleurs textes du concours 2013 - Prisonnier Les meilleurs textes du concours 2014 - Étincelles Les meilleurs textes du concours 2015 - Je suis qui, au fait ? Les meilleurs textes du concours 2016 - Moi, président. Les meilleurs textes du concours 2017

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Maison de la Francité 2018


Histoires ĂŠlĂŠmentaires Les meilleurs textes du concours 2018



Préface

Chaque année, notre concours met en lumière la vivacité de l’écriture créative dans notre pays. Depuis plus de vingt ans, il fait venir à nous des pages remplies de mots, choisis par les auteurs et auteures pour élaborer le plus beau texte possible. Derrière ces milliers de pages noircies sur les thèmes intrigants et originaux choisis par la Maison de la Francité, une communauté sans frontière s’exprime, dont les membres résident ou ont résidé en Belgique et pour qui l’écriture en français est à la fois le territoire et la destination, chemin parcouru et voyage à entreprendre. Combien de rêves, combien de vies, s’expriment dans tous ces textes ? Chaque année est une occasion de rencontres multiples et d’échanges, autour de l’émotion et de l’attente de chaque participant et participante. C’est ainsi qu’en 2018, la Maison de la Francité a invité les auteurs et auteures de son concours de textes à écrire sur les quatre éléments du vivant que sont l’eau, le feu, la terre et l’air. Avec ce thème, la Maison de la Francité vous invite à observer, à ressentir et à écrire, sur un des quatre éléments ou plusieurs : en les combinant ou en les opposant, en explorant les relations qui se tissent entre eux ou de vous à eux, dans notre monde ou dans celui que créera votre imagination. (…) Dans les échappées hors de nos existences trépidantes, ne sent-on pas quelquefois comme la vie secrète et mystérieuse qui anime la terre, l’eau, l’air ou le feu, nous concerne, nous aussi ? Nos relations avec les quatre éléments ne relèvent-elles pas tantôt 7


de l’intime, de nos émotions les plus profondes, tantôt d’un mouvement qui nous dépasse et qui participe à l’univers tout entier ? Ce thème à quatre faces semblait sans limites, et la lecture des textes reçus montre qu’il était possible de les aborder presque sans en avoir l’air. Les 525 textes recueillis foisonnent d’inspirations diverses. La participation des jeunes est considérable : 42% des participants et participantes ont moins de 18 ans. Nous remercions chaleureusement les professeurs et professeures, les directions d’écoles et les parents qui relaient nos annonces et encouragent les adolescent(e)s à tenter l’aventure. Toutes les provinces de Belgique sont représentées parmi nos candidats et candidates ! Un tiers de ces personnes vivent dans la Région bruxelloise (32% des participations), et une part importante, à proximité de la capitale (dont 27% dans le Brabant Wallon). Les Provinces de Namur et du Luxembourg sont moins présentes, mais les provinces de Liège et du Hainaut sont fortement représentées (un(e) candidat(e) sur quatre provient de ces provinces). Une vingtaine de textes nous sont venus de Flandre. En outre, comme chaque année, nous avons dû refuser quelques candidat(e)s résidant en dehors de la Belgique, et qui souhaitaient participer, eux(elles) aussi, à notre concours. C’est que le règlement du concours, permettant toutes les formes et tous les genres, rend ce dernier singulier et unique sur le marché des concours littéraires. La Maison de la Francité souhaite maintenir ce cap et met en œuvre la sélection la plus professionnelle et objective possible afin de récompenser le plus grand nombre de talents. La sélection des textes s’est faite en deux étapes : toutes les participations ont été réparties entre quatre sélectionneurs et 8


sélectionneuses. Ce sont 51 textes qui sortirent de cette présélection. Une seconde étape a permis d’en extraire 30, dont 23 devinrent les lauréats et lauréates du concours. Ce recueil propose à la lecture les meilleurs textes reçus dans les trois catégories : 7 textes chez les adultes, 4 chez les juniors et 2 chez les cadets. En les éditant, la Maison de la Francité a choisi de conserver intacte la spontanéité des styles et de certaines expressions voulues par les auteurs et auteures. Toutefois, les textes ont été adaptés aux règles de la nouvelle orthographe et des graphies simplifiées. Nous espérons que ces ajustements ne troubleront pas votre lecture. La Maison de la Francité vous souhaite une belle découverte, et remercie tous ceux qui ont contribué à la réussite de ce concours 2018 : les auteurs et auteures, les organisateurs(rices), les collaborateurs(rices), les sélectionneurs et sélectionneuses, les membres du jury et bien évidemment nos partenaires ainsi que la Commission communautaire française et la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce concours a permis une fois de plus de valoriser la diversité des imaginations et l’habileté des auteurs et auteures à jouer avec la langue française. Son succès est encourageant, et nous nous réjouissons de recevoir chaque année quelques perles d’écriture et d’inventivité. C’est une des missions poursuivies par la Maison de la Francité que de mettre en avant les talents autour du français. Nous remercions vivement les participants et participantes de nous avoir confié le leur.

Anne VANDENDORPE

Chargée du Concours de textes 9


Sélectionneurs - Henry LANDROIT Chroniqueur de langue, pédagogue et écrivain - Thibaut SCOHIER Rédacteur - David BRANDERS Éditeur - Micheline LIGOT Lectrice de la Compagnie de Lecteurs et d’Auteurs - Benoit ROBERT Lecteur de la Compagnie de Lecteurs et d’Auteurs

Jury Présidente : - Évelyne Wilwerth Écrivaine Membres : - Lorent CORBEEL Rédacteur en chef du webzine de critiques littéraires Karoo - Laurence GHIGNY Attachée culturelle à la Fédération Wallonie-Bruxelles - Laurence ORTEGAT Auteure et présidente de la Compagnie des Lecteurs et d’Auteurs - Stefano PULEO Gouverneur Richelieu de la région Escaut - Serge de PATOUL Député francophone bruxellois

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Palmarès Catégorie « cadets » - 11 ans à 14 ans

- 1er prix Mlles HUBERT Juliette et LION Alice (de Watermael-Boitsfort) pour leur texte Odyssée d’une goutte d’eau

- 2e prix Mlles BROCHARD Flore, LECOMTE Anna, PUTZ Marie-Hermance et THIERS Alice (d’Uccle) pour leur texte Face aux flammes - 3e prix Mmes DE BOOSERÉ Jessica, GYSEN Christine, MUNYANEZA Joy et M. VORGEAT Cyril (d’Evere) pour leur texte Les secrets de notre forêt

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Palmarès Catégorie « juniors » - 15 ans à 17 ans

- 1er prix Mlle LUCAS Perrine (de Trivières) pour son texte Bouteille à la mer

- 2e prix Mlle HUYNH Nathalie (d’Ixelles) pour son texte Dernière pluie

- 3e prix M. TRIFIRO Noé (de Malèves-Sainte-Marie-Wastinnes) pour son texte Noah - 4e prix Mlle SOMME Noéline (de Merdorp) pour son texte Mon enfant

- 5e prix Mlle FRANCESCHETTI Lisa (de Beauvechain) pour son texte Mediterraneo

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Palmarès Catégorie « adultes » - 18 ans et plus

- 1er prix M. LEFEBVRE Jean-Paul (de Nil-Saint-Vincent) pour son texte Ligne de vie

- 2e prix Mme MASSE Caroline (de Haillot) pour son texte La solitude des puissantes

- 3e prix M. ISTIRY Nicolas (de Wemmel) pour son texte De l’eau sur le feu

- 4e prix Mme ESTIENNE Perrine (d’Ottignies) pour son texte Deíktes

- 5e prix Mme ROBERT Colette (de Woluwe-Saint-Pierre) pour son texte Toujours debout - 6e prix Mme CROQUET Coraline (de Wihéries) pour son texte Agonie

- 7e prix M. DEFOSSÉ Guillaume (de Saint-Gilles) pour son texte Mécanique de perte

- 8e prix M. BARBIER Michel (de Marcinelle) pour son texte Un collectionneur 13


- 9e prix Mme DECLEYRE Bénédicte (d’Ath) pour son texte Avant que la mer ne se retire…

- 10e prix M. PIEDBOEUF Benoit (de Bellefontaine) pour son texte Merveille - 11e prix ex-æquo Mme MOREAU Brigitte (d’Auderghem) pour son texte La folie des grandeurs

- 11e prix ex-æquo Mme ROUSSEAU Anne-Laure (d’Auderghem) pour son texte D’un sommet à l’autre

- 11e prix ex-æquo Mlle TAHRI Anissa (de Neder-Over-Heembeek) pour son texte Si l’exil m’était conté - 12e prix ex-æquo Mme BOUFFIOUX Marie (de Robelmont) pour son texte Un choix élémentaire

- 12e prix ex-æquo Mme SCHOLLER Muriel (de Braine-l’Alleud) pour son texte Les mots flottés

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Textes des lauréats cadets

- Juliette HUBERT et Alice LION Odyssée d’une goutte d’eau - Flore BROCHARD, Anna LECOMTE, Marie-Hermance PUTZ et Alice THIERS Face aux flammes

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Juliette HUBERT et Alice LION Odyssée d’une goutte d’eau

« Qu’ai-je fait pour mériter ça ? Quelle horreur, quelle cruauté ! Je n’en reviens pas. Mais pour qui se prend-elle ? Cette chaleur peut vraiment se montrer étouffante, quand elle veut. Je n’avais rien demandé, j’étais tranquillement endormie dans mon coin. Pourquoi vient-elle me réveiller comme ça ? Ce n'était pas prévu dans le contrat. Moi qui étais venue en Arctique pour prendre les glaces ! Me voilà bien reposée, à la dérive dans un océan surchargé… » Tout en me laissant porter par les courants, je fulminais et ruminais les circonstances désagréables de ce réveil précipité qui m’avait arrachée à mon doux cocon de glace d’une telle manière, si brusquement, que dans un état de torpeur accablant, je ne me rendais pas bien compte d’où je me laissais flotter. « Je suis persuadée d’avoir pris une formule d’au moins deux-mille ans. Qu’ils ne viennent pas me faire croire qu’il s’est écoulé ne serait-ce que mille-quatre-cents ans ! » Les fabricants de cette cure de sommeil pouvaient être certains de recevoir une lettre bien salée de ma part. Je ne pris conscience de m’être fortement éloignée de l’Arctique que lorsque j'aperçus au loin les côtes canadiennes.

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« Le Canada ? Pff…, pensai-je en m’étirant. » Je ne connaissais pas vraiment. Décidée à sortir de mon hibernation, je bâillai à m’en décrocher la mâchoire, quand mes oreilles indiscrètes surprirent une conversation juste à côté de moi. Ma curiosité fut d’autant plus attisée que j’entendis le mot « sècheresse ». Chez moi comme chez toutes les autres gouttes d’eau, ce terme était synonyme de gyrophares allumés et de sirènes hurlantes. Avec une discrétion toute relative, je m’approchai pour mieux comprendre ce qui se disait. - Une sècheresse ? Où ça ? - Un début en tout cas, au nord de l’Australie. - Combien de victimes jusqu’à présent ? - Oh, ce n’est pas comme s’il y avait beaucoup d’eau, dans le désert Tanami. Ce n’est pas une région très peuplée. Mais ça reste inquiétant. « Le désert Tanami ? Tanami… mais c’est là qu’habite ma grand-mère ! » Ni une, ni deux, ma décision était prise. Il fallait que je sache s’il lui était arrivé quelque chose, et sans m’annoncer. - Comment se rend-on en Australie ? Je reçus pour toute réponse des regards interloqués de la part des gens qui discutaient derrière moi et qui ne m’avaient pas vue venir. Je fus obligée d’insister.

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Après plusieurs suppliques, je parvins à leur arracher quelques balbutiements : - Euh… je ne sais pas, et toi ? - Aucune idée. Ce n’est pas vers le sud ? - Tu as raison. Tout le petit groupe se tourna alors vers moi. - Descendez jusqu’en Afrique et à partir de là, vous n’avez qu’à prendre vers l’est, où le soleil se lève. Sans prendre la peine de les remercier, je me précipitai dans la direction qu’ils m’avaient indiquée. Mon voyage vers l’Afrique ne fut pas sans peine. Tout d’abord, il me fallait trouver un moyen pour m’éloigner du Pôle Nord. Tout ce que je trouvai à ma disposition fut un traineau recouvert d’une couverture à grelots, tiré par des huskys qui m'emmenèrent jusqu’à la côte de l’océan Atlantique. Quelques rustres flocons de neige canadiens, qui me firent office de compagnons de voyage, me tombèrent littéralement dessus durant le trajet. De là, il me suffisait de suivre le littoral. Cependant, cela ne pouvait pas être aussi simple. En effet, préoccupée et inquiète, je ratai la sortie qui devait me conduire en Afrique. De toute façon, même si j’avais eu toute ma tête et en connaissant mon sens de l’orientation plus que douteux, il était fortement probable que je la confondisse avec celle de l’Amérique du 21


Sud. Il fallait bien admettre que ces deux-là se ressemblaient. J’étais complètement perdue. Heureusement, arrivée au Brésil, je fis la connaissance d’un fond de jus d’orange qui, entre nous, était fort sympathique. Même si j’eus l’impression que mon histoire l’amusait beaucoup, voire un peu trop, c’est grâce à lui que je retrouvai mon chemin. Après avoir traversé l’Atlantique, je réalisai qu’il me fallait à présent surmonter une épreuve mortelle : le Sahara. Je trouvai refuge dans la gourde d’un commerçant se rendant au Caire et, une fois à bon port, je profitai que mon chauffeur renouvelait le contenu de celle-ci pour m’éclipser. Mais je dus faire face à un nouvel imprévu. J’avais dans l’intention de passer par le canal de Suez, mais lorsque je voulus entrer dans la mer Rouge, un agent des douanes m’arrêta dans mon élan. Je me vis priée de décliner mon identité. - Je viens d’Arctique et… - Vous êtes d’eau douce ? aboya-t-il. J'acquiesçai, un peu perdue. - Vous ne pouvez pas passer. - Pourquoi ? - L’eau douce. Elle n’entre pas ici. - Mais... quel rapport ? 22


- Non mais ! Attendez ! Ça commence par : « On veut juste passer », puis ça vient nous piquer notre sel, notre CO2… C’est bon, on n’est pas nés de la dernière pluie ! - Mais comment suis-je censée aller en Australie, moi ? rétorquai-je abruptement. - Vous pouvez prendre un nuage. Il me semble qu’il y en a un qui part d’ici une heure et qui va en Europe. - Mais je ne veux pas aller en Europe ! - Ce n'est pas mon problème. Débrouillez-vous toute seule, ma p’tite dame ! À court d’arguments, je m’éloignai en grommelant dans ma barbe et allai attendre à contrecœur le prochain nuage, lequel m’emmènerait à Bruxelles. Karma ou acharnement de forces cosmiques, je ne sais pas, toujours est-il que les vents étaient en grève, ce jour-là. Je sais que leurs conditions de travail sont scandaleuses et que la météo ne leur facilite pas la tâche, mais quand même, deux heures de retard… je l’avais mauvaise ! Malgré tout, un petit stratocumulus de campagne surgit au-dessus de ma tête et m’emporta avec lui. J’avoue m’être assoupie. Cependant, le bruit des klaxons, des embouteillages, ainsi que l’odeur alléchante du chocolat et des frites m’alertèrent, bien avant la voix cristalline de l’hôtesse, de l’imminence de notre arrivée. Je ne vous décris pas le niveau d’exaspération que j’atteignis à la vue du quai bondé et de la foule qui inondait les trottoirs ! 23


- Oh putain, il drache ! Mes ch’veux vont croler, c’est la merd’... entendis-je ma voisine se plaindre, d’un accent très local. Avec le recul, le spectacle de toutes mes compatriotes plongeant sur les pavés glissants de la Grand-Place pour se jeter dans des flaques d’eau avait un certain charme. Mais à trop l’admirer, j’en oubliai que je m’apprêtais à aller me baigner à mon tour, ce qui me valut d’aller m’écraser contre les lunettes d’un passant. Celui-ci jura comme un charretier, ôta ses lunettes et nous essuya, moi et mes homologues distraites. Je ricochai contre l’asphalte et atterris dans le caniveau. Je me promenai comme ça, à travers la capitale européenne, à la recherche d’un nouveau moyen de transport. Il y avait bien la voiture, mais on se faisait continuellement bousculer par les essuie-glaces. Le train ? Trop cher. Le tram ? En général, surpeuplé... Bref, il n’y en avait pas un pour rattraper l’autre, et de toute façon, aucun d’eux n’allait jusqu’en Australie. Mon dernier espoir était de prendre la voie des airs – un léger courant ascendant – pour tenter de rejoindre un cumulonimbus survolant la ville. Il me faudrait par la suite user de mes moyens de persuasion, aussi bons que mon sens de l’orientation, pour qu’il se dirige vers la Terra Australia. Autant la première partie de mon plan fut un véritable succès, autant la deuxième fut tout l’inverse. Voyant qu’il ne cèderait pas à ma requête ni à mes compromis, je m’improvisai demoiselle en détresse et lui fis les yeux doux. Ce qui se révéla plus fructueux que ma tactique précédente. - Mais comment vais-je faire ? fis-je en battant des cils.

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- Euh… Je ne sais pas trop. Bon, allez ! Plus c’est gros, plus ça passe. On tenta le tout pour le tout ! - Je comptais sur vous, vous étiez ma dernière chance. Si même quelqu’un d’aussi grand et puissant que vous ne peut m’aider, je crois qu’il n’y a plus rien à faire. Je ne reverrai plus jamais ma grand-mère ! Elle est peut-être morte à l’heure qu’il est et je n’ai aucun moyen d’en être sûre, geignis-je d’un air dramatique. Je crus déceler dans son regard un semblant d’hésitation et d’orgueil flatté. - Je peux peut-être faire un détour. J’ai une cargaison de mousson à déposer en Indonésie, ce n’est pas loin. - Oh ! Merci, merci ! Je savais que je pouvais vous faire confiance ! Après une autre série de bruyants remerciements, j’allai prendre place dans le compartiment passager. Pour passer le temps, je me mis à observer les autres voyageurs. Outre cette gouttelette qui visiblement prenait son premier vol et ennuyait les autres passagers avec ses jérémiades, j’étais entourée de nombreux aventuriers solitaires, attendant le décollage et vérifiant une dernière fois leur itinéraire avant l’euphorie de la mousson, et de familles encombrées de paires de skis et de lunettes de soleil. Un rassemblement fort hétéroclite, comme c’est d’usage pour un nuage international pendant la pleine saison. Au fur et à mesure, la foule s’amenuisait, lâchée par vagues au-dessus de diverses destinations, dont je retins la plaine de Sibérie, car je me tenais trop 25


près du bord et fus presque happée par le vent glacial. Enfin, le copilote annonça que nous approchions de l’ile de Sumatra. À peine avait-il terminé son annonce qu’une tierce personne le remplaça. Postée à quelques millimètres du vide, elle encourageait d’une voix forte et autoritaire les passagers à se jeter dans le vide. - Allez, les gars, on y va ! N’oubliez pas de bien attacher vos parachutes ! Go, go, go ! Hé, toi là-bas ! Qu’est-ce que tu crois que tu fais ? Je détournai mon regard du paysage aperçu à travers le hublot en comprenant que c’était à moi qu’il s’adressait, et cela, sur un ton qui ne me plaisait guère. - Moi ? - Oui, toi ! Grouille-toi de sauter, on n'a pas toute la journée ! C’est à peine s’il ne m’empoigna pas par le bras pour me pousser hors du nuage, sans me laisser le temps de lui expliquer que je ne faisais pas partie de la mission. C’est ainsi que je me retrouvai en chute libre, à des kilomètres d’où je voulais aller. Peu importe, je me démenai pour me frayer un chemin entre les parachutistes jusqu’à l’océan. Rejoindre l'Australie me prit des jours, mais le fait de n’avoir jamais été aussi proche de mon but nourrissait ma motivation. Après avoir traversé l’océan Indien et pas la mer de Corail – j’étais trop pressée pour faire des étapes touristiques – j’arrivai enfin au bout de mon périple. Le désert Tanami, j’y étais enfin !

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Une part de moi-même avait pressenti cela, cependant, je m’étais gardée d’y penser. Ce fut sans surprise que je découvris la maison de ma grand-mère vide. Au bord des larmes, je m’assis sur le perron. La voisine, alertée par le bruit, vint à ma rencontre et me demanda ce qui causait mon chagrin. Je ne m’attendais pas du tout à ce qu’elle éclatât de rire lorsque je lui racontai mon expédition. - Tu sais, nous ici, dans le désert, on a l’habitude des sècheresses, on sait s’en protéger. Ta grand-mère est partie en Arctique à ta rencontre en apprenant la subite hausse de la température. Elle voulait te faire la surprise à ton réveil. Mais c’est elle qui va s'inquiéter, si elle ne te trouve pas ! J’étais bonne pour refaire le chemin en marche arrière. Épuisée, celle qui, comme moi, avait fait un long voyage… Cette perspective ne me réjouissait pas vraiment…

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Fl. BROCHARD, A. LECOMTE, M-H. PUTZ et A. THIERS Face aux flammes

Assise sur l’herbe humide, humant l’air frais du crépuscule, je contemplais, pensive, le feu de camp qui réchauffait mon visage. De grands pins dominaient la plaine, une brise légère me caressait la peau et s’engouffrait dans les cimes des arbres, les faisant doucement valser telles les flammes endiablées du feu qui dansaient devant moi. Cette lueur qui transperçait la nuit ressemblait à des chevaux ardents se livrant un combat sans pitié. À l’extérieur de ce brasier, on aurait dit une vieille femme bavarde aux mille langues, mais au centre, le sang circulait et le cœur du feu battait avec force. Ces danseuses élancées me réchauffaient et m’emplissaient d’un sentiment indéfinissable. Le même que j’avais ressenti quelques années auparavant, lors de l’incendie. Car le brasier a de multiples facettes : le feu est bienfaisant, il nous réchauffe, nous nourrit et nous protège ; mais il est aussi exigeant et vorace : il détruit tout sur son passage. Comme il l’avait fait, quelque quatre ou cinq ans auparavant, lors de l’incendie. Tous ces souvenirs désagréables me revinrent en mémoire à une vitesse fulgurante : avec mes parents et mon petit frère, nous nous rendions dans l’entrepôt dans lequel étaient stockés tous nos meubles, nos biens précieux, nos cartons remplis de souvenirs… en bref, toutes les affaires préparées pour notre déménagement. Nous devions y signer les derniers papiers pour organiser le transport de nos biens. Soudain, un bruit sourd résonna dans l’entrepôt. Nous nous regardâmes 29


déconcertés, quelques ouvriers se pressèrent vers la source de ce vacarme. La peur et l’inquiétude se lisaient sur leur visage. J’avais le pressentiment que quelque chose de grave était sur le point de se produire. Que se passait-il ? La curiosité l’emporta et, le teint livide, la peur au ventre, je me dirigeai vers l’endroit qui avait attiré notre attention quelques minutes auparavant. Je me rapprochais dangereusement de ce lieu, quand j’entendis des cris stridents et quelques employés qui s’exprimaient en russe me demandèrent de me mettre à l’abri. Hélas ! Je ne parlais que très mal cette langue et ne compris pas pourquoi je devais m’enfuir. Je n’avais encore rien vu et je ne voulais pas arrêter mon exploration : je fis comme si je n’avais rien entendu et continuai ma progression. Un second bruit, le même qui avait retenti quelques minutes plus tôt, se fit entendre et je commençai à regretter de ne pas avoir écouté les ouvriers. Plus j’avançais, plus l’angoisse me gagnait. J’inspirai une grande bouffée d’air et une fumée âcre s’engouffra dans mes poumons. Je toussai. Mes yeux piquèrent à m’en faire pleurer. Je ne parvenais pas à me débarrasser de ce nuage grisâtre. J’essayai de retrouver mon chemin à l’aveuglette pour fuir les fumeroles. Mais j’étais seule face au nuage... J’avais perdu mes parents ! Je courus dans tous les sens, paniquée, avec l’espoir de trouver une issue, une échappatoire, afin de sortir de cet endroit qui m’asphyxiait. Plus je me hâtais, plus la chaleur s’insinuait dans mon corps et engourdissait mes membres. Je transpirais à grosses gouttes et j’avais l’impression d’être en train de fondre.

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Au tournant d’un virage, je fus tout à coup saisie d’effroi : un incendie s’était déclaré dans l’entrepôt ! Complètement désorientée, j’observai avec horreur les flammes incandescentes se dresser devant moi. J’étais prise au piège : plus moyen de sortir ! Le brasier rougeoyant illuminait tout le hangar, engloutissant sous mes yeux horrifiés nos cartons, nos souvenirs : toute notre vie contenue dans ces simples boites de papier. De brulantes étincelles, ainsi que des cendres anthracite, volaient de tous les côtés. Il fallait à tout prix que je m’enfuisse si je ne voulais pas, moi aussi, me faire dévorer par cet embrasement sauvage. Complètement aveuglée par la fumée, je courus à perdre haleine dans la direction opposée. J’étouffais et pleurais toutes les larmes de mon corps en me répétant inlassablement que j’allais passer les derniers instants de ma vie dans cet abominable entrepôt et mourir comme Jeanne d’Arc sur son bucher. Soudain, deux salariés d’une usine voisine me hurlèrent de partir et, voyant qu’il m’était impossible de m’extirper de là, vinrent jusqu'à moi et m’emportèrent avec eux vers un endroit sûr. Encore tremblante et titubante, je souhaitai désespérément voir ma famille. Je ne savais pas si je devais chercher mes parents ou s’il fallait les laisser me retrouver. Et qui sait, me disais-je, ils m’avaient peut-être oubliée et se trouvaient à des heures de cet endroit cauchemardesque ? Mon cœur tambourinait toujours dans ma poitrine et il était impossible de l’arrêter. Même si la terreur que j’avais ressentie dans l’entrepôt était bien retombée, une autre peur s’était installée : celle d’être abandonnée.

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Tout à coup, alors que je ruminais toutes ces pensées malsaines, je vis trois personnes au loin : une femme avec des cheveux blonds plutôt courts, un grand homme brun avec des lunettes et un petit garçon qui tenait dans ses mains une peluche. Ils s’approchèrent et je n’eus plus aucun doute : ils correspondaient tous au portrait de ma famille. J’accourus pour les embrasser, soulagée : c’était bien eux ! Ils avaient tous les trois les yeux rougis par les pleurs, des cernes de fatigue et un énorme sourire de joie de m’avoir retrouvée. À ce moment-là, le fait d’avoir perdu tous nos biens m’importa peu, car j’avais enfin retrouvé les êtres les plus chers à mes yeux. À travers les flammes virevoltantes du feu de camp, si semblables à celles qui avaient failli m’avaler quelques années plus tôt, je ressassais sans relâche tous ces souvenirs. La lune brillait d’une clarté inouïe, illuminant tous les environs. Il se faisait tard. Depuis presque une heure, je rêvais ainsi à ces souvenirs que j’aurais tant voulu oublier. Je décidai d’aller dormir et de me laisser plonger dans une douce et lente torpeur, qui effacerait toutes ces pensées du passé.

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Textes des lauréats juniors

- Perrine LUCAS Bouteille à la mer - Nathalie HUYNH Dernière pluie - Noé TRIFIRO Noah - Noéline SOMME Mon enfant

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Perrine LUCAS Bouteille à la mer

L’adolescence, c’est un peu comme une mer immense. Cela peut être calme ou agité, voire même très agité. Les vagues sont les problèmes, d’intensités et de hauteurs diverses. Puis, il y a moi, dans mon petit bateau qui tangue. J’essaye de survivre comme je peux. Je vais être honnête avec vous, je pense qu’il y a un trou béant dans la coque. L’eau s’engouffre. Et moi ? Je coule. 14.04.2017 Il n’y avait rien, et pourtant, il y avait tout. Le bruit léger de l’eau dans la piscine. Il n’y avait pas de vent, pas même une légère brise. La chaleur brulante de la journée s’était adoucie et nous enveloppait. Sur le dos, on observait la nuit. À moins que ce ne fût elle qui nous observait ? Le bruit de la fête était comme étouffé par la nature. Elle nous gardait dans un cocon. Les étoiles brillantes semblaient nous éclairer. Je sens sa présence à mes côtés. Une respiration. Il va parler. Le temps s’arrête, plus un bruit, ni l’eau ni la fête. « Je t’aime. » Ma respiration, que j’avais retenue jusque-là, se débloque. Ce fut le début d’un rêve ou d’un cauchemar, je n’ai pas encore décidé. 37


Nous étions très amoureux, il y avait ce feu ardent que l’on apparente à l’amour qui brulait au creux de mon ventre. C’est beau l’amour, seulement quand c’est vrai. 20.05.2017 Il pleut. Pas simplement quelques gouttes, non, des torrents d’eau se déversent sur la ville. Je suis trempée jusqu’aux os alors que je cours vers ma destination. Toc, toc, toc. Mes cheveux sont plaqués sur mon visage. Un éclair. Le tonnerre. Sourcils froncés. Toc, toc, toc. Rien. Juste la pluie, qui me trempe un peu plus chaque seconde. Un coup d’œil à ma montre, vingt-trois heures. Trop tard pour rentrer. Je m’abrite comme je peux sous le porche. Personne ne vient. Vous savez, j’ai essayé de vous prévenir plusieurs fois. Je vous ai dit que ça n’allait pas, que je n’avais plus envie de rien faire. Vous m’avez répondu : « C’est l’adolescence, motive-toi un peu ! ». Alors, je vous ai cru, j’ai pensé que c’était de ma faute. Cependant, même en me motivant, c’était 38


impossible. J’étais malade. Pas une maladie visible à l’œil nu, elle était dans ma tête. C’est compliqué de se battre tous les jours contre quelque chose d’invisible. Chaque matin, je menais une guerre complète pour simplement avoir la force de sortir de mon lit. 01.06.2017 « Je ne peux plus, on doit arrêter là. Tu pleures constamment, tu as peur de tout ! » Une larme, deux, trois. Je ne dis rien. Je comprends, évidemment que je comprends, qui pourrait aimer une fille si peu sûre d’elle ? Je ne lui en veux pas. Je repense à la fois où il m’a laissée dehors une nuit entière sous la pluie, à la fois où il a hurlé, car j’avais regardé ses messages, à la fois où j’ai découvert ses mensonges, à la fois où j’ai découvert cette autre fille. Je ne lui en veux pas. Il me regarde et je sais que c’est la dernière fois que je peux me perdre dans ces yeux que j’ai tant aimés. Il dépose un bisou sur mon front. Il part. Je pleure, je goute mes larmes par la même occasion. Je suis tellement triste que la seule chose qui me passe par la tête, c’est que peut-être les océans et les mers sont faits de larmes vu que l’eau y est salée. Je suis en train de regarder par la fenêtre, il y a beaucoup de vent. Une 39


bourrasque vient d’arracher un bout de tôle à l’abri du jardin. Je le vois tourbillonner et aller s’écraser sur le sol, un peu plus loin. Je sais que c’est bête de parler d’un morceau de tôle en ce moment, mais j’ai l’impression d’être dans le même cas. Je suis face à ce vent violent et j’essaye d’avancer. Avez-vous déjà essayé de marcher contre un élément naturel ? Je veux dire, un élément naturel de la taille d’un ouragan ? Souvent, on n'en sort pas indemne. 11.07.2017 Il y avait ce garçon aux yeux bleus. Agréable, charmant. Son sourire aurait pu déplacer des montagnes. Il m’a embrassée. Moi ? Je me suis laissé faire, j’étais tellement triste. Je voulais oublier, oublier. Parfois, j’oublie que certaines personnes n’ont pas nécessairement le cœur rempli de bonnes intentions. Je bois. Un verre, deux, puis trois. Je ne sais pas jusqu’à combien on peut aller. Tout est flou. La maison tangue. On monte. Je rigole à gorge déployée, ça faisait longtemps… Depuis… Stop. Je ne dois plus penser à lui. Un matelas, un lit. Je vais dormir. Je sens une main. Non. Elle descend. Non. Ma robe est soulevée. Non. « Stop ! » On me plaque une main sur la bouche. Pas de force, je ne sais pas me débattre. Cela semble durer une éternité. Je ne ris plus.

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J’aime bien les garçons. Il y en a qui me font penser au feu avec leur caractère impulsif et leur envie de tout détruire sur un coup de tête. Quand on les touche, on se brule. Il y a ceux qui ressemblent plus à l’eau, ils peuvent être violents et doux à la fois. J’ai toujours préféré l’eau, de toute façon. Il faut faire attention aux garçons, avec leurs yeux et leurs sourires, on tombe vite dans le piège. 17.08.2017 Police. Médecins. Psychologues. Psychiatres. « Avez-vous eu une attitude de séduction envers votre violeur ? » Pardon ? Ce serait de ma faute, donc ? « Il faut le comprendre. C’est vrai qu’il y a des femmes qui jouent, elles disent non, mais au fond, elles ont envie. » Si oui veut dire oui et que non veut dire oui, comment suis-je censée dire non ? « Ce n’est pas si grave, il faut tourner la page, dans la vie, il y a pire. » Ces gens sont censés m’aider, me défendre. Je suis seule. C’est assez spécial, la solitude. Je veux dire, on n’est jamais vraiment seul. Les vers de terre sont dans la terre, sous nos pieds. Les poissons sont dans l’eau. Qui me dit que le feu qui brule dans la cheminée à côté de moi n’a pas sa propre âme ? Peut-être partage-t-il ma douleur en ce moment, sans que je le sache ?

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01.09.2017 Je les vois me fixer. Je le vois me fixer. Première fois que je le vois depuis notre rupture. Il est bronzé, il est beau. Moi, je suis sale. Je détourne les yeux et je continue mon chemin dans les couloirs. Personne ne sait, personne ne sait, personne ne sait. Et pourtant, j’ai l’impression que c’est imprimé au fer rouge sur mon front. Je rentre en classe. Horreur. Une photo de moi et de mon agresseur. On nous a pris en photo. Quelques-uns rigolent, une fille arrache rageusement le cliché et hurle aux autres d’arrêter de rire. Je ne sais plus respirer et je pars en courant. Je cours. Je sors de l’école. Je cours. Je traverse la rue. Je cours. Je passe devant mon café préféré. Je cours. Je ne m’arrête pas. J’arrive au pont. J’enjambe la rambarde. Je lâche mon sac. Le temps s’arrête, je ferme les yeux. Le bruit de l’eau en contrebas me berce comme quand j’étais petite et que je me baladais le long de ce cours d’eau. Il y a du vent, beaucoup de vent. Je sens mes cheveux fouetter mon visage. Et là, c’est la chute. C’est assez court, je m’attendais à plus long. Mon corps entre violemment en contact avec la surface de l’eau. Si violemment que je n’ai pas le temps de sentir la douceur des gouttes. Quand je vous dis que l’eau peut être violente et douce à la fois, comme les garçons… Maman, papa, je vous aime. Peut-être que vous ne lirez jamais cette 42


lettre, cependant je préfère l’écrire. On ne sait pas de quoi demain sera fait. Inutile de vous en vouloir (je sais que mes paroles sont vaines, mais tout de même), vous n’y êtes pour rien. Je vous aime, je vous aime. Lors de mon enterrement, je vais retourner à la terre. Comme avec le feu, je ne serai pas seule. J’aime me dire que l’âme de la terre va rester avec moi lors de ce dernier voyage. Et quand des torrents d’eau tomberont sur la ville, elle s’infiltrera jusqu’à moi pour me tenir compagnie, comme une vieille amie que je connais depuis longtemps. Beaucoup de gens vont pleurer ma mort. Je sais que peu de larmes seront vraies. Dans la tête de certains, je vais être traitée de lâche. Je comprends. Les chrétiens pensent que seul Dieu peut décider de la vie ou de la mort d’une personne. Désolée, j’ai décidé moi-même. Alors oui, je suis peut-être une lâche, mais je préfère ça à vivre enfermée dans mon corps avec cette voix qui me répète que je suis faible. J’ai cherché quelqu’un pour me sauver, mais personne ne se sentait héroïque. Faites attention aux gens autour de vous. Je ne sais pas où je suis au moment où vous lisez cette lettre, j’espère que le plus de personnes possible la liront. J’ai souffert, mais je n’en veux à personne. Faites attention aux personnes qui souffrent autour de vous. Je n’ai pas pu être sauvée, mais ce n’est pas pour cela qu’il est trop tard pour d’autres. Prenez tous soin de vous. Votre, Naïa 43



Nathalie HUYNH Dernière pluie

Une fine vitre nous sépare et tu t’abats sur elle pour te rapprocher de moi, mais elle ne vacille pas. Ma main tente de te toucher à travers ce concentré d’atomes chimiques qui résistent à ta colère. La ceinture me retient comme la corde d’un pendu pendant que tu te déchaines pour venir à moi. Tu étais déjà là, ce matin, je t’ai entendue et le bruit du ciel me fait croire que tu ne t’en iras pas au moins avant la nuit. Je veux que tu restes avec moi, je suis terrifiée. Je t’en supplie, ne pars pas… ne m’abandonne pas ! Je ne m’en vais pas par choix, mais par chance, car la vie que je menais jusqu’ici était insupportable en omettant ta présence. Durant des mois entiers, le feu de la colère m’a envahie car je savais que ce jour ne tarderait pas à arriver. Mon départ est imminent et je ne peux plus rien faire pour l’éloigner. Mes yeux se remplissent de larmes et cette sensation me donne l’impression de t’avoir auprès de moi. Et c’est le visage baigné que j’entends ton grondement sur le macadam. Aujourd’hui, je quitte le sol de ton pays pour ne plus jamais y revenir. Oui, je le concède, c’est une bien triste chose, mais c’est comme ça que cela devait se terminer. Alors, ne changeons rien, d’accord ? Le destin décide, on se plie à ses ordres, comme toujours… Pluie battante de mes nuits, tu m’apaises et me consoles. Mais qui peut comprendre ? Les gens te fuient sous un parapluie ou sous une capuche. La signification de ta présence n’est qu’une idiotie pour eux, 45


mais moi… je t’aime tant ! Le ciel m’a offert la possibilité de te sentir couler sur moi, sur mon visage, sur mes mains, sur ma peau et surtout sur ma tristesse que toi seule perçois si bien. Toi seule me rejoins lorsque je ne veux plus vivre, lorsque je veux me sortir de ce noir constant qui me suivra jusqu’à la fin… La première fois que nous nous sommes rencontrées, je gisais sur l’autoroute, totalement démunie de toute capacité motrice. Cette voiture a emporté avec elle mes yeux ou plutôt ma vision, devrais-je dire. Mais vivre sans vision, c’est un peu comme vivre sans yeux, non ? Toi, je n’ai pas besoin de te voir pour te sentir. Tes gouttes sont comme des larmes qui noient ce monde, l’espace d’un instant. Comme si la population de cette société égoïste pouvait souffrir avec moi. Elle qui ne m’a jamais rendu mon sourire d’antan. Toi seule me l’as rendu, tu as inondé mon visage effrayé, cette nuit de novembre. J’étais plus seule que jamais et tu es venue à mon secours. Tu as enlevé le sang qui me collait de partout et tu m’as rassurée. La boue maculait mes vêtements souillés par sa saleté et le vent sifflait dans mes oreilles. Je me souviendrai toute mon existence à quel point j’étais rassurée de te sentir près de moi. Le vent fouettait mes yeux et c’est à ce moment-là que j’ai compris que plus jamais je ne verrais. Ma tête était durement touchée, et je resterais enfermée pour le restant de mes jours dans ce monde incroyablement triste, mais surtout comme s’il faisait nuit à chaque instant de la journée. Je n’ai que seize ans et ce monde parallèle me paraissait si terrifiant, au début. Mais je t’ai découverte sous un autre jour et maintenant, je n’ai plus besoin de rien d’autre. Plus besoin de couleurs, plus besoin de formes, vraiment rien. Juste de toi. Tu t’échappes de mes mains lorsque je tente de te toucher, mais je sais que ce n’est qu’un jeu auquel tu 46


t’adonnes pour me divertir. Là où je vais me semble si loin de toi. Dehors, j’entends le moteur des gens pressés de rentrer chez eux après une « dure » journée de travail à remplir des formulaires avec un pauvre stylo gavé d’encre noire. Tiens, noire… comme la couleur de mon monde. Comme si, en l’espace de quelques minutes, le stylo de la vie avait recouvert la rétine de mes deux yeux. Mais rien ne permet d’effacer cette encre tenace et désagréable. Je peux sentir le sol sous mes pieds, mais je ne vois pas sur quoi je marche. Je peux sentir le courant du vent, mais je ne peux pas voir ce qu’il emporte avec lui. Je peux sentir la chaleur du feu dans la cheminée, mais je ne peux pas voir les lueurs qu’il envoie sur le mur. Pour moi, les quatre éléments ne sont certainement pas l’eau, la terre, le feu et l’air, mais bien l’humidité, la vie, la chaleur et le vent. Si tu l’avais deviné, ce sont exclusivement des choses que l’on ne peut pas voir directement, et cela correspond bien à ce que je vis, donc à ce que je ne peux plus que sentir. Il existe dans notre système un jour communément appelé le « Blue Monday », où les gens sont déprimés et ne cessent de se plaindre. Eh bien, pour vous, messieurs-dames qui vous plaignez de la reprise du boulot après les fêtes, sachez que ce jour pour moi s’étend bien sur toute l’année. Si, si, je vous assure : du 1er janvier au 31 décembre. Des chercheurs scientifiques ont démontré qu’en ce jour de janvier, la plupart des personnes plongeaient dans la déprime. Mais il n’y a pas eu ne serait-ce qu’un chercheur débutant pour faire des recherches sur ma déprime à moi. Pas un. Les gens ne savent pas ce que je vis. La nuit et le jour se confondent, tout comme les vrais amis et les hypocrites. Personne n’a gardé contact avec moi en sachant que je ne pourrais plus jamais aller au cinéma, ou encore envoyer des messages 47


pour les inviter en boite un vendredi soir après les cours. J’ai tout perdu, ce jour-là. Mais comme on dit : « Un de perdu, dix de retrouvés ! ». Dans mon cas, je me permettrais de changer cette phrase pour la remplacer par : « Dix de perdus, un de retrouvé ! » ou encore « Ils sont tous partis, mais un est resté.. ». Et ce « dix de retrouvés » et ce « un est resté », c’est toi. J’ai confiance en toi, tu sais ce que j’ai vécu et je sais comment tu m’as accompagnée durant tout ce temps. Comme je le disais plus haut dans ces quelques lignes de texte, là où je vais me semble si loin de toi. Tu ne me suivras pas, ce n’est pas dans tes capacités pourtant si nombreuses et si exceptionnelles. Mais sache que même à travers cette vitre de voiture, je sens la chaleur de tes gouttes rentrer dans mon âme. Je m’enfonce dans les entrailles de la vie, là où la fin réside depuis la nuit des temps. Tu ne passeras pas cette frontière avec moi, mais ne t’en fais pas ! J’ai survécu à un accident et ça ne se reproduira pas deux fois. Heureusement, car je ne veux plus rester ici. Même si tu es là et nulle part ailleurs. Il faut constamment faire des sacrifices, dans la vie… tu en feras partie. Mais promets-moi de rester là, comme la première fois ! J’en ai besoin. Je me sens partir sous ton regard et je sais que la voiture sera retrouvée dans quelque temps. Le choc contre le train a été tellement violent que la voiture a été propulsée dans les bois près du passage ferroviaire et de l’autoroute. Ne pleure pas, douce pluie, tes larmes sont si précieuses ! La vie ne tient qu’à un fil… je sais que le mien s’est rompu trop de fois pour être à nouveau sauvé. Mais après tout, je ne suis pas seule à partir, cette fois. Fabian et moi rentrions d’un weekend à la plage. Comme quoi, ces deux jours avec mon frère que je n’avais pas vu depuis huit mois avaient marqué notre fin.

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En direct du studio soixante-quinze, Laurent Runner, sur le journal de vingt heures : « Ce qu’il reste du véhicule de Fabian Jordan, jeune militaire rentré de mission il y a à peine trois jours, a été inondé par la pluie battante qui a touché le pays, la journée d’hier. À son bord, le conducteur décédé sur le coup, et sa sœur, jeune adolescente de seize ans. Leurs décès sont dus bien évidemment à la tragique collision avec le train de passage sur la voie ferrée. Une chose est sure d’après le médecin légiste (l’autopsie demandée par la famille) : la jeune fille n’aura pas vu la mort arriver… ses paupières sont fermées à tout jamais sur ses beaux yeux marron vides de lumière depuis trop longtemps. »

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Noé TRIFIRO Noah

Imaginez : vous êtes aux chutes du Niagara, Noah aussi. Il fait chaud, vous êtes en teeshirt. Il y a du monde autour de vous. Vous êtes juste en face des chutes d'eau. Vous avez un appareil photo dans la main droite, et vous le tenez tendu, en essayant de capter cet ouvrage de la nature. Elles font beaucoup de bruit, ces chutes. Vous sentez même des petites gouttelettes qui viennent vous lécher les joues, vous picoter les yeux, et vous rafraichir le nez. Bravo ! Maintenant, imaginez cela avec des sacs plastique, des bidons vides, des centaines de produits chimiques tous plus nocifs les uns que les autres, et deux ou trois cadavres d'animaux, morts après avoir bu cette eau contaminée. Oh ! et puis, ajoutez une ou deux carcasses de voiture et quelques litres d'hydrocarbures, c'est plus marrant ! Voilà. C'est un peu plus réaliste maintenant, non ? En tout cas, à moi, ça le parait. Donc, je devais vous parler de Noah. Eh bien, Noah vient de Paris, tout simplement. Il est né le 12 février 2001, à trois heures, dix-sept minutes, vingt-et-une secondes. 03:17:21. Numéro du lot : 2.774.834. Notre ami débute sa longue vie dans un supermarché, où lui et ses amis aident les personnes qui ont besoin d'eux. Ce n'est pas facile comme vie, vous savez ! Attendre son tour longtemps, très longtemps, puis choisir à qui se dévouer... Noah, lui, décide d'aider une dame très 51


charmante, quarante-et-un ans, deux enfants, mariée. Mais la dame n'est en fait pas si charmante que ça : après seulement vingt minutes, elle abandonne Noah ! Sans un merci, sans un au revoir, rien ! Il se retrouve à la rue, affalé le long d'un parking, à quelques mètres seulement d'une poubelle. Noah est léger. Très léger. Et l'air, de ses molécules si douces, l'emporte avec lui faire une balade. Il passe devant la tour Eiffel, découvre la magnifique vue de Montmartre et atterrit sur le toit de Notre-Dame de Paris. Là, il se marie avec l'air, dans un mariage aussi voluptueux que la mousse. Mais il a besoin d'un endroit pour dormir. Parce que Noah, aussi chimique soit-il, a aussi besoin de dormir. Il parvient à trouver refuge chez des amis qui ont emménagé dans une décharge. Noah se lie même d'une amitié profonde avec une de ses voisines. Une belle histoire commence. Ils forment presque une seule et même personne tant ils sont fusionnels. Mais l'air est jaloux. Et dans un élan de colère – qui fera au passage deux morts, malheureusement – il envoie une tempête, qui arrache Noah à sa nouvelle grande amie. Il se retrouve propulsé sur une plage, des centaines de kilomètres plus loin. Sur une de ces plages de sable blanc illuminées de l'abondante lumière du soleil qui attirent tant de touristes. Et là, je peux vous garantir qu'il se sent seul. Heureusement, il ne tarde pas à retrouver ses semblables, car ils sont nombreux dans cette région. Cependant, Noah a beaucoup de soucis avec ses congénères. Conflit de propriété, que voulez-vous ? Et puis, il n'aime pas beaucoup sa nouvelle situation : il y a trop de gens qui lui marchent dessus. C'est pourquoi il décide, cinq jours plus tard, de partir en vacances.

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Seulement, il est pauvre. Son seul moyen de voyager, c'est de demander de l'aide à un vieil ami de sa femme : l'eau. Et c'est grâce à elle qu’au petit matin, la marée l'emporte. Loin. Il se retrouve piégé dans cette immensité bleue baignée par le soleil, sans cap à tenir et sans vent pour souffler dans ses voiles. Il est seul, perdu au milieu de la Méditerranée. Tout le monde sait qu'il est là, mais personne ne veut l'avouer, car il est un échec cuisant de la société et la société doit être parfaite. Le temps passe. Les heures, les jours, les semaines, les mois défilent en continu, et rien ne change. Parfois, Noah aperçoit une voile au loin qui reflète les rayons du soleil et il joue à imaginer ce que font les humains sur ce bateau. Mais la Méditerranée n'est pas une mer sure. De nombreux prédateurs y vivent. Et notre ami est, malheureusement, une proie comme une autre ! C'est pourquoi, après plusieurs mois de dérive, Noah disparait au fond de l'estomac d'une tortue. Elle ne fera pas long feu : dix minutes après son repas, on la retrouve au fond de la mer. Car elle s'est étouffée à cause de notre ami, évidemment. Il est mortel, Noah, le saviez-vous ? Non ? Pourtant, Noah et ses amis tuent des milliers d'animaux chaque jour : 4.109, pour être précis, soit trois par minute. La tortue, elle, se décompose. Noah pas. Noah, lui, attend patiemment sa sortie. Mais il ne se doute pas qu'il en aura pour quinze ans d'attente. Dans son autobiographie, il raconte : « C'était très long, mais enrichissant, ce petit séjour dans la tortue. J'ai découvert de nombreuses choses dont je n'avais pas idée. Mais j'ai aussi entendu le 53


choc des Boeings 767-223 ER contre les tours jumelles, le bruit des canons en Irak, la joie de Barack Obama quand il a été élu, j'ai senti le sol trembler en Italie, j'ai aperçu la fumée blanche sortant du Vatican, j'ai été Charlie. Mais le pire, mesdames, messieurs, c'est que j'ai vu des centaines, voire des milliers de Libyens, Somaliens, Irakiens et autres Afghans couler, se noyer, mourir... Ils s'entassaient autour de moi, à bout de force, après s'être débattus pendant de longues minutes, en tentant de grappiller quelques autres minutes de vie ». Il parvient à s'extraire de sa prison environ quinze ans plus tard. Alors recommence sa dérive. Il pourrait retourner en France, sur la plage d'où il vient, mais Noah veut voyager. On lui a vanté une destination paradisiaque et gigantesque (3,6 millions de kilomètres carrés), où il n'y que des gens de la même famille que lui, dans le Pacifique Est. Il en rêve, de cette ile ! Direction plein ouest donc. Par chance, un bateau passe près de lui. Il s'accroche à sa proue et traverse l'Atlantique en seulement quelques semaines. Il arrive donc, en ce beau matin de printemps, au large de New York. C'est peine perdue pour son ile : il ne l'atteindra jamais. Au final, il choisit une plage des centaines de kilomètres plus bas, à Miami – ne cherchez pas la logique – pour s'échouer et faire bronzette par la même occasion. Noah a, durant son voyage, semé la moitié des produits chimiques qui le composent, et laissé filer des milliers de particules de la matière dont il est constitué, et que vous retrouvez dans les poissons que vous mangez. Sur cette plage de Miami, son ancien amour, l'air, l'emmène loin de cette étendue d'eau. Il se retrouve dans un champ. Oui, un champ. Avec 54


le temps, il s'enfonce dans la terre, nourrissant les cultures de ses nutriments. Il y passe deux ans. Puis, un jour, en labourant son champ, un agriculteur le déterre, le prend et le jette... dix mètres plus loin, sur la route. Noah devra attendre deux mois avant qu'un ouvrier ne daigne le ramasser et le jeter à la poubelle. Il a commencé son périple dans une décharge en France, il l'a terminé dans une décharge... aux États-Unis. Noah mourra le 17 mars 2018, à huit heures vingt-trois, dans l’un des énormes incinérateurs à déchets construits par l'homme. En dix-huit ans de périple, Noah aura libéré des milliards de particules de polyéthylène, tué une tortue et trois poissons, contaminé plusieurs mètres cubes d'eau et aura nourri ce maïs génétiquement modifié que l'on retrouve partout dans nos aliments. Enfin, il aura agrandi l'énorme quantité de déchets que l'on brule chaque jour parce que nous n’y faisons pas attention. Tout ce périple, messieurs, mesdames, n'est dû qu'au fait que la charmante dame du début de l'histoire n'a pas voulu utiliser un de ses confrères réutilisables à souhait. C'est dire ! Maintenant, imaginez que chaque année, cinq-cent-milliards de Noah sont consommés. Ce sont 15.855 par seconde. Donc, depuis que vous lisez cette histoire, 6.700.000 Noah ont été utilisés. Plus de la moitié finira sur le bord des routes ou dans la mer. C'est beaucoup, non ?

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Noéline SOMME Mon enfant

Viens, petit ! J’ai une histoire à te raconter, une histoire réelle qui risque de te faire froid dans le dos. Je ne veux pas t’effrayer, mais il est de mon devoir de te prévenir que le monde sera bientôt plongé dans un chaos sans pareil. Vois-tu, mon enfant, notre belle Terre se meurt. On te l’a toujours dit. Les gens le répètent sans cesse. La télévision diffuse les images de congrès, de pancartes brandies, d’animaux disparus. Des milliers de voix s’élèvent pour tenter de faire comprendre à quel point la problématique est sérieuse. Cependant, certains continuent de leur rire au nez, en finançant des multinationales, en polluant les cours d’eau, en consommant à foison. Jamais ils ne seront convaincus et ils continueront de s’enfoncer dans ce sombre tunnel. C’est ainsi que dans une ère que nous ne connaitrons pas, la nature prendra sa revanche. Assieds-toi ici, mon enfant, et laisse-moi te conter ce futur plus proche qu’on ne le pense… Bien des décennies plus tard, le monde suivait toujours son cours habituel. Le soleil se levait, se couchait. Les nuages passaient et venaient. Les pauvres s’appauvrissaient et les riches s’enrichissaient. Les avions cartographiaient le ciel dans les moindres recoins. Le rythme effréné des grandes villes allait bon train. Rien ne pouvait laisser présager que ce jour serait fondamentalement différent des autres. L’humanité ne s’en doutait pas. 57


Peut-être aurait-elle changé, si elle l'avait su. Ne le crois-tu pas, mon garçon ? Peut-être que son destin était déjà scellé depuis des années. Des siècles, penses-tu ? Comme je te le disais, c’était une journée banale. Les reflets orangés du ciel laissaient place à la nuit et sa lune en croissant. Soudain, après les derniers coups de minuit, toute lumière disparut de la Terre en un claquement de doigts. L’incompréhension fut générale dans le monde entier. Les questions fusèrent. Les journalistes s’affolèrent mais ne purent communiquer les maigres nouvelles. La population était en état d’alerte maximale, s’attendant à un terrible évènement, mais rien ne pouvait la préparer à ce qui se passa ensuite : les quatre éléments décidèrent d’arrêter d’exister, brusquement, simplement, sans crier gare. Les hommes avaient le souffle court : l’air s’en était allé. Les ruisseaux et les mers s’étaient asséchés : l’eau avait cessé de couler. La terre vierge durcit si fort qu’elle devint du fer. Plus aucun fruit ne put percer la surface. Le froid paralysait les membres et gelait les os : tous les feux s’étaient éteints. L’homme comprit alors qu’il était condamné. Sa vie bien rangée se voyait complètement perturbée et il ne savait comment s’adapter à ce chamboulement. Les scientifiques commencèrent à chercher des remèdes au comportement de la Terre, s’affairant le jour et la nuit dans leurs laboratoires. Certains voyaient ces évènements comme un présage de fin du monde. Que nous faisait-elle, cette bonne vieille Terre qui nous avait toujours soutenus ? Elle en avait supporté des guerres, la planète bleue. Comment pouvait-elle se permettre un tel caprice ? L’homme remarqua rapidement que la vie avait perdu toute sa 58


saveur. La nourriture venait à manquer et ne pouvait plus être préparée. Les enfants se léchaient les babines en repensant au gout acidulé des framboises en été. Les matelots orphelins se remémoraient leurs plus belles épopées. Les férus de la montagne regrettaient la profusion d’air frais qu’une ascension procurait. La mélancolie vint recouvrir la Terre tel un épais brouillard, se frayant un chemin jusqu’aux entrailles de chacun. À qui la faute ? La rancœur et la haine refroidissaient les cœurs. Que faire ? Chacun était paralysé dans la passivité, comptant sur son prochain pour se relever les manches et résoudre le problème. L’être humain semblait avoir oublié tous ses bons sentiments et restait cloisonné chez lui, à l’abri du monde extérieur et des autres. La notion d’humanité semblait avoir complètement disparu. Cet état d’hibernation et d’errance dura plusieurs mois, avant que l’un des éléments ne revienne, à pas de loups. Une future mère patientait sur un lit d’hôpital, les mains posées sur son ventre rond. Elle s’imaginait déjà avec ce petit être dans les bras. Ses mains seraient si petites, son corps, si fragile ! Comment pourrait-il survivre dans un tel monde ? Serait-il seulement capable de respirer ? L’homme avait réussi à s’adapter au manque d’air, grâce à la science et à des bonbonnes d’oxygène, mais ce petit bébé ? Elle ne se voyait pas le mettre au monde avec un tel fardeau. Elle l’avait tant voulu, ce joyau, comment pouvait-elle le regretter maintenant ? Elle leva ses yeux tristes vers le futur papa, qui couvait ses deux amours du regard, et elle murmura quelques paroles d’une voix brisée : « Tu te souviens du vent ? Te rappelles-tu qu’il poussait nos vélos quand nous étions gamins ? J’aimerais tant que notre enfant puisse 59


ressentir cela. Je voudrais qu’il puisse juste respirer librement. » Le jeune homme ne sut que répondre et baissa les yeux. Le travail commença une heure plus tard, et les pleurs vigoureux du nourrisson remplirent tous les étages de la maternité. La nouvelle mère eut bientôt son petit poupon dans les bras. Elle admirait ses joues roses, ses pieds minuscules, ses quelques cheveux blonds. Bientôt, elle posa le petit ange sur la poitrine du papa et ils restèrent tous les trois dans leur bulle de bonheur un long moment. Le père décida alors d’aller se promener un instant, mais dès qu’il franchit les portes de l’hôpital, il sentit que quelque chose avait changé. Une légère brise souffla près de son oreille. Surpris, il prit une grande respiration et sentit l’air emplir entièrement son corps, vaisseau par vaisseau, cellule par cellule. Le jeune homme retourna, euphorique, serrer son fils contre son cœur, avant d’annoncer à sa jeune épouse que leur enfant pourrait à son tour laisser son vélo rouler à la guise du vent. Jamais une naissance n’avait semblé aussi heureuse que celle de ce bébé qui semblait avoir apporté un nouveau souffle à l’humanité. Le second élément déclencheur fut un homme très âgé, qui avait survécu à la guerre et à toutes les tempêtes de sa longue vie. Le grandpère, sur son lit de mort, tenait la main de sa petite fille et la regardait avec énormément de douceur. Alors, ses lèvres sèches s’entrouvrirent pour laisser passer quelques mots : – Qu’est-ce que l’eau me manque, ma petite ! Qu’est-ce qu’elle me manque ! Une larme se perdit dans les nombreuses rides striant son visage et 60


sa tendre enfant joignit ses pleurs aux siens. Un bruit contre la fenêtre retint alors son attention et elle leva la tête pour voir une goutte de pluie ruisseler lentement contre la surface vitrée. La jeune fille crut rêver et ferma les yeux un instant, ne voulant pas donner de faux espoirs à son grand-père mourant. Elle entendit alors un lent clapotis et ne put plus se retenir : elle courut à l’extérieur, le cœur tambourinant, sa robe légère battant contre ses chevilles au rythme du vent. Elle les sentit alors : une goutte, puis une deuxième plus rapide, et bientôt la pluie frappait sa peau violemment et s’écoulait le long de ses vêtements. Les cheveux ruisselants, elle partit dans un rire interminable aux mille éclats de joie et apporta quantité de seaux pour les remplir de cet or bleu. Puis elle alla ouvrir la fenêtre pour que son grand-père puisse entendre le bruit rassurant de l’averse et sentir l’air humide contre sa peau. Les cœurs du monde entier s’apaisèrent un peu plus encore, mais ils comprirent cependant rapidement que les deux autres éléments continuaient de les bouder. Il fallut attendre un mois complet avant que le troisième élément ne daigne remontrer le bout de son nez. Un jeune homme s’était engagé dans les forces de l’ordre quelques années plus tôt et la situation de la Terre avait rendu son travail bien plus pénible, ces derniers mois. Il n’était plus qu’une pâle copie de celui qu’il avait été autrefois, avec son teint livide, ses profonds cernes et sa barbe négligée. Il brava la pluie battante pour rejoindre son collègue qui l’attendait dans la petite voiture de patrouille. Ils roulèrent sous un pont et le chauffeur arrêta brutalement le moteur.

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– Il y a un individu suspect, là-bas. Allons-y ! – Que veux-tu faire ? Sa question resta sans réponse : l’officier était déjà dehors. Le jeune homme laissa échapper un chapelet de jurons, rabattit son bonnet sur ses oreilles et sortit à son tour. Le froid transperça son gilet pare-balle comme le feraient un millier de lames. L’homme en question était collé contre la paroi du pont et n’avait qu’une fine couverture et une veste laminée pour se protéger du blizzard. Le jeune policier comprit qu’il s’agissait d’un sans-abri et allait lui proposer de l’aide, quand l’autre agent se précipita vers le chemineau et lui agrippa le bras pour le relever brusquement. Il allait lui passer les menottes. Notre jeune homme, complètement chamboulé, ne bougea pas. C’est alors que le nécessiteux releva son visage poussiéreux et plongea ses yeux bleus dans ceux du policier. Ils étincelaient de peine et d’humanité. Alors, l’agent sentit une rage inextinguible grandir en lui. Que le monde était injuste ! Il poussa violemment son collègue contre le mur de briques. Une fois, puis deux fois. Il laissa échapper un grognement de colère et hurla à pleins poumons. Après une grande respiration, il enleva son propre bonnet et le tendit avec un sourire au malheureux. Il proposa également de le déposer quelque part, mais l’homme refusa, non sans l’avoir remercié. Le policier leur tourna alors le dos et constata qu’un immense orage zébrait le ciel de ses éclairs. Une explosion à sa droite le fit sursauter : au loin, un arbre mort venait d’être frappé par la foudre et se consumait. Des flammes rougeoyantes léchaient ses branches, qui tombaient une à une sur le sol de bitume craquelé par les racines des végétaux survivants. Le jeune homme resta 62


un instant à admirer la fumée s’élever dans le ciel et ne réalisa qu’après un long moment qu’il avait trop chaud. L’air, l’eau et le feu avaient beau avoir réapparu, le sol de plomb restait infertile. On se disputait les réserves de nourriture comme des chiens sur un os. Ainsi, deux peuples étaient entrés en guerre depuis des mois. Plus les jours passaient, plus le combat leur semblait vain. À quoi bon se battre quand on ne possède plus rien ? Pour quelles ressources mettre des vies en jeu ? Les hommes étaient fatigués, affamés. Ils avaient combattu dans le givre, la faim et la haine. L’eau avait à nouveau béni leurs crânes et l’atmosphère s’était parée de son manteau d’air chaud. Il ne leur manquait plus que la terre bienaimée, où les insectes grouillaient autrefois. Ils rêvaient du potager de leur mère, tout comme de l’odeur des bouquets de fleurs sur les rebords des fenêtres. Oh ! ils donneraient tout pour revoir ces mille nuances de couleurs et les arbres tendant leurs branches noueuses vers le ciel ! Le cœur lourd, les militaires peinaient à appuyer sur la gâchette. Ils voulaient juste rentrer chez eux. Alors, deux soldats adverses, chacun dans le viseur l’un de l’autre, le doigt sur la détente, réagirent les premiers. Ils souhaitaient tous deux la même chose, au final. Ils baissèrent simultanément leur arme et se regardèrent un long moment avant de traverser l’espace qui les séparait. Les deux jeunes gens se serrèrent la main, les yeux dans les yeux. Leur geste fut rapidement salué par une jeune pousse, qui perça péniblement le sol sous eux pour se présenter au soleil. Bientôt, la terre martiale se fractura peu à peu et l’herbe vint doucement remplacer le béton. Plus les mains se serraient, plus la nature devenait chatoyante. Les arbres dénudés reprirent racine et réussirent à puiser suffisamment de force dans les entrailles de la terre pour promettre à l’homme un avenir fertile. 63


C’est ainsi que l’erreur fut difficilement réparée, mon garçon. L’humanité et les sentiments les plus profonds que les humains ressentaient furent assez puissants et nobles pour convaincre les éléments de revenir à leurs côtés. Les hommes purent s’assoir et regarder la deuxième création s’épanouir devant leurs yeux ébahis, les pieds dans l’eau, le vent dans les cheveux, le soleil sur la nuque, les doigts enfouis dans la terre. Ils avaient compris que la nature devait être respectée et ils se promirent de la traiter comme leur égale. Mais, s’ils avaient laissé la situation dégénérer à ce point une première fois, n’allaient-ils pas recommencer ? L’histoire ne le dit pas. Cependant, mon petit, il appartient à toi d’écrire ce récit et de changer ces jours sombres. Ce futur est au pas de notre porte, mais nous pouvons décider si nous la laissons ouverte ou non. Fermons donc cette porte, mon enfant !

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Textes des lauréats adultes

- Jean-Paul LEFEBVRE Ligne de vie.

- Caroline MASSE La solitude des puissantes - Nicolas ISTIRY De l’eau sur le feu

- Perrine ESTIENNE Deíktes - Colette ROBERT Toujours debout

- Coraline CROQUET Agonie

- Guillaume DEFOSSÉ Mécanique de perte

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Jean-Paul LEFEBVRE Ligne de vie.

Je suis au fond. Tout au fond. Autour de moi, de l’eau. Au-dessus aussi. En dessous, pareil. Il fait noir, c’est à peine si je distingue mes mains. Peu importe. Ici, plus rien n’a d’importance. Je fais quelques brasses pour me dégourdir les membres, mais je ne sais pas vraiment où je vais. D’ailleurs, j’arrête aussitôt. Je n’évolue plus dans cette masse aqueuse, j’en fais partie. On dirait qu’elle m’a absorbé. Intégré. Digéré. En fait, je suis bien. Et si je restais ici toute ma vie ? Cela parait fou, déraisonnable, je le sais. Est-ce l’ivresse des profondeurs ? Dieu seul le sait, s’il existe. En tout cas, c’est le confort absolu. On se sent délesté de tout fardeau. Le corps n’a plus de poids. Il est en lévitation. Je me laisse dériver comme ça quelques secondes, puis je tourne la tête. L’Autre est là, en apesanteur à côté de moi. Dans l’obscurité, je le discerne à peine. 69


Tout ce que je distingue, c’est une forme sombre d’à peu près ma taille. Comme l’Autre ne bouge plus, je décide de me rapprocher. Doucement, je bats des pieds. Je suis tout près, maintenant. Il me sourit. Il lève la main droite et me fait un signe « O » avec le pouce et l’index. Dans le langage des plongeurs, cela signifie « tout va bien », « tout est OK ». C’est vrai qu’il a l’air calme. Il a l’air de se sentir aussi bien que moi dans les abysses. Il m’observe un moment, se rapproche tout près de mon visage comme s’il cherchait un défaut, avant de me faire un signe, pouce vers le haut. Il me propose de remonter avec lui. Pas sûr que j’en ai envie. Pourtant je sais qu’il a raison. On ne peut pas rester ici indéfiniment, sinon on risque de mourir. Alors j’empoigne ma ligne de vie et je le suis. * En surface, l’équipe médicale suit de près l’évolution des « apnéistes ». Leurs paramètres vitaux dessinent les Alpes sur les deux moniteurs qui ornent la pièce tandis que leurs rythmes cardiaques bipent régulièrement. Ils sont trois, les yeux rivés sur les écrans. Un homme d’une cinquantaine d’années au crâne dégarni, et un homme et une femme d’une bonne trentaine d’années. Tous portent une tenue blanche. Tout se passe bien. Pourtant, ils le savent, un rien peut faire basculer l’opération. 70


Leur vigilance est la clé de tout. Si un problème survient, il importe de réagir rapidement. Ils ont été formés longuement sur les bancs de l’université pour savoir prendre les bonnes décisions en un clin d’œil. Pour l’heure, on n’a pas besoin de leurs compétences. Mais ce n’est qu’une question de secondes. * La première vague émane des profondeurs. Nous la sentons arriver par en dessous qui nous pousse vers le haut. Elle accélère notre vitesse. Nous nous regardons, intrigués. Nous savons que la mer est vivante et que des tremblements l’agitent souvent. Pourtant, le courant qui nous porte est anormalement fort. Il nous propulse en avant aussi surement qu’un hors-bord. De petites particules nous accompagnent, comme de la poussière d’étoiles. Où allons-nous ? * Les rythmes cardiaques s’accélèrent sur les deux écrans en même temps. Les scientifiques se redressent. « Préparez-vous ! », lance le plus âgé. Il a dit cela comme un général qui s’apprêterait à combattre des troupes 71


ennemies, d’un ton calme et déterminé qui empêche toute contestation. Les deux autres quittent la pièce au pas de course dans un bruit de tabliers froissés. Cela ne rigole plus, il faut se préparer au pire, ils le sentent. Bordel, il fallait que cela tombe sur eux ! Jusqu’ici, leur stage se passait bien. * La deuxième vague est plus forte. Je la sens me soulever et me faire tournoyer sur moi-même. À un moment, je cogne l’Autre, mais sans gravité. Je ne parviens plus à distinguer le haut du bas, comme les skieurs pris dans une avalanche. J’ai la tête qui tourne. Mon oreille interne ne parvient pas à s’adapter à cet équilibre instable. J’en aurais presque la nausée. Je pense que cela va revenir à la normale. Je me trompe. Les entrailles de la Terre ne s’arrêtent pas là. La troisième fois, il s’agit carrément d’un tsunami. Nous ne sommes plus que des fétus de paille au milieu d’un ouragan. Nous virevoltons dans tous les sens. Au-dessus, j’aperçois une zone plus claire. C’est vers elle que nous nous dirigeons, portés par cette force contre laquelle nous ne pouvons rien. Nous nous rapprochons de la lumière. Je sens que la fin est proche. J’ai hâte d’y être et d’enfin emplir mes poumons d’air. Nous touchons au but quand, tout à coup, quelque chose m’enserre 72


brutalement la gorge, stoppant net mon évolution. C’est la ligne de vie. Dans la confusion, je l’ai lâchée et elle est venue s’enrouler autour de mon cou. Une erreur de débutant. Une bêtise qui peut couter cher. Très cher. Ma vision se trouble. Je tente de desserrer l’étau qui m’étrangle, sans y arriver. Puis, je sombre dans le noir. * Sur l’écran de l’ordinateur 1, un voyant rouge clignote, accompagné d’un bip d’alerte. Les hommes en blanc s’activent. Une vie humaine est en jeu. Et la rapidité de leur intervention est capitale. Les témoins s’affolent sur les écrans. Les cœurs s’emballent dans les poitrines. La situation est critique. * Je sens des mains en caoutchouc qui me sortent de l’obscurité pour m’amener dans la lumière. La pression autour de mon cou se relâche. Foutue ligne de vie. Ligne de mort, oui ! J’ai bien cru y rester. J’entrouvre les yeux, mais ma vision est trouble. J’ouvre la bouche et afonne l’air comme un Roi des Bleus, un soir de guindaille. 73


L’oxygène me brule quand il jaillit dans ma trachée et vient gonfler mes poumons. C’est douloureux, mais cela fait du bien aussi. * Le chirurgien tient l’enfant ensanglanté dans ses mains gantées. Il a improvisé une césarienne en voyant le cordon autour du cou du bébé. Le petit a la peau bleutée, mais il respire. Il le tend à l’infirmière qui l’emmène à l’écart afin de lui nettoyer les voies respiratoires. Mais ce n’est pas fini. Il faut aussi s’occuper de son frère qui jaillit des entrailles de sa mère. Tout cela a été tellement vite ! Il y a trois heures seulement, elle perdait les eaux. L’Autre tourne la tête quand il entend les premiers pleurs de son frère. Et il se met à pleurer, lui aussi, en guise de réponse.

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Caroline MASSE La solitude des puissantes

C’est comme une caresse. Sur mes pommettes, le long de mes cils. Un souffle d’air chaud qui agite doucement les boucles de mes longs cheveux crépus. Le vent m’apporte les bruits de la savane et son odeur. Il me souffle les cris des oiseaux qui saluent le soleil couchant, le crissement des insectes crapahutant sur la terre aride. Il y a dans cet air tiède une odeur de peau cuite par la chaleur de la journée. Une fragrance musquée qui émane de mes propres pores. Tout mon corps est à l’écoute de ce que cette nature sauvage souhaite me confier. Je me présente debout face au soleil rougeoyant, captant sa force vitale et sa puissance. Chacune de mes cellules est en contact avec l’air magique de ce crépuscule. Comme le veut la tradition, je dois m’isoler une lune avant de prendre la tête de la tribu. Mon père s’est éteint ce matin après une dernière nuit de veille. Devant mon désespoir et ma terreur de ne pas être à la hauteur pour lui succéder, il m’a pris la main et m’a dit : « Tu seras une grande reine. Tu es forte, puissante et bienveillante. Ton peuple te suivra, et tu le guideras avec sagesse ». Et il s’en est allé rejoindre le monde des esprits. Je suis maintenant seule dans cette savane qui n’a plus de secret pour moi. J’entends le message du vent. Je suis la reine d’une tribu aborigène. Je suis une femme puissante, m’a-t-il dit. Mais aujourd’hui, le vent me ramène à cette solitude profonde qui vit en moi comme l’air emplit ma poitrine à chaque respiration. * 75


Je les ai senties perler au raz de mes paupières et j’ai quitté le bloc à la hâte pour masquer mon désarroi. Seule dans le débarras où je me suis réfugiée, parmi les balais, les seaux et les torchons, je les ai laissées couler. J’ai pleuré mon sentiment d’impuissance, goutant le sel de ce liquide lacrymal qui dégoulinait jusqu’à la commissure de mes lèvres. J’avais sa vie entre mes mains. Comme des centaines avant la sienne. Alors pourquoi celle-ci me bouleverse-t-elle plus que les autres ? Pourquoi en une fraction de seconde alors que tout va bien, une veine se déchire-t-elle et s’avère irréparable ? Je ne crois plus en Dieu. J’ai vu trop de regards incrédules de l’autre côté de mon bureau. « Si on ne fait rien, vous allez mourir. Mais lors de l’opération vous risquez de mourir aussi. » Ces yeux, au moment de se fermer sous l’effet de l’anesthésiant, qui semblent dire qu’ils me font une confiance absolue… Les yeux qui se troublent de ceux qui vont rester seuls quand un des leurs a quitté ce monde sur ma table… Je suis tellement fatiguée ! Qu’est ce qui a déterminé ce choix professionnel ? Mon père m’a dit : « Tu es brillante, tu es puissante, tu feras une merveilleuse chirurgienne avec des mains de magicienne ». Je le suis. Et je ne sais plus qui je suis. Je ne sais plus quelle heure il est ni pendant combien de temps j’ai essayé de sauver cet homme couché dans le bloc opératoire. Je vais me lever, sécher mes larmes, aller parler à la famille. Et puis, je retrouverai mon appartement vide, mon frigo vide, ma vie vide. Je suis chirurgienne. Je suis une femme puissante, m’a-t-il dit. Mais aujourd’hui, mes larmes me ramènent à cette solitude profonde qui vit en moi comme un monstre marin tapi au fond des eaux sombres des abysses océaniques. * 76


Je regarde danser les flammes autour de moi. Jaunes, rouges, parfois bleutées, elles m’hypnotisent et galvanisent ma peur, me faisant oublier les cris et les injures autour de moi. Le voile d’air déformé par la chaleur fait disparaitre leurs faces hideuses de porcs hargneux. Ils m’ont jugée coupable. Pourtant, la plupart d’entre eux, je les ai soignés. J’ai aidé certaines de ces femmes à devenir mères. J’ai sauvé leurs rejetons des fièvres qui les auraient emportés si je n’avais pas été là, avec mes décoctions. J’ai recousu des maris blessés aux combats, pansé des plaies aux corps et aux âmes. Mais aujourd’hui, ils ont peur, pauvres idiots ! Que feront-ils quand ils comprendront leur erreur ? Plus de rebouteuse pour soigner leurs douleurs. Parce que de rebouteuse respectée, je suis devenue une sorcière crainte et évitée. Ma mère m’a tout appris. L’art de la cueillette de chaque plante en fonction de la lune, les mélanges, les cuissons, les applications. Elle m’a parlé de tous les types de fièvres, de suppurations. Quelles plaies sont mortelles, quelles drogues font délirer. Elle m’a dit : « Tu es une femme puissante, tu possèdes un don que tu dois chérir, protéger et offrir aux autres ». Elle ne m’a pas dit que la jalousie pourrit les cœurs et sème la haine. Je suis une sorcière. Je suis une femme puissante, m’a-t-elle dit. Mais aujourd’hui, les flammes de ce bucher me ramènent à cette solitude profonde qui vit en moi comme un feu qui consume lentement un fenil sans que personne ne s’en aperçoive. * Du sable sur ma joue. Dans ma bouche. Je peux sentir les grains crisser entre mes dents. Je suis toujours en vie. Autour de moi, des cris dans une langue que je ne connais pas. Nous avons donc atteint la terre. Une terre. Inconnue. Ils nous avaient dit que ce serait l’Italie. Qu’on était 77


tout près, qu’en une heure, le bateau aurait traversé. J’ai conscience du poids de mes vêtements trempés, de mes cheveux collés par le sel. Je voudrais bouger, mais mes muscles ankylosés ne répondent plus. Combien de temps ai-je nagé ? J’ose à peine ouvrir les yeux pour découvrir la plage sur laquelle j’ai échoué. J’ai peur de voir les corps de mes compagnons d’infortune. Combien d’entre nous ont-ils survécu ? Il y avait trop de monde sur ce canot. Tant d’enfants muets de terreur engoncés dans leurs gilets de sauvetage improvisés. Je n’osais pas croiser les regards de leurs mères. Leurs yeux hébétés d’avoir pour seules options pour leurs enfants une mort quasi certaine dans les bombardements ou une mort statistiquement un peu moins probable lors de cette diabolique traversée. Mais comment ont-elles choisi ? Moi, je ne voulais pas quitter mon pays. C’est ma terre, même si aujourd’hui les bombes la laissent exsangue, éventrée. Mon pays, berceau de la civilisation, réduit en cendres et en gravats. Mon père a payé un passeur avec tout ce qui lui restait. Il m’a pris la main et m’a dit : « Tu as fait des études, tu connais notre histoire, tu es brillante et puissante. Tu dois vivre. » Et il m’a poussée sur le chemin de l’exil. Où suis-je aujourd’hui ? Ai-je atteint une terre d’accueil ? Chez moi, on parlait de l’Europe comme d’une terre promise. J’ai peur de donner ma confiance à des États qui laissent se noyer des enfants dans leurs eaux territoriales. Est-ce qu’à un moment, on n’est pas juste terrien ? Je suis une migrante. Je suis une femme puissante, m’a-t-il dit. Mais aujourd’hui, le gout du sable me ramène à cette solitude profonde qui vit en moi comme les traces de ma terre natale probablement perdue à tout jamais. * Femme de l’air, femme de l’eau, femme du feu, femme de la terre. Femmes puissantes. Femmes seules. 78


Nicolas ISTIRY De l'eau sur le feu

On regarde l’eau couler sur les carreaux, les gouttes faire la course. Elles se cognent, se mélangent, passent l’une dans l’autre puis s’effacent. Demain, il fera beaucoup plus froid, on les verra geler. Recouvrir, blanches, les vitres fêlées. Mais là, elles coulent encore, limpides petites larmes à peine salées, à peine mouillées. Au-dehors, ce n’est pas vraiment de la pluie, il n’y a pas de bruit, pas de vent. C’est plutôt de la bruine, comme un gros nuage qui nous passe dessus, un grand truc humide qui laisse des traces sur les carreaux et qui s’infiltre. Mais demain, ça va geler, on le sait, ce sera mieux. Le froid, c’est toujours mieux que l’humidité. Le froid quand il est sec, quand il immobilise les choses au dehors, quand il fait venir le soleil, nous, on préfère. Alors que le gros nuage qui cache le ciel, qui amène les gouttes et les larmes sur les fenêtres, qui fait transpirer les murs de sueur froide qui mouille jusqu’à nos os, lui, il est insupportable. Même le feu dans l’âtre semble en souffrir, on le voit moins fier, nous alors, moins brulant. Heureusement qu’il est là, lui, d’ailleurs, sinon on serait déjà crevé. Noyé par le gros nuage qui coule au-dehors. Sur les branches des arbres, sur la terre froide, sur les pavés défoncés de la cour, sur le bois de la porte. Sur le bois de la porte, il toque souvent, on l’entend frapper fort, on ne veut pas aller ouvrir, mais il entre quand même. Alors, on se blottit les uns contre les autres et on s’approche du feu qui souffre. Il le fait pour nous, pour nous consoler un peu, c’est pour cela qu’on l’aime. On le remercie en lui jetant de grandes buches qu’on garde au-dessus du sol, pour qu’elles puissent bruler. Alors, il semble apprécier, il est plus gaillard, et nous aussi. 79


Mais demain, ce sera terminé. Demain, il va geler et ça ira mieux. Il fera sec. Froid, mais sec. On revivra un peu. On crachera gaiment de la buée en se promenant dans la cour. Il y aura le soleil au petit matin, le ciel clair, peut-être du givre qui craquera sous nos pieds. Nous vivrons des moments agréables, il n’en faut pas beaucoup. Nous sommes trois à vivre dans cette maison. Avant, il y en avait un de plus, mais il a dû trouver mieux, on ne l’a plus revu. Les deux autres, ça fait un moment qu’ils sont là, depuis le début, je crois. Ils ont encore connu debout la porte qui donne sur le jardin à l’arrière de la maison, juste avant la forêt. Celle qui est défoncée sur le sol de la cuisine. Ça m’étonne qu’on ne l’ait pas encore fait bruler, il faudrait que j’y pense, la prochaine fois. Elle ne retient plus le vent qui s’engouffre les soirs gelés... autant qu’elle nous garde autrement du froid. Nous sommes trois à vivre dans cette maison. Avant, il y en avait un de plus, mais il a dû trouver mieux. Ou alors, il est crevé au bord d’un caniveau, la gueule dans la terre, on ne sait pas. Il était parti chercher quelques trucs à bouffer, on avait tous faim, il n’est pas revenu. Alors, on préfère croire qu’il a trouvé mieux. Qu’il a trouvé mieux même s’il y a plus de chance qu’il se soit fait ramasser le cul par une patrouille égarée, ou les jambes par une mauvaise mine. On préfère croire qu’il a trouvé mieux, une jolie petite ferme avec des vitres pas cassées. Maintenant, nous ne sommes plus que trois à nous partager cette baraque croulante et ce feu moribond. La maison est grande, mais on n’en connait que le salon. On se cloitre là, on ferme toutes les portes et on roule les tapis devant les interstices. On ne monte plus aux étages, il n’y a plus de meubles à faire bruler. Même la cuisine ne nous sert à rien, à cause de la porte qui dort sur le sol. On fait directement chauffer les 80


boites sur les flammes. Ces rations de bouffe qui sont parfois larguées depuis des hélicos furtifs ou qu’on trouve en sortant, il y en a de moins en moins. Même les chiottes, on ne les utilise pas : il n’y a plus d’eau. Alors, on va dans la cour ou dans les bois, parfois on se retient parce qu’on a trop froid. Parfois, on n’y parvient pas. Il n’y a que dans le salon qu’on vit, on a foutu nos couvertures là, on y bouffe, on y dort, on y tue le temps. La seule chose importante, c’est de rester près du feu. Au plus près de la chaleur. Et comme on a cloué les gros coussins de velours des canapés devant les fenêtres, c’est vivable, ici. Le feu, c’est celui qu’on traite le mieux, celui qu’on ne rationne pas. On le cajole, on le veille la nuit, on tend les bras au-dessus en souriant. C’est parce qu’il y a la chaleur, qu’on sent lécher nos avant-bras, ce qui fait apparaitre la chair de poule. Notre peau tressaille sous ses caresses, il est celui qui nous aime, il est notre plus fidèle ami. Parfois aussi, on récupère l’eau qui coule du toit dans la véranda et on la fait bouillir dans les boites vides de nos rations. D’abord, on les tient au creux de nos mains, posées sur nos genoux repliés sur le bide. On s’enroule quasiment autour, on tient les boites de conserve aussi proche qu’on peut. C’est seulement après qu’on boit. La chaleur qui vient de l’intérieur, c’est la plus douce de toutes les chaleurs. Pour dormir, on se met tous les trois devant l’âtre en se serrant dans nos couvertures. On sait que la nuit est traitre, le froid monte dehors, il y a la pluie qui se fait plus forte. Alors, on dort, mais pas trop, on garde 81


un œil sur le feu. On n’oublie pas de lui remettre un peu de bois pour qu’il garde du courage. Parfois, la fatigue nous fait l’oublier quand même, et lorsqu’on se réveille, on grelote dans la pièce, on ne parvient plus à se lever. Quand on a froid, c’est dur de bouger. On est trempé, on a l’impression que nos os baignent dans de l’eau glacée, on la sent couler à l’intérieur de nous. C’est comme avoir la fièvre, mais à l’envers. Alors on se force et on se relève devant les braises pour souffler dessus. Après, ça va beaucoup mieux. Je ne peux pas dire depuis combien de temps exactement je suis là. Mais c’était bien après le début de la guerre, c’est certain. Et maintenant ? Elle en est où ? Quand est-ce qu’elle prendra fin ? Je ne sais pas, je m’en fous, les jours ici n’ont plus beaucoup d’importance. Quand on est bien, on ne compte pas. C’est surement parce qu’il n’y a plus tous ces bruits, les fracas métalliques, la terre qui s’ouvre sous les explosions et qui dégueule un sang noir de boue. Il n’y a pas de cris, la nuit, la seule chose qu’on entende, c’est le bruit de l’eau qui ruissèle dans les murs et qui nous fait croire que la maison pleure en silence. Elle aurait de quoi, avec ce vent qui s’engouffre par toutes ses plaies béantes et qui fait craquer jusqu’à la dernière de ses poutres. Tout comme nous, elle a froid aux os. Elle a froid aux os, mais c’est quand même un endroit calme. On est loin de la route, on est caché par les arbres de la forêt qui nous donne du bois tous les jours. Parfois, on parvient même à surprendre un lapin dans la cour, qui nous console le ventre. Ce n’est pas si mal. Nous sommes trois dans la maison. Il y a lui, il y a elle, il y a moi. Lui est le plus courageux, c’est grâce à lui qu’on tient le coup. Il sort souvent, parfois on le voit partir le matin et ne revenir que le soir, bien après que la nuit soit tombée. C’est surtout pour la nourriture, c’est de ça qu’on a le plus besoin. Sous les ongles, c’est lui qui a le plus de terre. Et même 82


quand il plonge les mains dans l’eau, elle ne part pas. Elle et moi, on s’assure surtout que la maison reste en vie. On se promène les jours secs de givre dans la forêt pour trouver du bois pour le feu. On pose des collets qui ne fonctionnent pas et on chasse les petits animaux. Nous, on ne sort pas beaucoup et dès qu’on a froid, on se réchauffe. Lui, c’est autre chose. Il a nos boites à trouver, nos paquets de biscuits secs, de pâtes et de blés. Mais un soir, devant le feu après une longue journée, il s’est mis à tousser. C’était d’abord un peu, puis un peu plus. Il ne parvenait plus à se chauffer. Alors, il n’est plus sorti, il est resté avec nous, devant les flammes. Il ne bougeait pas trop, il relisait toujours le même livre, le seul qu’on n’avait pas fait bruler, et chaque fois qu’il tournait une page, il lâchait une quinte de toux. C’était comme ça, il ne pouvait pas s’en empêcher. Chaque jour, il s’avachissait un peu plus sur ses pages, il transpirait un peu plus de froid. Le feu ne parvenait plus à l’atteindre. Au plus il s’en rapprochait, au plus ses flammes lui paraissaient distantes. Il est un amant compliqué, le feu, il n’aime pas qu’on dépende trop de lui. Il nous repousse quand notre amour perd la raison. Elle, elle n’en dormait plus. Elle lui faisait boire beaucoup d’eau chaude pour lui réchauffer le bide, pour qu’il sèche à l’intérieur. Mais ça n’a pas marché. Maintenant, il reste couché, surtout, il ne bouge quasiment plus. Sauf pour tousser. Elle le regarde, assise à côté, sans rien dire. On est trois à vivre dans la maison. Quand il se réveilla au matin, il s’aperçut que le feu s’était éteint. Elle, elle regardait toujours l’autre qui ne bougeait plus dans ses couvertures. 83


Lui n’y jeta même pas un regard. Ce matin, c’était comme s’il n’avait plus aussi froid. Sur les vitres découvertes, il y avait le gel qui avait laissé des trainées et le soleil qui s’y reflétait. Le gros nuage était parti, c’était tout ce qu’il attendait. Il se leva doucement et fit tomber son carnet sur le sol. Le stylo coincé entre deux pages roula jusqu’au mur et fit un peu de bruit en s’y heurtant. Il n’y prêta pas attention, eux non plus, et vint s’appuyer contre la fenêtre. Dehors, la neige avait recouvert les pavés de la cour. Enfin, toute cette eau avait gelé. Il sortit par la plaie de la cuisine, enjambant la porte, et fut surpris par la presque douceur de l’air. Il était froid, sec, mais immobile. Il laissait les rayons chauds du soleil se poser sur les visages. Il fit quelques pas dans la neige et s’amusa du craquement qui provenait du sol. C’était comme lorsqu’il était enfant, qu’il marchait tôt le matin sur les trottoirs encore intacts après une nuit de neige. La forêt était juste devant lui, il s’y engouffra en faisant grincer ses pas. Tout était calme et silencieux, à peine le bruit étouffé de quelques paquets de neige qui tombaient des pins. Il s’arrêta un instant et regarda le ciel, il était clair, limpide. Il ne présentait aucune trace de souffrance, pas un nuage, pas une griffure grisée. Il était immaculé, là tout en haut. Et puis le vrombissement d’un avion le traversa en laissant de grandes trainées blanches derrière lui. Sur ses ailes, il y avait ces grands feux qui le faisaient avancer. C’étaient les mêmes que celui de la cheminée, les mêmes et pourtant…

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Perrine ESTIENNE Deíktes

HIVER Plutôt doudoune et parapluie. Bien sûr, quelques instants ensoleillés mais surtout le froid et l’humidité : frilosité. Des débuts dans un restaurant grec. Sans doute… Vous attendiez le crépitement, la chaleur, le bleuté des flammes, et je vous ai offert le feu de signalisation.

Vous pensiez la cascade, la mer, les vagues, et je vous ai proposé l’eau du robinet.

Vous espériez les bourgeons, l’argile, la montagne, et j’ai évoqué le terreau des fleurs en pot.

Vous lorgniez la rafale, le vent de l’été, l’ouragan,

et j’ai traduit le courant d’air qui fait claquer la fenêtre.

Pardon. Les attentes et les réponses : vraisemblablement pas les mêmes. Dans le bol, je vous laisse olive, vous préfériez poivron. Décidément, pas les mêmes. Malgré tout, envisager l’autre. Cure-dent, petite brochette relieuse : vous piquez dans une verte, et 87


apercevez du rouge au dedans. Tiens ? Contenu déceptif contenant étonnamment le contenu désiré. Deux en un, contigus. Alors malgré tout, risquer un peut-être. Tenter l’intersection ? Et se revoir. PRINTEMPS Ça sent le gyros sur la terrasse de l’établissement. On se découvre un peu. Rappel des bienfaits de la lumière et des températures positives. Espoir d’une suite éventuelle en forme de petits cubes blancs. Vous racontez les éléments : leur force, leur absolu, leur beauté, leur impétuosité – je les entends. La flamme dans votre regard, la salive sur vos lèvres, le grain de votre peau, votre air passionné – je les vois. La chaleur de mes joues, l’humidité de mes mains, la sècheresse de ma gorge, la volatilité de mes pensées – je les sens. Au-delà des mots, leur puissance me traverse et prend possession de moi. Inavouable. Mais il semble que vous en ayez décidé autrement : « Et toi ? » Déjà un « tu », et une question. Nom d’un chien. Je regarde la salade grecque : de la feta, pas d’olive. C’est déjà ça. Je dis : « Aujourd’hui, seule la brebis a légué son fruit ! » Perplexité et malaise. Ça sent le brulé, le verre d’eau se renverse, la fleur a perdu son parfum, 88


un courant frais passe sous la porte. D’un coup, retour aux prémices : lyrisme contre prosaïsme. En mai, on oublie trop souvent les saints de glace… « Cela n’a rien à voir avec ce que je vous ai demandé ». Effectivement. Alors quand même, essayer le tout pour le tout. « Pas directement, c’est sûr. Mais… » Incompréhension. « F.E.T.A. », j’ajoute lentement. Agacement. Attends ! « Feu, Eau, Terre, Air. Partout quoi, c’est comme tu as dit. Même dans le nom d’un fromage de brebis ». Vraiment ? Temps suspendu. Un peu de poésie dans de la prose au lait caillé. Une étincelle, un nouveau verre, la fleur s’ouvre et ton souffle tiède sur ma joue. Il semble que le tutoiement s’insinue, prenne ses marques. Encore fragiles, les marques, mais plus durables. ÉTÉ Chaleur et effusions. Avec le soleil, une grande variété de légumes. C’est la Grèce à la maison. « On tente un petit mezzé ? » « On » ? Grand bond : ça y va ! #cuisinefusion : tarama, tzadziki, ktipiti. En on partage la même assiette. 89


Collés. Tout le temps, partout Trop, malgré nous. Une forme de proséie – verbiage dégoulinant – nous emporte et la passion dépasse le réservoir de mots. Comment te signifier différemment que je t’aime ? L’unique locution pour dire amour ne suffit plus. Tous les sens sont mobilisés : besoin de te voir, tout le temps, de te sentir (ou de porter tes vêtements), de te caresser, de gouter ta peau, de t’entendre, de te parler. Et les mystères, les silences, les interrogations s’estompent au profit de la transparence. L’autre comme miroir. Finalement, plus d’autre. Le doigt s’est approché de la flamme, trop près. Ne reste que la trace noire. Souffre.

Les fluides sont confondus, trop connectés.

Ne reste que la transpiration. Coule.

La fertilité prometteuse est altérée, surexploitée. Ne restent que les crevasses. Craque.

Brulé noyé terrassé.

Crier : « Du vent ! »

Et il apparait, enfin.

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AUTOMNE Sur le tableau de la devanture, fatiguée, l’écriture à la craie s’efface. Les feuilles de vigne se parent de teintes moussaka. Un peu de chaud dans le froid. Qu’en sera-t-il du « nous », maintenant ? Été indien ou dépression ? Les saisons ont passé, soumettant la relation à une météo changeante. Et aujourd’hui, je ne sais plus. Moi je veux « oui », mais toi ? Retour de la dissociation, risque de distanciation, possibilité de cessation : NON. Je me rappelle la première fois, le cure-dent : ta tentative de provoquer un possible, malgré les apparences. Alors je m’y essaye, parce que j’y tiens, malgré les « malgré ». Et sans pronominaliser (surtout, éviter de brusquer) : « Un dessert ? » Attente. Encore… Enfin : « Des baklavas », tu dis. Tu me testes avec ces mots bizarres, depuis le début… mais tu n’as pas refusé ! Cacher l’esquisse du sourire qui se dessine : une petite éclaircie après la tempête. Naturellement, je détourne le regard. Les contours du danseur de sirtaki ornant la vitrine sont de plus en plus nets sur le soir qui tombe. Et dehors, un type s’est agenouillé près de son vélo : on lui a volé sa selle. Uniquement la selle. C’est toujours mieux que tout le vélo, mais quand même, la selle quoi… Ne pas imaginer son retour, forcé de rouler en danseuse au-dessus de la tige métallique. Aïe, vraiment. Et cocasse en même temps : un vélo volé amène une danseuse au 91


danseur. Comme si la proximité des sons engendrait l’histoire (dans ma tête)… Avant, un Zorba seul ; désormais, lové. « Vous avez fait votre choix ? » Loin. Pardon, j’étais si loin, Madame. Un choix… J’aimerais pouvoir vous répondre sans difficulté ; décider de ce que nous sommes, finalement. Mais le statut est flou et j’ai peur. « Les attentes et les réponses, pas les mêmes », tu te souviens ? Toutefois, le claquement assuré des syllabes sucrées que tu as prononcées me revient. J’annonce sans réfléchir : « Des baklavas ! ». Et de toutes parts, je sens alors que ces pâtisseries représentent le visible d’un indicible bien plus grand. Le feu de signalisation, le robinet, le terreau ou le claquement de la fenêtre ne constituent pas la forme pure, bien sûr. Mais ils sont indices. Traces dans le quotidien de forces qui nous engendrent, nous dépassent : histoires élémentaires. Et ce soir, inspirée par la pâte filo des douceurs méditerranéennes, je m’émerveille de la cuisson de la croute, je perçois l’humidité du miel, l’aspect terreux de l’ensemble, la succession aérée des couches successives. Et nous, qui allons y gouter. J’y reconnais l’amour.

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Colette ROBERT Toujours debout

La lumière froide du matin filtre à travers le rideau de la petite chambre. Marie la ressent, sa main glisse le long du drap, cherche le corps de l'homme. Le bras s'allonge, tâte l'oreiller, descend sous la couette et soudain s'affole. Le vide. Marie ouvre les yeux, le marin n'est pas rentré. Son odeur non plus. Elle la reconnait entre mille, cette fragrance de poisson et de sueur, c'est la signature de l'homme. Quand la maison ne sent pas François, c'est que François est en mer. Marie jette un ciré sur sa chemise de nuit, enfouit ses pieds nus dans ses vieux godillots et descend la paroi. Elle l'aime, sa falaise ! Elle est née là, à ses pieds, un soir de mai, trop pressée de voir le jour, sans doute. Sa mère n'a pas eu le temps de remonter jusqu'à la maison du pêcheur et la petiote a poussé son premier cri sous une lune blanche. Depuis ce soir-là, entre la mer, la falaise, la lune et Marie, c'est une histoire d'amour. Cette nuit, le ciel et les flots se sont déchainés. Les bateaux en avaient le mal de mer et les galets se bouchaient les oreilles. Un spectacle dantesque. 93


Elle est debout face au rivage. Le vent claque dans ses oreilles, triture ses longs cheveux puis s'enfonce dans le silence quelques instants pour attaquer de plus belle. Marie balaie l'horizon à cent-quatre-vingts degrés. Ses yeux clairs interrogent le ciel, les rochers et le vent. Ils étaient là, cette nuit, ils doivent avoir vu le chalutier, ils doivent avoir entendu la voix de François ! Faut dire qu'il crie, François, c'est le métier qui veut ça et même quand il lui dit « Je t'aime », il crie, et ça rend Marie toute chose. Les mots de l'homme, elle les boit à petites gorgées, fait des réserves pour les jours de disette. On ne mesure jamais assez le bonheur quand il est là, alors elle se tatoue d'instants heureux. Les mauvais, elle les efface à coups de gomme. Des rouleaux énormes s'écrasent sur la grève, la mer est remplie à ras bord. C'est toujours ainsi, le jour des grandes marées, elle se rit des bateaux, des rochers et du vent, lèche l'écume à grandes lampées et tutoie Dieu. C'est sa façon à elle de se vider la tête, d'en oublier le phare, la falaise et la ligne d'horizon. Elle est fatiguée de se frotter aux marins, de porter paquebots et bateaux-poubelles, bouteilles et messages, vagues et coquillages, phosphates et nitrates, courts-bouillons et oiseaux mazoutés. Elle en a plein le dos de soulever le soleil à chaque aurore, de le plonger dans le bain dès le crépuscule et ça, depuis la nuit des temps. Trop c'est trop, alors elle le dit à sa façon. Ici, l'homme et la nature ont un caractère bien trempé, ils ne mettent pas de gants pour dire les choses. 94


Le ciel n'en finit pas de pleurer et les gouttes se mêlent aux larmes de Marie. Elle ressemble à une petite fille apeurée sur une plage abandonnée. Les pans de sa chemise de nuit lui collent à la peau tandis que la capuche du ciré bat ses tempes au rythme des bourrasques. Elle tremble, Marie. Qui sait si c'est le froid ou la peur qui mène la danse ? Ses yeux s'embrument, lancent à la mer des menaces de représailles. Ils jugent, condamnent. Ils tuent, les yeux de Marie. - Toi qui m'as bercée, tu m'as bien menée en bateau ! Tu n'es qu'une mangeuse d'hommes ! Tu en as des milliers sous ta coupe, mais ça ne te suffit pas, il te faut prendre le mien ! François, c'est pas un gars pour toi, c'est moi qu'il aime et il me fait l'amour comme un dieu ! Ça t'en bouche un coin, non ? Tu l'as capturé dans tes filets en faisant la parade nuptiale, petit roulis par-ci, petit roulis par-là ! S'il t'a suivie, c'était pour gagner sa croute, pas pour tes beaux yeux ! Les mots sont sortis comme ça, d'un coup, emportés au creux des vagues à mille milles du petit port de pêche. Un silence assourdissant gronde des fonds marins. On n'a jamais parlé ainsi à la mer ! Et elle marche, Marie, marche pour anesthésier son angoisse. Marie sans François, ce n'est plus Marie ! Lui seul comprend le langage de ses prunelles, lui seul connait le sel de sa bouche, la soie de sa peau, la cambrure de ses reins quand il la pénètre. Il est sa seconde peau, son vêtement du dimanche. Pour lui, elle volerait tous les soleils ! 95


Tandis que ses pieds butent sur les cailloux, le vent du nord gonfle son corsage, l'assaille de baisers glacés. Baisers volés. À l'arraché. D'un geste de la main, elle efface la trace de souillure sur ses lèvres, enserre ses bras avec force et offre un bouclier à son corps. Ce matin, elle se sent aussi fragile qu'un bateau de papier emporté vers le large. La lune ronde et joufflue s'apprête à lever les voiles, mais Marie a l'œil et l'interpelle. - Toi qui m'as mise au monde, tu m'as bien lâchée ! Tu te la joues, maintenant, tu connais ta magie, mais tu abuses de tes pouvoirs ! Tu es toujours dans les parages quand il y a une mer à démonter ! Tu mets ton grain de sel partout et tu as le culot de te contempler dans l'eau alors que tu es la gardienne de la nuit. Tu devrais avoir honte ! Ces mots, Marie les hurle à se crever les tympans tandis que des larmes sèches courent sur ses joues. Une lueur sombre crève la mer de nuages. On n'a jamais parlé ainsi à la lune ! Et elle marche, Marie, marche pour combler l'absence. C'est que ça déménage dans sa tête. « Pourquoi est-il sorti, hier ? La radio annonçait des vents de dix Beaufort, un temps à envoyer le toit au diable. Sa vie vaut plus que ça, non ? Et pourquoi n'envoie-t-il pas un signe, ne fût-ce qu'une petite fusée de détresse ? Ça coute trois fois rien, il en a toujours à bord. Le poste de secours est sur les dents, ces jours-ci. Et s'il avait échoué sur une petite ile ? Il a peut-être lancé une bouteille à la mer ? Faut pas rêver, il n'écrit jamais, François. Il dit que les mots, c'est une histoire de femmes, que le crayon et lui, ils sont brouillés depuis l'école. » 96


Les idées fusent et ça fait un beau désordre. La vérité, c'est que le bateau va à la dérive, que les dettes sont plus lourdes que le portefeuille. Et elle frissonne, Marie, frissonne de tous ses membres. Le vent la pousse dans le dos, un peu comme François quand il lui tient la taille et qu'ils marchent à la même cadence au bord de la plage. Elle force le pas et rejoint la falaise, sa confidente de toujours. - Tu te rappelles du soir où je t'ai présenté François ? Tu l'as trouvé séduisant, tu as même ajouté que j'avais déniché la perle rare, mais tu m'as dit : « Sois sur tes gardes, ma fille, la mer est une maitresse impitoyable ! Son chant fait tourner la tête des marins. Du puceau au vieux loup de mer. C'est une ensorceleuse, elle met l'eau à la bouche puis embarque ses proies de l'autre côté du soleil. Tu ne pourras pas le retenir, ton François ! » J'ai souri et je t'ai traitée de radoteuse, j'étais loin de penser qu'une vieille falaise savait lire les cartes du ciel. Si tu as observé les étoiles, cette nuit, dis-moi où est mon François ! Est-ce qu'il est vivant ? Mais la réponse est emportée au large, noyée à jamais dans les abysses de l'océan. Marie ne sait plus quoi penser, elle ne croit plus qu'à un signe du ciel, une petite étincelle qui lui redonnerait l'espoir parce que, là-bas, du côté de l'horizon, il n'y a aucun signe de vie. La mer danse, se balance, insensible à la détresse de la petite dame aux yeux clairs. Par moments, des vagues indécentes effleurent ses frêles chevilles tandis que l'horizon s'étale avec l'insouciance d'un enfant endormi. Un morceau de bois flotté vient de s'échouer sur la plage. Serait-ce 97


un signe? Les mains noueuses de Marie l'agrippent, l'étudient, le dissèquent. Elles parlent aux aiguilles du temps, l'interrogent sur son histoire. De quelles entrailles sort-il ? Porte-t-il une trace de prénom, celui que François avait peint sur la coque du bateau ? Les questions se bousculent dans la tête de Marie tandis que le bout de bois, épuisé par un trop long voyage, reste de marbre. C'en est trop. Les yeux clairs s'éteignent. Ils sont morts, les yeux de Marie. Une fois de plus. Ce matin comme tous les autres matins depuis que la maison ne sent plus François. Les rides ont tracé des sillons profonds dans sa mémoire. Aujourd'hui, les aiguilles de l'horloge tournent à l'envers, mais demain, dans la lumière froide du petit matin, sa main glissera le long du drap, cherchera le corps de l'homme. Son bras s'allongera, tâtera l'oreiller, descendra sous la couette puis s'affolera. Et tout recommencera...

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Coraline CROQUET Agonie

Pour les âmes, mort de devenir eau, pour l’eau, mort de devenir terre ; mais de la terre nait l’eau, et de l’eau, l’âme. Héraclite Mort. Pas mort. Son esprit oscille, hésite, incapable de s'arrêter sur un état bien défini. Sensation pour le moins étrange. Peut-on être mort et en même temps conscient de l'être ? Il décide que non. La douleur qu'il éprouve à la tête ne fait que conforter cette opinion. Preuve qu'il est en vie. Preuve aussi qu'il est blessé. Il tente de soulever ses paupières. C'est difficile. Il a l'impression qu'elles sont scellées entre elles et qu'il va se les arracher s'il s'obstine. Il finit néanmoins par entrouvrir les yeux sur une obscurité profonde et glaciale. Il tend l’oreille. Il n’entend rien. Pas un bruit. Que le vacarme du silence et le souffle de sa propre respiration. Il est étendu sur le dos sur une surface plane, dure et froide. Tout autour de lui, des parois rapprochées qui confinent son espace réduisent ses mouvements. 99


Impossible de se lever, presque impossible de bouger. À mesure de ses découvertes, les battements de son cœur s’accélèrent, la transpiration lui mouille le front, des frissons lui parcourent le corps. Les effets du venin ! Celui de la peur. Qui commence à s’insinuer sournoisement dans les méandres de son cerveau, à se répandre dans ses veines. L'air qui pénètre ses narines possède un gout terreux, épicé, d'une note parfumée d’aiguilles de conifère. Du sapin ! Une odeur de résine semblable à celle que l’on rencontre dans les forêts ardennaises, les matins pluvieux. Sauf qu’il n’habite pas dans les Ardennes. Il tâte le sol autour de lui. Sa main gauche rencontre un objet qu’il parvient à ramener vers sa poitrine. Petit, léger, rectangulaire. Ça bouge à l’intérieur. Une boite d’allumettes ! Aussitôt, il s’acharne à en gratter une, s’y reprend à plusieurs reprises. Une flamme anémique jaillit enfin, chassant pour une poignée de secondes les ténèbres oppressantes. Une clarté éphémère qui permet à son esprit de percevoir toute l’horreur de sa situation. Il est enfermé dans une caisse taillée à sa mesure. Une vérité qui se fiche dans le bas de son ventre, avant de lui gangrener les tripes et d’exploser en une certitude terrifiante. Il est enterré vivant ! L’instinct de survie s’empare instantanément des commandes. Sortir de là au plus vite. Rien d’autre ne compte. Question de vie ou de mort. De mort, surtout. Il se fracasse les poings sur les parois, s’écorche les mains, s’arrache le bout des doigts, abandonne des trainées de sang sur le bois de sa 100


prison. Empreinte éternelle d’un supplice qui ne fait que commencer. Son cœur s’emballe. Il s’essouffle mais refuse d’abdiquer. À grands coups de pied, il tente de repousser le couvercle. Une pluie de grains de terre s’infiltre entre les interstices des planches pour venir lui fustiger le visage et recouvrir son corps d’un linceul d’argile. Il tousse, crache… des particules de sol plein les poumons. Des larmes d’incrédulité, d’abord, roulent le long de ses joues, pour se transformer, ensuite, en torrent de désolation. Durant plusieurs minutes, il hurle, crie, chiale, sanglote, gémit. En vain ! Le matelas argileux ne fait qu’étouffer ses lamentations, les empêchant d’éclore à la surface du sol. Sa détresse rebondit contre les parois de son cercueil. Il s’épuise, claque des dents, le corps recouvert d’une sueur glacée qui lui pénètre les os et lui colle la peau. Il tente de se calmer. Terrorisé, il craque une seconde allumette. La laisse se consumer jusqu’à s’en bruler les doigts. Un bien maigre réconfort compte tenu des circonstances. Comment s’est-il retrouvé là ? Il se souvient d’un type venu acheter des légumes à la ferme. Un romancier ! Du moins, c’est ce qu’il avait prétendu. Il ne connait pas son nom, ne se souvient pas le lui avoir demandé. Ils avaient parlé, sympathisé, bu un verre, peut-être deux et puis… rien. Trou noir. Il se tâte le crâne. Bon Dieu, quel con ! Probable qu’il ait été assommé. Il fouille ses poches, ranimé soudain par un fol espoir. De courte durée. Plus de portable ! Normal, les morts n’ont pas besoin de téléphone. Et puis, sous terre, il ne risquait pas de capter. Il a l’impression de vivre une situation irréelle aux relents cauchemardesques. De jouer le premier rôle dans un rêve de mauvaise facture. 101


Son agresseur allait sans doute exiger quelque chose en contrepartie de sa libération. Une rançon, par exemple. Ridicule ! Son épouse s’était tirée depuis longtemps, l’abandonnant aux affres de la solitude. Plus de femme, pas d’enfant, plus vraiment de famille et surtout, pas un rond. Fauché comme les blés qu’il faisait pousser dans ses champs. Que valait la vie d’un petit agriculteur ? Sans doute, pas grand-chose ! Ce mec s’était fourvoyé, trompé de monnaie d’échange. À moins que sa séquestration ne serve de moyen de pression pour de quelconques revendications ? Dans un cas comme dans l’autre, quelqu’un devait être au courant et devait être occupé à le rechercher. Il inspire, expire. Recommence. Plusieurs fois d’affilée. Avant de s’arrêter net. Mauvaise idée. Dans sa situation, respirer, c’est mourir. Ne pas respirer, c’est mourir aussi. Mais plus lentement. Il ferme les yeux, se force à se calmer, respirer doucement, ralentir les battements de son cœur, diminuer son niveau de stress pour consommer le moins d’oxygène possible. Gagner du temps. Il se force à réfléchir pour ne pas penser. Quelqu’un s’était-il déjà penché sur cette question, ô combien stupide, de connaitre la durée de survie d’un homme enfermé dans un cercueil ? Il avait toujours détesté la physique, la chimie et les mathématiques. Au seuil de la mort et sans aucun accès à Internet, il ne prétendait pas être capable de résoudre cette équation. À vue de nez, « pas longtemps » lui semble la réponse la plus évidente. Mais pour un homme conscient de mourir, pas longtemps, c’est déjà beaucoup trop ! Cause de la mort : asphyxie. Par privation d’oxygène ; à moins que 102


le trop-plein de gaz carbonique ne le tue avant ou qu’il ne meure déshydraté ? Comment savoir ? Le manque tue, l’excès tue, le déséquilibre tue. Les secondes s’égrènent, longues, interminables, assassines. Certaines images enfouies sous les décombres de son passé affluent, remontent à la surface de sa mémoire pour venir le harceler. Il pensait les avoir oubliées ; elles étaient toujours là. Planquées dans ses souvenirs. Face à l’éternité, elles ressurgissent. Un refuge pour son cerveau tourmenté. Il les passe en revue une à une, se remémore les évènements, des gouts, des couleurs. Il rejoue des scènes de son enfance, de son adolescence, de sa vie d’adulte. Puis elles deviennent floues, s’effacent. Il tente de les retenir pour maintenir à distance cette horrible pensée qui commence à s’instiller dans son esprit. Et si… Si tout ceci n’était qu’un jeu. S’il avait justement été choisi parce que personne ne s’inquièterait de sa disparition ni ne souffrirait de son absence ? Une perspective infernale. Un goutte-à-goutte de terreur pure. Son corps tremble. Il a froid. Il a chaud. Il ne sait pas. Il ne sait plus. Juste que ce n’est pas le plus terrible. Le pire, peut-être, c’est qu’il va mourir seul, soustrait du monde des vivants par la volonté d’un seul homme. Un fou. Un monstre. Qui l’avait contraint bien malgré lui à entrer dans ce processus inéluctable de mort programmée. Il ne veut pas mourir. Pas maintenant, pas comme ça. Et pourtant… Il était condamné à être le témoin de sa propre mort, enfermé dans une 103


boite enfouie sous plusieurs pelletées d’une terre glaise. Une terre lourde, compacte, qui adhère aux outils, qui colle aux bottes, qui salope les parquets. Un enrobage d’argile pour une cacahouète humaine. Un peu comme ces bonbons au chocolat qu’il adorait étant gosse. Il devait se rendre à l’évidence, personne ne viendrait le délivrer. Il hurle comme un possédé avant de se laisser emporter par la vague de désespoir qui déferle sur lui avec violence. Un véritable raz-demarée, un tsunami de désillusions qui le submerge tout entier, fracassant son corps sur les parois de son cercueil, déchiquetant son âme dans les rouleaux déchainés. Invité bien malgré lui à partager l’intimité de celle qu’il aimait tant, il se surprend soudain à la haïr. Cette terre, compagne fidèle qui avait partagé sa vie, ses rêves, ses espoirs ; celle à qui il avait tout donné, qui l’enlaçait à présent dans une étreinte mortelle. Sa vie comme un don ultime et non consenti de lui-même à cette maitresse capricieuse, jalouse et exigeante. Une terre blessée, trahie ! En colère ! Une terre meurtrie par les labours, engrossée par la connerie des hommes, épuisée par leur stupidité et empoisonnée par leur folie dominatrice, qui réclamait vengeance pour ce viol collectif, exigeant un sacrifice… le sien ! Une veuve noire prête à le dévorer vivant pour avoir eu l’outrecuidance de la pénétrer et de la souiller de sa sueur, au mépris des règles de la nature. Il allait crever, digéré par les entrailles de sa bienaimée. Son châtiment, pour ne pas l’avoir honorée comme elle le méritait ! Sa salive boueuse s’infiltre déjà entre les planches, imprègne le bois, suinte des parois de son cercueil. Une bave brune, écumeuse, glaciale, qui bouillonne rageusement à l’intérieur de son caveau, chargée des vers 104


et des enzymes nécessaires pour l’assimiler. Pourriture de vie restituée sous forme d’humus humain. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. La vie humaine ne faisant pas exception à cette loi universelle, il finirait bouffé par les pissenlits dont il mangera les racines d’ici peu. Le cycle obstiné de la vie. Un semblant d’éternité. Il devient fou. Le manque d’oxygène ! Pourtant, son cercueil est bel et bien en train de se remplir d’eau. Sur la terre, il pleut. De nouveau les larmes jaillissent. Elles se mélangent aux pleurs du ciel. Des larmes brulantes qui emportent avec elles les débris de son âme dissoute dans le puissant solvant de la résignation. Les minutes sont maintenant des heures. Des heures élastiques qui s’étirent en une interminable agonie. Au bord d’un abime sans fond, ses pieds dérapent. Il se rattrape de justesse. Lutte contre cette torpeur qui l’envahit progressivement. L’instinct de survie. Encore. Qu’avait-il fait pour mériter pareille sanction ? Et si Dieu, au final, le punissait de n’avoir pas cru en Lui ? Qu’y avait-il derrière cette frontière de l’après ? Toutes ces questions existentielles l’assaillent aux portes de l’au-delà. Que pouvait-il exister de pire, de toute façon ? Sans doute rien. Craquer les allumettes les unes après les autres, faire apparaitre ces étincelles de vie, synonymes de mort. Consommer cet oxygène qui bientôt lui fera défaut. Accélérer ce temps qui n’en finit pas de finir. Un suicide, si on pouvait encore appeler cela comme ça. Comme un ultime 105


acte de rébellion. Mais c’est trop tard. Le carton de la boite contenant les petits bâtons inflammables a pris l’eau. Alors, il inspire. Expire. Prie. Pour que son âme puisse retrouver le chemin de la surface à travers le réseau capillaire du sol, s’évaporer dans l’air sec un jour de beau temps. Et renaitre un jour… Sa respiration devient de plus en plus difficile. Déjà, il n’arrive plus à bouger. Ses membres engourdis ne répondent plus. Son corps pèse de plus en plus lourd. Privé de cet air qui relie les êtres à la vie, il a l’impression de n’être plus qu’un pantin auquel on aurait coupé les fils qui l’animaient. Alors, il abandonne ce combat perdu d’avance et bascule dans le vide. La chute lui semble infinie. Ses paupières se ferment. Il sourit. Bientôt, il sera mort. Bientôt, il sera libre. * Luc esquisse une grimace en reposant les feuillets sur la table. – Bon Dieu, t’as pas envie que pour une fois, une de tes histoires se termine bien ? – Pourquoi, tu n’aimes pas ? – Franchement… non ! Ce n’est pas le genre de récit à mettre entre les mains d’un claustrophobe comme moi. Alors, fais-moi plaisir, tu veux ? Ce pauvre mec, tu prends ta gomme, ton crayon et tu lui sauves la vie. 106


Abandonné dans la contemplation des gouttes de pluie qui s’écrasent avec violence de l’autre côté de la vitre, Richard hausse les épaules. – Une gomme et un crayon n’y changeront rien. Il se retourne vers son ami, un sourire énigmatique collé sur les lèvres. – Une pelle. T’as besoin d’une pelle. Il y en a une dans le fond du jardin, mais c’est sans doute déjà trop tard !

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Guillaume DEFOSSÉ Mécanique de perte

Elle est allongée dans son lit d'hôpital. Les médicaments ont fait leur effet, elle dort. Dans la chambre trop petite s'entasse toute une famille. Mari, enfants, beaux-enfants, père, sœur, beau-frère, neveux et nièces, ils sont tous là, se relayant sur trois chaises et un fauteuil. Et pourtant, pas un bruit ne sort de la pièce. À l'exception d'un seul. Une respiration gémissante, irrégulière, encombrée, envahit les têtes et pèse sur les cœurs des personnes présentes. Chaque bouffée d'oxygène semble devoir parcourir un millier d'obstacles avant d'atteindre les poumons. L'air expulsé, terriblement épuisé par sa course dans ce corps malade, produit quant à lui un sifflement torturé. L'atmosphère est si gluante qu'elle colle aux vêtements de celui qui quitte la chambre un instant pour se changer les idées. Les patients et les visiteurs croisés dans le couloir verdâtre ne s'y trompent pas et offrent un sourire embarrassé au poisseux. Celui-ci s'empresse alors de rejoindre les autres, fuyant cette compassion trop feinte. Et puis, dans la chambre, quelqu'un fait une blague idiote. Et comme si tous n'attendaient que ça, c'est l'éclat de rire généralisé. L'animation reprend. Ça discute de choses banales, ça ragote, ça part chercher à manger, ça consulte son portable… Ce sont les dimanches de fêtes qui s'invitent à l'hôpital. De temps en temps, une respiration encore plus difficile ou qui s'arrête brutalement fige les convives en un instant, le temps qu’ils se rassurent. Parfois, c'est une infirmière qui interrompt la 109


vie, l'espace d'un soin ou d'un contrôle. Et puis, les conversations sont relancées. Régulièrement, une mine se fait plus grave, un visage plus silencieux. Un éclair de lucidité vient d'éblouir de solitude l'un deux. Celui qui est affecté voudrait alors crier aux autres de se taire, leur expliquer que ce qui arrive n'est pas banal, qu'on n'est plus dimanche, mais déjà lundi. Et puis l'instant passe. Le médecin ne viendra plus. À quoi bon ? Il est temps de rentrer chez soi pour la nuit. Tout le monde retient son souffle. In-spi-ra-tion, ex-pira-tion. Le bruit angoissant devient subitement rassurant. Ils partent, mais elle vit. Ils reviendront demain. Dans la chambre vide, elle lutte encore quelques instants. Elle ne veut pas mourir en public et certainement pas devant les gens qu'elle aime et qui l'aiment. Certaine alors que personne ne l'interrompra, elle prend une inspiration, profonde et douloureuse, et une dernière fois, laisse échapper un souffle, muet. La nouvelle leur est parvenue tôt le matin. Pas de surprise, juste un drôle de sentiment, entre soulagement et tristesse. Dans les différents foyers, ils s'enlacent, se consolent, s'embrassent. Et puis, ils se retrouvent tous à l'hôpital, quelques étages plus bas que la veille. Il fait froid. On leur ouvre le rideau. Ils restent quelques instants et puis se donnent rendez-vous « chez eux ». « Chez lui », à présent. Dans son atelier, un homme vient de recevoir un corps de femme. Il l'installe sur sa table et le déshabille. Puis, il cherche avec soin une artère, dans laquelle il injecte plusieurs litres de formol, massant les 110


zones qui ne s'irriguent pas correctement, manipulant les membres doucement pour bien répartir le liquide. Au milieu de l'opération, il tâte avec précaution le torse afin de trouver le troisième espace intercostal, sous lequel il introduit un tube de ponction qui atteint progressivement l'oreillette droite du cœur et libère ainsi la pression interne du corps. Il jette un œil sur son œuvre. C'est parfait. Il ouvre un petit frigo situé sous l'évier et attrape un soda, ce sera la première chose qu'il avalera de la journée. Les larmes qui, hier encore, ne s'échappaient que sporadiquement, sont aujourd'hui beaucoup plus franches. Elles naissent au fond de l'estomac et inondent de manière incontrôlée la cage thoracique, le cœur, la gorge et le nez, jusqu'à déborder des yeux et redescendre vers les joues et le menton, s'écrasant sur les pulls et les pantalons. Plus ils tentent de les retenir, plus le son de leurs sanglots est sourd. Pris dans le tourbillon des évènements et de l'organisation des funérailles, ils tentent de restreindre ces pleurs au très court répit qu’il leur reste. Mais c'est peine perdue. L'embaumeur ponctionne un à un le cœur, les poumons et les intestins. Tous les gaz et liquides sont extraits du corps. Il n'a pas la prétention de préserver le corps aussi longtemps que ses antiques prédécesseurs égyptiens, chinois et sud-américains. Mais il a la mission de le maintenir en état juste pour quelques jours. Or, qui dit liquide, dit putréfaction et destruction. Il injecte donc directement du formol pour assécher définitivement les viscères. Dix-mille ans plus tard, seule la technique a évolué. Enfin, à l'aide de morceaux de coton, il bouche un à un les orifices qui pourraient encore voir s'écouler de manière incontrôlée toute substance malodorante et gâcher tout son travail. Quelques dizaines de minutes de travail et il ne reste plus qu'à maquiller 111


ce corps desséché, poser un masque de vie sur la mort obscène. Il laissera faire son apprenti. C'est un bon exercice et il est déjà en retard pour récupérer son fils à l'école. Dans le ciel, les nuages chargés d'eau noire se sont accumulés. Mais ils ne semblent pas décidés à se déchirer. Cela fait un mois qu'il pleut sans arrêt, mais depuis deux jours, plus rien. Ne reste qu'une sombre menace planant au-dessus des têtes. Les uns et les autres se réconfortent ensemble en buvant de la bière et du vin, nécessairement trop. Par peur d'être noyés par la tristesse, ils décident ainsi de la boire. Si demain ils ont mal à la tête, cela n'aura de toute façon aucune commune mesure avec la douleur qui vrille leurs tripes. La cérémonie est courte. Le prêtre ne sait du contenu du cercueil que les quelques bribes données. Cadavres et familles interchangeables, dogme et rituels immuables. Ceux d'entre eux qui s'en sentent capables prennent la parole, un à un ou ensemble, devant la petite centaine de personnes présentes, vite car pour les vivants, le temps est compté. Elle vécut de telle manière, elle se comporta ainsi, elle dit ceci, je l'ai vue faire ça, elle était donc ceci et cela. Que dire d'autre ? Pour la plupart, et à leur grande surprise, les larmes ne coulent pas devant le pupitre. On allume une bougie pour faire croire qu'elle vit encore, qu'elle est bien sûr là-haut, à les regarder. Quelques banalités et bénédictions plus tard, le cercueil repart, direction le crématorium. Eux restent là, bien rangés sur une file à la sortie de l'église. C'est l'heure des condoléances. Une queue se forme. Elle va jusqu'à l'autel. Le ballet des mines contrites démarre. Une à une, elles viennent témoigner de leur compassion, de la douleur partagée, donnent une bise mouillée ou tendent une main moite. Eux n'en connaissent qu'une 112


sur dix, mais attendent avec impatience cette dixième-là. Ce sont alors embrassades chaleureuses et soulagement de pouvoir se laisser aller à quelques larmes. Plus le supplice dure, plus ils sentent en eux la brulure de la colère. Qu'on les laisse en paix, maintenant ! Tournevis cruciforme en main, les employés du crématorium s'affairent à retirer les poignées en métal et la croix sur le cercueil. Seuls le bois et le corps peuvent entrer dans l'incinérateur. Ils ouvrent une petite trappe et font rouler le cercueil dans le foyer déjà chaud. C'est la troisième crémation de la journée et la chaleur dans la pièce supplante largement l'air conditionné. Les flammes lèchent le bois, comme si elles le goutaient avant de le dévorer. En quelques minutes, une des planches latérales s'effondre, entrainant avec elle le couvercle, qui vient se coucher à moitié sur le corps. Les cheveux et les habits prennent rapidement feu. L'ensemble n'est plus qu'une torche. La peau, les muscles, les veines disparaissent rapidement. Restent encore les os. C'est toujours le plus long à se consumer, les os. Un ouvrier augmente un peu le gaz, huit-cents à neuf-cents degrés suffiront. Dans la salle, quelques serveurs approvisionnent régulièrement les tables de sandwichs mous et de vin. Ils se font discrets, comme on leur en a donné la consigne en début de matinée. La famille voyage d'invité en invité. Elle tente de sélectionner les plus réconfortants. Mais aucun n'échappe aux phrases toutes faites et aux leçons. Celles-ci viennent toujours de ceux qui ont été les plus absents. La colère en eux devient ardente. Ils ont envie de les mettre dehors, de leur hurler de ne plus jamais se présenter devant eux. Mais ils se taisent et encaissent, une fois encore. Ils n'en peuvent plus d'attendre ce coup de téléphone qui leur annoncera qu'ils peuvent se rendre au cimetière avec ceux qui n'ont pas encore fui cette interminable attente. 113


L'employé jette un coup d’œil dans le four et avertit ses collègues. C'est terminé. Tandis que le premier récupère les cendres à l'aide d'un grand balai, les deux autres les dirigent vers l’entonnoir, qui déverse le tout dans l'urne. Vingt-cinq centimètres de haut, vingt de large et de long, il n'est pas nécessaire de plus de place pour les cendres d'une femme de cinquante kilos. Ils font signe au croquemort, qui sort son téléphone de sa poche. Le fossoyeur s'affaire à consolider son trou d’hier. Ce n'est pas très courant d'enterrer une urne seule. Mais ça a en tout cas l'avantage d'aller vite, à creuser. Avec tout ce qu'il a plu en un mois, la terre est lourde, mais surtout meuble. La moitié de son travail d’hier a été balayé par un petit effondrement. La pelle s'enfonce presque toute seule sous son poids. Le jeune garçon rassemble la terre dans une brouette et va la déposer un peu plus loin devant un talus. En quinze minutes, tout est prêt. Devant le cimetière, des voitures défilent au pas. Ils se rassemblent devant la grille. Le vent est piquant, le ciel toujours noir. Ils attendent. Le corbillard apparait au coin de la rue. Il ralentit avant de pénétrer dans le cimetière. La famille et les amis se massent derrière lui. Au pas, ils se dirigent vers la zone est. Ils se tiennent par la main ou les épaules. Leur bouche est pâteuse. Aucun son n'en sort. On n'entend que le bruit des chaussures qui crissent sur les graviers. La voiture s'arrête. Le croquemort en sort. Il se dirige vers le coffre, l'ouvre, et en sort une boite. Les plus proches se massent autour du trou. Il parait si petit, si ridicule ! L'urne est déposée au fond. Un à un, ils viennent prendre un pétale de rose dans le panier qu'on leur tend et le laissent tomber dans le trou, ratant leur cible une fois sur deux. Puis les autres embraient, plus mécaniquement, mais avec une grande solennité, comme il se doit. Quelques minutes de recueillement plus tard, ils 114


repartent, se répartissent dans les voitures et rentrent boire un verre. Le fossoyeur attend que tout le monde ait quitté le cimetière. Il part rechercher la terre près du talus et vide sa brouette dans le trou. Cigarette au bec, il range les outils dans la remise, ferme la grille, et rentre chez lui réveillonner pour Noël, avec sa femme et ses enfants.

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Table des matières

Préface

7

Sélectionneurs / Jury

10

Palmarès

11

Textes des lauréats cadets

17

Juliette HUBERT et Alice LION – Odyssée d’une goutte d’eau

19

Face aux flammes

29

Textes des lauréats juniors

35

Nathalie HUYNH – Dernière pluie

45

Noéline SOMME – Mon enfant

57

Flore BROCHARD, Anna LECOMTE, Marie-Hermance PUTZ et Alice THIERS

Perrine LUCAS – Bouteille à la mer

37

Noé TRIFIRO – Noah

51

Textes des lauréats adultes

59

Jean-Paul LEFEBVRE – Ligne de vie

69

Nicolas ISTIRY – De l’eau sur le feu

79

Colette ROBERT – Toujours debout

93

Caroline MASSE – La solitude des puissantes Perrine ESTIENNE - Deíktes

75

87

Coraline CROQUET - Agonie

99

Guillaume DEFOSSÉ – Mécanique de perte

109

117



Illustrations : Fotolia ©

HISTOIRES ÉLÉMENTAIRES - Recueil des meilleurs textes 2018 Dépôt légal : D/2018/3233/1 Editeur responsable : Ahmed Medhoune, Président du CA de la Maison de la Francité Coordination du projet : Anne Vandendorpe Relectures et corrections : Anne Vandendorpe et Henry Landroit Graphisme : Olivier David


La Maison de la Francité bénéficie du soutien de la Commission communautaire française / Services du Gouvernement des francophones bruxellois

La promotion du français au cœur de Bruxelles Créée en 1976 d’après le mot cher à Léopold Sédar Senghor, la Maison de la Francité est une ASBL qui assure la promotion de la langue française et de la francophonie internationale, dans un esprit d'ouverture et de modernité. Cette action s'exerce prioritairement dans les régions bruxelloise et wallonne. Loin de se limiter aux spécialistes, elle vise à sensibiliser le public le plus large. À travers de nombreux services et activités destinés à un public varié, francophone ou non, elle contribue à faciliter l'apprentissage et la maitrise du français oral et écrit, tout comme à stimuler l'expression en français. Par son concours de textes, c'est à la liberté de création et à l'imagination qu'elle souhaite encourager jeunes et adultes à partir de l'âge de 11 ans.

18 rue Joseph II - 1000 Bruxelles 02 219 49 33 MDLF@maisondelafrancite.be www.maison dela francite.be


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