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PAUL SCHOCKMEL

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La relocalisation de la production industrielle vers l’Europe pourrait profiter au Luxembourg, estime Paul Schockmel.

« Il y a peu de voitures dans lesquelles nous ne sommes pas »

Entre électrification, innovation et autonomisation des véhicules, Paul Schockmel, le CEO d’IEE, entreprise leader dans le secteur de niche des capteurs, jongle avec de multiples défis depuis le siège du groupe, à Bissen.

Interview THIERRY RAIZER Photo GUY WOLFF

Les racines d’IEE (International Electronics & Engineering) remontent à 1989, à Echternach, vers ce qui était alors une start-up centrée sur la niche des capteurs pour l’habitacle automobile. Comment parvenir à garder un temps d’avance dans un marché où vous avez longtemps été les seuls ? Nous avons en effet commencé en étant le premier fournisseur à intégrer un capteur dans un siège pour détecter une présence humaine. Aujourd’hui, nous sommes toujours considérés comme les leaders de ce marché que nous avons réussi à créer. Il y a peu de voitures au monde dans lesquelles nous ne sommes pas. Mais rien n’est acquis, ce sont la remise en question permanente et la volonté d’innover sur la base de notre expérience et de notre savoir-faire qui nous permettent de rester dans la course face à de nouveaux concurrents, qu’il s’agisse de plus grands acteurs technologiques ou de clients. Chacun veut saisir une part de ce marché des capteurs, au sens large, qui promet encore une belle croissance pour les années à venir.

Comment expliquer cet engouement ? Hormis le fait que les capteurs augmentent la sécurité passive de la voiture, la plus grande raison vient de la marche progressive et inexorable vers la conduite autonome qui fera de la voiture un lieu de vie, et non un lieu exclusif de conduite ou de déplacement. Avec comme conséquence un besoin accru de capteurs pour des raisons de sécurité et de confort.

La voiture de demain sera donc une série de capteurs sur roues ? À l’extérieur, la technologie est déjà plus avancée avec des radars, des capteurs ultrasoniques, des caméras, des lidars, soit 10 à 20 capteurs en moyenne qui aident à la conduite. Ce qui n’est pas sans représenter un certain coût. Ce même mouvement va aussi s’observer à l’intérieur, avec une combinaison de plusieurs technologies.

Êtes-vous en mesure de commercialiser tous ces éléments à votre niveau ? Nous produisons tous les capteurs insérés dans les sièges via différentes technologies, nous fournissons aussi les capteurs pour le volant, nous avons également introduit, depuis l’année 2020, un radar intérieur automatique afin de détecter la présence d’enfants oubliés ou délaissés, qui risquent un coup de chaleur potentiellement mortel. En parallèle, nous continuons à investir dans le radar, dont le potentiel est énorme.

Dans quels champs d’application percevez-vous ce potentiel pour le radar ? Un radar est capable de détecter des points en mouvement, mais, dans le futur, il pourra

BIO EXPRESS

Début de carrière Paul Schockmel est né à Luxembourg. Il a fait ses études de Wirtschaftsingenieur à Kaiserslautern (D).

L’aventure IEE Après une expérience chez Rotarex au sortir de ses études, il rejoint IEE en 1995. Il en devient le CEO en 2021 après y avoir occupé plusieurs fonctions dirigeantes.

Les associations Il fonde, en 2002, la Luxembourg Automotive Suppliers Association (Ilea) et cofonde le Luxembourg Automotive Components Cluster en 2013. Il a également été CEO de la European Association of Automotive Suppliers (Clepa) de 2014 à 2016. produire une image à très grande distance et des mesures précises, peu importe les conditions météorologiques. Les radars deviennent aussi très petits, très robustes. Une caméra gardera sa valeur ajoutée en matière de résolution d’image, mais le radar va connaître sa propre révolution dans tous les secteurs, de l’automobile aux bâtiments en passant par le domaine médical.

Que pourrait-on imaginer comme utilisation ? Si l’on repense à notre initiative pour éviter des drames en raison d’enfants abandonnés dans des voitures, le radar pourrait nous permettre de mesurer la respiration du bébé tandis qu’une caméra est limitée par des facteurs visuels comme les vêtements de l’enfant ou le siège bébé qui est souvent en position inversée. On peut donc se concentrer sur des signaux vitaux grâce à un radar. Ces caractéristiques joueront un rôle de plus en plus important également dans le domaine médical. Dans les bâtiments, il est possible d’envisager des applications de comptage et de singularisation des personnes. Nous avons d’ailleurs développé une solution similaire de comptage de personnes pour la ville d’Echternach afin d’aider la municipalité dans son city management. Le tout en conformité avec le RGPD puisqu’un radar n’identifie pas les personnes, il en détecte simplement le nombre.

Comment menez-vous vos activités de R&D ? Sur la base de débouchés identifiés par vos équipes ou des besoins de clients ? Voire les deux cas ? Notre stratégie consiste à être les premiers sur le marché avec un nouveau produit, souvent aussi avec une nouvelle technologie. Il nous arrive donc de travailler sur des problématiques qui ne sont même pas encore tout à fait identifiées par nos clients. C’est une approche

stimulante, mais qui nous place en quelque sorte sous pression pour trouver la prochaine bonne idée. Or, il faut produire beaucoup d’idées pour en obtenir une qui soit viable.

Une culture d’entreprise qui est revendiquée ? Absolument. Et elle repose en grande partie sur les compétences de nos collaborateurs et collaboratrices qui doivent avoir en eux cette empathie pour le client et l’intérêt pour expérimenter, s’intéresser en permanence à de nouvelles choses.

Comment appréhendez-vous la pénurie des talents qui est si souvent évoquée au Luxembourg et dans la Grande Région ? Nous vivons aussi ce problème, d’autant plus que le secteur automobile souffre parfois d’une relative mauvaise réputation. Cela dit, il demeure intéressant pour un ingénieur qui veut évoluer dans un environnement hautement technologique et en pleine révolution.

Problème : toutes les entreprises du secteur recherchent les mêmes profils, qu’il s’agisse d’ingénieurs radar, d’ingénieurs caméra, sans parler des spécialistes des softwares qui deviendront cruciaux pour l’avenir de l’automobile dans la mesure où la voiture est amenée à être mise à jour comme l’est aujourd’hui un smartphone. Des upgrades et des mises à jour qui passeront tous par des plateformes et des logiciels.

Que manque-t-il pour que la voiture autonome devienne une réalité ? Un momentum s’était produit il y a cinq à six ans autour de la voiture autonome. Quasiment tous les constructeurs annonçaient vouloir aller dans cette direction et très rapidement. Entretemps, la situation a quelque peu changé en raison des nombreuses questions qui se sont posées au fur et à mesure des prototypes développés et des tests menés. Ces questions recouvrent autant des aspects technologiques que réglementaires. En conséquence, l’itération vers la voiture 100 % autonome a été accompagnée par une hausse des coûts résultant des réponses à apporter à ces questions, certaines restant en suspens. Mais le mouvement va se poursuivre, certes plus lentement que prévu, UN CAMPUS EN DEVENIR…

Bien qu’annoncé en 2016 par le ministère de l’Économie, l’Automobility Campus de Bissen, avec ses 14 hectares, reste au milieu du gué. Si les deux figures de proue que sont Goodyear et IEE assurent une présence plus qu’honorable sur place, elles attendent encore l’arrivée de startup et autres entreprises propices pour former un vrai écosystème. « Le site aménagé à Bissen se prête idéalement pour tester de nouveaux concepts d’économie collaborative et de services partagés afin de les propager ultérieurement, le cas échéant, dans les futures zones d’activités économiques », déclarait le ministre de l’époque, Étienne Schneider (LSAP), lorsqu’IEE y a pris ses quartiers en 2019. Depuis lors, la nature a repris ses droits sur le terrain jouxtant le siège du géant mondial de composants.

mais il va se poursuivre. Car les avantages de la voiture autonome sont nombreux. Outre les aspects de sécurité, la mobilité va aussi pouvoir se démocratiser par la mise en place de parcs de voitures autonomes partagées, notamment dans des pays moins favorisés.

L’électrification du parc automobile génère-t-elle de nouvelles opportunités ? Nous travaillons, par exemple, sur des capteurs placés à l’intérieur des batteries pour mesurer la température et maîtriser le risque d’incendie. Nous fournissons aussi des services pour des cartes électroniques via la société All Circuits que nous avions acquise en 2015 et dont l’usine en France (Loiret) vient d’être agrandie de 6.000 mètres carrés. Et ce pour produire des composants électroniques à destination, notamment, des véhicules électriques.

Quels sont les éléments qui rendent votre quotidien difficile pour l’instant ? La situation sanitaire autour du Covid en Chine où notre usine avait dû fermer s’est stabilisée, mais notre plus grand souci reste l’approvisionnement en composants. Sans parler de l’inflation et de l’envolée des prix d’achat des matières premières et de l’éner-

« La voiture est amenée à être mise à jour comme l’est aujourd’hui un smartphone. »

gie. Or, nous avions conclu des contrats antérieurs à ces phénomènes avec nos clients sur des prix fixes. Les augmentations de prix ont, dans tous les cas, du mal à passer. Nous dialoguons, nous négocions en permanence avec nos clients qui se montrent globalement compréhensifs. 80 % d’une voiture provient des fournisseurs. Les constructeurs ont donc aussi besoin que les fournisseurs survivent.

Quels sont les enseignements à tirer de cette crise d’approvisionnement des matériaux ? Beaucoup indiquent que l’on aurait pu prévoir ce manque, même si personne ne l’a vu venir. La crise des semi-conducteurs est une crise structurelle, le secteur des semi-conducteurs ayant commencé à investir dans des technologies beaucoup plus avancées que celles qui sont encore demandées par le secteur automobile. C’est ce décalage qui pose problème et qui va demeurer en raison de la demande du secteur en microprocesseurs. On peut parler d’une centaine de microprocesseurs par véhicule. J’ajoute que les capacités de production se trouvent avant tout en Asie, essentiellement à Taïwan, en Corée du Sud et au Japon… qui ne sont pas des pays à bas coût. Ce qui pose aussi la question de l’indépendance industrielle de l’Europe dans laquelle il faut réinvestir.

Quelle place peut garder le Luxembourg dans l’évolution de votre secteur et, plus largement, de l’industrie ? Pour IEE, le Luxembourg demeurera le siège du groupe ainsi que le lieu de conception de nouveaux produits et processus. Le défi restera d’attirer les talents nécessaires, cet enjeu n’étant pas propre au Grand-Duché. La relocalisation de la production industrielle vers l’Europe pour des raisons géopolitiques va aussi probablement profiter au pays. Certes, il ne deviendra pas un centre de production en raison de sa structure de coûts, mais il pourra, en revanche, jouer une carte dans la R&D en misant sur la collaboration entre les secteurs privé et public.

Qu’est-ce qui vous passionne encore au quotidien ? On ne peut envisager les grands défis du secteur comme des éléments inquiétants. Mais, même s’ils sont parfois difficiles, ils sont extrêmement stimulants et passionnants. Ils nous poussent à imaginer de nouveaux produits, de nouvelles technologies. Vivre de l’intérieur la plus grande ou l’une des plus grandes transformations du secteur automobile est exaltant et riche en nouvelles opportunités.

Guy Wolff

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