Lemonde

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70 ANS D’HISTOIRE

70 ANS D’HISTOIRE — NÉ EN 1944 SOUS L’IMPULSION DU GÉNÉRAL DE GAULLE, AVEC, À SA TÊTE, HUBERT BEUVE-MÉRY, ANCIEN CORRESPONDANT DU TEMPS À PRAGUE, LE MONDE CÉLÈBRE SES 70 ANS. 70 ans d’Histoire du monde, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux événements de Maïdan, en une sélection des meilleurs articles parus dans le journal, sous la plume notamment de Robert Guillain, Claude Julien, Marcel Niedergang, Jacques Amalric, Jean-Philippe Rémy... 70 ans d’Histoire de France, de la Libération aux élections municipales de 2014, avec la reproduction des éditos, chroniques, analyses et dessins de Sirius, Jean-Marc Théolleyre, Jacques Fauvet, Pierre VianssonPonté, Jean-Marie Colombani, Edwy Plenel, Erik Izraelewicz, Plantu... 70 ans d’Histoire d’un quotidien au cœur de l’actualité, ses grandes figures, ses coups journalistiques comme ses failles, croqués en 17 épisodes par Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin.

70 ANS D’HISTOIRE

Sept chapitres comme autant de présidents de la Ve République, précédés d’un huitième consacré aux premières années du journal (1944-1958), organisés façon Le Monde (International, Politique, France, Société, Economie, Sciences, Sports, Culture, Disparitions...) et introduits par les contributions inédites de grandes signatures de la rédaction, passées ou actuelles : André Laurens, Daniel Vernet, Yvonne Baby, Bruno Frappat, Thomas Ferenczi, Bernard Guetta, Corine Lesnes, Sylvie Kauffmann, Pierre Georges... Avec des photographies marquantes et de nombreux fac-similés de unes et de pages intérieures.

Prix France : 39,90 € ISBN : 978-2-0813-3504-2

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Flammarion

Flammarion

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SOMMAIRE

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– Les années –

– Les années –

IVe RÉPUBLIQUE

SARKOZY

1944-1958

2007-2012

Un journal au service de son temps, par André Laurens /12 La tentation neutraliste, par Daniel Vernet /14 Sartre et Camus, histoire d’une brouille, par François Bott /15

Le quinquennat du grand empêchement, par Arnaud Leparmentier /368 Lehman Brothers ne répond plus…, par Marc Roche /369 Le Monde, le plus sportif des quotidiens, par Eric Fottorino /371 Sous le regard de Houellebecq, par Josyane Savigneau /372

83 413

– Les années –

– Les années –

DE GAULLE

HOLLANDE

1958-1969

Une certaine idée de la France, par Jean-Pierre Langellier /84 Onze années pour changer le visage de la France, par Bertrand Le Gendre Un joli mois de mai au Monde, par Laurent Greilsamer /87 Nouvelle Vague, nouveau monde, par Yvonne Baby /88

DE 2012 À NOS JOURS

/85

Europe : la montée en puissance de l’Allemagne, par Sylvie Kauffmann Un social-démocrate au pouvoir, par Thomas Wieder /415 L’école, la nouvelle frontière, par Gérard Courtois /416 Fichue Cinquième  !, par Patrick Jarreau /418

/414

141 458

– Les années –

LE JOUR OÙ...

POMPIDOU 1969-1974

Nixon, Mao, Brejnev : le monde se détend, par Jacques Amalric /142 Gauche : de la déroute à la conquête du pouvoir, par Thierry Pfister /143 La modernisation de la France, par Jean-François Augereau /144 Sous les pavés, la société…, par Bruno Frappat /146

195

– Les années –

GISCARD D’ESTAING 1974-1981

Grand chamboulement au Proche-Orient, par Alain Frachon /196 A la pointe de l’antigiscardisme, par Thomas Ferenczi /197 Deux chocs et mat, par Philippe Simonnot /198

251

– Les années –

MITTERRAND

490

POSTFACES

1981-1995

La décennie qui a tout changé, par Bernard Guetta /252 Le dernier des Mohicans, par Philippe Boggio /253 Le libéralisme au pouvoir, par Pierre-Antoine Delhommais /254

Tant qu’il y aura des journalistes…, par Damien Leloup /490 Le bonheur est dans la presse, souvenirs d’un homme de papier, par Pierre Georges

319

494

– Les années –

LES CONTRIBUTEURS

CHIRAC 1995-2007

L’Amérique face à l’onde de choc du 11 septembre, par Corine Lesnes Chirac, Le Monde et moi, par Jean-Marie Colombani /322

par Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin « Beuve » embauche son armée des ombres /459 Viansson-Ponté réinvente la chronique politique /461 Le Monde nomme une femme chef de service /463 Le Monde salue l’arrivée des Khmers rouges /465 Le Monde embauche et vire Reiser /467 Le Monde a publié la tribune de Faurisson /469 Le Monde choisit de torpiller Giscard /471 La bataille de la pyramide /473 Claude Sarraute fait craquer Mitterrand /474 Quand Gorbatchev divisait Le Monde /476 Le Monde ajoute un « s » au bandeau « religion » /478 Et Mitterrand suspendit son abonnement /480 Le Monde crée Le Monde.fr /481 Les lecteurs du Monde découvrent qui est La Reynière /483 « Le cauchemar » de Jean-Marie Messier /485 Le Monde réclame l’arrêt du Tour de France /486 Péan et Cohen attaquent Le Monde /488

/320

/492


LE MORALISTE DE L’ABSURDE 06.01.1960 | ÉMILE HENRIOT, DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE résidait dans la pitié sans phrase de l’auteur pour le malheur immérité du misérable abandonné qu’il avait peint ; victime sans explication d’un monde sans raison d’être, donc absurde entre les deux termes qui le circonvenaient, l’angoisse et le néant. Ce profond nihilisme aurait pu tuer Albert Camus dès ce premier livre négateur, qui n’avait prouvé que le talent de l’écrivain et sa maîtrise déjà révélée. Mais en même temps que L’Etranger, témoin de la crise du siècle, Camus avait fait paraître un essai, sinon contradictoire à son roman, Le Mythe de Sisyphe, où à son absurde et malheureux « étranger » était en quelque sorte opposé le type de l’homme courageux, sous les traits symboliques du Sisyphe de la fable grecque, condamné à rouler sans fin jusqu’au sommet d’une montagne un rocher qui retombe sans cesse, à remonter sans fin de bas en haut. Acceptant sa condamnation, contre laquelle il ne peut rien, le Sisyphe de Camus trouvait une humaine grandeur dans l’accomplissement sans plainte de son effort ; son supplice injuste faisait son honneur. Dès lors, fondée sur la noblesse de l’effort humain, la morale de Camus prit son sens, le penseur ayant adopté le parti de l’homme seul, accablé tantôt par un implacable destin, tantôt par une autre injustice : celle du nombre contre l’homme seul. C’est à cette conclusion que Camus devait aboutir, avec une logique fatale, dans L’Homme révolté, où l’auteur proclamait le droit de l’individu à se révolter contre la révolution elle-même, devenue tyrannique à son tour, si au profit du plus grand nombre elle doit sacrifier une

a mort stupide d’Albert Camus, tué hier dans un accident d’automobile, illustre d’une façon horrible la vision que le moraliste de L’Etranger, de La Peste, de La Chute, de L’Homme révolté avait d’un univers absurde, sans explication. Incompréhensible et voué au mal. L’absurde est en effet de mourir accidentellement, à quarantesept ans, au plus haut d’une œuvre sans cesse ascendante qui en moins de vingt ans avait porté son auteur au faîte de la gloire universelle, et que le prix Nobel devait, en octobre 1957, à juste titre, couronner et désigner aux yeux de tous comme l’expression d’une des plus nobles consciences de ce temps. C’est du moins le caractère principal sous lequel Albert Camus nous était apparu en 1942 dans son premier livre, L’Etranger, qui malgré l’atmosphère étouffante de l’Occupation avait presque aussitôt rendu célèbre le nom de l’auteur, inconnu la veille. Le livre, fort, puissant, désespérant, avait heurté, choqué même, dans sa peinture glaciale d’une atrocité sans recours : ignorant du bien et du mal, un homme avait tué sans savoir pourquoi, il était jugé, condamné, il n’avait pas su se défendre ; tout se passait en dehors de lui, étranger à lui-même comme à tout le reste, et il montait sur l’échafaud, voué à la mort par une société qui se défendait, de laquelle il ne savait rien, étrangère elle-même à ce qui le concernait, à laquelle il ne se savait même pas appartenir. L’étranger c’était l’homme seul et sans aucun lien, et la force étrange du livre

L

© Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos

Albert Camus, Paris, 1944.

LA MORT DE MARILYN MONROE

SUICIDE OU ACCIDENT ? UNE VICTIME DU « STAR SYSTEM » 07.08.1962 | YVONNE BABY

C’est dans la nuit de samedi à dimanche que Marilyn Monroe a été trouvée morte dans son bungalow de Brentwood, près de Los Angeles, à 3 h 40, heure locale (11 h 40, heure de Paris), un flacon de barbiturique au chevet de son lit. L’autopsie n’ayant donné aucune indication, le coroner de Los Angeles a désigné une commission de spécialistes pour déterminer si la vedette s’est suicidée ou si la mort est accidentelle. Il faudra sans doute une semaine pour connaître les conclusions de cette enquête. Personne n’a encore réclamé le corps de Marilyn Monroe, qui repose à la morgue de Los Angeles.

© Eve Arnold/Magnum Photos

LA MORT TRAGIQUE D’ALBERT CAMUS

minorité. Jean-Jacques Rousseau avait déjà protesté contre le bonheur du nombre préjudiciable à un seul possible innocent. Camus participait de l’idéalisme rousseautiste sur ce point, et il fut de ce fait considéré comme un faible rêveur pour avoir protesté contre les camps de concentration soviétiques défendus par les totalitaires purs comme nécessaires à la victoire et au triomphe du Parti. Son parti à lui était le parti de l’homme pris dans le monde clos des hommes. Journaliste, au lendemain de la Libération, nous l’avons admiré, dans ses articles de Combat, pour sa droiture et sa vigueur, et pour sa candeur aussi qui, homme de justice et de vérité, confesseur de son absolu, ne lui permettait pas d’admettre la moindre violence contre l’une, contre l’autre le moindre sophisme. Sa pureté l’a fait estimer et aimer d’esprits fort éloignés de ses croyances, mais que son intransigeance et son honnêteté lui avaient ramenés, quitte parfois à ne pas partager son fanatisme de la vertu. Lui-même il en connaissait les limites, et s’il s’est retiré du journalisme politique et moral où il était maître, c’est pour avoir compris que la loi de la polémique exigeait l’anéantissement de l’adversaire ; et qu’il ne pouvait plus continuer pour sa part, dans Combat ou ailleurs, ne souhaitant la mort de personne, une lutte dont le terme final, pour avoir raison, est de tuer. Ses livres ont porté depuis le débat sur un autre plan. Dans La Peste il a repris le mythe de Sisyphe, en imaginant une ville (c’est Oran, où il était né) livrée à un fléau mortel contre lequel se sont dévoués quelques généreux sauveteurs ; tous gens sans métaphysique, et sans autre foi que le service des autres hommes, mais stoïciens de la charité, à qui ce dévouement sans l’espoir d’aucun paradis constitue une sorte de sainteté laïque, et une religion sans Dieu. Camus, dans ce cadre purement humain, est allé aussi loin que le permettait la logique. Il m’a toujours semblé que cet agnostique était au bout des interdictions de sa raison ; et qu’il suffirait un jour de bien peu pour que, touché par la grâce, il devînt à son tour « désabusé ». Il me semblait aussi que dans ce cas, nous aurions cessé d’entendre parler de Camus, entré dans le silence d’un cloître. Sa nature absolue était d’un véritable janséniste, pour lequel, une fois la vérité trouvée, il n’y a pas de transaction. Violemment émus que nous sommes par la disparition brutale de ce pur écrivain, et plus encore de cette grande âme, i1 n’est pas possible, pressé par le devoir et l’heure du journal, de tracer un portrait complet d’Albert Camus, romancier, conteur, moraliste, essayiste, homme de théâtre. D’autres apporteront dans cette même page leur tribut d’hommages et de lumières aux différents aspects de la haute et jeune figure de celui qui vient de se fracasser contre un arbre. Critique, me souvenant de La Peste, de Sisyphe, de La Chute, de L’Etranger, de L’Homme révolté, de L’Exil et le Royaume je serais tenté, allant au plus vite, de dire le talent, la beauté classique du style, la vigueur et le ramassé de l’écriture de cet écrivain ; mais rarement, moins qu’en celui-là serait-il possible de dissocier la pensée et l’art, le métier et l’âme, le travail bien fait de la haute qualité morale qui le commandait. Dans le temps du choix et de l’engagement, Camus en a donné l’exemple un des premiers, le risque pris, dans la solitude au besoin, à coup sûr à contre-courant. De là lui vint chez les jeunes – aujourd’hui en larmes – qui se sont reconnus en lui, et pour lesquels sans le chercher il a parlé, son audience et son autorité. Et cette solitude aussi dans laquelle, malgré l’ironie, le sarcasme, il semblait quelquefois, comme derrière une glace, retiré. Ce prestige enfin que lui a reconnu, hors de nos frontières, la difficile juridiction du prix Nobel, qui le plus souvent choisit avec éclat pour tous. Le prix Nobel à Albert Camus a honoré grandement la littérature française dans ce qu’elle a de plus représentatif, un moraliste ; c’était aussi honorer les lettres tout court, et personne ne s’y est trompé, hors le modeste Albert Camus, qui a pensé et dit sincèrement que ce prix aurait dû être décerné à un autre. Il n’est plus. Nous aurions eu besoin encore de l’entendre, et sa voix eût été utile pour le règlement du drame algérien, sur lequel il se réservait, sans doute conscient de ce qu’il aurait eu à dire un jour. Et nous l’aurions cru. Il n’appartenait à aucun parti. Il nous appartenait à tous, ayant à certains moments parlé pour nous tous et souvent pour chacun de nous en particulier. Et sa mort même donne à réfléchir, si L’Etranger avait raison, sur la cruauté et l’absurdité du destin aveugle qui semble s’être plu à fournir le titre qui aurait pu être, selon son style, celui de son dernier livre : L’Accident.

En 1960.

Inerte, la main crispée sur le téléphone, Marilyn Monroe semble avoir voulu, dans un sursaut dérisoire, échapper à cette solitude qui jusque dans !a mort a marqué sa vie. Lorsqu’elle disait, ces derniers jours, à un journaliste américain combien capricieuse et fragile était la gloire, elle se savait sans doute déjà la victime de ce « star system » qui allait entraîner en même temps que sa fortune et l’adoration des foules sa propre destruction. Victime, elle le fut depuis son enfance, aussi triste qu’un roman de Dickens, et où, petite fille d’une mère folle, elle connut l’Assistance publique et ce dénuement moral qui la rendit malgré elle inapte au bonheur. Ce fragile point d’équilibre entre le succès professionnel et la réussite privée, elle le chercha toujours et ne le trouva jamais. En dépit de sa beauté, qu’exploitèrent les fabricants de stars, avec le cynisme que l’on sait, pour en faire

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LES ANNÉES DE GAULLE

DISPARITIONS

le symbole de l’érotisme et de la sexualité, elle gardait sur son innocent visage l’empreinte de ses premières terreurs et le masque mélancolique d’une femme-enfant, d’une femme-objet, que les hommes adorent et humilient... Au-delà des apparences qui révélaient au monde une Américaine farfelue, une petite chanteuse de beuglant dévoilant ses charmes sous de brillantes paillettes ou encore une vamp typique en col de cygne et en robe de sirène, elle demeura l’héroïne romantique qui poursuit avec une déchirante ténacité sa quête de l’absolu. Ainsi nul peut-être ne l’a mieux décrite que les Misfits (Les Inadaptés), sorte d’« autobiographie – portrait » qu’écrivit Arthur Miller, alors son mari, et qui parvint à montrer avec une gravité attentive et triste le désarroi, les élans et les faiblesses de celle qu’il aimait. Car des faiblesses Marilyn Monroe en eut aussi : ses caprices, ses retards, ses crises de susceptibilité et d’instabilité sont célèbres, autant d’ailleurs que ses qualités. En effet, cette femme que la nature avait exceptionnellement comblée ne manquait ni d’intelligence ni d’esprit ; elle comprenait qu’une star ne peut « durer » si sa popularité se fonde sur la seule exploitation d’un mythe et d’une provisoire publicité. Poussée par un désir de perfection, elle apprit son métier d’actrice avec une obstination appliquée. On se souvient qu’elle quitta un jour Hollywood pour devenir l’élève anonyme de l’Actor’s Studio. Elle se voulait comédienne, elle le devint, ses films en ont témoigné. On a pu croire un temps que, parvenant à mieux accorder le luxe d’une existence facile et choyée avec les recherches et les exigences de son métier, elle pourrait ainsi se délivrer des complexes et des doutes qui souterrainement la minaient. Mais c’était méconnaître les forces contre lesquelles eurent à lutter ces stars que l’on rencontre parfois sur le Sunset Boulevard de Hollywood, déchues et oubliées. Cette jeune femme frappée dans sa gloire et dans sa beauté, et dont on est tenté de dire qu’elle avait eu « tout pour être heureuse, sauf le bonheur », annonce peut-être en même temps que la condamnation d’un système la fin d’une mythologie. Sa mort pourrait illustrer ces mots que Scott Fitzgerald marquait en exergue du Crack up : « Toute vie est un processus de démolition... »


BLOCAGES

L’ÉLECTION DE M. GORBATCHEV À LA TÊTE DU PC SOVIÉTIQUE

LE MYTHE DU RÉFORMISTE

Mais les blocages du système soviétique ne sont pas seulement des insuffisances que des technocrates intelligents devraient s’efforcer de supprimer. Les plans détachés de toute réalité, le gaspillage, le trafic, le « vol de la propriété de l’Etat », voire la pénurie, avec ce qu’elle engendre d’humiliations et d’infractions, sont indispensables au fonctionnement d’une société où tout le monde doit se sentir coupable de quelque chose. Pour lutter contre ces « phénomènes négatifs », M. Gorbatchev a jusqu’à présent puisé ses remèdes dans l’arsenal de la langue de bois. Pour permettre le « grand bond en avant de l’économie », il compte sur le renforcement de la discipline, la chasse à la corruption, l’exaltation des économies de temps, de travail, de matières premières, d’investissements, et sur un « nouveau stakhanovisme ». En ce sens, il est le digne héritier d’Andropov et paraît annoncer un nouveau tour de vis. Les habits neufs du nouveau secrétaire général sont singulièrement usagés. ■

Sauf accident de parcours, M. Gorbatchev a pour lui la durée. Mais il a aussi avec lui l’appareil d’un parti plus soucieux de conserver son emprise sur la société que de moderniser l’économie. Le prochain congrès du PC, qui devrait avoir lieu au début de 1986, mais pourrait être avancé à la fin de cette année, donnera l’occasion au nouveau secrétaire général de renouveler un comité central élu sous Brejnev. Déjà, en 1983, il avait, pour le compte d’Andropov, supervisé la rotation des cadres dans les instances régionales et locales. Il a eu l’occasion d’y introduire des hommes jeunes sinon neufs qu’il pourra appeler à la direction. Il doit aussi pouvoir compter sur des secteurs de la société soviétique intéressés à un accroissement de l’efficacité du système, non pour améliorer un improbable bien-être de la population, mais pour satisfaire des objectifs de puissance : certains militaires et cadres économiques pourraient être des alliés contre la bureaucratie.

13.03.1985 | DANIEL VERNET e qui frappe d’abord, c’est le contraste. Comme en 1982, quand Andropov succède à Brejnev. Un homme vif, relativement jeune – il n’avait pas soixante-dix ans – l’intelligence alerte, aux fines lunettes d’acier qui lui donnaient un air d’intellectuel, prenait la place d’un vieillard impotent. Pour un peu, son goût présumé pour le whisky et ses rudiments d’anglais auraient fait pardonner ses quinze ans passés à la tête du KGB. Des « informateurs » formés à bonne école le susurraient à des étrangers extasiés : il était même « libéral » ; à preuve, sa fille qui avait voulu devenir comédienne... A un dirigeant cacochyme, qui n’aura régné qu’un seul été, succède un homme jeune, rondouillard, jovial, qui manie l’humour et l’esprit de repartie, et promène une épouse élégante. Sur le sommet de son crâne dégarni, un angiome, soigneusement gommé sur les photos officielles, ajoute une touche d’humanité. C’est un Soviétique comme le public et parfois les responsables occidentaux les aiment. Un nouveau Khrouchtchev, dans ses meilleurs jours, quand le successeur de Staline séduisait l’Amérique par ses boutades et son franc-parler. Dans cette galerie de l’ouverture on n’aurait garde d’oublier Leonid Brejnev au temps de sa verdeur, amateur de grosses voitures et de jolies femmes. L’URSS n’a pas toujours été à l’image de ces hommes gris et malades qui gravissent avec peine les marches du mausolée de Lénine les jours de fête et d’enterrement.

© Karsh Youssouf/Camerapress/Gamma

C

La gérontocratie est un avatar récent du socialisme développé et la jeunesse du nouveau chef ne saurait, par opposition, emporter toutes les vertus. M. Gorbatchev apparaît, certes, comme un dirigeant de type nouveau. Il est le premier chef du Kremlin à être né après la révolution d’Octobre, le premier à n’avoir connu, à l’âge adulte, ni les sanglantes purges staliniennes ni la « grande guerre patriotique ». Il n’a pas vécu, comme ses prédécesseurs, les peurs et les mythes du premier Etat socialiste. Il est toutefois entré au Parti communiste, un an avant la mort de Staline, à une époque où le terme de dégel n’avait pas encore été inventé. Mais mettons cette adhésion sur le compte de la nécessité pour tout jeune Soviétique ambitieux voulant faire carrière. M. Gorbatchev est aussi et surtout un pur produit de la société soviétique, de son système d’éducation, d’endoctrinement, de promotion des élites. On lui fait crédit de ses études de droit. Encore faut-il savoir que c’est un domaine où, plus que partout ailleurs, l’idéologie règne en maître. Sa biographie officielle voudrait qu’il ait travaillé comme « tractoriste » pour lui donner ce petit air populaire sans lequel il n’est pas de dirigeant parfait. Mais il a, tout au plus, participé à des brigades d’étudiants aux champs, pendant ses vacances. Toute sa carrière il l’a faite dans l’appareil du Parti, en commençant comme responsable de l’agit-prop. Les deux « parrains » qui ont favorisé sa fulgurante ascension moscovite, Souslov puis plus tard Andropov, ne prêchent pas non plus pour la thèse de l’ouverture. Quand, sous Tchernenko, il était devenu le gardien de l’idéologie, M. Gorbatchev ne s’est pas distingué par l’audace de ses thèses. Il s’est montré le défenseur intransigeant des « inébranlables principes du bolchevisme », pourfendant les idéologies pernicieuses venues de l’Occident et refusant « toute réconciliation avec des points de vue qui nous sont étrangers ». D’où vient alors sa réputation, soigneusement entretenue, de technocrate, de réformiste, de moderniste ? De sa réussite agricole dans le territoire de Stavropol ? Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas su transposer à toute l’URSS les recettes appliquées dans sa région. De sa parenté intellectuelle avec Andropov ? Il est vrai que, depuis trois ans, il a repris à son compte la plupart des inflexions introduites par l’ancien chef du KGB dans la vie économique. Contrairement aux septuagénaires effrayés à l’idée que la moindre modification dans le fonctionnement du système pourrait hâter la fin de leur pouvoir, M. Gorbatchev est sans doute attentif aux expériences développées ces dernières années dans les entreprises pour donner plus d’autonomie et de responsabilités aux cadres techniques. Peut-être même entendra-t-on à nouveau parler dans les prochains mois de « La » réforme économique, celle qui avait été conçue au début des années 60 par Liberman et ses élèves, reprise à son compte par Kossyguine... et jamais appliquée. Ce n’est pas un hasard si l’académicien Aganbegyan, dont l’institut de Novossibirsk a préparé en août 1983 un rapport sur le rôle du marché en économie socialiste, a refait parler de lui ces derniers mois.

Mikhaïl Gorbatchev, 1990.

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LES ANNÉES MITTERRAND

INTERNATIONAL


L’ÉLECTION DE M. FRANÇOIS MITTERRAND

POUR QUE LA JOIE DEMEURE 12.05.1981 | RAYMOND BARRILLON Au terme de vingt-trois années de pouvoir exercé sans partage par Charles de Gaulle, par Georges Pompidou et par Valéry Giscard d’Estaing, et bien plus d’un quart de siècle après l’expiration du mandat présidentiel de Vincent Auriol (23 décembre 1953), la magistrature suprême échoit à un socialiste. La preuve est enfin administrée – à la longue on n’osait presque plus l’attendre – que la Constitution de la Ve République n’exclut pas l’alternance, indispensable au fonctionnement régulier et sans heurts d’une démocratie. M. François Mitterrand, qui n’a jamais renoncé à espérer ni à réclamer cette alternance, voit enfin couronnés de succès – et de quel net succès – les efforts qu’il ne s’est jamais lassé de déployer pour la rendre possible, à travers vents et marées, hauts et bas, espoirs et déceptions, sans omettre les avances dont la dernière lui est venue, il y a quelques jours à peine, du grand chancelier de la Légion d’honneur. « Nous sommes au pouvoir pour trente ans si nous ne faisons pas de bêtises », avait déclaré, le 16 septembre 1970, M. Alain Peyrefitte. Il semble bien que des « bêtises » aient été commises, puisque le scrutin du 10 mai les a durement sanctionnées, mais la sagesse commande de ne pas s’y attarder. Mieux vaut avoir à l’esprit l’impérieuse nécessité pour la minorité devenue majorité – en tout cas

à l’aune du scrutin dominant – de ne pas en commettre à son tour. Puisse-t-elle répudier tout complexe d’aveugle domination en même temps que toute tentation de revanche, et se garder d’ajouter à la longue liste de ceux qui depuis si longtemps ont tout accaparé, et, si l’on ose dire, de plus en plus.

« ENFIN, LES ENNUIS COMMENCENT »

Ces conseils figuraient assez explicitement, sauf erreur, parmi les premiers propos du nouveau président de la République. Puisse-t-elle se garder avec un soin égal du complexe contraire. La « fatalité de l’échec », comme dit M. Rocard, est conjurée, mais encore la gauche doit-elle décevoir ceux qui espèrent, secrètement ou ouvertement, qu’il ne peut s’agir que d’un accident de parcours. Peut-être serait-il opportun de rappeler à ces derniers que ce qui était bon pour la droite doit être bon pour la gauche, et de les inviter à ne pas tenir pour caducs les propos que tenait, le 26 juin 1966, Georges Pompidou, alors Premier ministre : « En aucun cas les élections législatives, quelles qu’elles soient, ne peuvent remettre en cause l’élection présidentielle et ne peuvent être considérées comme un troisième tour de cette élection. Les institutions de la Ve République, approuvées et réapprouvées par le pays, veulent que ce soit le chef de l’Etat avec le gouvernement qu’il nomme qui déterminent cette politique. » Dès avant les élections législatives, ceux auxquels le suffrage universel, seul souverain, vient de donner l’avantage, se devront de prouver que, après avoir changé de main, le pouvoir va changer de style et que c’en est bien fini de la « monarchie », si souvent dénoncée par M. Mitterrand et depuis si longtemps. Il le faut, à tout prix, pour que la joie demeure. ■

lui tend une fiche. Par l’antique téléphone de l’hôtel, probablement contemporain de Pell, le premier verdict vient de tomber. L’estimation IFOP accorde à Mitterrand entre 52 % et 53 % des suffrages. Impassible, celui-ci lit le message et commente doucement : « Restons calmes. Ce n’est pas certain. Mais évidemment, il vaut mieux que cela soit comme cela. » Puis, imperturbable, revenant à la journaliste : « Comme je vous le disais donc, le climat ici... » Un instant plus tard, un militant, déjà en retard d’admiration, clame : « Vous avez vu, non mais, vous avez vu ce calme, ce sangfroid. On lui annonce qu’il est président de la République et il ne bronche pas. » Certes, certes. Mais peut-être fallait-il voir aussi, à partir de ce moment-là, le regard de François Mitterrand, cette flammèche joyeuse annonçant la réussite de la troisième évasion et préparant déjà la suite. A la deuxième estimation, celle de la Sofres, 18 h 47, 51 % à 51,7 %, Mitterrand interroge, rieur : « Mais quel est donc l’homme qui a dit : enfin, les ennuis commencent ? » Un journaliste rétorque : « Peut-être bien Léon Blum. » Mitterrand rit. Mitterrand, à cet instant, se sait président de la République.

U N M O ME N T H I STO R I Q U E À C HÂ TE AU - CH I N O N LES RÉACTIONS À PARIS ET EN PROVINCE | 12.05.1981 | PIERRE GEORGES

st-ce cela, un moment historique ? A deux pas de la place Gudin et de la très républicaine fontaine due au génie de l’illustre sculpteur Jules Machebœuf, François Mitterrand est en conversation avec une journaliste allemande. Il est 18 h 32, ce dimanche 10 mai, et le candidat socialiste, dans un salon de l’hôtel du Vieux Morvan, embué comme Château-Chinon a pu l’être, le nez dans le brouillard toute la journée, explique les particularités de la météo locale, la montagne, les rivières. Il est 18 h 32 et le chef du service de presse de Mitterrand, la cravate en perdition, se précipite sur lui, le saisit par la manche, et

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Est-ce cela, un moment historique ? Quand le très sage hôtel du Vieux Morvan, son cerf-baromètre, ses diplômes de chevalier du Verre galant, ses chats sauvages empaillés, ses petits tableaux naturalistes, les douilles d’obus ciselées sur les cheminées pour célébrer les glorieux ancêtres et ses calendriers publicitaires pour flatter les VRP, ses deux étoiles poussiéreuses, tout cela bascule dans la folie du soir de victoire, comme ces pots de géraniums, premières victimes de la gauche ? Est-ce cela, quand Danièle Mitterrand, la tête prise dans les mains, murmure : « Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai », et pleure discrètement ? Est-ce cela quand Guy Ligier, l’ami, le battant, tape dans le dos de l’un, de l’autre et même dans le dos des murs, comme s’il avait gagné le championnat du monde des constructeurs ? Est-ce cela quand Jacques Seguela, le publicitaire, s’efforce avec difficulté à la modestie du triomphe ou quand Roger Hanin, le beau-frère, de toutes les campagnes, tente lui aussi en vain le rôle de sa vie, prendre cela avec détachement. Qui, dans cette atmosphère, le pourrait ? Il y a de la folie dans l’air, et les photographes, qui font furieusement leur métier, interpellent M. Mitterrand « monsieur le président ! » avec une intonation telle qu’on jurerait entendre cette fois le « P » majuscule. Le cuisinier de l’hôtel a jeté sa toque aux orties et refuse l’évidence. La vieille serveuse, de toutes les élections et de tous les soirs de désillusion, celle-là même qui, au moment du repas, confiait comme secret d’Etat que « M. Mitterrand avait bu du vin rouge, mais de l’ordinaire », se cache le visage dans son tablier. Tout le monde embrasse le voisin, même celui qui n’a rien fait. Et dehors, des jeunes, des vieux, ceux qui, plus tard, à 20 heures, s’offriront, debout sur les tables du café, un shampooing au Champagne « à la santé d’Elkabbach et de Duhamel », lancent, avec ce merveilleux accent morvandiau, des « Françoué » longs comme un septennat. François Mitterrand sourit. Il ne triomphe ni ne trahit d’excessive émotion. Tout juste se laisse-t-il aller à donner l’accolade à quelques-uns parmi les amis présents, Pierre Joxe, venu de Saône-et-Loire, et Louis Mermaz, venu de l’Isère. Ou à répondre presque distraitement aux questions : « Ce que je ferai lundi ? Eh bien, je vais me répéter, je me lèverai comme tous les jours de la vie. » De toute évidence, François Mitterrand est ailleurs. Ni dépassé ni débordé par l’événement, à peine surpris, s’offrant, si l’on peut dire, le luxe d’un « bonheur tranquille », avec l’absolue sérénité de ceux qui voudraient n’avoir jamais douté.

rien et de la vieille cité pas grand-chose », et à se résigner à voir ruisseler la pluie sur les toits de cette ardoise grise imposée, au terme d’un homérique et vieux combat, par le maire Mitterrand. « Il me faut, pour ne pas m’égarer, garder le rythme des jours, avec un soleil qui se lève, qui se couche, le ciel par-dessus la tête, l’odeur du blé, l’odeur du chêne, la suite des heures. » Bien après que le soleil, qui ne s’était jamais levé, se fut recouché, le ciel carrément sur la tête, François Mitterrand est sorti de sa chambre. Il s’en est allé à la mairie, au milieu d’une cohue indescriptible, lire son message. Puis, sous un orage extraordinaire, il a dévalé le Morvan vers Avallon, emprunté l’autoroute. Au péage de Fleury, des motards de la police nationale l’attendaient, comme à un octroi de la République, pour l’emmener vers Paris et un nouvel orage.  ■

À LA TÉLÉVISION

LA FÊTE 12.05.1981 | CLAUDE SARRAUTE

Il fallait le voir pour le croire, voir s’inscrire blanc sur noir, blanc sur rouge ou bleu selon les chaînes – cinq, quatre, trois, deux, un... à 20 heures pile –, ce nom, ce visage, ce pourcentage pour être sûr de l’incertain, pour mesurer, encore incrédule, la portée de ce formidable mouvement de bascule. Comment allait se dérouler cette soirée électorale unique dans les annales de la Ve République ? Comment allaient se comporter les témoins et les acteurs de ce happening colossal dont chacun de nous avait pu espérer choisir seul, derrière son petit coin de rideau, le dénouement ? On guettait, vous pensez bien, les réactions de journalistes maison si souvent accusés durant la campagne de partialité à l’égard des gens en place. Dans l’ensemble, pas de problème. Ils ont fait leur métier. Pas dans la joie peut-être côté Elkabbach, un peu sombre au début, un peu absent, comme s’il calculait déjà toutes les conséquences du changement. Mais dans la sérénité efficace côté Cavada, qui allait jusqu’à s’étonner de l’apparente banalité des propos échangés dans le studio. Il avait l’air de trouver que ses invités n’étaient pas au diapason de l’événement. Enfin quoi, ils écrivaient là sous notre nez une page d’histoire et ne semblaient pas plus excités que ça. Ils lui semblaient alourdis déjà par le poids des responsabilités que nous venions de leur confier. Je ne suis pas de cet avis. On sentait chez les artisans de la victoire de François Mitterrand une satisfaction profonde : enjouée, généreuse chez Pierre Mauroy – il passe admirablement à l’antenne –, volubile et passionnée

UNE MAIN LÉGÈREMENT TREMBLANTE Comme s’il n’avait pas douté. Comme si, à 18 h 15 pour être précis, on ne l’avait vu se passer sur le front une main légèrement tremblante. Ce fut, il est vrai, le seul petit signe d’inquiétude relevé dans une journée d’attente, pesante, lente et étirée comme un dimanche provincial, grise et brumeuse comme Toussaint en mai, interminable et presque insupportable d’indolence affectée. François Mitterrand, arrivé de Paris à 12 h 40, s’était directement rendu à la mairie, sa mairie, cet ancien tribunal de style Empire. Dans la grande salle, il avait voté deux fois, pour lui-même et par procuration pour une vieille dame de Château-Chinon. Sa femme avait, elle, la procuration de leur fils. Ils passèrent donc deux fois devant l’urne, déposée sur des tables d’école. Puis, François Mitterrand, le maire, gagna son bureau. Pour y travailler, diton. Ou peut-être pour y méditer, entre le cartel vert d’époque Régence et la photo de Jean Jaurès, entre le bureau design et la lampe offerte par les mineurs. Après, il y eut le repas, un de ces repas de comice agricole ou de conseil général, solide au corps et sans prétention, de la terrine au dessert maison. Mitterrand, sans faire table à part, était dans un petit salon avec ses intimes et avec les journalistes qui l’avaient assez longtemps suivi en campagne pour mériter cet honneur. Il s’en échappa parfois pour venir dire un mot gentil à l’un ou à l’autre, et il y resta aussi pour avancer des choses moins aimables : « Est-ce vrai, comme quelqu’un l’a dit, que Louis XV est mort un 10 mai, le 10 mai 1774 ? » Puis, il s’en alla se reposer dans son chez-lui hôtelier, voir à la télévision une demi-finale de rugby, ou peut-être bien voler une petite sieste. C’était là déroger à la règle qui veut que François Mitterrand offre aux journalistes une visite guidée de ChâteauChinon, une leçon-promenade d’histoire locale. Il n’y avait plus, pour suppléer ce forfait imprévu, qu’à lire L’Abeille et l’Architecte pour comprendre que, à Château-Chinon, « du château il ne reste

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LES ANNÉES MITTERRAND

POLITIQUE

chez Lionel Jospin, à la fois prudente et exaltée chez Michel Rocard. On sentait aussi la différence de ton, de style entre ceux qui descendaient et ceux qui montaient les marches des palais ministériels. Plus lyrique, plus visionnaire ici, et là plus sec et plus technique. A l’exemple du président sortant, dont le message de félicitations au président élu, de tradition dans les pays anglo-saxons, se voulait un hommage à la règle démocratique, les Deniau, les Lecanuet, les Pasqua, les Chinaud se sont inclinés, un peu pincés, devant le verdict des Françaises et des Français avant de se placer vite fait sur la ligne de départ de ce qu’Alain Peyrefitte appelle le troisième tour. A peine connaissait-on le nom du leader de la nouvelle majorité qu’on apprenait celui du leader de l’opposition. Jacques Chirac, d’entrée de jeu, avait fait acte de candidature. Georges Marchais, un peu longuet, il est vrai, s’est vu couper la parole et sur TF1 et sur A2. On avait quelqu’un d’autre en ligne, ne quittez pas, on vous reprendra plus tard. Et quand, enfin, on a vu paraître, à la mairie de ChâteauChinon, imperturbable, souriant à peine, massif et concentré, le héros de la fête, l’envie brusquement nous a pris de fermer nos lucarnes, de répondre à l’appel des avertisseurs qui ponctuaient cette nuit toute frémissante d’espoir et d’aller nous mêler place de la Bastille à la grande liesse populaire. Cavada la qualifiait – et allez donc ! – de révolutionnaire. Ça lui a même valu une prise de bec avec un des spectateurs du studio 101. Populaire... révolutionnaire... nos présentateurs vont devoir réviser le sens et l’usage de certains mots évidemment peu usités jusqu’ici au micro.  ■


JEAN-MARIE COLOMBANI

CHIRAC, LE MONDE ET MOI

L

Certes, ces mutations du pays et du journal avaient leur logique propre et non superposable ; mais le climat moral de 2007, dans ce vieux pays monarchique comme dans notre belle maison, était en train de changer aussi radicalement que celui de 1994-1995. Ces années Chirac en tout cas sont elles-mêmes scandées par une actualité politique très riche. De 1995 à 1997, date de la « dissolution de confort », le nouveau système instauré par le président connaît d’abord son apogée, puis son déclin, et enfin sa faillite. Durant toute cette période, Le Monde exprime constamment son scepticisme. Poussé essentiellement par un Philippe Seguin combatif et omniprésent, Jacques Chirac se déprend, à partir de la rupture avec Edouard Balladur, de sa stratégie de défense des grands objectifs patronaux pour se faire le chantre d’un gaullisme de gauche « new look » mâtiné de valeurs républicaines chères à Philippe Seguin, et de volontarisme entrepreneurial qu’incarne alors Alain Madelin. Ce chahut général à droite offre aussi à gauche une issue aux orphelins du « chevènementisme », c’est-à-dire d’une nostalgie centralisatrice jacobine. Le Monde est d’emblée réticent. L’opinion majoritaire au journal considère les échappées libres du candidat bientôt président comme autant de déploiements démagogiques, voués à un rapide désaveu. Sur le plan politique, une rédaction qui avait sympathisé avec les aspirations décentralisatrices d’un Michel Rocard comme avec l’antiautoritarisme antistalinien de l’extrême gauche ne pouvait que rester sur sa réserve. La désignation d’Alain Juppé comme Premier ministre, laquelle fut en réalité proclamée dès le célèbre meeting d’Epinal de mars 1995 où Philippe Séguin, violemment déçu, adjurait déjà Jacques Chirac de demeurer fidèle à son discours sur la « fracture sociale », allait confirmer les réticences que Le Monde avait exprimées. Le tournant « rationalisateur » imposé par Alain Juppé au début de l’automne 1995 ne pouvait que faire exploser la précaire coalition qui avait élu Jacques Chirac. Révocation d’Alain Madelin du ministère des Finances, licenciement sec de la plupart des femmes ministres, baptisées désormais « Juppettes », et bientôt bras de fer sans concession avec une CGT en défense des régimes spéciaux de retraite de son bastion cheminot. Le climat de désarroi se transforma vite en colère généralisée, et si les fonctionnaires furent les seuls à animer une sorte de grève générale d’environ trois mois, tous les sondages le montrent : les salariés du privé, qui ne pouvaient faire grève, soutenaient néanmoins le militantisme des services publics qu’ils percevaient comme leur véritable bouclier. Le Monde ne pouvait dès lors que constater l’incohérence de la stratégie chiraquienne et apporter son soutien au mouvement social, espérant de celui-ci l’émergence d’une coalition nouvelle qui pourrait concilier la nécessité d’un nouveau pacte social avec le respect des engagements européens de la France. Dans ces conditions, les rapports entre l’Elysée et Le Monde, entre Jacques Chirac et moi-même, furent sans cesse tendus et polémiques. Un exemple parmi d’autres : coup de fil du président

’histoire est presque toujours ironique. J’ai toujours aimé raconter que j’étais entré au Monde grâce à… Jacques Chirac ! C’est que, en mars 1977, l’élection de ce dernier à la mairie de Paris, moment fort de la vie politique française, avait fait naître l’urgente nécessité de recruter, au service politique, un volontaire pour suivre, depuis l’Hôtel de Ville, ce qui allait être une bataille de tous les instants entre l’ancien Premier ministre et le président de la République Valéry Giscard d’Estaing. C’est ainsi que je devins journaliste au Monde ! Quelques solides années plus tard, en mars 1994, je fus élu directeur du journal (et patron de l’entreprise). Et je le demeurai pour une période presque exactement synchrone avec le passage de Jacques Chirac à la présidence de la République. Et lorsque je quittai Le Monde, Nicolas Sarkozy s’installa dans ses meubles de l’Elysée, auxquels il avait pensé depuis si longtemps. Il n’y a aucune relation de cause à effet, bien sûr. Si ce n’est que l’élection de Jacques Chirac annonçait une période beaucoup plus mouvante de la Ve République, à laquelle le « vieux Monde » était mal adapté : trop de papiers institutionnels, trop de suivisme dans la politique étrangère, une méfiance puritaine à l’égard des réalités psychologiques du pouvoir qui allaient néanmoins devenir dominantes à mesure que les grands partis perdaient de leur pertinence idéologique. Le « nouveau Monde », que nous avions mis neuf mois à préparer, se proposait de prendre ces nouvelles réalités de face, sans pour autant altérer les points d’excellence qui avaient fait le prestige du journal. Symbole supplémentaire de cette concomitance ironique : Jacques Chirac m’appelle un soir de décembre 1994 et me demande de publier un texte, en fait le manifeste de sa future campagne ; à la condition que celui-ci soit publié en une et que je n’en change pas le titre. C’est ainsi qu’à la une du premier numéro de la nouvelle formule du journal, le 2 janvier 1995, parut « La France pour tous », signé du désormais candidat Chirac. Ainsi commençait une période riche et brillante pour Le Monde, en même temps que l’ère Chirac qui, elle, devait durer douze ans. Lorsque Nicolas Sarkozy s’empare à son tour du pouvoir, en mai 2007, il s’agit de la victoire tonitruante d’un talent exceptionnel certes, mais aussi de l’avènement du règne sans partage de la « communication », du triomphe de celle-ci sur les programmes, les idées, les projets, le long terme, et d’un mélange opaque entre ambitions personnelles, factions rivales au sein des partis et éclatement du sens que les Français réservaient jusqu’alors à la politique. Et Le Monde à son tour allait entrer dans une tout autre période.

un matin, tôt. « Depuis que vous le dirigez, ce journal est une merde. » Il avait mis le haut-parleur, sans doute pour montrer à son secrétaire général, Dominique de Villepin, comment il convient de traiter la presse critique. Lequel Villepin engageait dès ce moment des rapports particuliers avec le directeur de la rédaction, Edwy Plenel, l’invitant à faire cause commune. Diviser pour régner… Edwy Plenel, sidéré par tant de cynisme, rendit compte de la teneur des propos du secrétaire général sans donner suite, bien sûr. Puis vint l’effondrement du premier mandat de Jacques Chirac lorsque le projet de dissolution, porté avec une absolue certitude par Dominique de Villepin et avec plus de réserves par Alain Juppé, eut abouti à l’élection législative surprise de 1997 et à l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de gauche dirigé par Lionel Jospin, au moment même où la convergence atteinte au niveau européen permettait l’instauration de l’euro à la date prévue par François Mitterrand et Helmut Kohl. Le Monde, pas plus que d’autres, n’avait anticipé la montée de la crédibilité de Lionel Jospin. Le Monde ne fit guère campagne pour les uns ou pour les autres – si ce n’est pour avertir qu’Alain Juppé et Dominique de Villepin entendaient se succéder à eux-mêmes en cas de victoire des droites. Mais le renversement inespéré au profit de la gauche le conduisit vers un plein soutien : la rédaction économique se sentait très à l’aise avec la souplesse intellectuelle de DSK, un peu moins avec le volontarisme, parfois autoritaire, de Martine Aubry, mais surtout elle ne pouvait qu’approuver la conjonction d’une ouverture européenne sans états d’âme et d’une politique sociale novatrice – plus tard ô combien contestée : les trente-cinq heures ! – qui assurait pour longtemps le ralliement de la gauche socialiste au projet européen. Quant à Jacques Chirac, ayant accepté une cohabitation de cinq ans qui en modifiait d’emblée l’assise, il passait sans transition de son « surmoi » de capétien à un « ça » de prince mérovingien, dont Nicolas Sarkozy allait bientôt se gausser. Réduit ainsi à une défense ardente des arts premiers et à la mise en œuvre d’une politique étrangère qui devait beaucoup au talent d’Hubert Védrine, Jacques Chirac entrait dans une longue convalescence qui ne rendait plus guère nécessaire le traitement central dont il avait bénéficié jusqu’alors dans les colonnes du journal. Mais un train peut toujours en cacher un autre. Désœuvré comme son chef, mais non dépourvu d’idées de farces et attrapes, Dominique de Villepin, toujours secrétaire général, s’employait désormais sans relâche, avec l’aide empressée du directeur des Renseignements généraux, le fameux commissaire Bertrand, à établir que le Premier ministre socialiste était en réalité un militant trotskiste clandestin, qu’il l’était resté jusque tard dans le premier septennat de François Mitterrand. Cette révélation, qui eût mérité quelques nuances, fit son effet. Et sous l’impulsion d’Edwy Plenel, nous y avons contribué ! Mais on peut considérer que cela importe peu, puisque dans une France à peu près apaisée par le nouveau pacte social, transformée par l’adoption du quinquennat pour le président, les chances de Lionel Jospin semblaient de plus en plus réelles pour 2002. N’était la montée des craintes sécuritaires et la résilience politique du Front national, dangers contre lesquels il semble que seule Bernadette Chirac ait averti son mari. Le choc fut double. Choc en lui-même, de voir Jean-Marie Le Pen, contre lequel Le Monde avait toujours mis en garde, qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle. Je me souviens de l’émotion qui me saisit lorsque je fus prévenu, dès 18 h 30, des premières indications des instituts de sondage. Choc également car nous n’avions pas pris le risque d’alerter l’opinion à temps : cette tendance nous avait été livrée comme une hypothèse plausible l’avant-veille du scrutin. Edwy Plenel et moi-même avons alors jugé que la livrer telle quelle exposait le journal à être accusé d’une manipulation de dernière minute… Le mieux est l’ennemi du bien !

Très vite, nous avons nourri l’espoir que Jacques Chirac, réélu avec 82 % des suffrages, donnerait une traduction politique à la vague qui l’avait porté, concrétisée par la foule rassemblée au soir de sa victoire, place de la République. Foule « black, blanc, beur », à l’image de l’équipe de France dont il avait célébré la victoire en 1998, mais dont la vision, ce soir-là, avait semblé tétaniser Bernadette Chirac. Il n’en fit rien. Il se replia sur son propre camp. Et Le Monde redevint le grand journal d’opposition. Hormis sur l’action extérieure, liée aux conséquences de l’offensive d’al-Qaida contre les Etats-Unis le 11 septembre 2001. Le « non » à la campagne de George Bush en Irak et la tentative de constitution d’une nouvelle troïka européenne composée du président français, du chancelier allemand Schröder et du président russe Poutine, ne pouvaient qu’être soutenues par Le Monde comme par toute l’opinion. Même si j’étais d’avis qu’en allant au-delà du « non » à la guerre d’Irak, c’est-à-dire en cherchant à coaliser contre les Etats-Unis, Chirac et Villepin étaient allés un pont trop loin. Quant à la politique intérieure, elle fut peu à peu monopolisée par le duel Chirac/Sarkozy qui annonçait déjà une sorte d’alternance ambiguë que le maire de Neuilly allait imposer à un clan chiraquien de plus en plus en désarroi. Jacques Chirac, il est vrai, a vécu tout son second mandat dans la hantise d’une nouvelle explosion sociale, d’une répétition de décembre 1995 ; cela le conduisit à un certain immobilisme, moqué cruellement par Nicolas Sarkozy qui dénonçait le « roi fainéant ». « François, sache que je suis à 100 % derrière toi », affirma ainsi le président à son ministre de l’Education d’alors, François Fillon. Ce dernier avait entrepris une énième réforme de l’Education nationale, laquelle comportait un volet « réformes du BAC », provoquant aussitôt la menace de manifestations étudiantes et lycéennes. « A 100 % derrière toi, mais François, sur le BAC, il vaut mieux attendre. » Après la perte du référendum européen et les débuts de dégradation de son état de santé, Jacques Chirac voulut laisser les commandes de sa maison à son nouveau Premier ministre Villepin, tout en tolérant de plus en plus mal le poids croissant d’un Nicolas Sarkozy qui cumulait désormais la responsabilité du parti, l’UMP, et celle du ministère de l’Intérieur. Il est vrai que le scandale sans précédent provoqué par la révélation des manipulations de l’affaire « Clearstream » avait ébranlé les colonnes du temple, sans pour autant, cette fois-ci, que la presse y joue le moindre rôle. Ayant renoncé au dernier moment à se représenter contre Sarkozy, Chirac quittait le pouvoir dans un certain désarroi et une incontestable amertume. Au même moment, je m’apprêtais à affronter une démocratie rédactionnelle houleuse, troublée par les ambitions de transformation du Monde en vaisseau amiral d’un authentique groupe de presse. Mais cela est une autre histoire.

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LES ANNÉES CHIRAC

1995-2007


de s’affronter. Il faut parfois qu’ils s’enferment dans un bureau pour éviter d’offrir le spectacle de leurs désaccords. Quand les colères de son adjoint effraient la jeune secrétaire, Anne-Marie Franchet, imposée dans le service malgré les réticences de Barrillon qui juge la présence des femmes « nuisible » à la concentration, l’aimable chef du service politique la rassure d’un sourire : « Vous savez, j’ai le cuir épais… » Ils sont si différents que lorsqu’ils ont choisi Laurens comme adjoint, Jacques Fauvet a marqué son étonnement d’un « C’est bien la première fois que ces deux-là s’accordent… » Le journaliste Thomas Ferenczi, dont la famille est liée aux deux hommes a ainsi résumé les choses : « C’était l’esprit de finesse contre l’esprit de géométrie. » Ce n’est pas que Barrillon n’ait aucune sensibilité. Ce moraliste qui jalouse Viansson d’avoir fait Normale Sup’ est un amoureux de la poésie et de la littérature. Pour un chagrin d’amour, on l’a vu passer huit jours, hagard, assis par terre dans son bureau, relisant A la recherche du temps perdu, en fumant comme un pompier ses gitanes. Mais c’est ainsi. Viansson n’est pas le genre du Monde. La vieille école jalouse ses succès. Ses livres sont des best-sellers. Ses portraits d’hommes politiques sont plébiscités. Des lecteurs, il reçoit un courrier de ministre qu’il classe soigneusement avant d’y répondre : un dossier pour les remerciements, un autre pour les longues argumentations et un troisième sur lequel il a tracé au feutre « EPM », pour « et puis m… ». Viansson a compris que le journalisme, c’est aussi l’art de la formule et le sens de l’àpropos. Lorsque paraît le 15 mars 1968 sa fameuse chronique intitulée « La France s’ennuie » (lire p.112), la plupart des journalistes du Monde n’y prête guère attention. Dans les conférences de rédaction, Viansson ne semble pas plus prévoir que les autres que cette « agitation », comme l’indique le bandeau qui coiffe les articles du quotidien, deviendra une révolte. « Les étudiants manifestent, bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Egypte, en Allemagne, en Pologne même, constate Viansson. Ils ont l’impression qu’ils ont des conquêtes à entreprendre, une protestation à faire entendre, au moins un sentiment de l’absurde à opposer à l’absurdité. » Avant d’ironiser : « Les étudiants français se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre et d’Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons, conception malgré tout limitée des droits de l’homme. » On ne comprendra qu’après que cette façon de mêler société et politique, psychologie des foules et air du temps a fait de lui le chroniqueur de l’époque ! Jacques Fauvet, devenu directeur du Monde, fini tout de même par s’en agacer. Il propulse Viansson, en 1969, à la rédaction en chef dans l’espoir d’en faire un placard, offrant enfin à Barrillon la direction du service politique tant convoitée. Au premier étage, Viansson a donc installé ses livres et ses dossiers sur les meubles en teck d’un grand bureau donnant sur la cour, emmenant avec lui la fidèle Anne-Marie. Mais il reste une star. C’est lui qu’on continue d’inviter sur les plateaux de télévision. Les dîners qu’il donne avec sa femme Jeannine, éditrice chez Albin Michel, sont des plus courus. Le week-end, ils reçoivent à Bazoches, un petit village des Yvelines, où Viansson s’est fait élire au conseil municipal, et dont, avec Jean Monnet, le père de l’Europe, et Brigitte Bardot, il est la troisième figure connue. Sa chronique, « Au fil

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de la semaine », désormais hebdomadaire, est commentée chaque samedi. Ministres, grands patrons, intellectuels, tous le lisent, curieux de ses trouvailles et admiratifs de sa plume. Le supplément du week-end que Fauvet l’a chargé de rénover est conçu, dit-il, comme « un rôti avec des pommes de terres croustillantes autour » : tout le journal a compris que le rôti est son article, dans lequel ce lecteur de Roland Barthes reprend le principe des Mythologies du sémiologue. Il y croque la verve populaire de l’animateur de télévision Jacques Martin, le sentimentalisme moderne des petites annonces de rencontres, ou l’émergence des intellectuels de « la nouvelle droite ». Quand il signe une chronique sur les motards, dont les premières manifestations bloquent le périphérique, il la fait aussitôt relire par un garçon de bureau adepte du deux-roues, notant avec attention et modestie chacune de ses remarques. Quand il part en vacances, il prépare deux ou trois articles d’avance, afin qu’un chroniqueur vedette ne lui vole pas la place. En 1977, après avoir rencontré Léon Schwartzenberg, cet optimiste se décide à aborder un sujet plus grave. Dans la foulée de Mai 68, le cancérologue professe qu’il faut en finir avec le mandarinat des médecins et dire la vérité aux malades même lorsqu’ils sont condamnés. L’humaniste Viansson lui a aussitôt proposé d’écrire avec lui un livre, Changer la mort, mêlant réflexion métaphysique, considérations morales et témoignages humains. Le duo, invité par Bernard Pivot sur le plateau d’« Apostrophes », déclenche un débat dans toute la France. Le journaliste n’a pourtant pas prévu que la réalité qu’il aime tant dépeindre deviendra bientôt la sienne. Un jour de 1978, au retour de ses vacances d’été passées à faire du bateau dans le sud de la France, il arrive à la conférence plus courbé que d’habitude. « Un peu de sciatique… », glisse-t-il en souriant à ses voisins, s’autorisant exceptionnellement à s’adosser au mur quand l’assemblée des chefs de service se tient debout dans le bureau du directeur. Quelques mois plus tard, il disparaît du journal. Seule la chroniqueuse médicale du Monde, Claudine Escoffier-Lambiotte, médecin ellemême et amie des Viansson-Ponté, a compris de quoi il retourne. Devant la progression du cancer des os qui le ronge, elle adresse le journaliste au professeur Jean Bernard. C’est à lui que Viansson, bientôt reclus dans son appartement donnant sur La Sorbonne, demande des antalgiques qui n’affectent pas sa capacité à écrire. Régulièrement, des confrères viennent lui rendre visite, inquiets de voir son visage se creuser toujours un peu plus. Mais chaque semaine, rue des Italiens, on reçoit sa chronique, toujours impeccable, toujours à l’heure. Le cancérologue Léon Schwartzenberg a cependant consulté le dossier médical de Viansson. Le pronostic est désastreux. Au journaliste qui s’est pourtant gardé de réclamer quoi que ce soit, le médecin, croyant bien faire, assène cette vérité qu’ils prônaient autrefois tous deux : « Tu es foutu, Pierre, tu n’en as plus que pour quelques mois...  » Jeannine Viansson-Ponté, furieuse, met le cancérologue à la porte. Schwartzenberg a raison, pourtant. Le 7 mai 1979, Viansson s’éteint, après avoir jeté ses dernières forces dans la rédaction d’une ultime chronique. Il n’a eu que le temps de la savoir publiée dans le journal qui, selon la tradition du Monde, est daté du lendemain, jour de sa mort.

© Martine Franck/Magnum Photos

porter atteinte à la crédibilité du Monde et à la conscience professionnelle du sourcilleux adjoint. Le voilà condamné au « tombeau » : Barrillon, qui relit la copie, efface systématiquement son nom de tous les articles. Le ministre voit bien son action relatée, mais il a perdu son identité. Il faut qu’il négocie pour la retrouver et que Viansson intervienne pour empêcher fermement que l’on pratique à l’avenir ce genre de châtiment. Barrillon, surtout, ne jure que par la chronique parlementaire qui occupe encore, à l’époque, deux ou trois pages quotidiennes du journal. Chaque matin, un coursier apporte les retranscriptions des débats à l’Assemblée et au Sénat. Le « rubricard » Alain Guichard, un héritier du groupe Casino qui a fait sensation en refusant une augmentation de salaire au motif que « de jeunes camarades en ont plus besoin que moi », soupèse alors l’enveloppe sans même l’ouvrir, avant de réclamer au jugé ses « une ou deux colonnes ». Après le bouclage, le rédacteur André Passeron, un petit homme dont l’apparence sévère masque la chaleur du pied-noir, annonce à la cantonade devant les stagiaires interloqués : « Si l’on m’appelle, je passe l’aprèsmidi à la chambre… » et s’en va à pied vers l’Assemblée, en traversant la Seine. Au PalaisBourbon, les compte-rendus du Monde font référence autant que le journal officiel. L’arrivée de Viansson, c’est un peu l’irruption de la modernité dans un journal encore jeune mais déjà « tellement IVe République ». Le matin, lorsqu’il arrive le dernier à la conférence de rédaction, de sa démarche souple et l’œil rieur, il a toujours une histoire à raconter, d’un ton pince-sans-rire. C’est un homme qui aime les dîners en ville où l’on glane la rumeur d’une époque, l’anecdote éclairante qui donne de la chair à un portrait. « Le journalisme est un métier où l’on dort peu », confesse-t-il parfois lorsque les levers à l’aube, obligatoires au Monde, viennent encore raccourcir ses nuits après un souper chez Maxim’s passé en compagnie de Romain Gary. Même le côté impénétrable de Beuve-Méry l’amuse. Un jour que des rédacteurs l’interrogent sur la réaction de Sirius, il répond avec humour : « Il a dit noin… » Yvonne Baby, arrivée un an avant lui au service culture, a vite compris que ce souriant sceptique élevé chez les jésuites aurait du mal à être accepté dans cette assemblée un peu rigide. « Il ne ressemblait à personne, se souvient-elle. Même son bureau était différent. » Alors que Barrillon peut donner de l’argent à un stagiaire pour qu’il aille « se faire couper les cheveux » ou renvoyer un jeune confrère qui a eu le malheur de venir en bras de chemise – « On met un veston, lorsqu’on vient me voir ! » –, Viansson fait défiler dans son refuge ses journalistes afin qu’ils lui racontent les couloirs de l’Assemblée, les rumeurs du gouvernement, les propos de fin de meeting. Il les écoute avec son air penché, derrière de grosses lunettes d’écaille, et l’on retrouve bientôt leurs anecdotes dans ses papiers, écrits d’un jet et sans rature. Lorsqu’il a aimé un reportage, il écrit un petit mot de félicitation, une chose si rare dans ce journal qui pratique peu les congratulations, qu’il s’est vite attiré les sympathies. Viansson est aussi un adepte du « rewriting », comme on commence à le dire dans la presse magazine naissante. Sa cigarette brune coincée entre les lèvres, il reprend une tournure, refait une attaque, réécrit une chute. « Lorsqu’il peignait la copie, elle était indiscutablement plus jolie après », constate André Laurens, qui deviendra plus tard directeur du Monde. Mais à l’intérieur de la rédaction, les deux écoles, celle toute en rigueur de Barrillon et l’autre toute en brio de Viansson, n’en finissent pas

Yvonne Baby, Paris, 1976.

LE MONDE NOMME UNE FEMME CHEF DE SERVICE

Le quotidien de la rue des Italiens n’a placé pendant vingt-cinq ans que des hommes à sa tête. Jusqu’à ce jour de 1971 où Jacques Fauvet a l’idée de confier à Yvonne Baby la tête du nouveau service culturel. —

Ariane Chemin Depuis que « Beuve » a passé son tour, vingtcinq ans heure pour heure après son arrivée à la tête du journal, Jacques Fauvet, le fils spirituel du « patron », a pris en main les fameuses conférences du matin. Du lundi au samedi, à huit heures pétantes, les chefs de service gagnent le bureau d’angle, serrent la main du directeur, et déroulent l’un après l’autre leur « menu ». Jamais de débat, ou presque : ce n’est pas dans les usages du Monde, comme il ne viendrait à personne la folle idée de s’asseoir. Les chefs de service se tiennent debout, en cercle. Pour les uns, l’habitude d’un journal du soir qui se fabrique vite et tôt le matin. Selon d’autres, les restes de la tradition militaire d’Uriage, celle du briefing avant l’assaut... La cérémonie reste strictement masculine. En cet automne 1971, autour du nouveau directeur, on ne voit qu’un aréopage de complets et de cravates – la canicule de 1976 sera la seule occasion pour ces messieurs de tomber la veste. Au Monde, trois ans après Mai 68, l’unique femme de « l’encadrement » (le mot qu’emploie alors cet univers ultra-hiérarchisé) se nomme Jacqueline Piatier ; mais les pages littéraires, qu’elle dirige, sont un simple « département ». Et n’ont donc droit ni aux réunions de la rédaction en chef, ni au sacro-saint rendez-vous de 8 heures. Ce jour-là, Jacques Fauvet a convoqué une seconde réunion, l’après-midi. A l’ordre du jour, la nomination d’un chef du service culturel pour coiffer les « spectacles » et les « arts », comme on dit à l’époque. Le nouveau directeur souhaite offrir davantage de place à cette culture qui depuis dix ans compte un ministère, et d’où, bien avant les premières barricades, a jailli la contestation contre les blocages de la société gaulliste. Le poste a été proposé à

Bertrand Poirot-Delpech, un styliste caustique et raffiné. Mais le feuilletoniste littéraire, qui vient de recevoir le grand prix de l’Académie française pour son roman La Folle de Lituanie, a refusé l’honneur. Ce « hussard de gauche » aime trop sa liberté pour s’enfermer dans une cage. « Je ne sais pas diriger », plaide-t-il, en rappelant qu’il a déjà refusé la tête du Monde des livres, quelques années plus tôt. Poirot ne veut lâcher ni son voilier de Granville, ni ses parties de tennis, ni sa moto et sa garçonnière. Dans le bureau, Fauvet toussote, le babil qui l’entoure s’éteint d’un coup. « Pour le service culturel, annonce-t-il à la petite assemblée, ce sera Baby. Elle aura tous les droits et tous les devoirs des autres chefs de service. » Un murmure réprobateur monte dans le bureau. Au Monde, les femmes sont de « fidèles » secrétaires, comme la rousse Yolande Boitard, qui a suivi « Beuve » dans sa retraite du cinquième étage. Et lorsqu’elles sont journalistes, ce n’est jamais à ces postes de prestige dévolus au sexe masculin. Josette Alia, la « corresp. » à Tunis, comme on écrivait dans un flou diplomatique, signe encore ses papiers d’un simple J. Ben Brahem – le nom de son mari. Quant à la chef des « livres », elle se contente de « J. Piatier », une astuce qui a longtemps rassuré Raymond Barrillon, le chef du service politique, persuadé qu’un certain Jérôme dirige les pages littéraires. Et on voudrait une femme à la tête d’un service du grand journal du soir, qui plus est mère de deux enfants ? Le cénacle est sous le choc. « Comment fera-t-elle pour arriver à 7 heures le matin, en même temps que l’encadrement ? » demande « Poirot ». Homme sévère aux airs de grand chef scout, Barrillon vote farouchement

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contre. Dans les couloirs, on dit pourtant le chef du service politique très sensible au charme d’Yvonne. Pris de remords, il proposera un peu plus tard à la nouvelle promue d’aller « faire un tour » jusqu’à la place Vendôme. « Je me demandais comment vous alliez faire avec vos garçons pour aller aussi au théâtre, aux expos, au cinéma, s’excuse-t-il. J’étais très contre, mais comprenez que c’était pour votre bien. » Chic, cultivée, intimidante, Yvonne Baby est arrivée rue des Italiens en 1957, à cette époque bénie où l’on ne réclamait ni bac ni diplômes. Elle a été recommandée par l’actrice Sophie Desmarets, la femme de Jean de Baroncelli, un cinéphile à la belle écriture classique qui régnait alors sur la critique cinéma du journal. « Baby » porte ses cheveux bruns en queue de cheval, et, sur ses jambes fines dont les hommes du journal parlaient – parlent encore – avec émotion, des bottes rouges et les mêmes minijupes qu’Anna Karina dans les films de Godard. La jeune femme s’exprime d’ailleurs comme une actrice, avec des blancs dans des phrases qui restent en l’air, puis retombent, pleines d’accents semi-précieux. Elle a commencé par remplir pendant trois ans les « lignes programme » au service spectacles, puis est passée « courriériste », et critique désormais les films. D’abord en signant « intérim », puis de ses initiales, et, enfin, au terme d’un éprouvant chemin de croix, de son nom entier, en capitales maigres et en pied. Sans parler du sacre ultime : « Yvonne Baby » en haut d’un papier, accompagné, en italique, du grade d’« envoyée spéciale ». C’était pour la Mostra, le rendez-vous des cinéphiles. Et pas n’importe laquelle : le cru 1961, celui de L’Année dernière à Marienbad. « Vous voulez vous rendre à Venise ? avait prévenu Beuve-Méry. Très bien. Mais prenez garde à ce monde de stuc et de stupre. » La jeune femme navigue pourtant en terres connues. Sa mère, Rita, a quitté l’historien du marxisme Jean Baby pour vivre avec l’intellectuel communiste Georges Sadoul, auteur de la monumentale Histoire générale du cinéma mondial. Dans l’appartement du couple, sur l’île Saint-Louis, la « petite Baby » a vu défiler des tas d’artistes qui viennent refaire l’après-guerre et qu’on reçoit gaiement, à la slave, sans compter. A l’heure du souper, on croise Giacometti, Henri Cartier-Bresson ou Elsa Triolet. « C’était un entre soi avant-gardiste où les filles n’imaginent pas vivre sans avoir un métier », se souvient Yvonne Baby. « Pourquoi pas vous, chère amie ? » l’avait testée Bernard Lauzanne, dès la fin de l’année 1970.


César. « Baby connaît le monde entier, elle a un carnet d’adresses merveilleux », avait-il rapporté à Fauvet, emportant du coup la décision. Chaque matin, à la conf’ de 8 heures, l’assemblée masculine observe donc à la dérobée les jupes soleil d’Yvonne, ses chemises Charvet immaculées, et le savant chignon relevant les cheveux si tôt blanchis. Ses manières de chatte, aussi, quand elle déroule son menu, délicatement appuyée sur un fauteuil ou sur la table ovale. Très vite elle invente le « cheval culturel », ce papier qui démarre en une et court ensuite dans les pages, et impose de nouvelles signatures. Une nouvelle famille s’est installée au cinquième étage. « Mes chevaliers de la Table ronde », dit Yvonne. Un clan resserré qu’elle entoure d’une affection exclusive et débordante, et dont chaque membre guette jalousement la trace d’une grâce chez l’un, l’indice d’une faveur chez l’autre. Parmi les nouvelles recrues, André Fermigier, qui donne du « chère duchesse » à la chef de service, ou encore Michel Cournot, un critique si brillant qu’on l’autorisa à signer à la fois au Monde et à l’Observateur. Des « plumes » confirmées que « Baby » mélange avec des tous jeunes, comme Fréderic Edelmann, ou Claire Devarieux, aujourd’hui à Libération. « C’était l’époque de la culture sans promo ni voyages de presse, dit cette dernière, une

Fontaine n’est pas loin de penser comme eux. « Pourquoi n’avons-nous pas parlé de ce film si drôle que j’ai été voir au cinéma dimanche ? », interroge souvent cet amateur de théâtre de boulevard à la conférence du matin, quand Yvonne vante un peu trop passionnément Kurosawa ou réclame six colonnes sur un plasticien obscur mais prometteur. « Monsieur, nous avons parlé de votre film il y a une semaine », osa répondre un matin la voix suave au directeur. « Un jour, se souvient Claire Devarieux, j’ai vu arriver un vieux monsieur rue des Italiens. Il demandait Yvonne. Je l’ai reconnu à son chapeau, c’était Aragon. » Au creux de l’été 1977, un autre lecteur, plus jeune d’un demisiècle, boucles d’or et sourire d’ange, passe la porte du Monde. Lui aussi réclame « Madame Baby », dont il connaît la signature par cœur. Il rentre du festival d’Avignon, où il a récité dans la chapelle des Cordeliers une petite pièce de son cru. Il a failli ne pas aller jusqu’au bout : l’assistance bâillait, lisait son courrier, les régisseurs fumaient… Le dramaturge en herbe a couché sur quelques feuillets pleins d’humour cette expérience cruelle et solitaire, et veut les proposer au Monde. « Madame Baby » est absente ? Il grimpe la chercher jusqu’au cinquième étage. Thomas Ferenczi, futur directeur de la rédaction mais alors adjoint du service culturel, lit avec Mathilde La Bardonnie, une des dernières recrues d’Yvonne, le papier qu’on leur tend. Ils

LE MONDE SALUE L’ARRIVÉE DES KHMERS ROUGES

De ces terres lointaines, les « asiates » du service étranger connaissent les langues, les cultures et les guerres meurtrières de la décolonisation. Ils ne veulent pas imaginer ce que préparent ces rebelles communistes qui, un jour de 1975, débarquent en armes dans les rues de Phnom Penh… —

Raphaëlle Bacqué

© Michel Desjardins/Rapho

« Non, merci », avait répondu Yvonne Baby au rédacteur en chef. Mais la petite phrase avait sonné toute la soirée à ses oreilles. La journaliste vient de passer une année sabbatique aux EtatsUnis avec son mari de l’époque, un Américain : « J’étais revenue très sisterhood, libération des femmes. » Une nuit d’insomnie lui suffit pour regretter son refus poli. Lorsque le lendemain elle retrouve la rue des Italiens, elle a changé d’avis. « La petite Baby ? » Jacques Fauvet réfléchit. Cet homme curieux – il assiste jusqu’à sa nomination à toutes les réunions du Monde des livres –, qui à la fin des années 1970 aura le culot de passer à la une un texte de Jean Genet défendant les terroristes de la bande à Baader, déteste ce qu’on n’appelle pas encore le « politiquement correct ». Mais il est mal à l’aise avec les femmes, comme l’époque, et volontiers provocateur. « Vous savez que le journalisme est un métier de chien, pardon, de chienne », dira-t-il à Mathilde La Bardonnie en l’embauchant au nouveau service culturel. Puis à une pigiste de longue date, venue réclamer la régularisation de sa situation : « Vous avez quel âge ? Tant mieux. Vous n’aurez plus d’enfants. » « Vous êtes enceinte ? » demande-t-il à une autre impétrante habillée d’une de ces robes chasubles dont raffolent les années 1970. Et, enfin, à Josyane Savigneau, future chef du Monde des livres, pour éviter de lui donner un salaire plein : « Vous vivez encore chez vos parents ? » « Tous ces messieurs étaient des vieux lions dont on ne connaissait pas la vie », raconte Yvonne Baby. On entre au Monde comme en religion, laissant la vraie existence dans l’ombre, la sacrifiant souvent aussi. « Je n’ai pas de mari, mes enfants n’ont pas de père, Le Monde a un directeur », cinglait, acide et lucide, Geneviève Beuve-Méry, la mère des quatre enfants du « patron ». Lorsque Nicole Zand, jeune critique culturelle, vint travailler, au printemps 1965, le ventre arrondi, ce fut d’ailleurs une petite révolution. Encore l’enfant était-il le fils de Jacques Amalric, un « pilier » du service étranger – autant dire un bébé maison. Des années plus tard, le petit Mathieu se souviendra du Monde. Dans l’un de ses premiers films, Mange ta soupe, le talentueux cinéaste raconte l’histoire d’un fils qui grandit entre deux parents absents, happés nuit et jour par leur métier névrotique… La réunion est levée. Baby est adoubée. Seul « Beuve » envoie un petit mot à la nouvelle promue, au crayon bleu, de son écriture fine et déliée. Le fondateur du journal vient même exceptionnellement embrasser Yvonne, « comme on embrasse dans la grande bourgeoisie », se souvient-elle. Pour marquer sa différence, la nouvelle chef du service culturel refuse de gagner le premier étage occupé par les hommes, et réclame une petite pièce au cinquième, au fond du couloir. « J’avais placé le bureau de biais – je ne voulais pas recevoir les gens de manière formelle –, disposé deux chaises et le petit canapé de Fauvet que j’avais récupéré et recouvert de velours marron deuxième choix. » Elle a choisi l’étage des saltimbanques, celui du chroniqueur « danse », Olivier Merlin. « Un personnage de Paul Morand toléré dans un noviciat dominicain », comme disait « Poirot ». L’un des rares journalistes autorisé à faire de son bureau son antre, où il enchante ses fins de nuit avec les petits rats de l’Opéra tout proche, avant de retrouver à l’aube son peignoir en soie pendu dans la douche des typos. Puis d’achever ses articles devant le café et les croissants que lui porte César, le chef des « garçons » – et, il faut bien le dire, l’espion du patron. Un appui décisif, dans la nomination d’Yvonne, que ce fameux

Réunion éditoriale au Monde, 1958.

époque où on pouvait “oublier” un film. Si Yvonne voulait voir Bergman, eh bien, elle avait rendez-vous avec Bergman. » Et Orson Welles, et Terence Mallick, et Buñuel ou Fellini, Boulez et Woody Allen, dont elle a gardé, dans son appartement proche du Luxembourg, les petits mots devenus collector. « Comme toujours, votre interview était le meilleur article sur le film, a écrit François Truffaut. Chaque fois que c’est possible ça devrait paraître avant que les critiques se mettent au travail. […] Je commence à tourner demain, pas trop angoissé, grâce à vous. » Au politique et à l’étranger, on observe ce service trop féminin, élitiste et un brin gauchiste, avec une grande condescendance : « Les bonnes femmes, c’était bon pour la culture, il ne fallait pas les prendre trop au sérieux », soupire Colette Godard. « Le service culturel, pour nous, c’étaient des filles qui écrivaient en enlevant les verbes des phrases, confirme Noël-Jean Bergeroux, journaliste politique qui deviendra directeur de la rédaction du Monde. Trois mots, un point, trois mots…. On disait qu’à force de disserter longuement et de couper les cheveux en quatre pour des sujets qui passaient très audessus de la tête du commun des mortels, les filles de la culture retardaient le journal. » André

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le trouvent « éblouissant ». Le 11 août 1977, dans les colonnes du quotidien, paraît « Une lecture au gueuloir, un auteur en quête de spectateurs. » Il est signé Hervé Guibert. De son lieu de vacances, Yvonne Baby a repéré l’article, et convoque son auteur au bistrot dès son retour. « J’aimerais que vous veniez chez nous, avez-vous des idées sur la photo ? demande-t-elle. – Aucune, répond Guibert. – Tant mieux, vous en aurez de nouvelles », lui répond la chef du service culturel. Hervé Guibert sera le plus célèbre pigiste du Monde, mais aussi un audacieux et féroce photographe. Puis, enfin, le romancier clinique du sida qui le ronge, et finit par le terrasser, à trente-six ans. Jusqu’à la sortie de sa Lettre à l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, en mars 1990, le jeune homme au loden beige et aux chaussettes rouges ne dit rien à sa protectrice de son mal incurable. Mais quand, en 1986, André Fontaine embauche Danièle Heymann et l’installe dans le fauteuil d’Yvonne, le « chevalier de la Table ronde » quitte illico la rue des Italiens, fermant pour la dernière fois la porte en verre dépoli sur laquelle un garçon d’étage trop sentimental avait collé une marguerite en plastique, son bouquet de fleurs pour Yvonne Baby.

De l’hôtel Phnom, où logent la plupart des reporters étrangers, la première ligne de front n’est qu’à vingt minutes de taxi, dans les faubourgs de Phnom Penh. L’envoyé spécial du Monde, Patrice de Beer, s’y est déjà rendu plusieurs fois, en ce mois d’avril 1975, en compagnie de deux confrères avec lesquels il partage la location d’une Peugeot 403 : à Paris, la rédaction en chef a rappelé qu’elle « garde un œil vigilant sur les notes de frais ». C’est une atmosphère étrange que celle qui règne dans cet hôtel, avec ses serveurs en veste blanche et sa piscine, à quelques kilomètres à peine des postes avancés d’où les Khmers rouges encerclent et bombardent la capitale du Cambodge. Presque tout Phnom Penh vit d’ailleurs depuis des semaines dans ce climat contradictoire, de peur sourde et d’insouciance apparente étroitement mêlées. « Une ambiance de fin du monde », constate de Beer. Le journaliste français, habituellement basé à Bangkok, dans la Thaïlande voisine, où il occupe le poste de correspondant du Monde, ne cesse depuis le mois de janvier de faire des allers et retours au Cambodge. La situation y est de plus en plus tendue. Les communications avec sa femme, d’origine chinoise, et ses enfants restés dans la capitale thaïlandaise, sont aléatoires. Envoyer à Paris un article avant le couvre-feu réclame un incroyable déploiement d’énergie, tant les coupures de courant et la désorganisation de la poste centrale de Phnom Penh où se trouve le télex rendent l’opération incertaine. A trente-trois ans, de Beer a déjà promené sa longue silhouette un peu gauche au milieu de bien des conflits, depuis son arrivée au journal en 1970. Il a couvert la guerre civile en Ethiopie et le conflit indo-pakistanais qui a donné naissance au Bangladesh. Mais depuis qu’il a obtenu le poste de correspondant en Asie du Sud-Est, quelques mois plus tôt, ce diplômé de « Langues O », qui parle chinois et malais, a le sentiment de vivre, avec le conflit cambodgien, un nouvel avatar de ces mouvements d’indépendance que Le Monde soutient depuis la guerre d’Algérie. Le 12 avril 1975, lorsque les Américains ont ordonné l’évacuation de leurs ressortissants et la fermeture de l’ambassade des Etats-Unis, le directeur Jacques Fauvet a fait passer un message à son reporter : « Rentrez à Bangkok. La situation devient trop dangereuse. » Des centaines d’Occidentaux, mêlés à quelques Cambodgiens, ont pris d’assaut les derniers gros hélicoptères, comme la plupart des envoyés spéciaux étrangers. Patrice de Beer est pourtant resté, en compagnie d’une vingtaine

de journalistes, dont l’envoyé spécial du New York Times Sidney Schanberg (son livre inspirera au cinéaste Roland Joffé La Déchirure) et bon nombre de photographes. Comme eux, il attend la confrontation finale entre les Khmers rouges, ces rebelles communistes cambodgiens armés par la Chine maoïste, et le gouvernement « républicain » soutenu jusque-là par les Etats-Unis. La consigne a vite circulé, dans les salons du Phnom : lorsque la ville tombera, mieux vaudra se réfugier dans l’enceinte de l’ambassade de France dont le vaste parc et les trois corps de bâtiments, presque en face de l’hôtel, offriront un territoire de protection. Rares sont les journalistes qui se croient vraiment en danger. La guerre du Viêtnam, que certains des photographes venus à Phnom Penh ont couverte, a pourtant eu son lot de morts dans la presse. Mais la passion de l’aventure et de l’information, la concurrence qui anime aussi les envoyés spéciaux entre eux, est un moteur puissant. Avant qu’il parte en poste à Bangkok, Fauvet a convoqué de Beer et, après avoir jeté un œil sur son salaire, a convenu : « Vous êtes bien mal payé… » Le journaliste s’attendait à une proposition d’augmentation. Mais le directeur a seulement lâché à ce fils d’un écrivain-administrateur de la Comédie-Française : « J’espère que vos parents vous aident… » Lors de ses précédents reportages de guerre, Le Monde ne lui a versé qu’une prime de risque d’à peine 1 000 francs. Le 17 avril, les Khmers rouges sont au cœur de Phnom Penh. Ils ont pris la capitale si facilement que, dans les toutes premières heures, les habitants, soulagés d’avoir évité de violents combats, les ont accueillis avec des vivats. Dès le début de l’après-midi, cependant, l’atmosphère tourne à la peur. Les communications sont coupées. Dans les rues, des soldats, qui ont parfois l’air de gamins avec leur pyjama noir et, autour du cou, leur « krama », ce foulard khmer à damier rouge et blanc, détruisent à coup de crosse tous les signes du confort occidental et diffusent par haut-parleur l’ordre impérieux d’évacuer la cité. Le correspondant du Monde, dont le traducteur cambodgien qui faisait aussi office de chauffeur a fui dès les premières heures pour mettre sa famille à l’abri, est parti en reconnaissance avec quelques confrères. La petite troupe a été arrêtée à un barrage au bout de quelques minutes, et la voiture a aussitôt été confisquée par les Khmers rouges. Il a fallu revenir à pied, par des chemins détournés, jusqu’à l’ambassade de France. Là, le consul, Jean Dyrac, un ancien résistant de la Seconde Guerre mondiale, doit faire face à un afflux de réfugiés qui cherchent

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la protection de ce bout de territoire français et dont l’ethnologue François Bizot, qui sert alors d’interprète, racontera la tragédie dans son grand livre Le Portail (La Table Ronde, 2000). De Beer a pu négocier avec l’ambassade – la seule à pouvoir encore communiquer avec l’extérieur – la possibilité d’envoyer au journal un télégramme qui, grâce au décalage horaire, a pu parvenir à Paris dans la matinée du 17 avril, juste avant le bouclage. L’article de trois petits paragraphes a été publié en une. Titré « Enthousiasme populaire », il commence par une affirmation qui fera longtemps polémique : « La ville est libérée » ; et se termine sur quelques lignes rapportant la dernière entrevue du journaliste avec le Premier ministre cambodgien déchu, Long Boret, la nuit précédente : « Il semblait inconscient de l’ampleur du désastre, des souffrances infligées au pays et de l’enthousiasme des Phnom-Penhois pour les forces révolutionnaires. » A Paris, au quatrième étage de l’immeuble de la rue des Italiens, un planisphère épinglé d’une vingtaine de noms signale les envoyés spéciaux répartis sur la planète. Là s’ouvre le royaume du service étranger, véritable bric à brac de bureaux recouverts de journaux et de souvenirs de voyage. Ces quelques dizaines de mètres carrés, où l’on parle russe, japonais ou arabe, sont les plus prestigieux du journal. L’ancien envoyé permanent à Moscou Michel Tatu dirige « l’étranger » d’une main aimable, laissant toutefois une grande latitude aux chefs de « desk », des experts regroupés par continents qui en savent généralement autant que leurs correspondants. On les appelle les « soviets » (pour les experts de l’Europe de l’Est et de l’URSS), les « asiates » (pour ceux qui couvrent l’Asie) ou les « arabisants » (les spécialistes du Proche- et du Moyen-Orient) et leurs territoires sont des empires sur lesquels on empiète pas. Les « asiates » n’ont pas retouché une ligne de la dépêche du reporter : par tradition, le journal ne modifie jamais l’article d’un de ses journalistes sur le terrain. Ils ne paraissent d’ailleurs pas vraiment surpris de sa description euphorique de l’arrivée des Khmers rouges. Ce cénacle, qui boit du thé vert l’après-midi en épluchant les nouvelles de Saigon, s’est largement constitué par cooptation et partage quelques certitudes communes. En ce milieu des années 1970, ce petit groupe d’érudits et d’aventuriers, dont beaucoup ont épousé des Japonaises, des Vietnamiennes ou des Chinoises, est convaincu de l’échec de la politique américaine dans la région. Robert Guillain, leur doyen de soixantesept ans, autorisé par Fauvet à travailler encore pour arrondir une inconfortable retraite, a été l’un des rares journalistes occidentaux à couvrir la Seconde Guerre mondiale depuis Tokyo, puis, en 1954, la bataille héroïque et désastreuse des Français à Dien Bien Phu. Lorsqu’il arrive, en boîtant légèrement dans les bureaux enfumés de la rue des Italiens, sa courtoisie et sa distinction « tellement vieille France » – jurent les plus jeunes sans moquerie –, sont celles d’un ambassadeur des empires disparus. Il couve paternellement les benjamins du service, Jean-Claude Pomonti et Philippe Pons, deux diplômés de Sciences Politiques et de Langues O qui ont débuté leur carrière, comme toute une génération de reporters, dans les bombardements au Viêtnam et au Cambodge. Il ne fait pas de doute, à leurs yeux, que la décolonisation est inéluctable. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls. A la tête du Monde diplomatique, une filiale du quotidien, Claude Julien, l’ancien chef du service étranger, surfe sur cette vague qui grossit en défendant l’émancipation des pays en voie de développement contre l’impérialisme américain. A la tête du desk Asie,


70 ANS D’HISTOIRE

70 ANS D’HISTOIRE — NÉ EN 1944 SOUS L’IMPULSION DU GÉNÉRAL DE GAULLE, AVEC, À SA TÊTE, HUBERT BEUVE-MÉRY, ANCIEN CORRESPONDANT DU TEMPS À PRAGUE, LE MONDE CÉLÈBRE SES 70 ANS. 70 ans d’Histoire du monde, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux événements de Maïdan, en une sélection des meilleurs articles parus dans le journal, sous la plume notamment de Robert Guillain, Claude Julien, Marcel Niedergang, Jacques Amalric, Jean-Philippe Rémy... 70 ans d’Histoire de France, de la Libération aux élections municipales de 2014, avec la reproduction des éditos, chroniques, analyses et dessins de Sirius, Jean-Marc Théolleyre, Jacques Fauvet, Pierre VianssonPonté, Jean-Marie Colombani, Edwy Plenel, Erik Izraelewicz, Plantu... 70 ans d’Histoire d’un quotidien au cœur de l’actualité, ses grandes figures, ses coups journalistiques comme ses failles, croqués en 17 épisodes par Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin.

70 ANS D’HISTOIRE

Sept chapitres comme autant de présidents de la Ve République, précédés d’un huitième consacré aux premières années du journal (1944-1958), organisés façon Le Monde (International, Politique, France, Société, Economie, Sciences, Sports, Culture, Disparitions...) et introduits par les contributions inédites de grandes signatures de la rédaction, passées ou actuelles : André Laurens, Daniel Vernet, Yvonne Baby, Bruno Frappat, Thomas Ferenczi, Bernard Guetta, Corine Lesnes, Sylvie Kauffmann, Pierre Georges... Avec des photographies marquantes et de nombreux fac-similés de unes et de pages intérieures.

Prix France : 39,90 € ISBN : 978-2-0813-3504-2

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Flammarion

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