14 minute read
JEAN-PAUL SCHEUREN
from Paperjam Juin 2022
Jean-Paul Scheuren se félicite de la collaboration avec le ministère de l’Économie et celui de la Santé dans le cadre de ce projet.
« Créer une ‘health valley’ au Luxembourg »
Grâce au HE:AL Campus qui s’installera à partir de 2024 à Esch-sur-Alzette, le Luxembourg veut se positionner comme précurseur de la médecine de demain. Un projet ambitieux de Jean-Paul Scheuren, un des deux hommes – avec son associé Romain Poulles – déjà à l’initiative de la House of Biohealth.
Interview JULIEN CARETTE Photo ROMAIN GAMBA
L’appellation « campus » évoque des étudiants, une université… Or, ce sont des entreprises que vous voulez attirer. Le HE:AL Campus ne serait-il pas plutôt un incubateur ? J’utiliserais plutôt le terme d’« accélérateur ». Parce qu’un incubateur fait davantage penser à un simple rassemblement de start-up. Alors que le HE:AL (pour Health And Lifescience Innovation) Campus sera là pour accélérer le développement d’une nouvelle approche de la médecine et des soins de santé.
Le terme « campus » met en évidence plusieurs choses. Premièrement, le fait que nous allons réaliser sur ce site un mix entre infrastructures, éducation, recherche et aussi health economics – un domaine encore globalement absent chez nous qui touche à l’économie de la santé, au financement de celle-ci, à la sécurité sociale, etc. Deuxièmement, nous souhaitons mettre en avant les liens qui vont se créer entre ce HE:AL Campus et ceux qui seront ses futurs voisins : la House of Biohealth (HOBH) – qui, depuis 2015, accueille les entreprises établies et les start-up exerçant dans le domaine des sciences de la vie –, le futur hôpital Südspidol du Centre hospitalier Emile Mayrisch (Chem) et même la Cité des sciences de Belval.
Ce sera un rapprochement géographique entre la recherche, l’innovation et le monde médical dans le but de développer les technologies de la santé ? Ce que nous souhaitons créer, c’est ce que l’on appelle une health valley. C’est une manière de bâtir des ponts entre tous les acteurs de la médecine de demain, afin de ne pas seulement attendre qu’elle soit développée ailleurs. Avec le HE:AL Campus, nous mettons donc en place une structure dans le but d’attirer au Luxembourg ceux qui préparent le futur de la santé. On veut leur offrir une plateforme où ils pourront échanger, développer de nouvelles idées, innover, etc.
Que doit-on comprendre par « la médecine de demain » ? Depuis des siècles, la médecine pratiquée dans notre partie du monde est marquée par une approche curative. Schématiquement : on a un souci médical, ce dernier est diagnostiqué et ensuite soigné par un médicament. Or, cette méthode est vouée à se métamorphoser en une médecine holistique ou à 360 degrés. Celle théorisée par les 4 P : personnalisée, préventive, prédictive et participative. Personnalisée, parce que le one for all qu’on
BIO EXPRESS
Diplômé en management Né le 21 mars 1967 à Differdange, Jean-Paul Scheuren a fait ses études à Louvain-la-Neuve, au sein de l’IAG (l’Institut d’administration et de gestion).
Professionnel de l’immobilier Il commence ses activités professionnelles au sein de la Fédération des artisans, avant de rejoindre, en 2002, le secteur de l’immobilier et de ne plus le quitter. Depuis 2012, il est président de la Chambre immobilière.
Business developer Parallèlement à l’immobilier, il tombe dans le secteur de la life science en 2006, fondant notamment avec son épouse une start-up, avant de devenir un business developer dans le domaine de la santé. À la base notamment de la création de la House of Biohealth. connaît actuellement (au niveau des médicaments ou des thérapies) est voué à disparaître. Une analyse beaucoup plus détaillée de chaque patient sera effectuée, et les médicaments qui en découleront seront davantage adaptés à eux. Prenons le cas, par exemple, des vaccins contre le Covid. Il y en a désormais plusieurs sur le marché. Or, jusqu’à présent, ils ont été administrés selon leur disponibilité au moment de la vaccination. Mais, à l’avenir, selon les données que l’on va récolter pour chaque patient, on pourra dire lequel est le mieux adapté pour un patient. Et il en ira de même au niveau de la posologie. C’est cela, la médecine personnalisée.
Et le côté préventif ? On va inviter les gens à vivre plus sainement. En les éduquant à la santé, on vise à réduire les risques de maladie et on améliore leur qualité de vie. La médecine n’est plus alors seulement vouée à guérir, elle est désormais une recherche du bien-être total. À l’heure actuelle, cette médecine préventive est très difficilement intégrable dans notre système de sécurité sociale. Mais elle est essentielle si l’on souhaite que ce même système de sécurité sociale n’explose pas à l’avenir. Il suffit de considérer le coût de la médecine pour s’en convaincre : faire de la prévention permet forcément d’éviter de prodiguer ensuite des traitements curatifs. Toute la question est donc : qu’est-on prêt à dépenser pour éviter de devoir avoir recours à ces traitements ? C’est donc tout un système qui est à repenser, avec les responsables de la santé, ceux de la sécurité sociale, etc.
Que dire des deux derniers P : prédictive et participative ? Prédictive : on va établir une cartographie de chaque patient, avec ses facteurs de risque
(génétiques, environnementaux, etc.) et les éléments protecteurs qui lui sont propres. De manière à évaluer le risque, pour lui, de développer une maladie.
Participative : les gens sont les acteurs de leur santé et de leurs soins. Il faut les inciter à participer. Notamment au niveau de la récolte des données. Si vous avez une Apple Watch, par exemple, vous pourriez autoriser la sécurité sociale à avoir accès aux données. Celles-ci vous profiteraient alors, tout en pouvant également servir aux autres. Au lieu de se dire que Big Brother vous observe via ces datas, songez plutôt à toutes les innovations médicales que nous pourrions en tirer ! Je sais que les gens sont réticents à les partager quand il s’agit de le faire avec l’État. Mais c’est une attitude un peu étrange quand on voit à quel point ils le font avec Amazon, Facebook, etc.
La directive européenne sur la protection des données à caractère personnel n’incite pas vraiment à le faire… Il faut, en effet, que les politiciens réfléchissent à cette loi qui devrait être beaucoup plus innovante au niveau du traitement des données médicales. Afin que nous puissions les utiliser dans des domaines comme la recherche, l’innovation, la création de nouvelles thérapies, etc. Certains autres pays membres de l’UE, tels le Danemark ou la Suède par exemple, sont bien plus avancés que nous en la matière. C’est donc que la législation européenne ne doit pas être un si grand frein.
En accueillant des acteurs innovants au sein du HE:AL Campus, en expérimentant avec ceux-ci, en apprenant à leurs côtés, nous pourrons ensuite exporter ailleurs le modèle développé. Ce qui devrait forcément nous permettre de générer des retours pour le Luxembourg, puisque, même s’il s’agit de santé, nous parlons quand même ici de développements économiques. Évidemment, tout cela ne se fera pas en deux coups de cuillère à pot, mais progressivement.
Comment ce HE:AL Campus sera-t-il structuré ? Les nouvelles infrastructures représenteront 55.000 m². C’est vraiment très ambitieux. LA HOBH FINALISÉE CET ÉTÉ
La troisième (et dernière) extension de la House of Biohealth sera terminée cet été. Soit 5.000 mètres carrés qui porteront à 15.000 la surface totale (9.500 m² de laboratoires et 5.500 m² de bureaux). « Nous accueillons une petite vingtaine de sociétés, pour un total de 700 personnes et un taux d’occupation de 95 %, explique Jean-Paul Scheuren. Avec ce troisième bâtiment, nous devrions certainement dépasser les 1.000 badges présents sur notre site. »
Et important, car cette taille peut aider à nous offrir une stature internationale. Avoir une telle ampleur démontre ton ambition. Tu t’offres de la crédibilité. Et cela peut convaincre de futurs partenaires.
Nous souhaitons attirer au minimum 100 à 150 nouvelles entreprises dans les futurs bâtiments. De quoi obtenir la masse critique nécessaire afin de pouvoir générer et attirer toujours plus de start-up. Cette notion de masse critique est vraiment très importante. On le voit clairement avec la House of Biohealth, qui est une belle réussite mais dont la masse critique n’est justement pas suffisante pour pouvoir passer à la vitesse supérieure.
Je répète que notre but est clairement de constituer une health valley. Avec le HE:AL Campus donc, mais aussi la HOBH, le Südspidol, etc. Ce futur campus se situera entre la recherche et l’hôpital. Ce qui correspond aussi à notre positionnement entre la recherche et le patient. Ce sera à nous de rendre les interactions entre toutes ces institutions les plus directes et les plus nombreuses possibles.
Quelle sera la stratégie spécifiquement développée ? Pour bien comprendre, je vais commencer par évoquer la stratégie de la HOBH. Au moment du lancement de ce projet, à l’aube des années 2010, le secteur du biohealth ne représentait pas grand-chose au Luxembourg. Si la biomédecine – lancée par Jeannot Krecké, alors ministre de l’Économie – était certes considérée comme
un des piliers du développement économique voulu par le pays, le terrain était en réalité fort dépourvu d’entreprises.
Avec la HOBH, la réflexion était : comment réussir à attirer des sociétés grâce à la recherche ? Comment, également, faire travailler la recherche privée et publique sur un même site ? Comment faire en sorte que la communication et les interactions y soient optimales ? C’est vraiment dans cette optique-là que la HOBH a été pensée. Et elle a aidé à montrer à quel point le Luxembourg voulait développer ce secteur des sciences de la vie, mais aussi à quel point il était prêt à investir dans le privé.
Cela a mené à quelques belles réussites dont la plus spectaculaire se nomme sans doute Fast Track Diagnostics (FTD). À la base, il s’agissait d’une spin-off des Laboratoires Réunis. Elle a été rachetée en 2017 par Siemens Healthineers, mastodonte mondial du diagnostic. Et désormais, FTD occupe dans nos locaux une surface six ou sept fois plus importante qu’à ses débuts.
En quoi ce qui se fera au HE:AL Campus va-t-il être différent ? Notre question fondatrice est : comment peut-on se positionner comme un acteur important dans l’univers de la médecine de demain, celle des 4 P ? Pour ce faire, on souhaite recruter et encadrer des sociétés qui aident à y répondre, des partenaires davantage ciblés. À qui nous proposerons un environnement idéal pour avancer. Notre démarche est donc davantage proactive, moins opportuniste qu’il y a 10 ans avec la HOBH.
Quand on jette un œil à l’étranger sur le développement du domaine de la santé, on constate qu’en général, tout démarre d’une grande société pharmaceutique présente dans ce pays. Et le secteur se développe ensuite autour de celle-ci. Or, au Luxembourg, nous n’en avons pas. Nous sommes donc partis sur une voie différente.
Ces sociétés que vous visez doivent être fortement sollicitées, et donc compliquées à attirer ? Effectivement. Un acteur économique d’un secteur comme celui-ci réfléchit à l’horizon d’une quinzaine ou une vingtaine d’années. Mais il gardera également toujours en tête le plus court terme. Et si on veut l’attirer, il faut pouvoir lui proposer une stratégie valable sur les deux tableaux. Comme le Luxembourg le fait déjà, par exemple, dans le domaine du space mining, ce projet cher à l’ancien ministre Étienne Schneider. On sait que l’exploitation des ressources spatiales se fera dans le futur. Dans 10, 15 ou 20 ans. Mais on peut déjà, aujourd’hui, créer du développement économique autour de cette activité spatiale. Cela se fait, par exemple, avec les satellites ou autour d’autres entreprises de ce secteur venues s’installer chez nous.
Mike Zenari (archives) Photo
Dans notre cas, nous devons fonctionner de la même façon afin de charmer les entreprises les plus intéressantes. Et, pour cela, nous pouvons faire valoir un de nos grands avantages, celui d’habiter sur un petit territoire. Qui peut se permettre aujourd’hui de préparer la médecine de demain, si ce n’est un petit pays ? Lorsqu’on teste de nouvelles choses, un nouveau modèle, il est toujours plus simple de commencer par le faire à petite échelle. Voyez à quel point un pays de plus de 83 millions d’habitants comme l’Allemagne peut rencontrer des difficultés dans certains domaines liant santé et digitalisation…
Quels seront les profils des 100 à 150 entreprises que vous voulez attirer ? Nous avons besoin d’une ou deux locomotives. On en a ciblé quelques-unes et, si l’on réussit à en convaincre certaines, ce sera un grand coup d’accélérateur pour ce pari dans lequel nous nous sommes lancés. Parce que créer 55.000 m2 via un investissement 100 % privé, je crois qu’on peut appeler cela un beau challenge.
Il y a un droit de superficie qu’on achète au Zare (Syndicat intercommunal pour la création, l’aménagement, la promotion et l’exploitation de zones d’activités économiques à caractère régional à Ehlerange, ndlr) pour 30 ans – avec une prolongation possible pour une période similaire – mais tous les bâtiments seront financés à 100 % par des capitaux privés.
Avec la réussite de la HOBH, nous avons déjà prouvé que nous étions capables de relever ce genre de défi. N’en déplaise à tous ceux – et ils étaient nombreux – qui m’avaient traité de fou, à l’époque.
L’une de ces locomotives pourrait-elle être Siemens ? Sa branche Healthineers est déjà présente à la HOBH et on peut se souvenir que l’annonce de la création du HE:AL Campus a été effectuée par Franz Fayot à Erlangen (Allemagne), le siège de Siemens… Ce serait évidemment une collaboration rêvée pour nous. Nous comptons d’ailleurs les contacter. Mais aujourd’hui, nous allons d’abord écouter nos partenaires stratégiques, ici au Luxembourg. Puis, nous effectuerons quelques visites dans d’autres health valley, comme celle de Erlangen où nous étions avec Franz Fayot. Histoire de renforcer les idées qui étaient à l’initiative de ce projet. Une fois que tout cela sera en place, nous pourrons confirmer celles-ci à de possibles futurs partenaires…
Peut-on résumer votre ambition en disant que vous voulez présenter le Grand-Duché comme un futur laboratoire géant pour l’avenir de la médecine ? Oui. C’est la vision que nous avons. Nous devons devenir un life lab où nous serons les premiers à utiliser les modèles de demain.
On retrouvera, au sein du HE:AL Campus, les sociétés qui vont travailler avec nous là-dessus. Mais, vous l’aurez compris, c’est un projet qui va bien au-delà de ce campus. Il faudra un véritable effort stratégique et participatif dans lequel de nombreux acteurs devront intervenir.
L’État luxembourgeois vous suit-il dans ce projet ? Mon partenaire de la première heure, Romain Poulles, et moi avons soumis notre dossier à celui-ci. Et un memorandum of understanding (un accord formel concernant un partenariat officiel, ndlr) a été signé. Nous devons donc être vus comme de bons partenaires, capables d’aider le Luxembourg à devenir un des acteurs moteurs à l’échelle internationale dans ce secteur de la médecine. Nous avons une entente parfaite avec les équipes du ministre de l’Économie, Franz Fayot, de même qu’avec celles de la ministre de la Santé, Paulette Lenert. Le projet HE:AL Campus est un PPP (partenariat public-privé).
Quel accompagnement souhaitez-vous de la part des autorités ? Nous ne leur demandons pas de s’investir financièrement dans le projet, que ce soit au niveau de la construction des bâtiments ou dans d’autres domaines. J’ai déjà pu constater que ce qui attire le moins les entreprises présentes dans le secteur des sciences de la vie, c’est l’optimisation fiscale. Je ne dis pas que cela ne
2,4 ha
Telle est la surface située à Sommet (Esch-sur-Alzette) réservée au HE:AL Campus. De quoi installer 55.000 mètres carrés de bâtiments, mais aussi les fameux chemins ou espaces de rencontre, qui permettront les interactions entre les différentes entités. « Dans ce genre de projet, l’animation est tout aussi importante que le site lui-même. Il faut parvenir à créer de l’échange entre les entreprises, explique Jean-Paul Scheuren. Les sites qui vont bien sont ceux qui réussissent à garder cet esprit de start-up tout en fonctionnant avec de grandes entreprises. » les intéresse pas, mais cela passe clairement derrière d’autres avantages. Comme la capacité à pouvoir trouver sur place de la maind’œuvre qualifiée, par exemple. Ou tout simplement d’avoir à portée de main les compétences qui pourront être utiles afin de régler d’éventuels soucis techniques. Ce que l’environnement du HE:AL Campus offrira. Mais, pour mener à bien notre projet, nous avons besoin d’un engagement politique de la part de l’État. Sans cela, nous n’y arriverons pas. Nous comptons sur lui afin de créer l’encadrement propice au soutien de notre développement économique. Cela passera sans doute par toute une série de soft skills à mettre en place afin d’aider le secteur à se développer. À l’instar d’une agence du médicament qui est d’ailleurs déjà en cours de création par le ministère de la Santé. Ou d’une législation propice au partage des données. Ou encore de tous ces nouveaux modèles et outils qui pointent le bout de leur nez aujourd’hui et qui se développeront dans le futur. Il faudra pouvoir les mettre en pratique dans notre pays, mais aussi réussir à relier ceux-ci à la sécurité sociale, afin de voir comment les financer.
Quel sera le coût financier de ce HE:AL Campus ? On estime que les bâtiments vont nous coûter entre 200 et 250 millions d’euros. Nous n’avons pas encore finalisé la levée de tous les fonds. Celle-ci se fera de toute façon progressivement, en fonction de l’avancement de la construction. Aujourd’hui, il est évidemment bien plus simple de lever ces fonds quand on peut montrer la réussite de la HOBH et les rendements qui en ont résulté.
N’est-ce pas illusoire de vouloir débuter vos activités en 2024 ? La première pierre devrait être posée en 2024 et, avec un peu de chance, on pourrait réceptionner le premier bâtiment la même année. Du moins, si celui-ci n’est pas trop grand. Pour l’ensemble du site, nous sommes plutôt sur une planification à 10 ans. Mais comme cela a été le cas pour la HOBH, nous allons faire en sorte que l’utilisation des bâtiments puisse se faire au fur et à mesure de leur achèvement.