Stefan Zweig
Textes choisis et commentĂŠs par
Laurent Seksik
Flammarion
Avant-propos de Laurent Seksik
V
ous qui venez d’ouvrir ce livre, qui l’avez acheté ou reçu en cadeau, formez une sorte de communauté partageant une chose précieuse et indéfinissable : une passion pour Stefan Zweig. C’est là un élément singulier sans doute sans équivalent, une passion française pour un écrivain hors norme mort voilà plus de soixantequinze dans l’anonymat le plus total, au milieu de nulle part. Le Monde d’hier est le dernier livre qu’a écrit Zweig. Son livre le plus personnel, le seul où il a jamais parlé à la première personne. Cette autobiographie de près de cinq cents pages est tout autant le récit de sa vie que le récit du siècle. Dans ce qui s’apparente à un legs, à un héritage et à un testament, l’auteur est tour à tour le héros et le narrateur, le témoin et l’acteur. Personne mieux que lui n’a sans doute si bien raconté et incarné le destin européen. Zweig aura vécu la splendeur et la magnificence de son temps, la déchéance puis le suicide de son époque. De Romain Rolland à Sigmund Freud, de Rainer Maria Rilke à André Gide, il a connu tout ce que l’Europe a produit de génie et d’intelligence. Ce livre est le formidable récit de ces rencontres, de cette histoire – la nôtre – par le plus brillant des biographes. Chant du cygne autant que message d’espoir, Le Monde d’hier est un texte puissant, d’une grande poésie, dans lequel l’écrivain est au paroxysme de son talent.
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Avant-propos
Ce livre offre également une grille de lecture des événements du siècle passé et éclaire mieux qu’aucun essai ou manuel d’histoire ses splendeurs et ses drames. La lucidité et la pertinence de son analyse sur la montée du nazisme ou sur les liens entre le parti et les industriels allemands, après le génocide des Juifs, font de ce livre un grand livre d’Histoire. Sans doute plus fortement ici que dans aucun autre de ses textes, la voix de Zweig résonne. Et aujourd’hui plus que jamais, cette voix, éteinte un soir de février 1942, nous manque. L’ambition de ce livre est non seulement de la faire entendre de nouveau, mais aussi de l’accompagner, de l’illustrer. Le Monde d’hier, dans sa profusion de scènes, dans sa musicalité, est le film d’une vie et l’opéra d’un siècle où éclatent, sur une scène grande comme un continent, toutes les passions humaines, transcendées par la plume de son auteur. L’écho de ces voix ressuscitées par la prose de Zweig résonne ici avec les images des corps, des figures et des paysages. Lire, voir, entendre Zweig…
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1. Joseph Roth (1894-1939) 2. Gustav Mahler (1860-1911) 3. Richard Strauss (1864-1949) 4. Auguste Rodin (1840-1917) 5. Walther Rathenau (1867-1922) 6. Rainer Maria Rilke (1875-1926) 7. Arthur Schnitzler (1862-1931) 8. Jakob Wassermann (1873-1934) 9. Peter Altenberg (1859-1919) 10. Martin Buber (1878-1965) 11. Jules Romains (1885-1972) 12. Theodor Herzl (1860-1904) 13. Léon Bazalgette (1873-1929) 14. Schalom Asch (1880-1957) et Maxime Gorki (1868-1936)
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Le monde de la sĂŠcuritĂŠ
« … L’âme bouleversée et le cœur brisé, je jette encore un regard vers ces anciennes constellations qui resplendissaient sur ma jeunesse… » Ci-dessus : Vue sur la Ringstrasse ; le Parlement et la Nouvelle Université, le Rathaus et le Burgtheater, 1900. Ci-contre : Au fond le Rathaus, au premier plan le Liebenberg.
O Les deux Zweig
n compte – au moins – deux Zweig : le romancier et le biographe, le sentimental et le politique, chacun possédant des qualités d’écriture si distinctes qu’un lecteur non avisé pourrait croire à deux auteurs que tout distingue et que parfois tout oppose. Interroger les admirateurs de Zweig permet d’ailleurs de trouver deux catégories de fidèles, sans doute à parts égales, mais aimant Zweig pour des raisons dissemblables et parfois divergentes. Quoi de commun en effet entre l’exploration ciselée de l’intime de Brûlant secret ou de Lettre d’une inconnue et la grande fresque historique de Marie Stuart ? D’un côté, le murmure d’une voix plaintive, de l’autre le grand fracas des guerres et de la comédie du pouvoir.
« Ce processus de condensation et en même temps de dramatisation […] devient finalement une sorte de chasse joyeuse, qui consiste à trouver encore une phrase ou encore un mot dont l’absence ne nuirait pas à la précision et cependant accélérerait le mouvement. […] C’est pourquoi la forme de la nouvelle s’impose à moi. » Dans ses biographies, il laisse vaquer sa plume, dilate le moi intime de ses héros, use d’inlassables digressions, perd en précision et en acuité ce qu’il gagne en ampleur et en puissance : « Là où finit la recherche strictement liée aux faits palpables commence l’art libre et ailé de la divination ; là où la paléontologie échoue la psychologie doit intervenir et ses hypothèses logiquement échafaudées sont souvent plus vraies que la sèche vérité des dossiers et des faits. » Laurent Seksik
L’
auteur s’est dédoublé : le romancier a puisé au plus profond dans les méandres de l’esprit, le biographe a foré dans les soubassements des ambitions politiques. L’auteur et son double ont utilisé toute la palette offerte à l’écrivain. Dans les nouvelles, Zweig se montre concis, précis, traque le détail inutile, condense en quelques pages l’essence d’une vie :
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Portrait gravé sur bois par Frans Masereel, commandé par Stefan Zweig pour illustrer un recueil aux éditions Wremja, Leningrad, c. 1926.
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Paris, la ville de l’éternelle jeunesse
Paris, la ville de l’éternelle jeunesse
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our la première année de ma liberté conquise, je m’étais promis Paris pour récompense. Je ne connaissais cette ville inépuisable que très superficiellement par deux voyages que j’y avais faits, et je savais que qui y avait passé une année de sa jeunesse en emportait pour la vie un souvenir de félicité. Nulle part, avec des sens éveillés, on n’éprouvait que sa jeunesse était accordée à l’atmosphère comme dans cette ville qui se donne à tous et que personne n’a pénétrée jusqu’au fond. Je le sais bien, ce Paris à l’âme ailée et qui vous donnait des ailes, ce Paris de ma jeunesse n’est plus ; peut-être que jamais ne lui sera rendue cette merveilleuse innocence, depuis que la main la plus dure de la terre lui a imprimé tyranniquement sa flétrissure. À l’heure où je me mettais à écrire ces lignes, les armées allemandes, les tanks allemands roulaient comme une masse grise de termites afin de saper radicalement, dans sa couleur divine, sa clarté spirituelle, son émail et sa fleur inflétrissable, toute cette harmonieuse structure. Et maintenant c’est chose faite : le drapeau à croix gammée flotte sur la tour Eiffel, les noires troupes d’assaut paradent insolemment dans les Champs-Élysées de Napoléon, et j’éprouve de loin comment, dans les maisons, les cœurs se serrent, quel regard humilié ont maintenant ces bourgeois naguère si pleins de bonhomie, quand dans leurs bistrots familiers et leurs cafés résonnent lourdement les bottes à revers des conquérants. Peut-être que jamais un malheur qui m’a frappé personnellement ne m’a touché, ne m’a bouleversé, désespéré comme l’humiliation de cette ville favorisée entre toutes du privilège de rendre heureux quiconque l’approchait. Recouvrera-t-elle un jour le pouvoir de donner à des générations ce qu’elle nous a donné, le plus sage enseignement et le plus merveilleux exemple, d’être tout à la fois libre et créatrice, ouverte à tous et s’enrichissant de sa belle prodigalité ? Je sais, je sais, Paris n’est pas seul à souffrir ; tout le reste de l’Europe ne sera plus pendant des décennies ce qu’il a été avant la Première Guerre mondiale. Une ombre lugubre ne s’est jamais complètement dissipée sur l’horizon, qui a été si lumineux, de l’Europe, l’amertume et la défiance de pays à pays, d’homme à homme, sont demeurées comme un poison rongeur dans le corps mutilé. Quelques progrès sociaux et techniques qu’ait apportés le quart de siècle qui a séparé les deux guerres, il n’est cependant pas une nation prise isolément dans notre petit monde occidental qui n’ait perdu beaucoup de sa joie de vivre et de sa naïve confiance. On passerait des journées à peindre la familiarité, la gaieté enfantine que montraient les Italiens d’autrefois jusque dans la plus noire misère : comme ils riaient et chantaient dans leurs trattorie, comme ils raillaient avec esprit le mauvais governo, au lieu que maintenant ils doivent marcher au pas, l’air sombre, le menton relevé et le cœur chagrin. Peut-on encore imaginer une Autriche si facile et relâchée dans sa bonhomie, si pieusement confiante en son maître impérial et en Dieu, qui leur avaient rendu la vie si agréable ? Les Russes, les Allemands, les Espagnols, eux tous ne savent plus combien de liberté et de joie l’« État », ce croque-mitaine vorace et impitoyable, leur a tiré du plus intime de leur âme. Tous les peuples sentent maintenant qu’une ombre étrangère s’étend et pèse sur leur vie.
Les premiers jours de la guerre de 1914
de devenir encore plus beau ; nous admirions le monde déchargés de toute inquiétude. Je me souviens encore de m’être promené dans les vignes de Baden avec un ami, la veille de mon départ et qu’un vieux vigneron nous avait dit : « Nous n’avons pas eu depuis longtemps un été comme celui-ci. Et si cela dure, nous aurons un vin comme jamais. Les gens se souviendront de cet été. » Mais il ne savait pas, ce vieillard en habit bleu d’encaveur, à quel point ce qu’il disait était tragiquement vrai. •
À
Le Coq aussi, la petite station balnéaire près d’Ostende, où je voulus passer deux semaines avant de me rendre comme chaque année dans la petite maison de campagne de Verhaeren, régnait la même insouciance. Les gens heureux de leur congé étaient couchés sur la plage, sous leurs tentes bariolées, ou se baignaient, les enfants lâchaient des cerfs-volants, devant les cafés les jeunes gens dansaient sur la digue. Toutes les nations imaginables se trouvaient rassemblées pacifiquement, on entendait surtout parler beaucoup l’allemand, car, ainsi que tous les ans, les pays du Rhin voisins envoyaient le plus volontiers sur la côte belge les hôtes qui y prenaient leurs vacances d’été. Le seul trouble était causé par les petits marchands de journaux qui proclamaient à haute voix, pour mieux vendre leur marchandise, les manchettes menaçantes des feuilles parisiennes : « L’Autriche provoque la Russie », « L’Allemagne prépare la mobilisation »1. On voyait s’assombrir les visages de ceux qui achetaient les journaux, mais cela ne durait toujours que quelques minutes. Après tout, nous connaissions depuis des années les conflits diplomatiques ; ils étaient toujours apaisés heureusement à la dernière heure, avant que cela devînt sérieux. Pourquoi pas cette fois encore ? Une demi-heure après, on voyait les mêmes personnes s’ébrouer et barboter dans l’eau, les cerfs-volants remontaient, les mouettes battaient des ailes, et le soleil riait clair et chaud par-dessus le pays paisible. Mais les nouvelles les plus graves s’accumulaient et devenaient toujours plus menaçantes. D’abord l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, la réponse évasive, 1. En français dans le texte (NdT).
« … Les gens heureux de leur congé étaient couchés sur la plage, sous leurs tentes bariolées, ou se baignaient, les enfants lâchaient des cerfs-volants, devant les cafés les jeunes gens dansaient sur la digue. Toutes les nations imaginables se trouvaient rassemblées pacifiquement… »
La plage de Kursaal, Ostende, c. 1880.
Les premiers jours de la guerre de 1914
« … Nous avions passé l’après-midi chez James Ensor, le plus grand peintre moderne de la Belgique, un homme singulièrement solitaire et renfermé, qui était bien plus fier des mauvaises petites polkas et des valses qu’il composait pour des fanfares militaires que de ses peintures fantastiques esquissées en tons éclatants… »
L’Intrigue, James Ensor, 1890.
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Table des matières
Avant-propos de Laurent Seksik
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Le Monde d’hier Préface
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Le monde de la sécurité
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L’école au siècle passé
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Universitas vitæ
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4
Paris, la ville de l’éternelle jeunesse
76 92
5
Par-delà les frontières de l’Europe
94 108
6
Les premiers jours de la guerre de 1914
110 132
7
La lutte pour la fraternité spirituelle
134 146
8
De nouveau par le monde
148 168
9
Coucher de soleil
170 182
10
Incipit Hitler Le dernier geste, L.S.
184 200
11
L’agonie de la paix
202
Petite histoire d’un grand livre, L.S.
Les deux Zweig, L.S.
La modernité d’un style, L.S.
Une passion française, L.S.
Le seul sujet d’une œuvre, L.S.
Un monde qui résonne, L.S.
Zweig et Freud, L.S.
Sur le chemin de l’exil, L.S.
Sur les Allemands, L.S.
Livre-fleuve, autobiographie et testament autant qu’immense livre d’Histoire, Le Monde d’hier est un chef-d’œuvre. L’ouvrage est aujourd’hui revisité en images et commenté par Laurent Seksik, l’auteur des Derniers Jours de Stefan Zweig.
« Assis à la proue du bateau dans ce voyage auquel nous convie l’écrivain, il nous semble voir ce qu’il a vu et ce passé qu’on croyait révolu, presque éteint, perdu dans les temps obscurs, s’éclaire devant nous. » Laurent Seksik
Stefan Zweig, l’auteur de Vingt-Quatre Heures de la vie d’une femme et du Joueur d’échecs, fut de son temps l’écrivain le plus traduit et le plus lu au monde. Il se suicida au Brésil en 1942, quelques jours après avoir envoyé à son éditeur le manuscrit du Monde d’hier. — Écrivain et médecin, considéré comme un spécialiste de Zweig, Laurent Seksik est l’auteur de sept romans, dont Le Cas Eduard Einstein et L’Exercice de la médecine (Flammarion). Son adaptation théâtrale du Monde d’hier à Paris en 2016 a rencontré un grand succès critique et public.
Prix France : 29,90 ISBN : 978-2-0813-6590-2
Flammarion
En couverture : Autochrome, années 1920, « Fritz » Paneth © SSPL / NMeM / Royal Photographic Society / Leemage Ci-dessus : Stefan Zweig, Londres, 1938, Photograph by Marcel Sternberger © 2016 Stephan Loewentheil