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PHILIPPE SEYLL
C’est dans le domaine de l’exploitation des données que Clearstream brasse en grand volume, son CEO Philippe Seyll se veut volontariste, mais avec une approche « terre-à-terre».
Discrète ces dernières années, Clearstream Banking Luxembourg continue pourtant de caresser de grandes ambitions depuis le Luxembourg. Son CEO, Philippe Seyll, partage sa vision pragmatique de l’innovation dans l’industrie des fonds, dont Clearstream veut être un des moteurs.
Interview MARC FASSONE Photo MATIC ZORMAN
Clearstream est une entreprise emblématique de la Place, mais paradoxalement très discrète ces dernières années. Quelle est son actualité ? Nous avons effectivement un fort ancrage luxembourgeois, mais, pour des raisons variées, nous nous sommes faits discrets ces dernières années. Nous sommes quand même 1.200 personnes sur la Place – et 3.000 de par le monde – et nous réalisons un chiffre d’affaires de 827,2 millions d’euros. Être discret n’est pas une fin en soi, mais c’est vrai qu’expliquer ce que nous faisons de manière claire est un exercice compliqué. Une personne privée comprend ce que fait une banque, car elle y est confrontée dans sa vie quotidienne. Nous, nous sommes dans le B2B, et, qui plus est, un B2B ni très classique, ni très sexy. Mais notre importance dans le monde de la finance est réelle : si nous devions tomber, une grosse partie de la finance européenne s’arrêterait.
Ce que je souhaite, c’est montrer que rien de ce que l’on fait n’est secret. Je veux que les candidats qui postulent chez nous sachent ce qui nous différencie des autres institutions financières de la Place.
Clearstream est plus réputée sur la Place pour la succession des plans sociaux de ces dernières années que pour être une entreprise qui recrute énormément. Cette image serait-elle fausse ? Clearstream est une société en plein développement. Elle l’a toujours été. Et si nous avons eu, comme toutes les institutions financières, des plans de restructuration, ils visaient deux objectifs : le contrôle des coûts et le renouvellement des cadres. L’idée n’était pas de recruter hors du Luxembourg, même si nous l’avons fait pour des raisons systémiques afin de ne pas avoir tous nos effectifs sur un seul emplacement ; c’était surtout de pouvoir disposer de centres opérationnels ailleurs pouvant prendre le relais si nécessaire. Le but était plus de rééquilibrer notre workforce. Nous avons toujours eu une politique d’aménagement de fin de carrière très ambitieuse et avantageuse pour nos salariés.
Notre objectif a toujours été de conserver ce que nous avions sur la Place, voire de l’accroître en termes de présence.
Nous pourrions très bien faire ce que nous faisons depuis la lune, mais nous nous sentons très bien ici, au Grand-Duché de Luxembourg, pour plusieurs raisons, comme le multi-
BIO
Un Belge à la carrière internationale Philippe Seyll est né le 10 juin 1963 à Bastogne. De nationalité belge, il parle couramment le français, l’anglais et le néerlandais.
Ingénieur de formation Il est titulaire d’un master en ingénierie industrielle mécanique obtenu en 1987 auprès de l’Institut supérieur industriel de Bruxelles et d’un autre master en science de l’informatique obtenu en 1989 auprès de l’Université libre de Bruxelles. En 1991, il obtient un master en management délivré par HEC Bruxelles.
Une carrière internationale Avant de rejoindre Clearstream Banking en 2005, il a fait un crochet par Londres, auprès de la Bank of New York, Hong Kong et Bruxelles. linguisme, la qualité des infrastructures, de la relation avec le régulateur et le gouvernement, ainsi que la stabilité du pays, qui est pour nous un critère d’une énorme importance.
Quelles sont, justement, vos activités, votre actualité et vos pistes de croissance aujourd’hui au Luxembourg ? Nous avons trois métiers sur la Place. Le premier est simple et classique, historique : c’est celui du service aux émetteurs. Lorsque des sociétés et des États veulent faire appel au marché en émettant de la dette, cela s’organise. Nous sommes – via Clearstream Issuer Services – un de ces orchestrateurs qui permettent à des emprunteurs de se retrouver sur le marché des capitaux. Ce n’est pas un métier que tout le monde connaît, mais que tout le monde peut plus ou moins comprendre.
Une fois ces valeurs émises, elles ont une vie sur ce que l’on appelle les marchés secondaires. Mettons que vous avez acheté un bon du Trésor français ou un bon du Trésor allemand sur le marché primaire avec une maturité, disons, de 30 ans. Si, au bout de 10 ans, vous décidez de vous en défaire, vous le revendez sur un marché secondaire. Nous intervenons une fois que la décision d’échange de la valeur mobilière est prise. C’est la ligne de métier que nous appelons « investor services », notre deuxième métier. Nous nous occupons de la livraison effective du titre – le settlement. Nous facilitons techniquement l’échange de titres contre du cash, ou des titres, le cas échéant, mais nous ne sommes pas une contrepartie centrale.
Il y a enfin un troisième métier, un peu à la marge des deux autres, que l’on appelle « investment fund services », et qui a pour objectif de faciliter la souscription et le rachat dans des parts de fonds. C’est un métier qui est fonda-
mental au Luxembourg. J’ai été engagé il y a 17 ans pour le développer. Il représente aujourd’hui à peu près un tiers des revenus de Clearstream, et il connaît une croissance fulgurante. C’est d’ailleurs le métier de croissance de Clearstream. Et c’est un métier qui est beaucoup plus proche des métiers classiques de la place financière luxembourgeoise.
C’est sur lui que se concentre l’actualité de la société.
Que recouvre concrètement cette activité ? Nous sommes devenus aujourd’hui la plus grosse plateforme au monde d’exécution et de conservation de parts de fonds.
Nous avons développé à partir de rien une offre de services que l’on appelle Vestima, qui a pour objectif de faciliter l’accès aux distributeurs – des banques qui signent des accords de distribution avec les managers pour mettre à disposition de leurs clients les produits de ces derniers – à toutes les gammes de fonds existant dans le monde. Il suffit aux distributeurs de créer un seul compte chez nous pour accéder à 200.000 fonds d’investissement dans le monde, à l’exception des fonds américains, pour des raisons réglementaires. Nous offrons à plus d’un millier de clients l’accès à des fonds provenant de 43 juridictions internationales et gérant pour 3,3 milliards d’euros d’avoirs. Nous acheminons les ordres des distributeurs et conservons leurs parts de fonds.
Nous intervenons également entre les gestionnaires d’actifs et les distributeurs. Avec Clearstream Fund Centre (CFC), nous avons développé une activité de centrale d’achat. Nous achetons en gros volumes des fonds auprès des gestionnaires d’actifs, que nous proposons aux distributeurs à des conditions meilleures que celles qu’ils pourraient obtenir s’ils négociaient en face à face avec les gestionnaires. Si Vestima est une activité « technique », CFC est une activité plus commerciale.
Nous nous sommes vraiment développés dans le métier de la distribution, par croissance interne ou externe.
Citons l’acquisition, en 2015, de Citco Global Securities Services, une société basée à Cork qui offrait des services d’exécution de parts UN PILIER HISTORIQUE DE LA PLACE
Clearstream a été fondée en 1970 sous le nom de Cedel par un consortium de banques locales en réaction à la création d’Euroclear par la banque américaine J.P. Morgan. C’était à l’origine un dépositaire central international (ICSD, pour international central securities depository) dont le métier était le règlement-livraison sur le marché des euro-obligations, en plein essor à l’époque au Luxembourg. À ce métier originel se sont ajoutés, au fil du temps, le règlement-livraison des titres et parts de fonds d’investissement et le service à l’industrie des fonds, activités menées par Clearstream Banking, dirigée par Philippe Seyll. Les clients de Clearstream sont des banques ou des institutions financières.
Cedel est devenue Clearstream (« courant limpide ») en 2002 suite à la fusion de Cedel International et Deutsche Börse Clearing, une filiale de Deutsche Börse Group. Deutsche Börse Group l’acquiert en totalité en 2004.
de fonds dans les hedge funds pour « mettre plus de produits sur l’étagère ». Ou encore notre politique d’expansion en Australie, avec l’acquisition d’une société spécialiste de l’exécution et de la conservation de parts de fonds. L’Australie est un marché colossal dominé par d’énormes fonds de pension qui ont désormais la possibilité d’investir dans des fonds Ucits. L’idée est pour nous d’attirer les flux venant de ce marché.
Avez-vous d’autres projets de croissance externe ? Il faut savoir que, pour Clearstream, la transformation digitale est quelque chose d’extrêmement important. C’est quelque chose que l’on a toujours connu et pratiqué. Si vous visitez nos sous-sols, là où nous avions des coffres que nous louions à nos sociétés clientes, vous verrez que ces coffres sont quasiment vides. Il y a de moins en moins de papier. Les valeurs mobilières sont dématérialisées. C’était notre
première transformation digitale, que nous avons terminée il y a quelques années.
La deuxième transformation digitale réside pour nous dans l’utilisation des technologies blockchain. Technologie qu’il ne faut pas confondre avec le bitcoin.
La technologie DLT (pour distributed ledger technology, ou registres distribués) est un système numérique qui enregistre des transactions d’actifs et leurs détails dans plusieurs emplacements à la fois. Contrairement aux bases de données traditionnelles, la DLT ne dispose pas d’un dépôt de données de référence ni de fonction d’administration centralisée. Dans un registre distribué, chacun des nœuds traite et vérifie chaque élément des transactions. Un consensus sur la véracité de ces éléments est ensuite trouvé entre les différents nœuds. Cette technologie peut servir à enregistrer des données statiques, par exemple un cadastre, ou des données dynamiques, telles que des transactions. Une architecture informatique de ce type révolutionne la tenue des registres, en changeant radicalement le mode de collecte et de communication des informations.
Cette technologie, nous allons l’utiliser pour construire la banque du futur.
Comment comptez-vous procéder ? Nous ne voulons pas accompagner le changement technologique, mais l’initier. Nous avons en projet un service qui a pour objectif de changer la manière dont les valeurs mobilières sont émises et opérées sur le marché secondaire.
La digitalisation va prendre de l’ampleur dans l’industrie des fonds, et on s’achemine vers des fonds d’investissement totalement dématérialisés. Aujourd’hui, les registres classiques sont dématérialisés. Et cela ne va pas s’arrêter là. Il nous a semblé important de nous prémunir contre un changement inéluctable en devenant l’un des acteurs.
Comment ? En devenant partenaires de la société FundsDLT, une société spécialisée dans la digitalisation de la distribution des fonds lancée en 2016 par la Bourse de Luxembourg et Fundsquare. Société qui regroupe désormais, outre la Bourse, Credit Suisse Asset Management, Natixis Investment Partners et nous. Ce qui est intéressant dans FundsDLT, c’est que l’on a dépassé le cadre du proof of concept.
Nous nous plaçons ici de nouveau entre les gestionnaires et les distributeurs. Le Graal pour les gestionnaires, et c’est un thème récurrent dans les salons professionnels, c’est d’avoir le réseau de distribution le plus léger possible et le chemin le plus court vers l’investisseur. Un réseau le plus léger et le plus court possible, c’est aussi ce que veulent les distributeurs, qui cherchent également à obtenir des conditions plus favorables pour la création, la structuration et la gestion des fonds qu’ils distribuent à leurs clients. Nous nous posi-
tionnons entre ces deux acteurs en leur offrant des possibilités techniques d’amélioration et d’élimination progressive de certains maillons de la chaîne de valeur.
Nous avons déjà des clients intéressés : Zürcher Kantonalbank (ZKB) et Raiffeisen, en Autriche, ont créé des fonds entièrement digitalisés via DLT, avec comme objectif d’avoir le contrôle de l’entièreté de la chaîne de valeur, sauf peut-être la gestion pure.
Prenons aussi l’exemple de la société d’asset managers italienne Azimut. Elle a créé des fonds qui éliminent toute la traditionnelle chaîne de distribution en offrant à ses clients l’accès à ses produits par de simples apps disponibles sur smartphone ou tablette.
On dit souvent dans nos métiers que les fonds sont vendus et non achetés. Cela est en train de changer…
La digitalisation dans vos métiers peut-elle encore aller au-delà ? Nous avons parlé d’exécution, de distribution et d’innovation. Il reste un quatrième domaine : celui des données. Data, c’est le buzzword qui excite tout le monde.
Loin de cette excitation, je resterai plus « terre-à-terre ». Nous avons comme clients un millier de distributeurs et plus ou moins 700 gestionnaires d’actifs pour qui nous traitons 60 millions de transactions par an. Des transactions groupées, c’est-à-dire que, derrière une transaction, peuvent se cacher des dizaines, voire des centaines d’opérations d’achat. Nous sommes la plus grosse plateforme du monde, la seconde faisant un tiers de notre taille.
Pour les distributeurs et les gestionnaires, aller chercher la bonne donnée qui va leur permettre de faire leur métier ou de répondre aux obligations réglementaires devient un cauchemar. Comme nous sommes à la convergence de toutes les données, pourquoi ne pas nous positionner sur ce métier ? Nous avons étudié le marché. Il est scindé en deux types de données de base. Il y a ce que l’on appelle les données des fonds et ce que l’on appelle les analytiques. LA TECHNOLOGIE DLT
La technologie DLT, pour distributed ledger technology, que l’on peut traduire par « registre distribué » ou « registre partagé », est une base de données décentralisée simultanément enregistrée et synchronisée qui évolue par l’addition de nouvelles informations préalablement validées par l’entièreté du réseau et destinées à ne jamais être modifiées ou supprimées. Elle est basée sur la technologie peertopeer et nécessite un algorithme de consensus pour fonctionner.
Son application la plus médiatique est la blockchain. Outre les controversées cryptomonnaies, cette technologie facilite les paiements instantanés, permet le développement de contrats intelligents, ainsi que le stockage de fichiers.
La donnée des fonds est la donnée qui n’est – presque – pas touchée, la donnée pure qui comprend le numéro ISIN (international securities identification number, ndlr) du fonds, son nom et sa politique d’investissement, élément primordial pour s’assurer que votre client est bien un client qui peut avoir accès à ce fonds spécifique par ce genre de choses. Sur ce créneau de l’exploitation des fonds, il y a à peu près une cinquantaine d’acteurs en Europe qui se partagent 300 millions d’euros de revenus. Les analytiques, ce sont toutes les données qui peuvent être combinées pour obtenir des tendances, et donc faire de la prospective. Un marché qui pèse entre 500 et 600 millions d’euros de revenus répartis ici aussi entre une cinquantaine d’acteurs.
Un milliard à se rapatrier entre une centaine d’acteurs, cela peut sembler marginal.
Mais comme nous sommes à la convergence des données, pourquoi ne pas nous positionner dans ce métier ? Une question quelque peu rhétorique, car nous sommes en train de développer une offre de services. Nous avons acquis des équipes qui viennent de BNP Paribas, et nous avons, au sein du groupe Deutsche Börse, investi dans ISS (Institutional Shareholder Services), une société qui manipule énormément de données dans
le secteur des fonds. Le groupe, voyant la croissance du métier des fonds chez Clearstream, est très intéressé par la perspective de nous permettre de nous développer, y compris par la voie de la croissance externe.
L’industrie des fonds est donc devant une révolution copernicienne équivalente à celle qui a touché les banques sur le segment de valeur du paiement. Quels seront les premiers perdants, selon vous ? On va vers encore plus de digitalisation. Mais la digitalisation dans l’industrie des fonds, ce n’est pas juste mettre sur des ordinateurs ce qui était avant consigné sur du papier, c’est changer la manière dont les parts de fonds seront émises et distribuées. L’utilité d’un registre dans une configuration DLT disparaît. Certes, nous aurons encore dans 10 ans des registres d’actionnaires. Mais de moins en moins. Les fonds qui seront créés à l’avenir seront digital native, tandis que les anciens devront évoluer. Tous ceux qui vont s’accrocher au registre papier, comme les teneurs de registres ou les agents de transfert, vont devoir se réinventer. Si on va jusqu’au bout de la logique de la digitalisation, l’échange de titres contre du cash va disparaître. Les grands asset managers qui sont également fournisseurs de technologies vont probablement transformer leurs technologies de manière à supporter la vague de « DLTisation » du marché. Ce ne sera pas brutal. On sera plutôt dans une évolution naturelle inéluctable.
Je m’attends également à ce que la cryptomonnaie fasse son entrée dans le métier. Je ne parle pas du bitcoin ou de cryptomonnaies comme actifs – c’est un autre débat –, mais des cryptomonnaies comme outil. Aujourd’hui, les procédures d’achat et de vente prennent entre un et trois jours parce que l’émetteur de la part ou celui qui traite le cash a besoin d’un à trois jours pour confirmer l’existence des parts de fonds et du cash impliqués. On peut concevoir que, lorsqu’une monnaie scripturale a été convertie en monnaie électronique et que la part de fonds est émise en temps réel par une inscription non plus en compte, mais dans un écosystème DLT, on est dans l’instantané au moment de l’échange.