Recueil 2017 des meilleurs textes primés

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Avec le soutien du Gouvernement francophone bruxellois. Dans la même collection :

- Variations sur trois thèmes Textes lauréats des concours d’écriture 2002, 2003 et 2004 - L’invention du siècle Les meilleurs textes du concours 2005 - Le pays de mes rêves Les meilleurs textes du concours 2006 - Mon histoire romaine Les meilleurs textes du concours 2007 - Lutin au Québec. Une aventure du “vingt-et-unième“ en Amérique du Nord Les meilleurs textes du concours 2008 - La tête dans les étoiles Les meilleurs textes du concours 2009 - Une rencontre africaine Les meilleurs textes du concours 2010 - Je t’appelle citadelle Les meilleurs textes du concours 2011 - Si j’étais magicien… Les meilleurs textes du concours 2012 - Destination ailleurs Les meilleurs textes du concours 2013 - Prisonnier Les meilleurs textes du concours 2014 - Étincelles Les meilleurs textes du concours 2015 - Je suis qui, au fait ? Les meilleurs textes du concours 2016 4

Maison de la Francité 2017


Moi, PrĂŠsident.e Les meilleurs textes du concours 2017



Préface

Le début de l’année 2017 fut une année présidentielle, s’il en est ! Mais si le vingtième concours de textes de la Maison de la Francité a invité les candidats à prendre le pouvoir, la plume à la main, c’était dans le but non dissimulé de lancer le défi aux imaginations. Et ce pari fut rencontré, comme chaque année, grâce au talent des auteurs qui surent tordre le thème pour en faire sortir des récits merveilleusement variés : certains décalés ou satiriques, d’autres plus sérieux, intimistes, engagés… Si demain, votre personnage devait se retrouver à la tête d'un pays, d'un continent, de l'univers, ou encore d'une association, d'une table lors d'un repas, d'un jury de concours de textes… Si demain, votre personnage devenait président.e ? Que ferait-il, quelles décisions prendrait-il, et quelles conséquences celles-ci auraient-elles ? Que ferait-il - ou non - pour motiver l'imagination, la créativité, la possibilité pour chacun de développer des champs d'amitiés et d'amour ou encore des zones laissant la possibilité de rêves et de libertés ? Que ferait votre personnage pour donner la possibilité de rendre les gens heureux dans l’un ou l’autre aspect de la société contemporaine ou du monde de demain ? Qu'est-ce que le pouvoir ferait de vous, et que feriez-vous de lui ? Telles étaient les questions lancées par la Maison de la Francité aux candidats, avec le désir que les auteurs partent en campagne avec des textes imaginatifs, fous, drôles ou sérieux et écrits avec style, quel que 7


soit le genre littéraire choisi. Racontez-nous vos expériences, vos attentes… Écrivez-nous des aventures, des rêves, des ambitions… Le concours a recueilli la participation de près de 450 personnes résidant en Belgique. Plus d’un tiers de ces personnes vivent dans la Région bruxelloise (38% des participants), et une part importante des candidats, à proximité de la capitale (dont 24% dans le Brabant Wallon). Toutefois, mise à part celle du Luxembourg, toutes les provinces de Belgique sont représentées parmi nos candidats. Une vingtaine de textes nous sont venus de Flandre. Et nous avons dû refuser quelques candidats résidant au-delà de nos frontières, et qui s’étaient manifestés en espérant participer, eux aussi, à notre concours. En vingt années d’existence, notre concours a su assoir sa renommée. Nous nous réjouissons qu’il permette chaque année à des personnes de tous horizons de s’essayer à l’écriture créative. La participation des jeunes à ce concours a connu un record : près de la moitié des candidats (47%) avaient moins de 18 ans ! Nul doute que les enseignants, qui reçoivent en nombre nos affiches et dépliants, se sont emparés de la thématique du concours pour inciter leurs élèves à s’exprimer sur le thème. La sélection des textes s’est faite en deux étapes : toutes les participations ont été réparties entre quatre sélectionneurs. Ce sont 30 textes qui sortirent de cette présélection. Une seconde étape a permis d’en extraire les 27 lauréats, qu’il revint au jury de classer. Ce recueil propose à la lecture les meilleurs textes reçus dans les trois catégories : 7 textes chez les adultes, 2 chez les juniors et 3 chez les cadets. En les éditant, la Maison de la Francité a choisi de conserver intacte la spontanéité des styles et de certaines expressions voulues par 8


les auteurs. Toutefois, les textes ont été adaptés aux règles de la nouvelle orthographe et des graphies simplifiées. Nous espérons que ces ajustements ne troubleront pas votre lecture. La Maison de la Francité vous souhaite une belle découverte, et remercie tous ceux qui ont contribué à la réussite de ce concours 2017 : les auteurs, les organisateurs, les collaborateurs extérieurs, les sélectionneurs, les membres du jury et bien évidemment nos partenaires ainsi que la Commission communautaire française et la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce concours a permis une fois de plus de démontrer l’inventivité des écrivains en herbe, la richesse des imaginaires et l’habileté des auteurs à exploiter les ressources de la langue française. Ce sont quelques-unes des missions poursuivies par la Maison de la Francité et que la passion des participants nous permet d’accomplir brillamment. Nous les en remercions vivement.

Ahmed MEDHOUNE Président du Conseil d’Administration de la Maison de la Francité Donald GEORGE Directeur de la Maison de la Francité

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Sélectionneurs - Henry LANDROIT Chroniqueur de langue, pédagogue et écrivain - Thibaut SCOHIER Rédacteur - David BRANDERS Éditeur - Viviane LORQUET Lectrice de la Compagnie de Lecteurs et d’Auteurs - Micheline LIGOT Lectrice de la Compagnie de Lecteurs et d’Auteurs

Jury Président : - Jean-François VIOT Auteur dramatique Membres : - Lorent CORBEEL Rédacteur en chef du webzine de critiques littéraires Karoo - Laurence GHIGNY Attachée culturelle à la Fédération Wallonie-Bruxelles - François GYSELINCK Club Richelieu International Europe - Laurence ORTEGAT Auteure et présidente de la Compagnie des Lecteurs et d’Auteurs - Serge de PATOUL Député francophone bruxellois

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Palmarès Catégorie « cadets » - 11 ans à 14 ans

- 1er prix Mlle BUYDTS Émilie (de Neder-Over-Heembeek) pour son texte Question d’apparence - 2e prix Mlle VAN SOLINGE Maya (d’Auderghem) pour son texte Fais de ton rêve une réalité !

- 3e prix Mlle PIRNAY Ysaline (de Watermael-Boitsfort) pour son texte Alice Leponton, Présidente de ma vie

- 4e prix Mlle FERRONI Lara (de Saint-Gilles) pour son texte La grande satisfaction professionnelle de M. Vallon

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Palmarès Catégorie « juniors » - 15 ans à 17 ans

- 1er prix M. DELIE Nathan (de Chaumont-Gistoux) pour son texte Le pouvoir et la mort

- 2e prix M. HENNIQUE Maxime (de Mons) pour son texte Un après-midi de démocratie - 3e prix Mlle WILLEMS Afrika (de Rixensart) pour son texte Un nouveau jour

- 4e prix Mlle LIENARD Zoé (d’Orbais) pour son texte L’arbre de ma vie

- 5e prix Mlle MAGDELENAT Mélina (d’Ixelles) pour son texte Léa - 6e prix Mlle CAUCHIE Anaïs (d’Etalle) pour son texte En Noirs et Blancs

- 7e prix Mlle VERRART Sarah (de Ghislenghien) pour son texte Balade philosophique

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Palmarès Catégorie « adultes » - 18 ans et plus

- 1er prix M. PLEERS Roger (d’Eupen) pour son texte Soif de justice

- 2e prix M. JANSEN Jean-Pierre (de Spy) pour son texte Potron-minet

- 3e prix Mme LACHTERMAN Judith (de Saint-Gilles) pour son texte Connaissez-vous l’aquaponie ?

- 4e prix M. ISTIRY Nicolas (de Wemmel) pour son texte À l’ombre

- 5e prix M. KESZEI Nicolas (de Woluwe-Saint-Pierre) pour son texte Mauvaise route

- 6e prix Mme CHAPUIS Mathilde (de Forest) pour son texte À vous qui logez sur le perron des nantis

- 7e prix Mme DAVISTERS Isabelle (de Waterloo) pour son texte Jusqu’à la dernière page

- 8e prix Mme MOREAU Brigitte (d’Auderghem) pour son texte Qui ? Moi ? 13


- 9e prix M. CLUDTS Eddy (de Jurbise) pour son texte Isidore, on t’adore

- 10e prix M. BOECKMANS Johan (de Vellereille-Les-Brayeux) pour son texte Le mur - 11e prix Mme CHAVANNE Hélène (de Rocourt) pour son texte Chère Violette

- 12e prix M. PIROTTON Pierre (de Retinne) pour son texte Sous le masque, la plume

- 13e prix M. HENDRICKX Florent (de Louvain-la-Neuve) pour son texte Un dieu à la table des hommes - 14e prix M. ORSINI Marco (de Moxhe) pour son texte (R)Evolución

- 15e prix Mme CROQUET Coraline (de Wihéries) pour son texte Psychanalyse de salle de bain - 16e prix M. CAUSTEUR Verner (de Ciney) pour son texte There Is Alternative

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Textes des lauréats cadets

- Émilie BUYDTS Question d’apparence - Maya VAN SOLINGE Fais de ton rêve une réalité ! - Ysaline PIRNAY Alice Leponton, Présidente de ma vie.

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Émilie BUYDTS Question d’apparence

J’écrase une cigarette dans le cendrier. J’ouvre et referme mon stylo. Encore. Et encore. Je me lève, fais tourner ma chaise, me rassois. Je me prends la tête entre les mains. Je me redresse d’un coup et arpente la pièce à grands pas, presque furieusement, manquant de faire tomber la tasse de café froid de mon bureau. Mon regard se porte à mes ongles : le vernis posé la veille est presque entièrement écaillé tant je les ai rongés lorsque j’étais en proie à mes tourments nocturnes. J’ouvre la fenêtre en grand et un rayon de soleil me fait plisser les yeux et m’arrache un grognement. Quelle heure est-il ? Les dernières brumes matinales serpentent parmi les arbres et les plantes chargées de rosée. Trois coups sourds frappés à la porte retentissent. Je me redresse d’un coup et loupe le cadre de la fenêtre de justesse. Un domestique en uniforme de pingouin entre. Son allure coincée me fait esquisser un sourire mais le regard noir du majordome le tue dans l’œuf. Comme son apparence soignée et son parfait maintien jurent avec l’affreux reflet que me renvoie mon miroir ! Mes cheveux en bataille, mes yeux cernés et mon teint cadavérique me confèrent une piteuse apparence. Le majordome toussote discrètement. Je sursaute. – Nous sommes vendredi, dit-il simplement. Et la porte se referme sur lui. Cette simple phrase me fait frissonner d’appréhension. Je sais ce qu’elle implique. À l’idée que mes 19


préparatrices vont venir me chercher dans une poignée de minutes, je sens une horrible grimace se former sur mon visage. Un énorme bouchon bloque mes poumons et je peine tout à coup à respirer. J’ai des bouffées de chaleur. Mes pensées se brouillent et je m’adosse contre un mur. J’ai désormais l’habitude de ces crises d’angoisses devenues régulières. Haletante, je titube vers le large évier et passe ma tête sous le jet d’eau. Je me redresse, ruisselante, et me regarde dans le petit miroir. Il n’était pas cassé tout à l’heure. Je ne veux pas y aller. Je ne veux pas voir ces visages émaciés, ces maigres silhouettes terrassées par la famine, et surtout pas ces yeux sombres emplis d’un vain espoir. Ces yeux, j’en ai vu des milliers. Ils me fixent, me happent. Ils me hantent chaque nuit en m’empêchant de dormir. Ils emplissent mon esprit, ne laissant plus assez de place aux idées et aux propos sensés qui abondaient dans mon cerveau, il n’y a pas si longtemps. Je ne peux plus supporter le poids de ces regards. Il y a quelques mois à peine, ils me gonflaient de fierté et me faisaient sentir utile, désirée. Mais six mois, c’est long. Tant de choses peuvent changer en six mois. Comme la lueur dans mes yeux, autrefois fière et décidée, désormais terne et éteinte. Le flux de souvenirs assaillant mon cerveau me fait mal à la tête. La guerre avait fait beaucoup de victimes. Des populations entières avaient été décimées. Le pays allait à vau-l’eau. Chaque jour était le théâtre de pillages, de vols… Les gens avaient peur. Chacun désespérait de jour en jour. En ces temps-là, je faisais partie du personnel d’un petit hôpital de campagne. Sans réfléchir, j’avais fait ma valise et rejoint une équipe de secours qui sillonnait les routes. N’étant jamais sortie de mon village, la 20


perspective d’avoir un minimum d’utilité m’exaltait. Nous apportâmes des soins à bon nombre de personnes et nous fûmes bientôt reconnus, grâce à notre capacité à savoir garder la tête froide. Quantité de gens crurent en nous. Lorsque le pays se redressa, les hautes personnalités en présence rencontrèrent un souci : l’ancien président demeurait introuvable. Pour le poste, il ne s’agissait plus de trouver quelqu’un possédant une grande capacité de travail ou de décision, ni brillant par son expérience. Afin de rassurer le peuple, il suffisait d’une figure de marketing, d’un symbole désigné pour rassembler la nation et ne posant pas trop de questions. Je correspondais parfaitement au profil et, flattée, je m’installai quelques jours plus tard sur le siège présidentiel. J’avais autant d’étoiles dans les yeux qu’une gamine de cinq ans ouvrant ses cadeaux de Noël. Depuis, je suis allée de désillusions en désillusions. Je vois défiler chaque jour toute la misère du monde. Tous ces gens pauvres, affamés, infirmes, malades, demandant une vie meilleure de tout leur être sans que je ne puisse rien y faire : je ne prends pas les décisions. Trois nouveaux coups me tirent brusquement de mes pensées. Sans que je les prie d’entrer, mes caméristes déboulent dans ma chambre. L’angoisse me reprend. Elles poussent de grands cris en me voyant et m’emmènent dans le couloir sans cesser de piailler, semblables à une nuée de pintades gloussantes. Leurs palabres me fendent le crâne. Je n’ai qu’une envie, m’enfuir à toutes jambes, mais je n’ai pas le temps de réagir qu’elles me poussent dans une pièce d’un blanc immaculé, bien trop éclairée à mon gout. Elles m’assoient dans un siège et mes doigts se crispent automatiquement sur les accoudoirs.

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Mes préparatrices s’égaillent autour de moi, leurs stupides lèvres peinturlurées d’un rose tapageur ne cessent de s’agiter. Je suis tout à coup assaillie par une incroyable quantité de jets d’eau à différentes puissances. On m’enduit d’innombrables shampoings, savons, crèmes, pommades exfoliantes, parfums… Les produits me piquent les yeux, j’étouffe, je halète, je me débats mais des mains me maintiennent et je suis tenue de rester tranquille. L’humidité des lieux me prend à la gorge. On tire brusquement sur les nœuds de ma tignasse, on me sèche vigoureusement. Je manque d’air, je tente de reprendre mon souffle, mais mes préparatrices ne cessent de m’appliquer des tonnes de produits dont l’utilisation m’est totalement inconnue. Elles peignent soigneusement mes ongles d’un vernis rose criard et rassemblent mes cheveux en un chignon complexe. Je me retiens d’y toucher, ce qui déclencherait sans doute une nuée de protestations outrées. Mes préparatrices m’enfilent alors un tailleur que je devine immédiatement trop étroit. – Il faut paraitre mince, m’informe l’une d’elle avec un sourire étincelant. Paraitre mince ? Quelle idée ridicule quand on sait que je vais m’adresser à des gens qui ne peuvent même pas manger à leur faim ! Je fronce les sourcils mais j’ai du mal à leur en vouloir. Elles font tout simplement leur travail. Mais ne pourraient-elles pas juste se taire ? La petite troupe me chausse des talons affreusement haut perchés, m’aide à me relever et contemple son œuvre d’une mine satisfaite. J’ai droit à une quinzaine de secondes de silence dû à son autosatisfaction avant que mes préparatrices ne se remettent à débattre vivement sur le nez de l’une d’elles - refait ou naturel ? Quelqu’un me prend par le 22


bras. Je suis cette personne sans la reconnaitre. Je marche en plein brouillard et titube sur mes talons, trébuchant à chaque pas. Je ne distingue plus ce qui se passe autour de moi. Mon seul point de repère est cette main qui continue à me tirer. J’aperçois vaguement une lumière au loin. Au fur et à mesure de ma progression maladroite, elle devient de plus en plus intense et je commence à percevoir la rumeur de la foule qui me parvient comme assourdie. Un étrange tintement résonne dans mes oreilles et me perce les tympans. Je tente vainement de me soustraire au bras qui m’emmène vers la lumière mais des mains plus larges et puissantes que les précédentes m’empoignent et me guident fermement vers le balcon. Je cède à la panique tandis que le tintement continue de s’accroitre. Et je me retrouve en pleine lumière. Mon premier réflexe est de m’immobiliser. Hébétée, je reste pantoise durant une poignée de secondes. Le bruit de la foule me parait toujours étouffé. Je ne trahis pas le moindre mouvement. Soudainement, je me rappelle qui je suis - enfin, qui je suis censée être - et pourquoi je suis là. Après avoir respiré un grand coup, j’affiche un large sourire sur mon visage, m’avance à grands pas vers le rebord du balcon et salue la foule du ton le plus jovial qui soit. À mon apparition, une énorme ovation retentit. Les tintements s’estompent peu à peu. À moins qu’ils ne soient simplement recouverts par le vacarme ambiant. Je m’efforce de ne pas regarder les pauvres gens massés en contrebas. Je ne le supporterais pas. Je m’agrippe à la rambarde de pierre et ne la lâche plus. Je pense que les jointures de mes mains deviennent blanches tant je serre le marbre froid. Je souris. Je fais des signes de la main. Je souris. Je tente de conserver le sourire crispé gravé sur mon visage. Je souris. J’envoie un baiser à la foule. Je souris. Je tente de ne pas m’écrouler sur place. Je souris. Puis, malgré moi, je ne peux réprimer un coup d’œil vers le bas. 23


Les milliers de regards me happent instantanément. Ma tête tourne et je me sens vaciller dangereusement. Je fais trois pas en arrière. Le tintement résonne plus fort que jamais. Le peuple ne réagit pas et continue à m’acclamer sans retenue. Je crois que je vais m’évanouir. On me tire en arrière et je me laisse faire avec reconnaissance. Quelqu’un ferme la porte-fenêtre. On me reconduit dans ma chambre sans ménagement. Je jette mes talons dans un coin de la pièce. La porte claque. Le tintement a cessé. Je pousse un soupir de soulagement. Je suis enfin tranquille. Du moins jusqu’à la semaine prochaine. On me sortira du placard. Et tout recommencera.

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Maya VAN SOLINGE Fais de ton rêve une réalité !

Léopold, 12 ans, était le plus grand de sa classe. Pourtant, il avait bien l’impression d’être le plus petit, tellement il se sentait transparent aux yeux de tous les gens qui l’entouraient. Il avait quitté sa petite école primaire en juin dernier pour cet immense bâtiment qui était devenu son école secondaire. Il n’aimait pas vraiment sa vie. Pourtant, il ne pouvait pas vraiment s’en plaindre, il y avait des enfants bien plus malheureux que lui et il le savait. On ne pouvait pas dire non plus qu’il était seul, bien au contraire. À l’école, il faisait partie d'un groupe de garçons de son âge, mais ils n'étaient pas vraiment amis. Dans sa famille, ils étaient sept enfants. Il avait deux grandes sœurs, trois grands frères dont deux avaient quitté la maison, et un petit frère. Leurs parents leur répétaient souvent qu’ils les aimaient tous autant les uns que les autres. Léopold voulait bien les croire, là n’était pas le problème. L’ennui, c’était qu’il y en avait cinq qui étaient passés avant lui. Il était le sixième à qui on avait changé les couches, à qui on avait appris à marcher, le sixième qu’on avait laissé aller à l’école pour la première fois… Mais pas le dernier non plus, pas celui que tout le monde chouchoutait. Parfois il se sentait aussi invisible que l’horrible tableau que leur grand-mère leur avait offert, qui avait atterri dans l'armoire poussiéreuse du bureau de leur père et qui n’en sortirait probablement jamais. 25


Bref, Léopold menait une vie ennuyeuse et personne ne faisait vraiment attention à lui. Jusqu’au jour où madame Delvaux, son professeur de français, leur expliqua qu’ils allaient devoir lire et présenter un livre de leur choix, pour les examens de décembre. Après les cours, Léopold se rendit à la bibliothèque de son quartier en trainant les pieds, car il avait horreur de lire. En arrivant devant le bâtiment, il vit un mot accroché sur la porte : « Nous sommes au regret de vous annoncer que la bibliothèque se voit dans l’obligation de fermer ses portes pendant une période indéterminée, pour des raisons personnelles. Merci pour votre compréhension. » - Mince, alors ! Je ferais bien de trouver un livre aujourd’hui, vu la rapidité à laquelle je lis ! se dit-il avec ironie. C’est à ce moment précis qu’il se souvint que près de chez Louis, il y avait une vieille boutique qui vendait des livres. Il était 16h30, il avait largement le temps d’y aller avant de rentrer chez lui. Il prit le bus pour trois arrêts, qui le déposa juste en face. Heureusement, elle était ouverte ! Léopold entra. La boutique était très poussiéreuse et démodée mais elle avait beaucoup de charme. Il y avait autant de livres que la pièce pouvait en contenir. Le vendeur était assis derrière un bureau entouré de bouquins en tous genres. Il ne pouvait pas faire autrement que d’afficher son âge très avancé tellement il était ridé. Il portait une courte barbe et de petites lunettes rondes. Il releva la tête du livre qu'il était en train de lire et lui adressa un large sourire. Il lui posa toutes sortes de questions afin de trouver ce qui lui conviendrait. En voyant que le vendeur s’intéressait à lui, Léopold s’assit et ils se mirent à parler de tout 26


et de rien. À 18h, Léopold regarda l’étrange horloge de monsieur Henry, le vendeur. Il n’avait pas vu le temps passer. Il s’empressa de payer un livre sur une famille d’Aliens qui débarquait sur la Terre et rentra chez lui en remerciant monsieur Henry pour cet agréable moment. Dès qu’il eut terminé de manger, il alla dans sa chambre et déballa le petit paquet dans lequel son livre était emballé. Léopold fut surpris de voir que ce n’était pas le bon, le vendeur avait dû se tromper. Pendant ce temps, monsieur Henry avait fait un peu de nettoyage dans sa boutique, qui en avait grandement besoin. Une fois arrivé à son bureau pour se plonger à nouveau dans son ouvrage, il remarqua avec stupeur qu’un des livres avait disparu et vit à la place celui sur les Aliens. Il devint livide. Léopold remarqua que la couverture du livre était vierge, il n’y avait pas de titre, et pour seul résumé, à la quatrième de couverture, il était écrit : « Fais de ton rêve une réalité ». Il ouvrit le livre. Pendant une fraction de seconde, un tourbillon bleu clair se mit à tournoyer autour de lui et il fut projeté à l’intérieur. Après une courte chute, il tomba dans une pièce vide. En se relevant, il sentit que sa jambe était très douloureuse mais ce n'était rien à côté du sentiment d'incompréhension. Face à lui apparut un vieil homme ressemblant étrangement à monsieur Henry. D’une voix calme et posée, il lui dit : - Bonjour Léopold, je vais être bref car nous n'avons pas beaucoup 27


de temps. Tu es ici car tu as été choisi pour être le président d'un monde parallèle qui n'existe pas encore. Tu as une semaine pour le créer. Certes, ce sera ton univers, mais il devra plaire également à ses habitants. C’est à toi de décider ce que tu veux en faire, comment l’aménager, qui y vivra, quelle végétation tu voudras y voir pousser… Je te souhaite de faire de ton mieux car tu seras le seul architecte de ce monde. Et il disparut. À sa place trônait un siège rouge devant un grand ordinateur. Léopold n’en croyait pas ses yeux. Il s'assit dans le fauteuil particulièrement confortable et alluma machinalement l'ordinateur. Il vit des centaines de personnes défiler devant lui sur l'immense écran, avec des cases pour les sélectionner. C'était complètement fou et pourtant Léopold s'exécuta. Il suffisait de lire les fiches des personnes et de décider si elles allaient faire partie de ce monde. Il se dit dans un premier temps que c’était cruel de devoir choisir certaines personnes et pas d’autres, par rapport à leur profession, leur personnalité, leur passé… Mais très vite, il fut submergé par un sentiment de pouvoir, ce qui lui plut. Léopold resta là, face à l’ordinateur, toute la nuit, jusqu'à ce que le plafond fût percé par le même tourbillon bleu clair que celui qui l'avait emmené. Il l'emporta et il se retrouva assis sur son lit, le livre fermé. Le réveil sonnait et affichait 6h30. Bizarrement, il n’était pas fatigué. Il se sentait juste complètement perdu. Quand il sortit de sa chambre, tout était normal : sa sœur Noémie monopolisait la salle de bain pendant que sa mère tapait à la porte violemment pour que sa fille la laisse à son tour prendre une 28


douche. Son père, quant à lui, lisait son journal un café à la main, à côté de Lisa et Thomas qui débattaient de bon matin. Sur quoi ? Personne ne le savait vraiment. Et Nicolas, le petit dernier, dormait encore. Après avoir fait son rituel matinal habituel, il prit le chemin de l’école complètement ailleurs, dans son monde à lui, celui dans lequel il était le président. Il se sentait heureux. Mais, n'était-ce pas son imagination qui lui avait joué des tours ? N'allait-il pas rentrer ce soir et découvrir le livre sur les Aliens ? Et si tout cela était bien vrai, saurait-il y retourner ? La journée fut longue. Très longue. Toutes ces questions l’obsédaient. Après le souper, il courut dans sa chambre pour retrouver son livre et l’ouvrit. Le même scénario se reproduisit, le tourbillon bleu clair apparut et il se retrouva dans la même pièce, sauf que cette fois, plusieurs personnes, le visage rayonnant, le regardaient. L’une d'elles le prit par la main et l'entraina dehors par une porte apparue soudainement. Dehors, il y avait des champs à perte de vue. Il faisait beau, on était en pleine journée. Le même homme qui l'avait pris par la main lui expliqua qu’aussi étrangement que ça puisse paraitre, ils étaient ses ministres. Après quelques instants, Léopold les reconnut. Effectivement, c'étaient les personnes qu'il avait choisies la veille, celles qu'il avait préférées. Cette nuit-là, Léopold passa tout son temps à parler et à les écouter. Ensemble, ils prirent de grandes décisions et se répartirent les tâches. Progressivement, le paysage terne et vide devint somptueux et paradisiaque. Jusqu'à ce qu'un tourbillon bleu clair s'approchât à grande vitesse. Le matin, sur le chemin de l’école, il dut revenir à la réalité. Mais cette fois, il était plus confiant. Même si ce n’était pas là, sur Terre, il s’était 29


prouvé qu’il savait gérer une équipe, se faire écouter et se faire respecter. Le soir suivant, une fois arrivé dans son monde, il était attendu par Michel, son premier ministre. Tous deux sortirent de la pièce et Léopold se rendit compte que depuis qu'il était parti quelques heures plus tôt, son monde avait déjà bien changé et surtout qu’il était habité. Des centaines de personnes l'acclamaient. Ornella, la ministre de l'Éducation, s'avança vers lui et lui expliqua qu’ils allaient se rendre dans les villes et villages à proximité, pour rencontrer les citoyens. Enfants, parents et grands-parents, tous étaient heureux de le voir et de discuter avec lui. La nuit passa encore plus vite que les deux précédentes. Chaque matin, Léopold était de plus en plus sûr de lui. Chaque soir, il était de plus en plus heureux. Pendant le weekend, vu que durant la journée il ne pouvait pas aller dans son monde, il surfait sur Internet pour se renseigner sur les différents présidents importants dans l'Histoire. Lui qui ne s'intéressait pas à la politique ! Les choses avaient bien changé. À présent, il connaissait mieux le sujet, bien plus que tous ses amis et peut-être même plus que Marie-Thérèse, l'intellectuelle de la classe ! Le dimanche soir, les habitants et les ministres de son monde organisèrent une fête en son honneur. Un buffet géant s'étendait sur une longue table dont il était difficile de voir la fin. Tout le monde avait travaillé d'arrache-pied pour cuisiner de magnifiques gâteaux, parfois à plusieurs étages. Des fontaines de chocolat coulaient à flots sur des fruits frais qui venaient d'être cueillis. Des serveurs et serveuses joliment habillés circulaient entre les gens pour leur servir une multitude de 30


cocktails en tout genre. La nuit tombée, Léopold aperçut, parmi la foule, l'homme qui ressemblait étrangement à monsieur Henry. Celui-ci s'avança vers lui et lui dit : « Je suis fier de toi, Léopold, tu as su créer et gouverner ce monde à merveille, en étant attentif aux conseils et aux demandes de tes ministres et des citoyens. Tu es un petit bonhomme incroyable, ne l’oublie jamais ! ». Léopold n’eut pas le temps de lui répondre et il se retrouva assis sur son lit. « Tu es un bonhomme incroyable. » Les paroles du vieux monsieur n’arrêtaient pas de tournoyer dans l’esprit de Léopold, heureux comme il ne l’avait jamais été. Le soir venu, il se jeta sur le livre comme à son habitude et l'ouvrit. Sauf que cette fois, il ne se passa rien. Il n'y avait que des pages blanches sans le moindre petit tourbillon bleu clair. Léopold ressentit des frissons lui parcourir tout le corps, l’angoisse s’emparait de lui. Il ne parvenait plus à rentrer dans le livre ! Il le referma et le rouvrit plusieurs fois, mais rien à faire, le livre restait tel quel. Léopold se mit à pleurer, il ne savait plus s’arrêter. Il avait fini par croire qu’il pourrait vivre dans les deux mondes toute sa vie et peut-être même allait-il devenir immortel. Après tout, il avait réussi ce qu'on lui avait demandé. Pourquoi maintenant que c'était fait, ne pouvait-il plus en profiter ? Pendant plusieurs semaines il essaya d’y retourner, mais en vain. Il était inconsolable. Autant ces dernières semaines, il était devenu plus sûr de lui et se sentait mieux, autant maintenant, il avait l'impression d'être encore plus invisible qu’avant. Personne ne remarquait son malêtre. Sans savoir pourquoi, il emmenait le livre partout avec lui. C’était 31


devenu une habitude. Pendant les vacances de Pâques, il partit avec sa famille dans le Sud de la France. Un matin, alors qu’il avait oublié sa crème solaire, il remonta dans sa chambre d'hôtel et vit la femme de ménage qui passait l’aspirateur. Elle s'arrêta, se pencha sur le livre et lut la phrase « Fais de ton rêve une réalité ». Elle lui sourit et lui fit remarquer que c’était une très jolie citation. Léopold acquiesça et sortit de la chambre avec sa crème solaire. Tout au long de la randonnée, il réfléchit à ce que lui avait dit la femme, et tout s’éclaircit. Il ne s’en était pas rendu compte, mais la semaine insolite qu’il avait passée dans son monde était en réalité son rêve le plus cher, et le livre lui en avait fait prendre conscience. En fait, toute personne qui lisait ce livre voyait son rêve se réaliser. « Mais comment pourrais-je réaliser un tel rêve ici, se demanda-t-il ? » Il en conclut qu’avant d’être président de n’importe quel endroit, il devrait d’abord être son propre président, arriver à prendre sa place dans son vrai monde. Quelques jours plus tard, lors d’un après-midi ensoleillé du mois d’avril, monsieur Henry reçut un petit paquet contenant une lettre. « Cher Monsieur Henry, Je vous écris du Sud de la France, ma famille et moi y séjournons pour les vacances de Pâques. Il y a environ cinq mois, je suis parti sans m’en rendre compte avec 32


quelque chose qui ne m’appartenait pas. Je ne vous remercierai jamais assez d’avoir confondu, sans doute par erreur, nos deux livres. Je suis sincèrement désolé de ne pas vous l’avoir rendu plus tôt, mais je m’en sentais incapable. Aujourd’hui, je n’en ai plus besoin. J’ai compris beaucoup de choses. J’essayerai de vous rendre visite à mon retour. Je vous embrasse, Léopold. »

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Ysaline PIRNAY Alice Leponton, Présidente de ma vie.

Bonjour. Je m'appelle Alice Leponton, un prénom tout ce qu'il y a de plus classique, et j'ai pris une décision qui va bouleverser ma vie : j'ai décidé de devenir présidente. Oui, mais de quoi ? Du monde ? Il faut avoir 18 ans, je crois. Des États-Unis ? C'est déjà pris... De l’Europe ? Je ne sais même pas si ça existe. Alors, de Belgique ? Il n'y a pas de président, en Belgique, c'est un roi... Mais bon, rien de tout cela ne m'importe, car j'ai simplement décidé de devenir présidente de ma vie. On me reproche souvent mon manque d'ambition, mais si devenir présidente de sa vie n'est pas un projet ambitieux, alors rien ne l'est. Laissez-moi vous expliquer. À l'école, je suis une élève discrète : je ne me mêle pas des affaires des autres, je ne prends pas la parole durant les cours, je mange toute seule à la cantine, je rends mes devoirs à temps, j'ai toujours les mêmes notes, pas plus de 17, pas moins de 13, j'ai ma place habituelle au milieu de la classe, et je ne parle jamais avec mes voisins. Je passe mes récréations à la bibliothèque de l'école, car c'est le seul moment où je me sente bien, quand je suis entourée de livres ; et je n'ai qu'une amie, Émilie, qui prend le bus avec moi. 35


Elle ne parle pas beaucoup, moi non plus, et c'est très bien comme ça. Notre silence ne nous gêne pas le moins du monde. (J'ai des expressions un peu vieillottes, je sais, mais je n'y peux rien. À force de lire des livres d'il y a 75 ans, car la bibliothèque de l'école n'est pas très jeune, ça transparait dans mon langage). Avec tout ça, vous aurez surement compris que je n'ai pas beaucoup d'amis, et que ma vie est tout sauf passionnante. Revenons-en à nos moutons, c'est-à-dire à ma campagne présidentielle. Pour être élue, je dois d'abord avoir des électeurs. Je prends donc mon fidèle ordinateur, et j'imprime des petits billets où il est marqué : « Cochez une case pour voter. Alice Leponton. Autre. » Je sais bien que ça ne laisse pas une grande marge de choix, mais c'est déjà ça. Sur le chemin du retour, dans le bus, je demande à Émilie de compléter son billet : - Comme tu es une personne importante pour moi, je te laisse voter pour le président de ma vie. Elle m'a regardée comme si j'étais folle, mais elle n'a pas posé de question et a coché quelque chose sur son billet avant de me le rendre. C'est l'un des nombreux avantages d’être amie avec Émilie, tu peux tout lui dire, elle ne posera jamais de question et n'ira rien répéter à personne. Une fois de retour chez moi, je m’enferme dans ma chambre, et je cherche mes doudous dans toutes leurs cachettes : sous mon matelas, dans ma penderie, dans le tiroir de mon bureau et même au fond de la corbeille à papier. Il faut que je vous dise une chose : j'ai peur du noir. 36


Alors, le jour de mes 9 ans, quand ma sœur m'a dit de mettre tous mes doudous à la poubelle car j'étais devenue une grande fille, je ne les ai pas tous mis dans le sac-poubelle qu'elle m'avait donné. Je les ai cachés un peu partout, et je les ai gardés, précieusement, jusqu'à maintenant, trois ans plus tard. Lorsque je suis sure qu'aucun ne manque à l'appel, je les aligne sur le bord de mon lit et je leur glisse à tous un petit billet et un stylo dans la main. Je coche Alice Leponton sur mon propre papier, puis je passe devant eux et je prends leurs billets. Ensuite, je fais le compte des votes. - Dix-sept votes blancs et deux votes pour ! Par une majorité écrasante, Alice Leponton a été élue présidente de sa vie ! Là, comme pour tout gâcher, la voix de ma mère retentit dans le couloir : - Alice, qu'est-ce que tu fabriques ? Viens m'aider à mettre la table ! Je sors de ma chambre en soupirant. Une de mes premières mesures gouvernementales sera d'interdire le travail des mineurs, comme faire la vaisselle, débarrasser, mettre la table, ranger sa chambre... Le soir venu, je prends une de mes premières décisions de présidente. Je vais dormir sans doudou ni veilleuse. Je dois vous avouer qu'au début, j'ai eu un peu peur. Enfin pas qu'un peu. Je suffoquais presque, tellement je paniquais. Puis, petit à petit, mes yeux se sont habitués à l'obscurité, ce cadavre près de mon bureau est redevenu un tas de linge sale, ce pistolet braqué sur moi s'est miraculeusement transformé en chaise et ce fou prêt à me tuer s'est immobilisé sous 37


forme d'armoire. Le lendemain matin, j'ai ouvert les yeux sur la lumière qui filtrait derrière mes rideaux, et j'ai été surprise de voir que j'étais toujours vivante, que je n'avais pas été capturée par des extraterrestres ni empoisonnée par une sorcière. En allant à l'école, je n'ai pas vu Émilie dans le bus. Elle était surement malade. Je me suis dit que j'allais m'ennuyer encore plus que d' habitude pendant mes quarante-cinq minutes de trajet, avant de me souvenir que j'étais présidente, et que je n'allais pas me laisser faire par le destin. J'ai vu un élève de ma classe, qui avait l'air plutôt triste. Enfin, je crois qu'il est dans ma classe. J'ai tellement peu de contact avec les autres... J'ai pris mon courage à deux mains et je suis allée vers lui. Qu'est-ce que je risquais, après tout ? En plus, comme tout bon président a besoin de ministres, toute vie a besoin d'amis, et parfois, une seule ministre ne suffit pas, surtout quand elle est absente, même si elle a un certificat médical. - Salut. - Salut. Il m'avait répondu ! J'ai presque sauté de joie, mais je lui ai simplement dit : - Tu as l'air triste. Qu'est-ce qui ne va pas ? - Ma mère est très malade. Les médecins ne savent pas si elle va guérir. - Oh. Je suis désolée. Enfin, je sais que ces mots peuvent paraitre très 38


plats dans ces circonstances, car j'ai perdu mon frère quand j'étais petite, mais je ne vois pas trop quoi ajouter. En tout cas, c'est sincère. - Merci. Comment est mort ton frère ? - Il s'est fait écraser par un conducteur alcoolique, qui a pris la fuite. Il est mort dans l'ambulance qui l'amenait à l’hôpital. - Tu n'étais pas trop triste ? - Si, mais j'ai décidé d'aller de l'avant. Quand je lisais ou que je travaillais, ça me permettait d'oublier mon frère quelque temps. - C'est pour ça que tu es toujours aussi seule et que tu n'as que des bonnes notes ? - Comment connais-tu mes notes ? - Je suis ton voisin de classe, Banane. - Ah bon ? Sur ce coup-là, je devais vraiment avoir l'air idiote. Nous avons tous les deux éclaté de rire. C'était la première fois que je riais depuis... trop longtemps. Ce midi, j'ai mangé avec Amélie, Jack (le garçon du bus), Éloïse et d'autres de leurs amis dont je ne me souviens plus du nom. J'ai joué au foot pendant la récréation. Même si je n'arrivais pas à garder le ballon plus de deux secondes et que je trébuchais tout le temps, je me suis amusée beaucoup plus que d'habitude. Éloïse m'a assuré que j'y 39


arriverais mieux la prochaine fois, et je ne sais pas pourquoi, je l'ai crue. Au cours de math, j'ai reçu un petit papier de mon voisin : « Dès que le prof de math dira : "Venons-en au fait", éternue, mouche-toi ou tousse bruyamment ! À faire passer à toute la classe. » Notre professeur de mathématiques, monsieur Voilier, dit sans cesse : « Venons-en au fait ». D’habitude, quand je reçois un de ces petits mots, je le fais passer sans prêter attention à ce qu'il est écrit dessus. Mais cette fois-ci, chaque fois que monsieur Voilier disait : « Venons-en au fait » (au moins quatorze fois sur une heure de cours), je sortais mon mouchoir et soufflais dedans le plus fort que je pouvais. Je n'ai pas dû trop me forcer, car avec l'arrivée de l'été, j'avais mon allergie au pollen qui revenait. À la fin des cours, en passant devant la salle des profs, j'ai vu Voilier avec un autre prof, l'air exaspéré. Dans le peu que j'ai compris de leur conversation, il était question de petits « déclinants », des châtiments corporels qu'on devrait infliger aux élèves, d'éternuements et de « Grmblmblm... Se sont donné le mot... ». J'ai passé mon chemin en souriant dans ma barbe. Une fois de retour chez moi, en voyant les bouts d'animaux morts empilés dans la chambre du crime (d'autres appelleront surement cela de la viande dans un réfrigérateur, mais bon...), j’ai définitivement décidé que ma nation (ma vie, si vous préférez) serait végétarienne, dussè-je pour cela faire la grève de la faim. Évidemment, lorsque je l'ai annoncé à ma mère, elle n'était pas très contente. - Tu vas manquer de protéines ! En même temps, tu es une enfant 40


modèle, et tu as toujours de bonnes notes. Je crois que je te dois bien ça. Je suis d'accord. Mais il faut que tu demandes à ton père. C'était déjà ça de gagné. Mais je sais que mon père ne se laissera pas faire aussi facilement. Comme dirait le grand général de la guerre de Troie, Christophe Colomb : « Nous avons gagné une bataille, pas la guerre. » Comment ça ? Vous êtes surs que Christophe Colomb n'est pas un général de la guerre de Troie ?! Il faut que je révise la mythologie grecque, alors... Après une heure et demi de supplications, d'argumentation et de toutes sortes d'autres mots qui terminent par « tions », mon père a décidé que... (grand suspense) je ne pourrais pas devenir végétarienne. Tout du moins, pas avant d'avoir reçu l'avis d'un médecin. Pourquoi n'ai-je pas l'air triste et abattue, alors ? En fait, j'ai lu un article de journal qui disait que beaucoup de médecins étaient d'accord sur le fait qu’être végétarien.ne ne posait aucun problème de santé à condition de manger assez de protéines végétales. J'ai la chance d'aimer les lentilles et les haricots. La seule chose désespérante dans cette histoire, c'est que je vais devoir manger des bouts d'animaux morts encore huit jours, dix-huit heures et quarante-huit minutes, car le docteur est pris toute la semaine. Plus que huit jours, dix-huit heures, quarante-sept minutes. Il va me falloir de la patience… Avant d'aller dormir, je me suis dit que cette première journée en tant que présidente ne s'était pas si mal passée, en fin de compte. J'ai donc décidé d'écrire ce texte en espérant que toi (ou quelqu'un d'autre), 41


tu tomberais un jour dessus, et que tu déciderais aussi de devenir président.e de ta vie, mais en changeant sans doute plus ou moins de choses que moi, et que tu ferais les choses à ta manière. Tu peux aussi ne pas devenir président.e, mais simplement te demander ton avis, à toi-même, avant de prendre une décision. Et surtout, réalise tes rêves et n'aie pas peur de te lancer ! Bisous, à bientôt (même si je ne te connais pas). Alice Leponton, Présidente de ma vie.

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Textes des lauréats juniors

- Nathan DELIE Le pouvoir et la mort - Maxime HENNIQUE Un après-midi de démocratie

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Nathan DELIE Le pouvoir et la mort

Ma vie a commencé par la mort. Ou plutôt devrais-je dire que ma mort a commencé par ma vie, tant je doute d’avoir vraiment vécu. Ma mère est morte en couches, vidée de son sang, vidée de son souffle, de sa force, vidée de mon corps, vidée de mon poids, vidée de cette sangsue qui la rongeait de l’intérieur. Je n’ai jamais connu mon père, l’amant de passage de celle qui fut ma première victime, malgré moi. J’ai été confié à une famille aimante. Ceux qui ne pouvaient avoir d’enfant recueillirent celui qui ne pouvait avoir de parents. Le nourrisson que j’étais fut enveloppé d’amour, de câlins, de tendresse, d’une affection sans égale de la part de ce couple pour qui mon arrivée sonnait comme la concrétisation d’un espoir longtemps déçu : avoir un fils. Parents de cœur autant que de substitution, ils me regardèrent grandir avec fierté et bienveillance. À leurs yeux, seul mon bonheur comptait, seule ma réussite importait ; seul mon bienêtre les préoccupait, le reste n’était que poussière. Couvé, choyé, cajolé, j’ai très vite senti ce trop-plein d’attentions dont j’étais l’objet. J’étouffais dans ce monde trop parfait, dans cet 47


environnement trop idéal. Quelque chose me tourmentait. Je voulais mériter ces faveurs, je voulais faire quelque chose de grand qui légitimerait tous les bienfaits dont je bénéficiais. Plus le temps passait et plus je me sentais à l’étroit dans cet univers minuscule dont j’étais le centre. Je l’ai quitté, pour découvrir ce que je pensais être le « vrai monde », sans me douter qu’il n’existait pas. Hélas, un mal latent me tourmentait déjà, le poison du narcissisme m’avait atteint, nourri par l’incompréhension, par les doutes, par une existence que je savais artificielle et fausse, nourri par toutes ces choses que je refusais désormais. Je pensais vouloir moins, en réalité, je voulais plus, beaucoup plus. Les belles paroles qu’on m’avait adressées jusque-là, je les réclamais au centuple. Or, dans cet espace inconnu dans lequel je m’avançais, je n’étais qu’une goutte d’eau dans un océan, qu’un grain de sable dans le désert. Laissé à moi-même, perdu, je devins fou. Je me mis à haïr tous ces gens pour qui je n’étais rien. Je voulais les dominer, mieux, les posséder. Je leur montrerais ma vraie valeur, je les éblouirais par mon génie puis je les broierais comme des insectes, j’en ferais des esclaves. Je sentais une rage monter en moi, d’une force telle que je me sentais capable de briser des montagnes. C’était décidé, je prendrais le pouvoir. Je mentirais, je flatterais, j’userais de tous les vices, peu importe, je serais le premier des premiers, le plus grand des grands et cela à jamais.

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Après des jours à errer dans les chemins torturés de mon esprit devenu dément, je revins au conscient, mais plus déterminé que jamais. Une volonté sourde m’habitait, ma résolution était totale. Je devins un tribun, je haranguai les foules. D’abord hésitants, mes discours devinrent solides, précis, tranchants ; je me transformai en un orateur hors pair, capable de manipuler les masses comme on séduit une femme. Beaucoup me prirent pour une plaisanterie, mais au fur et à mesure que le temps passait, mon image se consolidait : celle d’un homme promis à une destinée exceptionnelle. L’étincelle en moi était devenue un brasier gigantesque qui consumait les âmes de mon auditoire à chaque prise de parole. Je devins un messie pour les uns et un hystérique pour les autres. Certains commençaient à me vouer un véritable culte, tandis que d’autres n’avaient de cesse de me neutraliser. D’une simple gêne pour le pouvoir en place, je devins un adversaire puis un véritable danger. Toutes ces élites dorées, tous ces gouvernants surannés se liguaient contre moi, ce qui amplifiait ma force pour les combattre et la haine des miens à leur encontre. J’étais parvenu à fédérer les mécontents et à unifier les oubliés, j’étais désormais prêt à renverser le système et à m’installer au sommet. La chute du vieux monde était en marche, j’incarnais le nouveau. Je me désignai représentant légitime du peuple, n’ayant que faire de son aval. Un jour, je m’autoproclamai souverain du peuple libre et je refusai 49


l’autorité des dirigeants en place. Je fis organiser des assassinats, des complots, des émeutes partout dans le pays. Le sang coula trois jours durant, puis le calme revint, mes ennemis étaient morts, enfermés ou cachés, je n’avais plus qu’à me saisir des habits du monarque, j’avais éliminé tous les obstacles à mon pouvoir. Le peuple, fatigué et désabusé par des années de promesses non tenues et de rêves éteints, resta divisé et indécis devant le nouveau maitre d’une nation qu’il prétendait faire renaitre. La plupart des intellectuels s’enfuirent, les opposants étaient affaiblis et bientôt muselés par les premières lois autoritaires que j’instituai. Une propagande était lancée, les honneurs m’étaient rendus, et partout où j’allais, les foules me célébraient. J’abolis toute religion sauf la mienne, je bannis tout parti sauf le mien, j’interdis tout rassemblement sauf en mon honneur. Mon objectif était atteint, j’avais le pouvoir et la gloire, et pourtant, je n’étais pas satisfait. Mon besoin d’absolu n’était pas comblé, ma soif de suprématie n’était pas étanchée, mon désir d’infini n’était pas exaucé. Je n’étais guidé que par ma frustration et ma paranoïa, je n’étais conseillé que par la flatterie et les courbettes de ceux que je tolérais encore à mes côtés. Il me fallait purger mes délires sanguinaires en réduisant à néant ceux qui ne m’avaient pas soutenu dès mes débuts. Je fis massacrer des populations, je fis mourir des vieillards et des nouveau-nés, des hommes et des femmes, des savants et des ignares, 50


des artistes et des ouvriers, je voulais les tuer tous, je voulais que personne ne me conteste. Je voulais leur mort à eux, sans comprendre que celui que je voulais tuer depuis toujours, c’était moi-même. C’est ce fils illégitime, c’est cet arrogant empreint de doutes, c’est cet enfant aux mille désirs qui sait qu’ils sont utopiques que je voulais broyer. J’aurais pu devenir un homme autre, un homme simple, un homme heureux, un homme bien ; j’ai décidé de devenir l’incarnation du mal. Du passé, je ne peux plus rien changer, mais il me faut maintenant choisir mon avenir. Il me reste à tracer un chemin, à revenir sur mes fautes, à délier des prisonniers et à guérir des blessés. Il me reste à faire du reste de ma vie une vie de pardons plutôt qu’une vie de crimes. Il me reste à changer, et par-delà même, à prouver à l’humanité que le destin n’est pas immuable, que la vérité n’existe pas et que la vie est faite de doutes, que les hommes forts ne sont pas les plus brutaux ni les plus intolérants : ce sont les plus justes. Pendant des années, la Terre tourne, sans but, vide de toute existence. Puis un jour, de la cendre s’élève un bourgeon, puis un autre. Des mers sortent des poissons, et des airs, des oiseaux. Le jour succède à la nuit et le soleil à la Lune. Le brouillard s’éclaircit et la lumière chasse l’ombre. Le cycle têtu de la vie se remet en marche, infatigable.

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Maxime HENNIQUE Un après-midi de démocratie

« Moi, président de la République… » Un jeune homme jette un regard discret par la fenêtre de son appartement rémois. Il est pensif. Sur son bureau, Hemingway cohabite avec Machiavel et Thomas Piketty. À côté, un ficus orne son espace de travail, un écran d’ordinateur affiche une vidéo du président en exercice, François Hollande, s’exprimant face à Nicolas Sarkozy, en 2012. L’anaphore, il la connait. Le débat, il l’a vu. Lui, l’étudiant en terminale ES, a été conquis il y a cinq ans, par le désormais célèbre discours du Bourget. Un 22 janvier 2012 qu’il n’oubliera certainement pas de sitôt. Benjamin admire le magnifique Cercidiphyllum qui trône en maitre dans le jardin sur lequel donne sa fenêtre. Il ne parvient pas à se rappeler où il a vu que c’est cet arbre qu’Alain Juppé, alors Premier ministre, avait choisi de planter dans le jardin de l’hôtel Matignon, en 1995. Il n’avait pu s’empêcher de remarquer que le vieux spécimen planté par le maire de Bordeaux semblait avoir du mal à supporter l’épreuve du temps. Quant à celui que contemple tous les jours Benjamin, il a l’air de trouver, avenue Jean Jaurès, un air de pérennité. « Moi, président de la République… », l’anaphore restait dans la tête du jeune homme. Et lui, président de la République ? L’idée lui avait déjà traversé l’esprit en compagnie de quelques amis, 53


alors qu’ils discutaient de tout et de rien à la terrasse de L’Élysette, une semaine plus tôt. Un bel après-midi de printemps, ils avaient choisi de se réunir autour de bières et de limonades, entre le grand canal et la promenade. Comme toujours, les points de vue divergeaient et comme toujours, le débat atteignait un pic de tension avant de se terminer dans la caricature et l’excès. Mais cette fois-ci, contrairement à d’habitude, un intervenant n’hésita pas à relancer la conversation par une remarque bien sentie. Aude, 18 ans, habituée de ces débats interminables, laissa parler tout son bagou : « En tout cas, moi, présidente, j’éviterais les anaphores interminables et ridicules à la télévision ! ». La fureur qui se dégageait de la voix d’Aude déclencha un éclat de rire sur toute la terrasse. La référence avait l’avantage d’être comprise par tous. Le concours était lancé, et chacun s’en donna à cœur joie. - Moi, président, je lancerais une réforme constitutionnelle pour abolir le 49.3 ! Jean-Baptiste s’attira le soutien d’un retraité assis à quelques tables de là, face à son journal et avec une bière à la main. - Arrêtons un peu le poujadisme, ce qu’il faut à la France, c’est un revenu universel, vous êtes tous en retard sur votre époque ! Moi, président, c’est 300€ par mois pour tout le monde ! répliqua l’utopiste Édouard. La discussion agitée se poursuivit sous l’œil attentif de Benjamin, qui restait en retrait. Au cœur de l’action, aucun de ses amis ne s’étonnait de voir le jeune homme rester impassible, lui qui, pourtant, était réputé pour sa rhétorique implacable. Le jeune homme attendait, il guettait. Il observait ses adversaires du jour comme un aigle royal observe sa 54


proie. D’un coup d’un seul, Benjamin se leva de sa chaise, marqua un court temps de silence pour capter toute l’attention dont il avait besoin et s’écria : « Moi, président, je commence déjà par interdire les discussions trop bruyantes à la terrasse des cafés ! ». Encore une fois, toute L’Élysette éclata de rire et se retourna vers la table des jeunes. - Moi, président, je relancerais la construction européenne en optant pour une Union à plusieurs vitesses. Moi, président, je donnerais plus de pouvoir aux collectivités territoriales pour en finir avec cette France jacobine qui gouverne depuis Paris. Moi, président, j’emploierais tous mes efforts à sauvegarder la sécurité sociale tout en accordant du libéralisme aux entreprises pour qu’elles puissent se développer ! Moi, président, je tenterais de dépasser le clivage gauche-droite pour enfin vraiment gouverner… Benjamin développait ses idées en exposant ses principales convictions. Au bout de deux bonnes minutes de tirade, il se rassit dans le plus grand calme. La fin de son intervention provoqua un temps mort dans la conversation. Il trouva cependant nécessaire d’ajouter, une bière fraichement servie en main : « Mais moi, président, j’éviterais de promettre n’importe quoi, comme j’évite volontairement aujourd’hui de m’engager dans une trop longue litanie de paroles en l’air. » Chacun se tut et resta pensif un instant. Aude, toujours aussi attentive, n’avait pas hésité à relever quelques petites incohérences dans le discours de Benjamin. Elle n’hésiterait pas non plus à lui en faire part en temps utiles, mais là n’était pas l’essentiel. Le jeune tribun avait communiqué à travers sa prise de parole, pourtant succincte, une 55


grande énergie et un grand optimisme. La tirade du jeune homme avait aussi attiré une partie de la terrasse qui avait rejoint la table du débat. Tous les nouveaux venus proposèrent à leur tour des solutions aux problèmes du quotidien. Marc, un interne en médecine qui avait enfin trouvé un moment de temps libre pour profiter du bon air printanier, martelait que sous son quinquennat, « le nombre des fonctionnaires serait doublé dans la santé ! ». Ce à quoi une jeune professeure d’histoire qui passait par là ne manqua pas de rajouter qu’il faudrait la même chose dans l’éducation. Un avocat qui semblait avoir ses habitudes dans le café s’opposa à l’avis général et fit entendre à toute la table que la fonction publique coutait déjà à ses yeux bien trop cher. Jusqu’au coucher du soleil, on parla d’économie, de social, d’environnement, de sport, d’éducation, de santé, d’emploi, de politique étrangère… Aucun sujet ne fut éludé à la terrasse de L’Élysette. Les intervenants se succédèrent et parfois, les discussions s’éparpillèrent. Mais toujours, la justesse d’Aude, la rhétorique de Benjamin, le flegme d’Édouard ou le sens du compromis de Jean-Baptiste recentrèrent les discussions. Puis chacun rentra. Benjamin et Jean-Baptiste firent un bout de chemin ensemble, pensifs. « Et dire qu’on a passé notre après-midi à débattre… », soupira le jeune homme. Cette discussion à L’Élysette avait été un grand pas pour la démocratie. Quel précieux moment que celui où l’on parle de grande politique à la terrasse d’un café, alors que les responsables au plus haut niveau tombent souvent dans la politique de comptoir ! - Nous avons refait le monde à notre manière, en nous parant de la légitimité de la plus haute fonction. À l’instar de Louis XIV qui disait : « L’État, c’est moi », eh bien aujourd’hui, moi, Benjamin, j’ai été président. 56




Textes des lauréats adultes

- Roger PLEERS Soif de justice

- Jean-Pierre JANSEN Potron-minet

- Judith LACHTERMAN Connaissez-vous l’aquaponie ? - Nicolas ISTIRY À l’ombre

- Nicolas KESZEI Mauvaise route

- Mathilde CHAPUIS À vous qui logez sur le perron des nantis - Isabelle DAVISTERS Jusqu'à la dernière page

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Roger PLEERS Soif de justice

Vous voulez que je vous dise ? La magistrature m’ennuie. La magistrature me soule. Depuis tout le temps que je la pratique, je n’arrive plus à me passionner pour ces affaires plus ou moins glauques qui arrivent devant moi. Oh ! Je suis attentive aux débats, bien sûr. Du moins, je fais semblant. Je fais mine d’écouter religieusement l’argumentaire des avocats des prévenus. Je feins de m’indigner à l’énoncé des détails sordides évoqués par M. le procureur. Mais en fait, et sans aucune précaution oratoire préalable, je peux vous confier, deux points ouvrez les guillemets : « Je m’en fous ! Je m’en tape ! Je m’en cogne! ». Mais ne vous y trompez pas, ce n’est pas de la désinvolture. C’est juste le résultat d’un état éthylique avancé… Quoi ? Qu’avez-vous à me regarder de la sorte ? Oui ! Je bois ! Entre les suspensions d’audience, moi, la présidente de la cour d’assises, je me précipite éperdument vers mon refuge, mon antre, mon bureau où je conserve, à l’abri des regards inquisiteurs, à l’intérieur du classeur des cold cases, une bouteille d’un whisky écossais hors d’âge. Cela m‘aide à supporter ces interminables journées, ces interminables dépositions de minables témoins d’abominables crimes, tous moins convaincants les uns que les autres. Ces témoins qui m’horripilent, se persuadant qu’ils vont sauvegarder la société des méfaits émis à charge du pauvre gars suant entre les gendarmes. Et dire que tous, du procureur le plus prolixe au témoin le moins crédible, s’imaginent m’impressionner avec leurs « Je vous assure, 61


Madame la Présidente… » ! Comment leur transmettre muettement que je m’en fous ? Déjà, ce qu’ils ne peuvent concevoir, c’est qu’une présidente de cour d’assises, black de surcroit, picole comme le dernier des huissiers d’audience. Et cela me réjouit à un point… Tiens, rien qu’à l’idée de rêver qu’un jour, mon substitut – vous savez, le jeune gominé qui siège à ma gauche – s’écrie, au beau milieu d’un réquisitoire : « Mais, Madame la Présidente… vous êtes ivre ! », rien que cela, j’ai des envies pas possibles de m’en envoyer une rasade derrière l’épitoge en hermine. Personne jusqu’à présent n’a encore suspecté mes écarts. Le seul qui, je pense, a pu se poser quelques questions, c’est le légiste. Peut-être la compagnie des cornues, où baignent des fragments vaguement identifiables dans des solutions alcoolisées, a-t-elle exacerbé son flair et lui a-t-elle permis de repérer dans mon haleine des relents connus ? De plus, son teint fleuri me laisse subodorer que je pourrais, sans me défausser, l’inviter à la « réflexion » dans mon bureau, en attendant la fin des délibérations. Rien, nul indice n’autorise donc quiconque à remettre en question mon statut de première magistrate. Vous pensez sans doute que lorsqu’on siège là où je me trouve, c’est que, parmi une multitude d’autres prétendants, on a vu récompenser ses mérites ? Alors là, vous faites fausse route. À votre avis, combien de candidats ont bien pu postuler pour exercer dans le tribunal de ce bled pourri, où la seule perspective d’animation consiste à regarder désabusée le morne défilé des zébus dans l’artère principale, à la fin de la saison sèche ? Vous voulez un chiffre ? Une seule ! Moi ! En vérité, je n’ai même pas brigué le siège de premier juge, j’y ai été nommée par défaut. D’abord, je n’avais pas de piston pour pouvoir aspirer à siéger dans la capitale ou dans l’une des grandes juridictions du pays. Et ensuite, et ce n’est pas 62


un détail dans ce pays de sauvages machistes, je suis une femme. Résultat, je me retrouve à Pétaouchnoque, démêlant des histoires plus ou moins sanglantes où, comme ce matin, un gardien de troupeau atrabilaire aurait éventré à coups de machette un éleveur d’abeilles voisin qui aurait laissé ses protégées emballer et faire fuir les bovidés paniqués. Magnifique affaire, non ? Sentez-vous le souffle puissant de la Justice déferler dans les travées de la salle d’audience ? Et vous semblez surpris que je cherche refuge dans les vapeurs d’orge fermentée ? Vous feriez quoi, à ma place, hein ? Allez ! Si vous étiez là, assis à écouter vaguement, les yeux mi-clos (c’est ainsi qu’on parvient le mieux à faire abstraction du bruit du prétoire), un avocaillon commis d’office se lamenter sur l’enfance misérable, martyrisée du prévenu, fruit des amours aléatoires de parents sociopathes qui ont fini par émigrer au Guatemala, le laissant végéter sans la moindre ressource dans notre si jolie province défavorisée ? Vous feriez quoi ? Allez, dites-moi ! Et pourtant, j’y ai cru, à ma tâche rédemptrice. Moi, Mary Goodwine (vous apprécierez bientôt à quel point mon patronyme est justifié !), j’étais enfant unique, ce qui déjà constituait une performance - sans doute due au fait que mes parents étaient les seuls dans ce township à posséder une télévision, et je n’étais prédisposée ni à l’éloquence ni aux débats juridiques. J’aurais dû, en toute logique, devenir bonne à tout faire dans une famille bourgeoise, voire serveuse dans un bar (rétrospectivement, j’aurais sans doute opté pour le second choix). Ma vie a basculé et mon futur s’est profilé le jour où mon père fut arrêté à la sortie d’un supermarché. Il s’était fait gauler par un vigile avec, dans la poche, une boite de cirage blanc qui n’était pas passée par la case « payement à la caisse ». Du cirage blanc ! Je vous demande un peu... Et tout ça pour quoi ? Parce que cet amateur de rock compulsif 63


voulait s’en tartiner le visage pour assister à un concert, dans une salle interdite aux Noirs. Embarqué, jugé en comparaison immédiate, condamné et pendu dans la même journée. Je présume que le Dieu de miséricorde veillant, parait-il, sur notre communauté, s’ennuyait ce jourlà… La justice de l’époque laissa à ma mère le choix entre régler la facture (du cirage et des frais du « procès ») ou être emprisonnée. Comme elle n’avait pas un sou vaillant, elle passa sans délai du statut de mère au foyer à celui de détenue, au pénitencier d’État, dans lequel elle fut assignée, cruel hasard, à l’atelier de fabrication de chaussures. Elle y mourut stupidement, en glissant dans l’escalier menant à la promenade, sur une bouteille de Heineken à moitié bue. On peut dire qu’elle toucha là son avant-dernière bière. L’État me confia à une institution charitable qui me permit de poursuivre des études. Pourquoi ai-je choisi le droit ? Sans doute une forme de revanche sur le mauvais sort et l’opportunité, peut-être, de rétablir un semblant d’équité. Comme la notion d’État providence avait certaines limites, il me fallut financer en partie mon cursus universitaire, et je dus me résoudre à prendre un emploi de barmaid dans un bistrot fréquenté par les étudiants. J’y travaillais les weekends et il ne se passa guère de temps avant que le patron ne me propose de joindre l’utile à l’agréable. Nous nous mariâmes trois mois plus tard. Idylle inespérée mais de courte durée, notre union fut brutalement rompue, un matin où mon tendre conjoint fut écrasé par une barrique de vin du Rhin qu’il avait témérairement tenté de descendre seul dans la cave. Le tonneau était tombé sur mon malheureux époux, et moi dans le veuvage et l’éthylisme. Privée des délices des tâches ménagères, j’employai les revenus d’une confortable assurance-vie à chercher le réconfort dans les dédales des textes de loi, et fut finalement diplômée et autorisée à exercer. 64


J’eus ainsi le choix entre la défense de la veuve et de l’orphelin (dont j’avais, si l’on peut dire, une double compétence) ou l’autre facette des prétoires : le parquet. Pour rompre avec le passé, c’est sur cette alternative que je portai mon dévolu. Ce fut ma pire erreur. J’en eus rapidement ras la toque des juges mâles, jugeant très mal, selon moi, les affaires pourtant bien ficelées que j’avais instruites et amenées devant l’estrade. Après de multiples désillusions que je noyais sous des litres de boissons fortes, je décidai de passer de la magistrature debout à la magistrature assise. Mon gout devenu immodéré pour les liquides ambrés frappa cette décision du sceau de la sagesse et de la prudence. C’était aussi un choix plus confortable et mieux adapté à mes facultés d’équilibre. Me voilà donc dans ce tribunal de province, présidente de cour d’assises, moi, Mary Goodwine, la bien nommée, détenant la haute main sur les citoyens en délicatesse avec la loi. Ma situation honorable aurait pu, aurait dû, assécher mon addiction, mais les vicissitudes criminelles et un hasard facétieux en décidèrent autrement, s’acharnant à me faire rechuter. Mon taux d’alcoolémie franchit une étape cruciale après une reconstitution palpitante chez un bouilleur de cru dont nous étions tous, limiers, procureurs et juges, intimement convaincus qu’il s’était débarrassé de son associé. En l’absence de cadavre, nous n’avions pu l’amener aux aveux, jusqu’à ce qu’un jeune inspecteur plus astucieux comprit que le suspect avait distillé dans son alambic le corpus delicti, en même temps que le mout destiné à sa production. Il fit vider à la louche et tamiser le contenu de la cuve et remonta du fond, loi de la gravité oblige, la chevalière et les plombages de l’encombrant ami. 65


Nous pûmes alors procéder à la saisie du gredin puis de son stock d’eaude-vie (appellation en l’occurrence très contradictoire), prestement partagé entre les divers enquêteurs. La justice coutant cher, il fallait bien la financer, et je disposai de réserves inépuisables dans lesquelles je ne manquerais pas de puiser. Et la roue du destin poursuivit sa course emballée. Appelée à siéger à nouveau dans un cadre tentateur, je fus amenée à statuer sur le cas d’un vigneron jaloux. Ce putatif cocu, suspectant son épouse de relations coupables avec un saisonnier, ajouta à son empoisonnant soupçon d’adultère un autre d’arsenic, dans le vin clairet arrosant les agapes postvendangeuses. À l’inverse d’une précédente, cette dernière cène fit cette fois douze victimes et un survivant. Le viticulteur n’y avait consommé que de l’eau, et parmi les convives, aucun n’y vit malice. La naïveté élevée à ce niveau confinant à la bêtise, je n’arrivai même pas à plaindre les défunts. Cette affaire me fit franchir un Rubicon vermeil et me jeta dans les bras de Bacchus avec la bénédiction de Saint-Émilion. Dame ! Il fallait bien que je me mette en situation pour être apte à comprendre les subtilités du métier de l’accusé, que j’expédiai vers la potence à la clôture des débats. Il se chuchote que c’est depuis ce verdict que le petit personnel du palais m’a affublée du pittoresque surnom de « La veuve qui clôt ». Voilà ! Vous avez compris que je suis condamnée à entretenir mon si délicieux vice. Et ce n’est pas aujourd’hui que je risque de m’amender. Car que vais-je faire de mon éleveur de zébus assassin qui sue toujours d’angoisse dans son box ? Je crois que je vais encore une fois adapter à ma sauce l’essence de l’œuvre de Simenon « comprendre, ne pas 66


juger », en « juger sans vouloir comprendre ». Allez, coupable ! Et puis, ça lui apprendra à zigouiller un aimable apiculteur, par ailleurs le meilleur pourvoyeur d’hydromel de la région. Affaire suivante !

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Jean-Pierre JANSEN Potron-minet

J'adore commencer ma journée très tôt. Six heures du matin, c'est la bonne heure. J'ai les idées claires, de l'énergie à revendre et surtout les locaux sont vides. Mes tripotées d'assistants et de secrétaires sont encore au dodo et je ne risque pas d'être interrompue à tout bout de champ. L'idéal pour abattre du bon boulot, quoi. Mais assez jacassé, ma fille, au travail ! Six dossiers sur la table, ce matin. Commençons par un facile, histoire de s'échauffer. Celui-là, tiens : Incident diplomatique avec la Russie. Incident ? Tout de suite les grands mots. Bon, d'accord, un de nos sous-marins a eu la mauvaise idée de tomber en panne au beau milieu des eaux territoriales russes. Et plutôt près de la côte qu'au large. Tout près, même. Ce n'est pas très malin, je vous l'accorde, mais ce sont des choses qui peuvent arriver, avec ces engins. Je lui avais dit, à l'amiral Machin, qu'il avait une confiance aveugle en la fiabilité de ses bidules. En gros, même si ça coute super cher, un sous-marin, ce n'est quand même que de la tôle, des moteurs, des fils électriques dans tous les sens et des tableaux pleins de boutons un peu partout. Comme un lavevaisselle, en fait. Et ça peut tomber en panne, un lave-vaisselle. Tiens, le mien, il m'a lâché le mois dernier après dix ans de bons et loyaux services. Alors, leurs sous-marins, pareil ! Forcément qu'un jour, ils vont nous faire des ennuis ! Et ce jour-là, tant qu'à faire, autant qu'ils explorent les fonds marins de la baie de Saint-Tropez plutôt que de se 69


cacher juste à la sortie de la base militaire de Severomorsk. Bon, qu'est-ce qu'on pourrait faire pour éviter de déclencher une troisième guerre mondiale ? S'excuser ? Avec les Russes, ce n'est pas toujours la meilleure idée. Là-bas, quand quelqu'un vous marche sur les pieds, il ne dit pas : « Oups, désolé, pardon ! », il serre les poings. Alors nous, première puissance mondiale, si on s'excuse à la première occasion, on va passer pour des faibles. Faire face ? Hou là ! pas trop le moment pour tenter l'épreuve de force. Ils sont un peu à cran, en ce moment, avec leurs Tchétchènes, Géorgiens, Arméniens, Ouzbeks… Plus, de temps en temps, la Turquie, qui envoie un missile ou l'autre au cul de leurs chasseurs, quand ils prennent leurs virages un peu larges et violent leur espace aérien. (Fabriqués chez nous, les missiles.) Bon, ils les ratent, d'accord, mais c'est fait exprès. Je pense qu'il n'y a pas trente-six solutions. On va faire comme les autres fois. « Ah bon ? Un sous-marin, vous dites ? Vous en êtes surs ? Et c'est à nous, en plus ? » On commence par nier les faits, on demande une confirmation. On gagne du temps, quoi. Puis, devant l'évidence – car USS Kentucky écrit en grand dessus, remorqué en surface au milieu du port de Mourmansk par la marine russe, on ne peut pas faire l'étonné trop longtemps – là, on change de tactique. On dit que c'est une panne inopinée, un petit accident arrivé bien plus loin, au large, en dehors des eaux territoriales, et puis qu'on a dérivé malencontreusement. « Oui, oui, en remontant le courant. » Ou une panne de GPS, tiens, c'est plus crédible. Je n'ai jamais essayé avec ma voiture, mais sous l'eau, la connexion avec les satellites ne doit pas être terrible. Après, on demande si on peut envoyer une équipe pour confirmer le truc. Puis une 70


autre pour réparer, parce que la première n'avait pas les bonnes pièces dans sa camionnette. Avec ça, on gagne au moins une grosse semaine. Ça devrait être suffisant. En une grosse semaine, il y a bien un général russe qui fera une boulette quelque part dans le monde. Car je me plains des miens, mais Vladimir n'est pas mieux servi que moi. Après, on en sera à une boulette partout, et ça sera plus facile pour discuter. Bon, dossier suivant. Oups, le problème récurrent des armes à feux. Encore six tués et douze blessés dans une école à cause d'un ado asocial abruti par ses parents, par les jeux vidéos, par les filles du collège qui se moquent de son physique et par ses professeurs qui le traitent de gros naze. Bon, des ados, j'en ai eu deux à la maison, je sais ce que c'est. Le plus souvent, il suffit d'attendre que ça passe. Et pendant cette période, on ne laisse surtout pas trainer un fusil d'assaut et trois boites de cartouches dans la vitrine du salon. Il y a une solution simple à ce problème. Interdire toutes les armes sur l'ensemble du territoire. Car vu la quantité de tarés et de frustrés de tout poil qu'on se coltine dans ce pays, le risque de tueries, c'est tous les jours, partout et tout le temps. Même les arcs à flèches et les lancepierres, je les interdirais, moi. Et je désarmerais ceux qui en ont, si je le pouvais. Mais ça me frustre énormément, car pour l'instant, je ne peux pas le faire. Pour le lobby des trafiquants… Euh ! pardon, des fabricants d'armes, comme ils ont massivement financé la campagne électorale de l'autre con, là, je n'ai pas trop de scrupules à les attaquer de front. Par contre, le problème est que pour l'instant, si on veut désarmer le pays, il faudra le faire en une fois, et surtout tout le monde en même temps. Car à l'heure actuelle, la seule manière efficace de se protéger des malades 71


mentaux qui portent un flingue, c'est de les buter soi-même avant qu'ils ne piquent leur crise. Même si on est un gentil et que c'est contraire à la religion, il ne faut pas hésiter, sinon c'est trop tard. Et c'est quand même plus facile à faire avec un fusil, même un petit, qu'avec un éplucheur à patate. D'où ma réticence à avancer trop vite sur ce couplà. Il y a bien la police, mais ce n'est pas avec les effectifs actuels qu'on y arrivera. Surtout que dans la police, je ne suis pas sûr qu'il n'y ait que des gens sains d'esprit, avec un profil psychologique équilibré et un environnement familial et professionnel épanouissant. Bon, on est dans une impasse. On garde l'idée de désarmer tout le monde un jour, mais pas question d'improviser, ça doit se préparer longtemps à l'avance, ce truc. Dossier suivant. Guerre du Golfe. Encore ? Je ne sais pas si on en est à la troisième ou à la quatrième. C'est plus facile avec les papes, ils mettent un numéro derrière pour qu'on s'y retrouve. Là, c'est pas comme pour les armes, il y a une solution simple, toute faite : on arrête le pétrole, un point c'est tout ! Tout le monde avec des éoliennes, des moulins à eau et des panneaux solaires. Et quand il n'y a pas de soleil, pas de vent et qu'il ne pleut pas, et bien on s'éclaire à la bougie et on arrête la clim. Point. Si tout le monde fait ça, vous allez voir, les sunnites, les salafistes, les chiites, les wahhabites, les Yéménites, les Turcs, les Kurdes, les Persans, les Juifs, les milices chrétiennes, les Druzes, ils vont arrêter de se battre d'un coup. Bon, ça va un peu gueuler ici aussi car le nombre de gens qui gravitent autour du pétrole, ce n'est pas rien. Plus tous mes concitoyens qui se baladent dans des voitures grosses comme des camionnettes 72


avec des pneus de tracteurs, ils ne vont pas être contents non plus. Car pour produire l'électricité nécessaire pour faire bouger ces tas de ferraille, il en faudra du vent dans les éoliennes ! Ça risque de me faire perdre des électeurs, ça. Et pour mon second mandat, ce n’est pas gagné. Mais tant pis, il faut savoir sacrifier son ambition personnelle pour le bien de tous. C'est ça, être président ! Rien qu'avec cette mesure, on arrête les guerres au Moyen-Orient, on diminue les gaz à effets de serre, on résout le problème de la pollution dans les villes et on évite le mazout sur les plages. On sauve la planète, quoi. Ça vaut le coup, non ? Hop, je signe et affaire classée. Alors, que reste-t-il au menu ? Proposition de loi visant à réduire les dépenses publiques, les soins de santé et les écoles. Qui est-ce qui a mis ça dans la pile ? Ah oui, le Sénat. Ce ne sont pas mes amis, ceux-là. Refusée, bien évidemment. Situation exceptionnelle, conjoncture internationale défavorable, les finances publiques l'imposent et blablabla..... Mon cul, oui ! Quand il s'agit de trouver des sous pour des sous-marins nucléaires, on les trouve. Après, c'est moi qui ai les Russes sur le dos. Alors, merde ! Dossier suivant : Modification de la législation concernant les règles de gestion des grosses banques ? Ben tiens, ça faisait longtemps. Ça les démange, hein, de pouvoir traficoter des actions, des comptes, de se vendre et se revendre des trucs qu'ils ont imprimés eux-mêmes. Et de prendre plein de risques avec l'argent des autres, en empochant les bénefs quand il y en a et en venant pleurer chez moi quand ça ne va pas. Je leur ai déjà dit : non, non, non et non ! On vient à peine de sortir de la crise précédente, alors on se reconnecte à l'économie réelle, messieurs les boursicoteurs. Et tant pis pour votre bilan financier et votre égo devant les actionnaires. Un ou deux pour cent de croissance par an, c'est 73


peu, certes, mais qui va piano va sano. Ça sert à quoi de faire 25% en six mois pour en reperdre 30% en une seule journée derrière ? Alors... Programme spatial. Ça, c'est chouette. Ils me demandent beaucoup mais je laisse filer. Ça étonne mes conseillers que je sois aussi cool sur ce dossier, mais j'ai un plan caché. Ils rêvent d'aller fonder une colonie sur Mars ou sur Vénus. Pour que les riches puissent émigrer quelque part quand la terre sera devenue invivable. Et ils font plein de recherches pour créer ce qu'ils appellent des habitats autonomes. Un grand truc avec un dôme au-dessus, de l'air en boite dedans, des serres pour produire des légumes et des petits enclos pour des poulets et des lapins. Tout ça en circuit fermé, dans des environnements méchamment inhospitaliers. Mars ou Vénus, vous pensez bien, à la base, ce n’est pas aussi agréable qu'une soirée d'automne dans le Connecticut. Je les laisse mettre au point leurs trucs. Et quand ils auront trouvé, je leur dirai : « Ah non, merci pour tout, mais on n'a plus l'argent pour les fusées. Mais si vous cherchez des milieux méchamment inhospitaliers pour installer vos habitats autonomes, il y a sur cette planète plein de déserts où il n'y a pas d'eau, avec des moins quarante la nuit et des plus cinquante la journée. Et pour habiter dedans, les gens du coin sont tous volontaires. Ils aimeraient bien, une fois dans leur vie, vivre dans un endroit un peu cool, protégé, à l'abri des bombes, des famines et des maladies. Avec de l'eau, pour faire pousser des légumes, et des petits enclos pour y mettre des poules et des lapins. Et aussi, au passage, montrer à leurs enfants autre chose que la faim, la misère et la poussière sur les chemins. » Et là, surprise, on retrouve de l'argent et on en met partout où on peut, des habitats autonomes. Oups, quelle heure est-il ? Huit heures moins le quart. J'ai juste le 74


temps de tout ranger, de passer l'aspirateur et de donner un coup de fraicheur lavande dans les toilettes. Dans un quart d'heure, le Président arrive avec ses douze secrétaires et je vais devoir laisser la place. J'ai encore tous les couloirs et la salle du conseil à faire avant midi. Si on voit que j'ai trifouillé dans les dossiers, je risque de perdre ma place. Et à mon âge, quand on s'appelle Rosetta Martinez y Gonzalez, permis de séjour en règle ou pas, je ne risque pas de retrouver une place de femme de ménage de sitôt, moi.

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Judith LACHTERMAN Connaissez-vous l’aquaponie ?

Elle croisait et décroisait ses grandes mains baguées d’or. De grandes mains d’homme mais très fines, longues, et dont les taches de vieillesse transparaissaient sous un maquillage un peu orangé. - Vous comprenez bien ce que nous attendons de vous ? Non, je ne comprenais pas, mais après huit mois de chômage passés dans mon salon à regarder mes chats se battre et détruire le mobilier, ce poste de « Présidente d’ASBL », une fonction à plein-temps et non rémunérée, m’apparaissait comme une chance unique, une sorte de mise en liberté sous condition que je ne pouvais pas refuser. - Il est très important – et elle roulait le « r » de « important » comme pour y mettre de l’emphase – que toute la population du quartier se sente intégrée au projet, les Magrébins, les Turcs, les Polonais… Les… Les homosexuels aussi… et les Juifs ! Vous nous trouverez bien un Juif ? Je ne connaissais pas de Juif, mais j’étais prête à en dénicher un si sa seule présence pouvait m’assurer le rôle de Présidente. Moi, Présidente… Il fallait que je le raconte. À tout le monde. Ils n’allaient pas en revenir tous ceux qui avaient estimé que je me « laissais aller », que je ne faisais pas tout ce qui était nécessaire pour trouver du boulot. Pour me remettre de la rupture aussi. Et je ne pensais plus qu’à ça, aux coups de fil que j’allais passer en sortant de l’entrevue. Mais l’entrevue ne finissait pas. Madame Gladiotis – « Appelez-moi Stella », m’avait-elle 77


dit d’emblée – agitait sous mon nez ses bagues et ses bracelets, elle s’empourprait, ses longues mains elles-mêmes rougissaient sous l’orange du maquillage et prenaient une curieuse teinte mauve. Étrange tout de même, ce projet d’aquaponie en terrasses sur les toits de SaintGilles… Madame Gladiotis m’avait déjà fait visiter les installations, quelques aquariums disposés çà et là dans l’ancien boulodrome de la rue Hôtel des Monnaies. Et les grands bacs vides qui devaient accueillir les futures plantations. - Comprenez-moi bien, dès que ces gens-là verront quelles économies ils pourront réaliser en cultivant des potagers sur leur toit, ils vont se battre pour installer notre matériel. Et pour nos fèces de poisson ! ajouta-t-elle dans un petit gloussement inquiétant. Je me suis demandé depuis combien de temps je n’avais pas entendu le mot « fèces ». Et aussi comment j’allais convaincre des Juifs, des Marocains et des homosexuels d’installer des poissons vivants sur leur toit pour cultiver eux-mêmes des salades qu’ils pouvaient acheter 1,50 euro au marché. - Et le 11 avril, il y a notre drink d’ouverture. Tout doit être prêt pour le 11 avril ! D’ailleurs, le bourgmestre a promis qu’il passerait. Et elle a prolongé langoureusement les « r » de « bourgmestre », comme si le mot recélait une dimension érotique insoupçonnée. Je la regardais avait un sourire crispé, presque dément, en pensant au superbe statut Facebook que j’allais pouvoir produire… Un selfie devant un gigantesque bac à plantes en bois de pin, avec en commentaire « Moi, présidente ! ». Ou plutôt devant un aquarium, c’était plus suggestif, ça, un aquarium, plus vivant. Madame Stella interrompit ma vision : 78


- Vous comprenez bien ce que nous attendons de vous ? Dès le lundi qui suivit, je me mis très sérieusement au travail. Je passai des coups de téléphone à la chaine avec un zèle tout neuf. Mes premiers appels à une association de femmes albanaises et au Cercle d’histoire locale s’étaient soldés par un échec. Ma phrase d’attaque « Connaissez-vous l’aquaponie ? » avait laissé penser aux historiens amateurs que je vendais des aquariums. Quant aux femmes albanaises, elles ne parlaient tout simplement pas le français. J’eus plus de succès avec les Juifs communistes de la rue de la Victoire qui avaient accepté de participer à notre drink pour peu qu’on y accueille les sans-papiers et que notre matériel ne fût pas importé des colonies israéliennes. Petit à petit, je me sentis plus à l’aise dans ma fonction présidentielle et mes contacts se firent plus fluides. Je troquai « Connaissez-vous l’aquaponie » contre « Je suis la Présidente d’une ASBL saint-gilloise ». Si le projet en lui-même n’excitait pas particulièrement mes interlocuteurs, la perspective d’un apéritif en présence du bourgmestre semblait mettre tout le monde d’accord. Les joueurs de boules marocains précisèrent qu’ils ne buvaient pas d’alcool. La directrice de l’école « Informatique & Sports » me demanda s’il y aurait du « mousseux » et si elle pourrait s’entretenir personnellement avec le bourgmestre. Les femmes kurdes voulaient exposer leurs tapisseries. Les Coptes de la rue de Serbie insistèrent pour qu’on serve du jus de pommes. Les amateurs de football du café « Coimbra » me proposèrent d’apporter une petite bière portugaise bien « suave ». Et les sans-papiers ne demandèrent rien du tout. J’avais en outre mis la main sur deux lesbiennes, mes voisines du deuxième étage, qui ne s’intéressaient ni à l’aquaponie ni au bourgmestre, mais dont j’avais gardé le chat l’été précédent et qui avaient à cœur de me rendre service à leur tour.

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La semaine avançait et je rencontrai le personnel de l’association : Thierry, un maçon qu’un accident avait condamné à une retraite anticipée et qui s’occupait de nos poissons. Il aidait aussi Mourad, un réfugié dont nous ne savions rien du tout, à construire les grands bacs en pin massif qui devaient accueillir les plantations. Quant à Sophia, elle venait du Portugal et ne parlait qu’un peu de néerlandais. Elle était chargée de nettoyer nos locaux et avait l’étrange manie de déplacer les différents éléments de mobilier, des chaises jusqu’aux aquariums, avec une détermination qui me semblait un peu vaine et néanmoins admirable. Dès le premier jour, Madame Gladiotis m’avait dévoilé la pièce qui allait me servir de bureau, une petite véranda vétuste où je me plaisais bien les jours où il ne pleuvait pas. J’avais reçu un ordinateur portable, remarquablement lourd, et une imprimante qui trônait sur mon bureau comme un gros animal sur le flanc s’abreuvant d’encre directement à la cartouche. Mais j’étais la Présidente de cette association saint-gilloise. À mes yeux, Thierry, Mourad, Sophia, et même l’imprimante, avaient été placés sous ma direction bienveillante. Je décrochais le téléphone – qui sonnait rarement – d’un large geste plein de prestance. J’envoyais des mails qui se clôturaient par des formules de politesse très sophistiquées qui devaient refléter le prestige de ma fonction. De temps à autre, je sortais de mon bureau pour me rendre compte de l’état d’avancement des travaux. Je croisais les mains dans le dos pour une contenance maximale et je me tenais bien droite aux abords des aquariums, souriant à Thierry, à Mourad, aux poissons, avec un mélange de dignité et d’affabilité qui me semblaient de circonstance. Cette période bénie se prolongea un peu plus d’un mois. Le 11 avril approchait et mon enthousiasme ne faiblissait pas. Je voyais Madame Gladiotis de loin en 80


loin. Elle ne commentait jamais mes décisions et se contentait de dodeliner de la tête d’un air sibyllin. Elle caressait les rebords des aquariums de ses longues mains baguées et s’en allait sans rien ajouter. Ma première déconvenue survint le 30 mars par le biais d’un coup de téléphone : les historiens de la rue de Rome voulaient participer à un colloque qui se tenait précisément le 11 avril. Ils s’excusaient du dérangement et me souhaitaient bonne chance pour la suite de mon projet. Le 1er avril, les joueurs de boules marocains se décommandèrent eux aussi, avec chaleur et gentillesse mais sans invoquer aucun prétexte. Je commençai à m’affoler et me mis en quête de nouveaux participants. Les footballeurs du Carré de Moscou ne se montrèrent pas très emballés, pas plus que les commerçants du Marché, mais les professeurs de l’Académie des Beaux-Arts et ceux de l’école de théâtre n’avaient rien contre l’idée de manger des petits fours dans nos locaux. Le 9 avril vint le coup de grâce, Madame Gladiotis m’informa dans un mail lapidaire que le bourgmestre ne pourrait pas participer à notre cocktail, qu’il en était désolé mais que ses responsabilités le portaient vers d’autres obligations. Elle me demandait aussi d’avertir les participants de ce désistement, dans les plus brefs délais. Dans les jours qui suivirent, une pluie de forfaits s’abattit sur ma boite mail avec une cruauté toute biblique. Je me sentais un peu sotte, interdite, les bras ballants, le postérieur vissé sur ma chaise de bureau et il me semblait que les poissons eux-mêmes se riaient de moi. Mais je tentais toujours de faire bonne figure devant Mourad et Thierry qui avaient ralenti dans la construction du matériel. Je surgissais de mon bureau et traversais leur espace de travail en gueulant « Courage, camarades !», ce qui ne sonnait plus très présidentiel. Ils observaient mes allées et venues avec une réserve pleine de dignité.

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Le 11 avril, je me tenais prête. J’avais décidé de faire honneur à ma fonction en m’achetant pour la première fois depuis des mois quelques vêtements neufs : une redingote un peu théâtrale et des chaussures en cuir verni qui émettaient quand je marchais une sorte de « couac » agaçant. Mes voisines étaient venues. Elles se tenaient timidement près d’une imposante jardinière vide. Thierry, Mourad et Sophia attendaient calmement que je leur donne le feu vert pour servir les invités dont je pensais qu’ils ne viendraient jamais. J’étais sur le qui-vive, raide et pâle dans mes habits trop chics, et je guettais la porte d’entrée comme un labrador qui attend le retour de ses maitres. Sur le coup de 18h20, quelques vieux Juifs communistes pénétrèrent silencieusement dans la grande pièce décorée de ballons pour l’occasion, suivis de près par les femmes kurdes du cours d’alphabétisation et des supporteurs du Football Club de Coimbra. Et ce fut le coup d’envoi d’une fameuse fête. Nous nous rassemblâmes dans un coin de la pièce pour boire et manger et parler de musique, de littérature, de folklore et de football. À aucun moment, il ne fut question d’aquaponie et je sentais bien que ma mission touchait à sa fin et qu’elle s’achevait en feu d’artifice. Je bus beaucoup de vin mousseux et engloutit une quantité formidable de minichoux à la crème. Et les plus audacieux, qui étaient aussi les plus souls, dansèrent entre les aquariums au son de la musique klezmer et de hip-hop portugais. Vers minuit, mes voisines durent m’escorter jusqu’à mon appartement. En chemin, j’exhortai les accordéonistes du Parvis… « Courage, camarades ! ». Le lendemain je me réveillai tout habillée de ma redingote froissée et de mes chaussures en cuir tachées. J’avais un peu de chou à la crème au coin de la bouche et me sentais misérable. Au local, je trouvai Mourad en train de balayer des scories de pin massif. Tout le reste avait été promptement déménagé. Et avec les poissons et les bacs à 82


plantations, ma fonction de présidente s’était évanouie comme dans un conte de fées. Ne restaient plus qu’une chômeuse et un sans-papier. Mourad, bon camarade, m’invita à boire une petite bière bien fraiche au café de l’Union. Nous parlâmes musique, littérature, folklore et football. Et il ne fut plus jamais question d’aquaponie.

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Nicolas ISTIRY À l’ombre

Prendre le temps de regarder le temps passer. Victor aimait prendre le temps. La chaleur écrasante d’aout le faisait transpirer. Il se sentait sale sur les pavés de la rue. Crasseux et moite comme si toute la poussière de la route s’était collée à sa sueur. Pas un souffle de vent, pas une rafale pour lui soulever la mèche de cheveux qui lui collait sur le front. Il était las de marcher, il était parti tôt sur la route, lorsque les oiseaux avaient commencé à chanter, et son pouce n’avait arrêté aucune voiture sur le chemin. Ses pieds fatigués peinaient à avancer encore et son sac lui meurtrissait les épaules et lui trempait le dos. Il cherchait un peu d’ombre dans les rues étroites du village. Rien ne bougeait, c’était l’heure des paupières lourdes de la sieste. L’heure où le soleil écrasait les volets clos et où les chats haletaient sous les fontaines. Rien ne bougeait, c’était agréable. Victor aimait savoir que les endroits immobiles existaient encore. À part les lézards qui se doraient sur les murs, pas une âme ne hantait la rue. Et cette chaleur, toujours cette chaleur. Étouffante comme un châle un matin de mai. Au détour d’une ruelle, Victor arriva sur la place du village, ombragée à souhait par d’immenses muriers platanes dont les racines soulevaient les dalles de marbre rose. Devant l’église, une fontaine coulait. L’eau 85


claire chantait calmement en tombant dans un bac de grès couvert par les algues. Victor fit glisser son barda sur le sol, retira son teeshirt et plongea les mains dans l’eau. Elle était froide. Un régal sur la peau comme ces glaces que l’on se paie après une journée à la mer et qui étanchent la soif salée que le vent nous a laissée sur les lèvres. Il commença par se mouiller les avant-bras, puis le torse, et finit par plonger la nuque sous le filet d’eau. Elle était douce sur sa peau, comme une caresse fraiche qui lui effleurait le dos et les cheveux. Une caresse qu’il sentit emporter les restes de la route qui lui collaient sur le visage, ces trainées de crasses hâlées qui se fondaient à son teint taché de soleil. Cette matinée à marcher dans la fournaise d’aout prenait enfin son sens. La béatitude frôlée par l’ultime simplicité. Un peu d’eau claire sur un corps meurtri par le doux supplice du voyage. Un moteur pétarada lorsqu’il releva la tête et brisa le calme solennel de la place. Victor se retourna, les cheveux dégoulinant d’eau. Un vieux break Volvo blanc venait de s’arrêter sous un platane. Victor s’essuya le visage d’un revers de main et s’appuya contre la margelle de la fontaine. Le type qui venait de sortir de la voiture attisait sa curiosité. Sa dégaine, ses cheveux mal coupés, les livres et les déchets qui jonchaient le tableau de bord de sa voiture. Il n’était pas du coin, ça se voyait au premier coup d’œil. Et Victor savait qu’il venait de s’arrêter pour lui. - Salut, je cherche de l’essence. Y aurait un « rad » dans le village ? J’ai trouvé une station sur la route mais c’est automatique et j’ai pas de 86


carte de banque. Victor s’ébouriffa les cheveux en faisant voler des gouttes d’eau tout autour de lui. - Désolé, je ne suis que de passage. - Oui, on dirait, tu traines un gros poids derrière toi, répondit l’autre en désignant le sac de Victor. Bon ça craint, je suis presque à sec mais je trouverai bien. Ce n’est pas la première fois que je dois marcher bidon à la main pour dégoter une goutte de jus. Merci quand même, continua l’homme en repartant vers son break. À la prochaine ! Victor l’arrêta avant qu’il n’atteigne la voiture. - Vous allez vers l’Auvergne ? L’autre se retourna, un large sourire lui coupant le visage. - Je sens que tu as un truc intéressant à me proposer ! Je remonte, en effet, mais pas vraiment par là. Mais pour dire vrai, je ne suis plus à deux cent kilomètres près. Dis-moi à quoi tu penses, et je te dirai si ça me va ! - J’ai rendez-vous à Augnat dans quelques jours et j’ai une carte sur laquelle il doit me rester un peu de fric en rab. J’avance l’essence, et vous, vous me rapprochez. L’homme s’approcha de Victor et hissa son sac sur le dos.

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- Marché conclu, dit-il en soupesant le barda d’un mouvement d’épaule. - Mais je ne promets rien, dit Victor en lui emboitant le pas. J’en ai peut-être que pour cinquante kilomètres, cent à tout casser. - C’est plus qu’il n’en faut, on avisera ensuite. Ça devait faire trente minutes qu’ils roulaient. Victor n’était parvenu qu’à tirer dix-sept litres de sa carte. Son voyage avait duré plus longtemps qu’il ne l’avait prévu avant son départ, et l’argent allait bientôt lui manquer. Mais ce n’était rien, il allait trouver une solution. Il le savait, c’était le prix de la liberté. Parvenir à faire avec. Surtout, parvenir à faire sans. Le vent s’engouffrait par la fenêtre ouverte, presqu’aussi agréable que l’eau fraiche de la fontaine. L’homme conduisait à une allure tranquille. Il ne prenait que les routes secondaires, histoire d’éviter les péages. Il s’était présenté, il s’appelait Prez, diminutif d’un nom que Victor ne parvenait pas encore à deviner. Après un instant de silence durant lequel Victor profita du bruit de l’air sur la carrosserie, Prez reprit la parole. - On est de plus en plus nombreux, tu sais ? Victor ramena les yeux vers l’habitacle. Tout en parlant et en roulant, Prez se préparait une cigarette. Il tenait le volant d’une main et roulait la clope de l’autre. - C’est-à-dire ? demanda Victor. 88


- À reprendre la route. Nous sommes de plus en plus. Ça va faire un petit temps maintenant, que je roule ma bosse, et je vois de plus en plus de gens sur le bord de la route. Des gamins dans ton genre, surtout. - Dans mon genre ? Prez sourit et se coinça la clope entre les dents. - Ouep, articula-t-il difficilement. Un peu perdus, quoi. Des cuirs comme toi, qui font la route à pied. J’ai une théorie là-dessus tu sais. Quand on marche, c’est qu’on veut fuir quelque chose. J’ai commencé comme toi, au tout début, je n’avais pas de voiture et avec le temps, et l’expérience peut être, j’ai quand même troqué mes grolles contre un bout de ferraille. Tu verras que ce qui compte, ce qui compte vraiment, c’est la route. Faut pas oublier ce que tu laisses derrière toi, c’est sûr. Mais le plus grisant, c’est la route. Victor ne dit rien, il sentait que Prez avait envie de parler. Celui-ci alluma sa clope avec un briquet à essence qu’il prit sur le tableau de bord et tira quelques bouffées. - Non, c’est bien, reprit-il songeur. Quand moi je marchais, on n’était plus qu’une poignée. Les poètes de la route s’étaient éteints et nous n’étions plus que quelques fidèles. Mais, l’histoire se répète. Retiens bien ça, l’histoire se répète. Victor s’enfonça encore un peu plus dans son siège. Le discours de Prez le faisait marrer. Le type lui plaisait, surtout son expression : « les poètes de la route ».

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- C’est quoi ça, commença-t-il, les poètes de la route ? - Ah ça, c’est toute une histoire, répondit Prez en écrasant son mégot sur un tas d’autres, dans le cendrier de la voiture. C’est des gars comme toi et moi, ceux qui ont « la Grande Ourse » comme « auberge », si je devais citer le cousin Rimbaud. Les poètes de la route, c’est beaucoup de monde. C’est ceux qui veulent exister, voir de quoi est fait le monde. C’est les artistes qui veulent capter l’essence de la vie. C’est un tas de choses. Il n’y a pas qu’un chemin, je ne pourrais pas te dire ce qu’ils sont vraiment. Je pense juste qu’ils ont un but commun, connaitre le nom exact du type qui vit à l’intérieur d’eux-mêmes. - C’est ce que tu fais, toi ? - Ouep, c’est ce que je fais. Je m’émerveille ! Et c’est ce que tu fais aussi. Si j’ai accepté si rapidement de te faire confiance et de partager un petit bout de bitume avec toi, c’est parce que je l’ai directement compris. Tu fais partie de la bande. Moi j’ai cité Rimbaud mais j’ai vu l’ouvrage de Kerouac que t’as dans la poche. On est de ceux-là, ceux pour qui le monde qu’on donne ne suffit pas. Ceux qui veulent aller voir plus loin, qui osent prendre leur sac au petit matin pour bouffer les kilomètres. Victor repassa sur la route qui défilait dehors, les champs noirs de vignes et les pinèdes sèches où chantaient les grillons que l’on n’entendait pas depuis la voiture. Il venait juste de saisir le nom. Prez, ce n’était pas un diminutif. - Prez, c’est pour Président, c’est ça ? Avec un phrasé pareil, tu dois avoir un tas de partisans, ironisa Victor. 90


L’autre éclata d’un rire gras de clopeur. - T’as raison, c’est comme ça que mes potes m’appellent. Mais je te rassure, je ne suis pas encore élu. Le jour où l’on acceptera un « clochard céleste » à la tête du pays n’est pas encore arrivé. Je ne foutrai pas tout en l’air de sitôt, n’aie pas peur ! Ce fut au tour de Victor de se marrer. - Moi, je m’en fous, je suis Belge. Tu peux mettre à mal ce que tu veux. - Mais je vais dire, reprit Prez. Je suis mieux que ça. Je suis mieux qu’un petit président enfermé dans son costume à sept mille balles. Je suis empereur, moi, monsieur. Empereur ! Une lueur étrange se mit à briller dans ses yeux bruns lorsqu’il termina sa phrase. Peut-être à cause du soleil qui brillait, peut-être à cause de la force des mots qu’il venait de prononcer. - Du plus petit empire qu’il y ait peut-être, continua-t-il. Mais empereur quand même. Y a moi, moi et moi seul ! Moi qui sais chaque matin en me réveillant que je vais encore passer une bonne journée. Et tu sais pourquoi ? Victor ne répondit que d’un petit hochement de tête. - Parce que je sais que le seul type à qui je vais devoir dire oui, c’est moi ! Personne d’autre que moi. Tu comprends, je ne dois écouter personne d’autre. C’est ça, la vraie liberté. Et c’est ça qui fait de moi un homme parmi les autres. Tu comprends, si je suis le Prez, c’est parce 91


que je ne me soumets pas. Au contraire, je change les gens que je rencontre en leur montrant qu’il y a une autre voie, une autre possibilité. Un autre chemin que les rails droits que l’on trace devant toi dès le berceau. Si tu le veux, tu peux aller où bon te semble. Suffit juste d’un peu de cran et de le vouloir vraiment. Si tout le monde reste statique dans son confort, c’est juste parce que beaucoup d’entre nous ignorent encore qu’il existe une alternative. On ne leur en a jamais parlé. Moi, mon acte politique, c’est ça. Rappelle-toi quand je te parlais de l’importance de la route, Victor. Je change la vie des gens que je croise. Ta vie à toi, je l’ai changée. Victor ferma les yeux quelques instants. Sur son visage coulaient les rayons chauds du soleil et l’air vif qui s’engouffrait par la fenêtre. C’était agréable. Son corps s’extasiait. Mais son cœur, son cœur, c’était autre chose. Prez se trompait, Victor le savait. Prez se trompait, rien n’est aussi simple. Victor était plus jeune que Prez. De quinze ans au moins. Victor était à peine adulte, vingt-deux ans peut-être. C’était difficile à savoir. Il faisait plus vieux, avec son teint mat et son regard dur, mais il était dans le début de la vingtaine, j’en suis certain. Ça se devinait. Victor eut du mal à continuer à sourire durant le reste de la route, durant les quarante kilomètres qu’ils firent ensuite. C’était difficile après ce que Prez venait de dire. Victor était plus jeune et pourtant il avait compris que Prez se trompait. C’est ce qui lui retourna le cœur. À son âge, Victor n’était déjà plus capable de s’émerveiller. Il le regrettait. Il aurait aimé être encore assez naïf pour croire ce qu’on lui prêchait. Y 92


croire seulement, y croire. Même si l’on se trompe. Y croire. En cette idée simple que l’on pouvait être ce que l’on voulait être. Qu’il n’y avait que nous qui comptions, que nous qui faisions que les choses se passent. Changer la face du monde en se changeant soi. Prez s’arrêta sur le côté de la route. Leurs chemins se séparaient, à présent. Ils échangèrent une poignée de main chaleureuse et Victor referma la portière. Par la fenêtre ouverte, Prez lui souhaita un bon voyage et Victor répondit d’un signe de la main en le regardant s’éloigner. Il endossa son sac à dos et se remit à marcher. Le corps un peu plus léger qu’au petit matin, mais le cœur beaucoup plus gros. Pourquoi pas, après tout ? Pourquoi ne pas devenir ce que l’on voulait être ? Pourquoi ne pas penser à tous ces poètes de la route et aux noms véritables des hommes et des femmes qui sommeillaient en eux ? Les rayons de la fin d’après-midi rasaient la campagne. Ils faisaient mal aux yeux. Dans le ciel, l’orange et le jaune s’enlaçaient. C’était une journée de plus qui s’enfuyait. Où partait-elle ? Existait-il aussi un paradis pour les journées perdues ? Victor n’en savait rien. Il n’y avait que d’une chose dont il était certain, c’était que le temps que l’on gâchait ne reviendrait pas. Et si c’était ça ? Si c’était ça, choisir ce que l’on voulait être ? Un type qui ne gâchait pas. Un type qui savait que la seule chose qu’il possédait vraiment, c’était son temps. Son temps qui s’évaporait comme l’eau sous un soleil de plomb. Son temps qu’on ne pouvait retenir, même en le souhaitant très fort.

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Et si c’était ça ? Si c’était ça, choisir ce que l’on voulait être ? Être un type qui prenait soin de son temps. Victor sourit dans la poussière. Il sourit en plissant les yeux pour ne pas être aveuglé par le soleil au loin. Il sourit car il aimait prendre le temps de regarder le temps passer.

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Nicolas KESZEI Mauvaise route

Ma vie, pensais-je, n’était qu’une symphonie mal jouée, interprétée par un orchestre de pacotille, une partition sans cesse répétée, jusqu’à l’ennui, sans la moindre envie, ma vie. Comptable dans une usine qui fabriquait des tuyaux, je faisais du chiffre mon métier, une danse terne et morne, aussi quadrillée que deux et deux font quatre. La fantaisie n’avait pas droit de cité dans mon pré carré dont chaque coin était tenu par ma femme. Ni fantaisie ni surprise. La routine comme seule vitrine. Lundi, macaronis. Mardi, côtes de porc, petits pois, on dit merci. Mercredi, du poisson, puis au lit. Jeudi, gratin de salsifis. Vendredi, un peu de riz, ça suffit. En boucle, ma vie, sur des rails, pas le moindre aiguillage en vue, ni montée, ni descente ; rien, le calme plat. Un jour d’hiver, il y a longtemps, j’ai acheté une trompette ronde et cuivrée, une chouette trompette, blonde et bombée, pour m’y remettre pour de bon, comme aux jours gais de ma jeunesse passée. J’allais intégrer un orchestre, et courir les salles, de fête en fête, on allait bien rigoler ! Ma femme a menacé de me quitter. C’était la trompette ou elle ! J’ai rangé ma trompette. Pouêt-pouêt. J’aurais mieux fait de me défaire de ma femme. Pas chouette.

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Chaque dimanche, jour du seigneur et des pommes de terre vapeur, nous allions chez ma belle-mère manger du rosbif, toujours trop cuit. Sermons et petits pois, j’avais ma croix. Pour ajouter de la peine à ma douleur, ma femme poussait la musique à fond dans la guimbarde, de préférence du Sardou, pas franchement ma tasse de thé. Chacun ses dégouts ! C’est toujours la même eau qui couuuuuule, c’est toujours le raisin qui saouuuuuule. Des hauts-fourneaux de Liverpoooooool, la même chanson qui fait danser la fouuuuuule…. Cette garce a attendu la fin de la chanson pour m’annoncer qu’elle me quittait. La stupeur ? Un bref instant de bonheur ? Je ne sais plus. Toujours est-il que je n’ai pas vu le camion sur ma gauche débouler, dans ma portière s’enfoncer et mon corps broyer, os par os, tombé au champ d’honneur sur fond de Sardou, à l’heure de rosbif. Toujours trop cuit, comme d’habitude. Il n’y a pas eu grand monde à mon enterrement, j’étais parti comme j’avais vécu, sur la pointe des pieds. Brisés. Mis en bière, jeté dans une boite enterrée dix pieds sous terre, une fois au cimetière, je pensais être peinard au plumard pour quelques siècles, au frais sous ma couette de terre. Je m’étais trompé. La nuit devait être tombée depuis quelques heures lorsque des bruits de pas sur les graviers de l’allée du cimetière m’ont tiré de ma torpeur. - Monsieur Hubert ? 96


Une voix d’outre-tombe m’appelait. J’ai préféré faire le mort. - Monsieur Hubert, vous êtes là ? Une voix plus jeune, cette fois, féminine sans doute, a pris le relai. Je ne savais pas quoi dire. Les morts ne parlent pas. - Monsieur Hubert, nous savons que vous êtes là ! Je n’allais pas pouvoir éternellement faire le mort. - Qui… Qui est là ? - Nous sommes tous là, monsieur Hubert, les locataires de l’allée des Mimosas, celle où vous avez été enterré. Venez, on va vous présenter à l’assemblée des morts. C’est la coutume, on fait toujours comme ça avec les nouveaux arrivés. Je restai sans voix. - Mais… Comment pouvons-nous parler si nous sommes morts ? - C’est la vie après la mort, monsieur Hubert, bienvenue au club ! - Qui êtes-vous ? - Henri, le doyen de l’allée des Mimosas, fidèle au poste depuis 147 ans ! Toujours levé tôt ! - Poil aux os ! a enchainé une voix fluette, enfantine. 97


Voilà comment j’ai été adoubé par l’assemblée du cimetière, une affreuse bande de revenants, drôles à mourir. J’ai bien failli m’évanouir en les voyant pour la première fois. Il y avait là des grands brulés, des accidentés de la route, des amants occis par des maris jaloux, des pendus, des noyés et tout ce que le répertoire des macchabées comptait comme possibilités. Ma femme était allée au bout de son raisonnement en m’enterrant avec ma trompette. J’ai pu compter sur la musique pour me faire une place de choix au cimetière. N’ayant plus de naissances à fêter, plus d’enterrements à célébrer, nous avons imaginé toute une série de fêtes de substitution : le carnaval des Os, la fête des Pendus, le bal des Noyés… j’en passe comme on trépasse, et des bien pires, mais toujours pour rire. Pour ne pas faire peur aux gens, notre règlement d’ordre intérieur n’autorisait les sorties qu’entre minuit et six heures du matin. Nous devions éviter à tout prix de nous faire voir. Deux ans avant mon arrivée, les vieux du club de bridge (moyenne d’âge, 142 ans) étaient tombés sur un braconnier en train de poser des collets entre les tombes. Il s’était retourné lorsque Siméon, le doyen de l’allée des Pétunias, lui avait demandé ce qu’il fricotait. Le cœur du braconnier, moins bien accroché qu’il n’y paraissait, avait lâché ; le gaillard était mort de peur. Un bon bougre qui n’avait pas tardé à trouver ses marques chez les macchabées. Depuis qu’il était parmi nous, plus aucun animal ne dévastait les plantations de nos tombes. Il y avait donc une vie après la mort. Je ne comptais pas laisser filer cette seconde chance tombée du ciel. Le temps, ici-bas, ne comptait pas vraiment. Il ne m’avait fallu que quelques décennies pour prendre 98


la tête de la chorale et monter un orchestre digne de ce nom. Nous passions le plus clair de notre temps sur la route, de cryptes en catacombes, jouant toujours à tombeaux fermés, dans des caveaux bondés, des concerts qui avaient fait notre réputation bien au-delà des murs de notre cimetière. La mort était belle ! Un matin d’hiver, en revenant d’une répétition pour le grand bal des Débutants (les morts arrivés dans l’année), je courus derrière un journal pris dans un tourbillon venteux. C’est comme cela que j’appris la terrible nouvelle. Face au trafic routier engluant toujours plus le centre-ville, les autorités avaient décidé d’aménager une route de contournement qui, selon les plans, traversait le cimetière de part en part. Je me plaisais ici, je n’avais pas l’intention de laisser qui que ce soit troubler ma quiétude, il fallait à tout prix empêcher ce projet de route de contournement de voir le jour. J’ai convoqué le Conseil des sages du cimetière, un organe composé des doyens de chaque allée, qui gérait le quotidien sous terre. J’avais une idée à leur soumettre. Notre mortelle laideur était notre meilleure arme, nous devions l’utiliser pour ficher la frousse aux ouvriers – quitte à en faire mourir l’un ou l’autre de peur. Mon idée était de les terroriser afin de leur faire passer l’envie de troubler le sommeil des morts. Le Conseil des sages a été séduit par mon idée, et j’ai été élu président du Comité de Sauvegarde du Repos des Morts (CSRM). On allait foutre la trouille de leur vie aux vivants, pour le bien de nos morts. Allez comprendre ! Nous avons attendu le premier jour du chantier pour sortir de nos tombes. J’avais décidé de frapper un grand coup pour marquer les esprits. Quand j’ai compris qu’ils allaient couper tous les arbres devant le cimetière, j’ai fait appel à la brigade des pendus. Le cimetière en 99


comptait plus d’une centaine, mais j’avais décidé de n’en sélectionner que vingt, parmi les plus laids que nous avions en stock. Visages bouffis, bleuis, langues gonflées sorties de la bouche, nos pendus n’étaient pas beaux à voir. Ils étaient tout excités à l’idée de rejouer la scène de leur mort, pour rigoler. Quelques jours avant, j’avais chargé la brigade des accidentés de la route de mettre la main sur une vingtaine de cordes et quelques échelles. Tout le cimetière, concerné par l’enjeu de notre combat, s’était mis en branle pour nous aider. Le jour dit, il ne nous a pas fallu plus d’une heure pour accrocher chacun à son arbre. Je peux vous assurer que ces vingt pendus, se balançant au vent, étaient du plus bel effet. La scène, effrayante, devrait en calmer plus d’un. Effectivement, notre installation a fait grand bruit. Avant que ne se lève le soleil, nous avons reçu une délégation venue des cimetières voisins. Vu la flambée des prix de l’immobilier, plus personne ne se sentait à l’abri, même dix pieds sous terre. Notre lutte contre les autorités intéressait les macchabées de toute la région. L’effet sur les vivants fut plus violent encore. Les premiers ouvriers venus se présenter au poste avaient pris leurs jambes à leur cou, réveillant la ville d’un cri d’horreur. Le bonheur. La police et le parquet étaient descendus sur les lieux, chacun se perdant en conjecture sur les responsabilités de cet acte horrible. Qui pouvait être assez fou pour pendre des cadavres à tous les vents ? Une secte sataniste ? Un gang d’extrême droite ? Des gothiques fanatiques ? Rien de tout cela, juste des pauvres diables soucieux de préserver leur tranquillité. Profitez bien du spectacle, les amis, il ne s’agit que d’une douce mise en bouche. Vous en voulez encore ? Installez-vous confortablement ! 100


Le chantier avait pris deux semaines de retard et il avait fallu composer une nouvelle équipe d’ouvriers. Mais pas question de nous reposer sur nos lauriers. Le Conseil des sages avait voulu, le soir même, organiser une grande soirée dansante, mais je m’y étais opposé. Nous n’avions gagné qu’une bataille, nous devions battre le fer tant qu’il était chaud. La nouvelle équipe avait repris possession du chantier en amenant des bulldozeurs et des grues. Les salopards sortaient l’artillerie lourde. J’allais devoir riposter. Les cadavres de notre cimetière étaient tous laids à faire peur, mais j’avais une certaine tendresse pour les décapités, des êtres attachants. Nous en avions onze parmi nous. Huit qui se promenaient la tête sous le bras et trois qui la cherchaient toujours. À la nuit tombée, je leur ai demandé de s’installer dans les machines de chantier comme s’ils s’apprêtaient à prendre leur service. Dignes dans leurs nouvelles fonctions, ils ont attendu que vienne la fine pointe de l’aube et les premiers ouvriers… qui, comme leurs prédécesseurs, sont repartis en glapissant, hurlant, pleurant et vociférant que, jamais, on ne les reverrait sur ce chantier de malheur. En ville, on ne parlait plus que de cela, la presse s’était emparée de ces évènements, évoquant « la malédiction des revenants ». Nous n’en demandions pas tant. Plus personne n’est venu pendant un mois et les engins de chantier ont été évacués. J’avais presque baissé la garde lorsque deux « salopettés » de bleu et casqués de jaune sont venus placer une pompe dans l’étang situé au milieu du cimetière. Ils avaient l’intention de vider ce lac artificiel situé pile sur le tracé de leur route de malheur. Ce que ces ignares ne savaient pas, c’est que cet étang, l’endroit le plus 101


bucolique du cimetière, était le lieu de nos envies, l’écrin des plus belles rencontres, le berceau de nos amours, ode à la vie, à la mort. Alors que je croyais avoir emporté la mise, j’ai dû me tourner vers la brigade des noyés pour jouer la dernière scène. Je n’ai pas dû les prier bien longtemps de se laisser flotter une dernière fois. Comme toujours, j’avais pris soin de sélectionner les plus gonflés, ceux qui avaient séjourné le plus longtemps dans l’eau. Le coup du lac fut la goutte de trop, celle qui fit déborder la vasque mortuaire. Les ouvriers ont renoncé. Ils ne sont jamais revenus. J’ai même pu récupérer leur pompe, qui nous sert aujourd’hui lorsque des caveaux sont inondés. Les autorités ont également renoncé. Fort de ce succès, qui a vite fait le tour des cimetières de la région, le Conseil des sages a proposé mon nom au poste de président du comité des fêtes des cimetières de la province. J’ai été élu à l’unanimité des mains – squelettiques – levées, malgré mon jeune âge. Mon prédécesseur, qui avait fait un pas de côté, ne se sentait plus dans le coup. Il avait 327 ans. Cela valait bien un petit air de fête, à la trompette. Pouêt-pouêt.

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Mathilde CHAPUIS À vous qui logez sur le perron des nantis

À vous qui logez sur le perron des nantis, dormez contre le pavé et dinez au milieu des passants, à vous qui vivez dans les courants d’air, à vous nus, débauchés, déboutonnés, exhibant chaque jour votre peau boucanée aux yeux fuyants de vos pairs, je dédie les lignes que voici. Clodos, fêlures, vauriens, pochards… Elle est longue, la liste de vos grades et de vos qualifications. Vous êtes le résidu, réfractaires, inadaptés, parias qui confortez les uns et retenez les autres dans la conformité. On dit de vous que « vous êtes à la rue ». Qui sait si l’on vous y a sacrifiés comme au monstre des fables qui réclame son lot de chair fraiche pour épargner la cité, ou si vous avez conclu un pacte, conçu quelque addiction qui vous enchaine à la rue ? Qui sait si vous vous y êtes rendus comme aux mains de l’ennemi impitoyable, après un terrible combat, épuisés et déchus, ou si vous vous y êtes vendus comme au diable en échange de quelque privilège secret ? - MOI, PRÉSIDENT… Toi, César, vieillard impotent et dément que l’on croirait né du pinceau de Bruegel, tu sièges au carrefour de la rue des Dentelles et de celle des Francs-Bourgeois, sur le cœur de ta ville.

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- MOI, PRÉSIDENT ! Débraillé, tu exhales à la ronde un affreux parfum de pisse et de vin qui refoule le badaud aux narines soudain indisposées. Tu es maigre et presque sans muscles. Ta peau rouge est fripée et c’est à peine si on lit encore les bouilles tatouées sur tes bras dénudés. De la biographie brouillonne que tu as peinte sur le corps, les traits bleus délavés ont quasiment disparu. Froissé, bubelé, tu l’es jusque sur les mains posées le long des accoudoirs de ton fauteuil roulant, immobiles comme de vieux crapauds endormis qui ne se mettent en mouvement que pour porter à la bouche cigarette ou bouteille. - MOI, PRÉSIDENT ! Ta face édentée ressemble aux petites pommes oubliées dans les vergers et sur lesquelles on se foule les pieds en hiver. Totalement glabre, brune et flétrie, ta pomme de César est figée dans une étrange expression. De tes yeux pourtant irradie quelque chose qui inspire à ce masque de cuir gondolé un air plus cocasse qu’effrayant. Et, comme si elle était cultivée par le rayonnement inattendu de ce visage, une mèche de cheveux, hirsute, se dresse comme une antenne sur le sommet de ton crâne nu de vieillard. - MOI, PRÉSIDENT… D’ordinaire, seule la puanteur de ton équipement signale ta présence. Qui sait pourquoi, aujourd’hui, à l’improviste, tu t’es mis à gueuler avec la régularité du battant qui frappe la cloche : ding dong, ding dong… comme si tu t’apprêtais à faire une annonce sensationnelle, convoquant le peuple de cette promesse : 104


- MOI, PRÉSIDENT… Les passants, nombreux à ce carrefour, s’efforcent de ne pas avoir l’air incommodé ou surpris par ton rugissement et, pour la plupart, continuent leur chemin sans te regarder. Seules deux jeunes filles, bras dessus bras dessous, sursautent et prennent la fuite en riant nerveusement. - Eh… César ! T’arrêtes ton disque oui ou merde ! Tu vois pas qu’tu fais fuir les donzelles… À quelques mètres de là, sur le seuil surélevé d’un immeuble, en face du Renard Prêchant et du Chapelier d’Hambourg, on aperçoit vous autres qui passez le temps, gosiers dans le vin blanc et langues pendues. Inséparables et chamailleurs, l’un petit, sec et bilieux, l’autre gros, noir et poilu : la rue vous a surnommés Titi et Grosminet. - MOI, PRÉSIDENT… - Ferme-la, César ! Qu’est-ce qui lui prend au vieux ? C’est l’coup à voir débarquer les pandores… Toi, Titi, instable, méfiant, contrarié… Depuis que tu as ta pension d’invalidité, il t’arrive de dormir dans un foyer et tu ne fais plus la manche qu’une ou deux fois par mois. Mais ta vie est à la rue ; tu dis sans cesse que tu en as assez de te diluer dans la piquette et qu’ils t’emmerdent, les autres, avec leur misère et leurs sales histoires… mais tu ne sais pas en sortir. - Laisse-le causer, i’ va pt’être nous faire l’programme du siècle. 105


Vas-y Pépé ! Promets-nous l’Grand Soir et j’t’adopte… - N’en rajoute pas ! Tu vois bien qu’il a plus sa tête… - Ben quoi ! Tant qu’à voter pour un cinglé, autant qu’i’ vienne d’chez nous ! Toi, Grosminet, tendre, généreux, Catalan … Catalan de père, seulement. Une fois, tu es descendu à Barcelone. Tu portes encore les godillots acquis là-bas, usés jusqu’à la lie, parce qu’ils ont foulé le sol de cette ville fabuleuse, gardé le pouvoir de te faire voleter au-dessus du monde et de supporter le poids de ta vie. - MOI, PRÉSIDENT… - C’est pas dictateur, qu’tu t’étais fait nommer ? Rappelle-toi, César ! En moins quarante… République, mon cul ! - Qu’est-ce tu racontes ? - Rien ! Appuie sur c’machin ! Faut l’bouger d’ici avant que les vaches se pointent… - « Tapage le samedi, au trou pour la nuit ! » Avanti Papi, on s’barre ! Tu vas cuver sur les quais… - MOI, PRÉSIDENT… Saluant avec des gestes de pitres les promeneurs qui vous jettent un œil amusé ou réprobateur, vous trois, clochards, l’un sur son trône, les 106


deux autres en valets de pied, vous quittez le carrefour de la rue des Dentelles et de celle des Francs-Bourgeois sous la lumière crue du zénith. - Tu f’rais quoi, toi ? - Avec ta morue, j’t’ai d’jà dit : j’laisserais tomber. C’est une conne… En plus, elle a l’ derche plat ! - Fumier ! - J’le dis pour ton bien ! - C’est pas ça que j’te d’mande : tu f’rais quoi si t’étais président… - « Si j’étais président de la République, jamais plus un enfant n’aurait de pensée triste… » Tu chantes en dodelinant de la tête, imitant l’air inspiré et grotesque de l’interprète. Puis tu éclates d’un rire féroce. « Quand j’pense que j’adorais c’te chanson quand j’étais gosse… » - Grosminet : « Moi président, j’laisserais pas qu’on finisse la Sagrada Familia. » Haussement d’épaules du compagnon Titi : - … la paix avec ta Basilique… - Temple Expiatori de la Sagrada Familia, allonges-tu, docte 107


Grosminet, en regardant au loin comme si tu la voyais s’élever. « Écoute-moi, non mais, écoute-moi, au lieu de t’marrer : j’aime ce chantier. Faut pas arrêter d’la construire. C’est avec les échafaudages qu’elle est l’mieux ! J’rigole pas, eh prouteux ! La Sagrada Familia est interminable ! » Vous ouvrez un demi-litre de vin de table espagnol en poussant sur le bouchon. César, tu t’es assoupi à l’ombre du pont du Marché, oubliant un temps cette litanie menaçante que tu entretenais depuis une heure. Tu ronfles doucement, la tête penchée sur la poitrine, indifférent aux propos que tu as inspirés chez les deux compères. L’eau du canal scintille. Les quelques rares flâneurs de ce passage insalubre ne se retournent pas sur vous. Titi : « T’es trop con ! Président ça veut pas dire poète ! T’sais c’que ça veut dire, Président » ? Silence de ton acolyte qui regrette déjà d’avoir éveillé ton esprit chicanier. - Président, ça fait des conneries, ça fout l’bordel, ça chie sur l’ monde ! Président, c’est pas constructeur, c’est DESTRUCTEUR ! Tu te tais un instant pour laisser résonner ton mot et savourer la violence paradoxale de ta trouvaille. Puis tu répètes en guise de conclusion : - Président, personne n’veut savoir c’que tu vas construire, hein, tu m’entends, personne ! mais c’que tu vas détruire ! 108


Satisfait, tu portes la bouteille à ta bouche et tu vides en deux gorgées un quart de son contenu. Quant à toi, Grosminet, tu secoues la tête et répètes, inspiré : - Moi président, j’laisserais pas qu’on finisse la Sagrada Familia. - Arrête, va ! Tu veux que j’te dise… - T’fatigue pas, cabron… - Les gens, i’n’savent plus où i’sont. S’i’ posaient un peu leur tête sur l’bitume… Même pas : leur cul ! S’i’ sentaient l’ froid qui monte du trou du cul jusqu’aux ch’veux… hein, ça leur dirait l’ sens de la vie. Moi, président, j’abaisse le monde au ras du sol, j’te… Un pet retentissant interrompt cette logorrhée. Vous tournez la tête vers César et versez sur le vieux mendiant un flot de reproches excessifs mais fleuris sur sa crasse, sa grossièreté innée et sa laideur insupportable. César, tu ne t’es pas réveillé. On dirait que tu es tombé dans un sommeil profond et bienheureux, les jambes entrouvertes, le corps penché sur l’accoudoir, la mâchoire relâchée. Ta mèche de cheveux est restée droite, dressée comme un pissenlit et, à regarder le haut de ton crâne barré de cette drôle de tige, on pourrait croire qu’il sourit d’un air perspicace et malicieux. Titi, après avoir embrassé à nouveau le goulot de la bouteille et malgré les protestations de ton auditoire, tu poursuis : 109


- On s’fait des films, mon pote, c’est pas l’président qui dessine la forme du monde… Non, c’est vrai : y’en a qui croient que, Président, ça choisit où s’lève le jour… Tu vois c’que j’veux dire ? Alors qu’en fait, c’est entre oui-non et non-oui : ça doit t’caresser çui-là et t’foutre en l’air çuici… Par conviction ? Mes fesses ! Silence de Grosminet dont l’image de la Sagrada Familia, comme une ombre sous son front, persiste, malgré tes assauts provocateurs et contradictoires. - Président, crois-moi, ça bouge pas mal mais c’est l’ankylose du d’dans, l’impuissance, le… - C’est toi qui m’ankyloses… - Moi, ch’uis libre. Président, j’s’rai clochard ; au moins, y a rien qui m’gouverne ! Puis, Titi, après une brève pause critique, tu ajoutes : - Rien qu’ma clope et ma bouteille… Sur ce, vous éclatez de rire en chœur et scandez joyeusement ce slogan prometteur : « Clope et bouteille, Présidentes… » - On va bouffer ? - Perditempo, ça t’dit ? Julot nous f’ra un œuf dur. - ‘peux pas, j’y suis tricard… 110


- ‘tain, t’es con ! - On a plus qu’à tirer jusqu’à la gare, Topette y s’ra p’t’être… Vous repartez, poussant bon gré mal gré le fauteuil de César sans cacher votre dégout : « On devrait l’foutre dans le canal », et le déposez à son poste de commandement, au carrefour de la rue des Dentelles et de celle des Francs-Bourgeois en lui abandonnant gracieusement le reste d’une bouteille sur les genoux. Puis vous poursuivez vos errements à travers votre ville. Acheter à boire, manger quelque chose, quémander de l’argent : vous allez chaque fois avec un but précis, cachant ainsi l’inanité de votre errance, piégés dans le labyrinthe de la rue qui vous a, qui vous tient… César, tu t’es réveillé la nuque endolorie. Il fait sombre, il fait frais. Les deux autres cloches sont parties, l’une avec son rêve d’église, l’autre avec son projet de démolition. Tu es seul au milieu des passants qui, à cette heure-ci, s’affairent encore, t’évitent mais te baignent de leur courant désordonné. Immobile comme une cariatide, tu les vois ou plutôt tu les sens et tu confesses à ta manière les âmes qui traversent le territoire de ton champ sensoriel. Témoin du temps qui passe et de la vie qui défile, tu archives la multitude d’expériences anonymes qui traversent cette ville et résonnent en toi. - MOI, PRÉSIDENT… À l’heure du souper, tu entames de nouveau ton refrain, avec entêtement mais sans agressivité ni conviction apparente. Comme les piétons se font plus rares, il leur arrive de se retourner sur toi, intrigués ou inquiétés par ton chant minimaliste aux variations subtiles. 111


- MOIII, PRÉSIDEEENT… Ce n’est pas beau, mais cela trouble un peu, surtout à la tombée de la nuit, quand les rues se vident et que chacun rentre chez soi. - MOI, PRÉSIDEEENT… Et ils porteront chez eux ce trouble. Remués par cette voix, incommodés par ces mots, ces passants-là se coucheront atteints d’un malaise étrange, comme si, toi, César, clochard pitoyable, incarnation de la déchéance et de la disgrâce, tu avais déposé une graine, insinué le germe du doute en chacun d’eux.

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Isabelle DAVISTERS Jusqu'à la dernière page

Moi, présidente ? Ce devait être une erreur. Pourtant, tous les regards étaient fixés sur moi. Ils attendaient que je leur dise quelque chose. Mais nul mot ne sortait. Je n'avais aucune idée de ce que j'allais dire. Dans l'assemblée, la grosse Marthe me dévisageait avec son sourire narquois. À croire qu'elle flairait l'embarras dans lequel je me trouvais. Qu'auraitelle fait, à ma place ? Et cette infirmière qui m'observait du coin de l’œil avec un plateau de médicaments sous le bras. Pronostiquait-elle mon prochain malaise ? Me voilà Présidente du comité des Résidents de la Maison de Repos des Lilas blancs. Ça m'en fait, une belle jambe ! Bien que l'expression soit sans doute mal choisie, vu qu'aujourd'hui, mes jambes n'ont plus qu'une fonction décorative. C'est cette chaise roulante qui travaille à leur place. Présidente du comité des Résidents de la Maison de Repos des Lilas blancs. Mais qui a inventé une telle fonction ? Était-ce vraiment utile ? Auparavant, le vieux Jules tenait ce rôle. Il se débrouillait plutôt bien, je le reconnais. Grâce à lui, nous avons obtenu le droit à une douche supplémentaire par semaine et à des croissants au petit-déjeuner, le dimanche. Jules avait la poigne qu'il fallait pour tenir tête à la direction de l'établissement. Malheureusement, l'hiver a eu raison de lui et l'a emporté dans son manteau blanc. Dès le lendemain de ses funérailles, 113


les résidents se sont empressés d'organiser un vote pour élire le nouveau président. Bien évidemment, personne ne fut candidat au poste. Et dès la première occasion, ils m'ont prise pour cible. − Madame Irène, brailla madame Gilberte en ma direction, vous avez été présidente de votre société, lorsque vous étiez jeune. Vous pourriez certainement faire l'affaire. − Moi ? Présidente ? Vous plaisantez ! lui rétorquais-je. J'étais l'adjointe du responsable financier. C'était mon père qui gérait l'entreprise familiale, pas moi. Monsieur Alphonse me cogna le genou avec sa canne. − Mais Irène, vous étiez aussi la présidente des scouts de SaintVincent des Pâquerettes. Vous pourriez parfaitement reprendre la présidence de notre comité. − Moi ? Présidente ? Jamais de la vie ! m'énervais-je. Je m'occupais de l'intendance durant le camp, voilà tout ! C'était mon mari qui gérait la troupe, pas moi. − Oui, c'est vrai, reconnut monsieur Alphonse. Mais vous le secondiez à merveille. − Mais dans ce comité, je n'ai pas envie de prendre le rôle de présidente. Il faut une certaine motivation pour tenir cette fonction. Désolée, je n'en veux pas. Un silence suivit. Les résidents fixèrent le sol. Pensaient-ils vraiment 114


trouver la solution dans le carrelage orangé du réfectoire ? Soudainement, madame Gisèle, qui ne trouvait plus son dentier depuis plusieurs semaines, entreprit la chose la plus stupide que j'aie pu voir de ma vie : elle leva le bras pour voter. − Je vote pour Irène, déclara-t-elle. J'étais subjuguée. Je ne m'étais pas proposée et me voilà candidate. − Moi aussi, dit monsieur Alphonse en levant sa canne vers le ciel. Plusieurs bras se levèrent. J'en restai bouche bée. Et Dieu sait pourquoi je n'ai pas osé protester. − … huit, neuf, dix mains levées, compta monsieur Alphonse. C'est la majorité. − Ma chère Irène, vous voilà officiellement Présidente du comité, annonça diaboliquement la grosse Marthe. Et c'est comme ça que je me retrouvai prête à faire un discours, dans ce même réfectoire, devant des chaises roulantes et un parking de déambulateurs. Je m'encourageai en me disant que de toute façon, le lendemain, ils auraient probablement oublié la moitié de mon discours. − Alors, ça vient ! rouspéta monsieur Alphonse assis au premier rang. Je n'avais pas le choix. Il fallait y aller.

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− Je vous remercie de m'avoir choisie en tant que Présidente du comité (bien que vous ne m'ayez pas laissé le choix !). Je vous promets de défendre vos intérêts pour que la vie aux Lilas blancs se déroule au mieux. Ma gorge était serrée et je me mis à bégayer. Était-ce à cause de mon vieil âge ou de l'angoisse provoquée par mon auditoire ? Assise à côté de monsieur Alphonse, je voyais la grosse Marthe qui prenait des notes. Non mais ! Pour qui se prenait-elle ! Je poursuivis. − Je resterai à votre écoute et tenterai de trouver les meilleures solutions face aux difficultés que nous rencontrerons au quotidien. Je serai votre... − Mon voisin regarde la télévision jusqu'à pas d'heure, me coupa monsieur Maurice. Son volume est au plus haut. Si ça continue, je vais détruire son téléviseur à coups de marteau. Faut que vous fassiez quelque chose ! J'étais prise de court. − Oui... oui... bien sûr. Il faut faire quelque chose... Peut-être... peutêtre peut-il investir dans un casque audio ? Ainsi, il ne dérangera plus personne. − Un casque ? s’enthousiasma monsieur Maurice. C'est une bonne idée, ça ! − Lorsque je suis entrée en maison de repos, enchaina madame Gisèle, j'ai laissé mon chien chez ma voisine. Pourquoi ne pourrais-je 116


pas le prendre aux Lilas blancs ? C'est une crème, ce chien. J'ai déjà demandé au directeur, mais il est catégorique. C'est non. À celle-là non plus, je ne m'attendais pas ! − Je comprends votre peine. Mais... Malheureusement, le règlement interdit les animaux. Peut-être pouvez-vous rendre visite régulièrement à votre ancienne voisine ? Ça vous fera du bien de sortir un peu de la résidence. Jusque-là, je ne m'en sortais pas trop mal. Les résidents semblaient s’intéresser à mes propositions. − L'infirmière m'apporte toujours mes médicaments trop tard, se lamenta madame Marcelle. Je dois les prendre à jeun. À cause de son retard, je suis totalement déboussolée. Décidément, mon travail s’annonçait aussi chargé que varié. − Eh bien, Madame Marcelle, nous devrions en discuter avec les infirmières. Il y a probablement une bonne raison à cela. − Des fainéantes ! Voilà ce qu'elles sont ! s'énerva-t-elle. De mon temps, nous avions davantage de respect pour les ainés. Je me rappelle de ma tante Louise qui... Madame Marcelle continua son monologue, mais mon regard quitta ces premiers rangs plutôt exigeants. Dans le fond de la salle, j'aperçus des résidents silencieux. Ils regardaient leurs mains, puis le plafond. Ils semblaient se parler à eux-mêmes. Une dame chipotait à une petite 117


cuillère. Une autre semblait à l'étroit, attachée dans son fauteuil. Un homme s'endormait sur l'accoudoir de son siège. Mon cœur se serra. Les résidents des Lilas blancs avaient raison de rouspéter. Tant qu'il y a de la révolte, il y a de la vie. Ces résidents se faisaient entendre. Mais qu'en était-il pour ces autres résidents ? Ceux que la maladie et la vieillesse avaient réduits au silence ou à l'incompréhension ? Tout à coup, je sus exactement ce que je voulais faire. Je voulais être leur présidente et les défendre du mieux que je le pourrais. − … nous étions huit enfants, à la maison, poursuivait madame Marcelle, et mon père nous sermonnait... − J'ai bien compris votre demande et celles de vos camarades, l'interrompais-je. Mais laissez-moi terminer mon discours, s'il vous plait. Les résidents, dont l'attention s'était éparpillée, m'ont regardée, surpris. Je repris mon discours d'une voix forte et déterminée. − J’aimerais que vous sachiez que je me ferai la voix de tous les résidents de cette maison de repos. Celle des résidents dont j'entends les plaintes, mais aussi celle de ces personnes qui ne parlent pas, qui restent discrètes ou qui n'ont personne pour les défendre. La Résidence des Lilas blancs est probablement notre dernière demeure. Nous avons tous une histoire et, malgré la faiblesse de l'âge, notre histoire continue, même dans cette résidence. Nous avons tous le droit de choisir le contenu de chaque page de notre vie, et cela, jusqu'à la dernière.

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Je fis une pause, puis les remerciai pour leur attention. Les résidents ont applaudi à leur manière. Certains en frappant dans les mains, d'autres en se levant à l'aide de leur déambulateur, et certains... en agitant leur petite cuillère. Finalement, prononcer ce discours n'était pas aussi dur que ça en avait l'air. Je n'avais peut-être pas décidé d'être la présidente, mais puisque c'était ainsi, je jouerais mon rôle et j'agirais jusqu'au bout... jusqu'à ma dernière page.

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Table des matières

Préface

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Sélectionneurs / Jury

10

Palmarès

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Textes des lauréats cadets

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Émilie BUYDTS - Question d’apparence

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Ysaline PIRNAY - Alice Leponton, Présidente de ma vie.

35

Maya VAN SOLINGE - Fais de ton rêve une réalité !

25

Textes des lauréats juniors

45

Maxime HENNIQUE - Un après-midi de démocratie

52

Textes des lauréats adultes

59

Jean-Pierre JANSEN - Potron-minet

69

Nicolas ISTIRY - À l’ombre

85

Nathan DELIE - Le pouvoir et la mort

Roger PLEERS - Soif de justice

47

61

Judith LACHTERMAN - Connaissez-vous l’aquaponie ? Nicolas KESZEI - Mauvaise route

Mathilde CHAPUIS - À vous qui logez sur le perron des nantis Isabelle DAVISTERS - Jusqu'à la dernière page

122

77

95

103

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