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CHRISTOPHE SCHILTZ
Après la crise du Covid-19, le président du Conseil d’État espère un retour à un rythme moins soutenu dans le traitement des dossiers.
Mettre davantage en lumière le Conseil d’État. Voilà la mission que s’est fixée son nouveau (et jeune) président, Christophe Schiltz (LSAP, 42 ans). Plongée avec lui dans les coulisses d’une institution trop méconnue du grand public, dont le rôle est pourtant essentiel.
Interview JULIEN CARETTE Photo ANTHONY DEHEZ
Après votre nomination en avril dernier, vous avez expliqué vouloir mieux faire connaître le travail du Conseil d’État… Souvent, les gens connaissent le nom du Conseil d’État, ayant entendu parler des avis que nous rendons, mais sans savoir exactement ce que nous réalisons, ni la manière dont nous fonctionnons. Or, je trouve important, dans un pays comme le nôtre, que la population connaisse les institutions qui l’entourent et puisse avoir une idée de la manière dont elles agissent dans la société. Cela me pousse donc à donner des interviews, à l’image de celle-ci, afin d’informer… ce second vote peut donc être demandée au Conseil d’État. Et nous l’accordons (ou non), selon notre analyse.
Mais vous ne pouvez pas complètement bloquer la machine législative ? Non. Nous ne prenons pas de décision, mais donnons des avis. Nous possédons ce que l’on peut appeler un « droit de veto suspensif ». Sans notre dispense, le Parlement doit alors attendre trois mois de plus, soit le temps légal entre les deux votes, pour voir s’il souhaite vraiment avaliser ce texte.
Justement, comment définiriez-vous le Conseil d’État ? Nous sommes là pour analyser les projets de loi, les propositions de loi et les projets de règlement grand-ducal. Afin de donner notre avis sur ceux-ci. De les examiner d’un point de vue juridique. De voir si ces textes fonctionnent, s’ils sont clairs, et surtout s’ils sont compatibles avec les principes généraux de droit, la Constitution luxembourgeoise et les normes de droit supérieur (à savoir le droit de l’Union européenne et celui valable à l’international). Et si nous considérons que ce n’est pas le cas, nous pouvons alors émettre une opposition formelle. Ce qui signifie, concrètement, que, si le texte en question reste en l’état, nous n’accorderons pas la dispense qui permet d’éviter le second vote constitutionnel…
À ce stade, il est sans doute bon de rappeler que le Luxembourg possède un système unicaméral, et non bicaméral comme ses voisins. Le Parlement ne compte donc qu’une seule Chambre. Dès lors, pour qu’une loi entre en vigueur chez nous, elle doit passer deux fois par le vote de la Chambre des députés. Mais une dispense pour BIO EXPRESS
Strasbourg, Cambridge et Bruges Né le 12 décembre 1978 à Luxembourg, il est titulaire d’une maîtrise en droit privé de l’Université Robert Schuman de Strasbourg, d’un master en droit européen de l’Université de Cambridge, et d’un autre en études politiques et administratives européennes du Collège d’Europe de Bruges.
Juriste et diplomate Il débute 2004 en tant que chargé de mission à la Représentation permanente du pays auprès de l’UE. En 2006, il commence une carrière diplomatique au ministère des Affaires étrangères, puis devient, en 2009, chef de cabinet au ministère du Travail. Après un second passage à la Représentation du pays auprès de l’UE et aux Affaires étrangères, il est nommé en novembre 2013 au Conseil d’État pour un mandat de 15 ans. En avril dernier, il en devient président.
L’absence de dispense signifie que le Conseil d’État met en garde vis-à-vis d’un souci au niveau de la compatibilité entre le texte en question et certains principes et normes. Ce qui sous-entend que, dans le futur, le risque de sanction, notamment par la Cour constitutionnelle, existerait, en cas de recours devant cette dernière…
Une Cour constitutionnelle dont nous analysons toujours les arrêts, la jurisprudence, afin de voir comment elle a interprété certains principes. Car c’est elle qui, en définitive, détermine la bonne interprétation de notre Constitution. Or, cette dernière aura souvent une influence sur nos propres avis…
Peut-on considérer le Conseil d’État comme une sorte de deuxième Chambre, à côté de celle des députés , tel le Sénat dans les systèmes bicaméraux ? Selon moi, non. En tout cas, pas de la manière dont on conçoit ces deuxièmes Chambres à l’étranger. À l’image du Sénat français ou de la House of Lords au Royaume-Uni, par exemple.
Pourquoi ? Parce que leur travail est très politique. Là où le nôtre est celui de l’examen juridique des textes de loi. Et puis, nous ne votons pas sur ces textes comme cela peut se faire ailleurs.
Nous parlions de mieux faire connaître le Conseil d’État. Quelles pistes avez-vous en tête pour y parvenir ? Nous avons été invités au Parlement de la jeunesse, afin d’expliquer aux jeunes qui nous sommes et notre rôle. C’est une voie intéressante de s’adresser directement à eux. La connaissance des institutions est importante au niveau de l’éducation civique, selon moi.
Georges Wivenes Agnès Durdu
Pour réussir à intéresser le public, il y a un vrai travail de vulgarisation à réussir. Ce qui n’est pas toujours simple lorsqu’il s’agit de droit… Oui. D’un côté, il y a notre rôle, notre travail d’analyse, qui, lui, ne changera pas. Mais de l’autre, il faut effectivement pouvoir expliquer ce travail et l’importance de celui-ci. Parvenir à faire comprendre quelle est notre valeur ajoutée. Et ça, sans se montrer trop théoriques et en faisant passer un message clair sur l’influence que nous pouvons avoir sur la vie de tous les jours. Comme cela a été le cas, par exemple, ces derniers mois, avec la crise liée au Covid-19. Souvent, les textes de loi ont été ajustés suivant nos avis.
Comment le Covid-19 et les différentes lois qu’il a imposées ont-ils influencé le travail du Conseil d’État ? Cela a eu une grande influence sur notre manière de travailler, comme dans beaucoup d’autres secteurs. Les réunions que nous avions en présentiel sont devenues virtuelles. Lors de nos séances plénières, les votes concernant les projets d’avis ont été réalisés par e-mail. Par contre, en ce qui concerne nos séances publiques, c’est-à-dire celles où nous attribuons (ou non) la dispense d’un deuxième vote à la Chambre à un projet de loi, nous n’avons pas changé : nous avons continué à nous réunir. Mais en limitant le nombre de personnes présentes afin de simplement assurer le quorum nécessaire, en le faisant dans un endroit où nous pouvions conserver une certaine distanciation sociale et pendant un laps de temps très limité. Ce processus législatif est inscrit dans la Constitution, et nous ne souhaitions pas le changer.
La pandémie ne vous a-t-elle pas aussi obligés à réagir plus rapidement qu’avant la crise sanitaire ? Oui. Surtout en ce qui concerne les projets d’avis liés au Covid-19. Moins pour le reste.
Pour ce qu’on appelle, par exemple, la « loi Covid », tout doit se boucler généralement en une semaine. Entre la réception du texte de loi, dans la foulée d’un conseil de gouvernement, et le vote de celui-ci à la Chambre. Si on reçoit le texte un vendredi, comme c’est arrivé souvent, cela signifie qu’un rapporteur est chargé de rédiger un projet d’avis sur ce projet de loi UNE NOMINATION PAR ROTATION
Nommé président du Conseil d’État le 21 avril dernier, Christophe Schiltz l’a été en vertu d’un principe de rotation entre différents partis politiques qui s’est établi de manière informelle au fur et à mesure de l’histoire de cette institution qui compte 21 conseillers.
Estampillé LSAP, il a ainsi succédé à la DP Agnès Durdu, qui, elle-même avait pris la suite du CSV Georges Wivenes. « Si la rotation continue comme elle est agréée aujourd’hui, c’est un membre du CSV qui devrait me suivre… », explique celui dont le mandat de président est établi pour trois ans. À noter que cette fonction de président revient généralement au représentant le plus ancien du parti concerné. Ce qui était le cas de Marc Schaefer pour le LSAP. Cependant, une règle additionnelle énonce que, pour accéder à ce poste, il faut faire valoir un mandat d’encore au moins un an au sein de l’institution. Or, celui de Marc Schaefer prend fin en décembre…
durant le week-end. Avant que le projet ne soit examiné en commission le lundi. Le lendemain, nous rendons notre avis, et le jeudi ou vendredi, c’est voté. Sans oublier notre séance publique en vue de l’obtention de la dispense de second vote… Il a donc fallu accélérer considérablement notre mode de fonctionnement.
Ce rythme très soutenu qui s’est établi, vous n’avez pas peur qu’on s’y habitue un peu et qu’on vous demande d’y faire face plus souvent à l’avenir pour d’autres dossiers ? Ce ne serait pas possible de travailler de cette manière-là sur tous les dossiers. Et pas que pour nous. Il en irait de même pour le gouvernement et la Chambre des députés. On sait que nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation exceptionnelle. Pour les textes dont nous parlons ici, l’urgence est réelle. Parce qu’il faut pouvoir réagir très rapidement sur les nouveaux développements liés à la crise sanitaire. Mais, si j’ai le choix, je préfère prendre
plus de temps pour les analyses des textes. Et je pense qu’il en va de même pour l’écriture de ceux-ci au niveau du gouvernement ou pour les débats qu’ils peuvent susciter au Parlement. Donc, je ne pense pas qu’il y ait un grand risque que cela se propage à d’autres domaines que la crise sanitaire.
Il est arrivé que le Conseil d’État regrette une analyse peut-être rédigée trop rapidement ou un avis qui s’est avéré par la suite perfectible ? L’État n’est pas infaillible. Je suis certain qu’il existe des avis qui auraient pu être mieux rédigés, plus clairs ou plus précis. Ce qui est important, c’est que nous ayons une interaction avec les autres institutions, un dialogue avec les auteurs des projets, à savoir le ministre compétent ou la commission parlementaire en charge du dossier, afin de trouver la solution idoine.
Et en termes de volume de projets de loi à traiter, la crise sanitaire n’a rien changé ? On constate une augmentation du nombre d’avis rendus ces trois dernières années (voir les chiffres par ailleurs, ndlr). Et le chiffre pour l’année académique 2020-2021 (460 projets de loi, ndlr) est bien supérieur à la moyenne de ces 15 dernières années. Mais cela n’est pas dû seulement à la crise sanitaire que nous traversons. Même si nous en sommes désormais à la 15e ou 16e modification de cette « loi Covid ». Soit un rythme d’une par mois en moyenne…
Un autre de vos très gros dossiers, c’est la réforme de la Constitution… C’est un dossier qui date d’avant mon arrivée au Conseil d’État, en 2013. Cela fait plus de 10 ans désormais qu’il est en route. On ne compte plus les avis, les débats, les discussions… Aujourd’hui, on se trouve dans la dernière ligne droite. Il reste quelques petits ajustements, mais le plus gros du travail a déjà été réalisé. Désormais, il est important que cette réforme entre en vigueur.
Comment se déroulent l’examen d’un texte de loi et la procédure pour adopter un avis au Conseil d’État ? Concrètement, on reçoit, par exemple, un projet de loi déposé par le gouvernement. Celui-ci est alors attribué à l’une de nos commissions, en fonction du sujet qu’il véhicule. Il faut savoir que nous avons six commissions permanentes : la CERM (commission culture, enseignement, recherche et médias), la DDI (commission développement durable et infrastructures), l’ECOFIN (commission économie et finances), l’IAP (commission institutions et administrations publiques), la JUR (commission juridique) et la SOC (commission affaires sociales). Auxquelles s’ajoutent, assez rarement, d’autres commissions dites
« spéciales ». Il y en a eu une, par exemple, sur la protection des données privées, une autre sur la révision de la Constitution…
Chacune des commissions permanentes compte sept membres, dont un président qui attribue, en concertation avec les autres conseillers, le projet de loi à un membre de cette commission. Ce rapporteur analyse alors le dossier en question, sur la base d’un premier examen effectué par notre secrétariat. Un secrétariat qui travaille également sur la légistique du texte, afin de vérifier la forme de ce qui a été rédigé, tout en étant présent pour effectuer des recherches complémentaires.
Le rapporteur écrit ensuite lui-même un premier projet d’avis, qui est mis à l’ordre du jour de sa commission. Celui-ci est lu à haute voix de la première à la dernière ligne, de manière à ce que tout le contenu puisse être discuté en détail. Et lorsque la commission s’est mise d’accord sur l’avis, ce qui peut aller très vite ou prendre jusqu’à huit ou dix réunions, suivant l’ampleur du projet, alors, cet avis est mis à l’ordre du jour de l’une des séances plénières du Conseil d’État.
Des séances plénières qui sont comparables à celles que l’on voit à la Chambre des députés et qui sont parfois très animées ? Non, pas vraiment. Chez nous, une séance plénière est généralement beaucoup plus courte, durant aux alentours de 15 à 30 minutes. Les conseillers d’État en charge du dossier énumèrent les oppositions formelles qui ont été soulignées vis-à-vis du projet de loi, et le président demande s’il y a d’autres observations à faire.
Ce qui reste habituellement sans suite. L’avis est alors adopté, le plus souvent à l’unanimité et sans qu’il y ait besoin de voter. C’est aussi une différence par rapport à la Chambre des députés : ici, on ne vote pas selon les affiliations politiques. D’ailleurs, on ne fonctionne pas, au sein du Conseil d’État, en tant que groupes appartenant à un parti…
460
Sur l’année académique 2020-2021 (de septembre 2020 à juillet 2021), le Conseil d’État a émis un total de 460 avis en matière législative réglementaire.
Un bilan supérieur aux deux exercices précédents, puisque 2019-2020 avait vu 427 avis être prononcés, pour 335 en 20182019. Mais c’est moins que lors de l’année académique 2017-2018, avec ses 605 avis. « Les années d’élections, l’activité législative est souvent plus intense », explique Christophe Schiltz.
Vous avez déjà dit que vous n’étiez pas pour l’accès au public lors de ces séances plénières. Afin de garantir l’indépendance de vos membres… Pour s’assurer qu’il y ait une vraie analyse juridique indépendante et non politisée, en effet. Parce que je suis convaincu que l’une des forces du Conseil d’État, ce sont ses avis, dont on sait qu’ils ne sont pas influencés par des considérations politiques.
Pourtant, vos membres ont un lien étroit avec le monde politique ou celui des entreprises. On peut vraiment laisser tout ça au placard quand on entre dans les bâtiments du Conseil d’État ? Tout le monde a un certain background. Et, en matière de droit, il n’y a pas qu’une seule voie possible. Certains ont une approche plus libérale. D’autres ont une sensibilité plus sociale. Notre conception du droit, les valeurs qui nous influencent, ont un effet sur les positions exprimées au sein du Conseil d’État. Et c’est quelque chose de très positif ! Parce que cela permet d’enrichir nos échanges, d’étoffer nos avis, avant d’arriver à un consensus. D’où le fait qu’il reste crucial, à mes yeux, qu’on puisse avoir ce dialogue en toute sérénité, en toute confiance. Sans ressentir de pression politique.
Et, à ce niveau-là, je trouve appréciable aussi qu’on ne puisse briguer qu’un seul mandat au sein du Conseil d’État. Parce que, si celui-ci était renouvelable, le risque d’influence extérieure serait bien plus fort, afin de tenter de continuer cette mission.
Quels sont les moyens mis à la disposition du Conseil d’État ? Notre budget annuel s’élève à 4,5 millions d’euros, et, à l’instar de la Chambre des députés, il s’agit d’une dotation globale.
Quant à notre personnel, il est en constante augmentation ces dernières années. Un renforcement qui était nécessaire au niveau de notre secrétariat, mais aussi du back-office. Et qui va se prolonger dans le futur. Tout comme une amélioration de l’outil informatique. Tout cela afin de nous permettre d’être encore plus efficaces sur tout ce qui touche aux recherches, ces dernières, effectuées chez nous ou au niveau de normes étrangères, étant toujours plus nombreuses. À mes yeux, il est important que les conseillers continuent à rédiger eux-mêmes les avis. Mais pour ça, ils ont besoin d’être bien secondés, avec un secrétariat effectuant un gros travail de préparation.
Aujourd’hui, on peut évaluer notre personnel aux alentours de 20 à 25 personnes. Et ce, alors que 21 conseillers siègent chez nous, sans oublier S.A.R. le Prince Guillaume.
Quels autres challenges vous êtes-vous fixés pour votre mandat de trois ans ? Je n’ai pas d’autre défi que celui de faire fonctionner au mieux cette institution. Comme vous avez pu le comprendre, nous avons une tâche très précise à accomplir.
Ce n’est pas comme un gouvernement qui arrive au pouvoir avec un programme qu’il souhaite mettre en œuvre. Je veux juste faire en sorte que le Conseil d’État soit doté des meilleurs outils pour parvenir à conseiller juridiquement au mieux le gouvernement et le Parlement dans la rédaction de leurs textes.
On suppose que l’une des missions de votre mandat sera d’obtenir une meilleure mixité, puisque, actuellement, il n’y a que sept conseillers féminins au sein du Conseil d’État… Pour 13 hommes, c’est exact. Une place étant effectivement vacante aujourd’hui.
La loi fixe un minimum de sept membres pour le sexe sous-représenté, tout en ajoutant qu’il faut tendre vers un équilibre dans la parité hommes-femmes. C’est évidemment ce que je souhaite aussi. Mais cela ne dépend pas que de nous, puisque les nominations au Conseil d’État sont cycliques, le gouvernement, la Chambre et le Conseil d’État lui-même proposant un nouveau membre à tour de rôle.
Le prochain sera nommé par la Chambre, et il devrait être du parti déi Gréng. J’encourage évidemment pour que le choix se porte sur une nouvelle représentante féminine. Une mixité plus grande signifie une « inclusivité » plus importante.