L E PA I N O U L E R Ê V E A N N E L E C O Z A N N E T- R E N A N E T J E A N - P H I L I P P E D E TO N N AC
Un enfant qui détale avec son pain sous le bras. Un long pain,
bien entendu, puisque le parisien – comme la baguette, plus
aussi haut que lui, très probablement un parisien de quatre
légère que lui – appartient à cette catégorie des pains longs
cents grammes, finement lamé, croustillant. La photo a fait
qui s’est imposée entre les deux guerres et définitivement
le tour du monde, et plusieurs fois. Généralement attribuée à
au lendemain du second conflit universel. Formes élancées,
Robert Doisneau, quelquefois à Édouard Boubat, elle est due
fluettes, parvenues néanmoins à masquer l’extraordinaire
en réalité à Willy Ronis, fils d’un immigré juif d’Odessa. Trois
diversité des formes boulangères régionales héritées des
grands maîtres de la photographie humaniste. La confusion
siècles passés, comme le Petit Parisien de Ronis en est venu
était possible. Willy Ronis s’est expliqué sur les circonstances
à éclipser toute autre représentation de cet univers, comme
qui ont présidé à la capture du Petit Parisien, enfant courant
si la photographie – pour ne rien dire de la peinture – n’avait
dans la rue et titre de la photo qui a contribué à sa renommée.
pas existé avant lui, et pas non plus après. Un arbre cachant
Il est en reportage dans son quartier, le XV arrondissement,
non seulement la forêt boulangère primitive mais toutes
e
à la recherche de ces « signes distinctifs » qui, mieux qu’un
les images accumulées par lesquelles les artistes l’avaient
long discours, racontent Paris. Rue Péclet, il passe devant
représentée. Et sans qu’on sache pour quelle raison un seul
une boulangerie, entre, avise un jeune garçon, charmant, avec
pain et une seule image de ce pain ont fini par être désignés
un petit air « déluré », accompagné de sa grand-mère, faisant
comme porte-drapeau ou cache-misère. La misère ne dési-
la queue. Le pain est toujours une affaire de patience. Une idée
gnant pas ici ce que l’on cache mais plutôt le fait de le cacher
lui vient. Photographier l’enfant avec son pain, courant dans
et ses conséquences en termes de travestissement et d’ap-
la rue. La grand-mère entre dans le jeu. Ronis se poste et l’en-
pauvrissement. Nous nous en réjouissons pour Willy Ronis,
fant paraît : « Je l’ai fait courir trois fois, sur quelques mètres,
car son Petit Parisien continue à nous enchanter ; nous le
pour avoir la meilleure photo . » Trois prises et au final, l’instant
déplorons pour les photographes et les peintres qui, dans
gracile : l’enfant sur le tapis magique de son ombre, glissant
chaque région du monde où les mangeurs de pain se livrent
sur le macadam, avec le pain dans le prolongement de son
à leur rituel quotidien, ont cherché à saisir quelque chose
bras, tout sourire, toute espérance. 1952, date de la photo, les
de cette relation passionnelle.
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jours de malheur sont passés. La course reprend. Le sourire. Extraordinaire destinée d’un cliché qui en est venu à dire
Comment explique-t-on cette éclipse ? Au sortir de la
à lui tout seul le pain, la capitale, les Français, dans une
guerre, les Parisiens, puis les Français voulurent tourner
époque où le pays se reconstruisait. Pas n’importe quel pain,
la page du pain noir, un pain pétri avec peu de farine et
Willy Ronis, Le Petit Parisien , 1952 7
Édouard Manet,
Le Déjeuner sur l’herbe , 1863
Brassaï (Gyula Halász, dit),
Pique-nique au bord de la Marne , 1936-1937
Un déjeuner et un affront. Rarement artiste aura réussi à irriter unanimement ses pairs comme Édouard Manet. Objet de l’esclandre : son Déjeuner sur l’herbe présenté au Salon de 1863, puis, une fois le tableau écarté par le jury, au Salon des refusés. Même scandale. L’artiste revendique bien sûr des filiations, comme Le Concert champêtre attribué à Giorgione, puis rendu à Titien, mais il aime par-dessus tout bousculer les codes de la bienséance, les cordes les plus sensibles. Jusqu’à nous faire nous demander si le déjeuner qu’il a peint n’est pas, plutôt que ce panier de fruits renversés et ce pain posé par terre, cette femme déshabillée qui s’offre à notre regard, en retrait de la conversation que tiennent Eugène Manet, le frère de l’artiste, et Ferdinand Leenhoff, son beau-frère. C’est d’ailleurs Suzanne Leenhoff qui servit de modèle au peintre, avant qu’il se ravise et remplace le visage de sa femme par celui de Victorine Meurent, son modèle préféré. Manet ne s’arrête pas à ce genre de considération. Une femme avec le corps de sa femme et le visage de son modèle, posant nue devant deux amis discutant dans un décor auquel on ne croit pas : tout l’art de la provocation gît dans cette manière de mettre les conventions en porte-à-faux.
Éloge du bonheur ordinaire. Né hongrois, Brassaï est d’abord, pour son ami l’écrivain américain Henry Miller, « l’œil de Paris ». Qui mieux que Brassaï sait dire et montrer l’insouciance d’un peuple qui semble prendre une dernière respiration avant de plonger ? Les nuages noirs qui s’amoncellent un peu partout créent un devoir de légèreté. Le Parlement vote en juin 1936 les premiers congés payés. La semaine de travail de 48 heures est ramenée à 40 heures. Pour inciter les ouvriers et les employés à prendre le large, une réduction de 40 % leur est allouée sur les billets de train. Ceux-là n’ont pas eu besoin de prendre le train. Ils ont déchargé le véhicule – on voit le couvercle du coffre retenu par une chaîne – et ont dressé le couvert. Ce n’est pas à proprement parler un déjeuner sur le pouce, mais une occupation franche et festive des lieux : on compte tout de même sept bouteilles de vin dont cinq sont déjà vides, et les reliefs d’un repas qui a l’air d’avoir mis tout le monde de très gentille humeur. Brassaï signe ici une merveilleuse appropriation populaire, souriante et heureuse, du dominical « déjeuner sur l’herbe ».
34 L ’Ami intime . U N M U S É E I M AG I N A I R E D U PA I N
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LA VIE QUOTID IE N N E D E S MAN GE URS D E PAIN
Robert Doisneau, Pablo Picasso,
Les Pains de Picasso , Vallauris, Côte d’Azur, 1952
Pain et compotier aux fruits sur une table , 1908-1909
Pour un reportage commandé par le magazine Le Point de Pierre Betz, Doisneau se pointe à Vallauris et surprend Picasso et Françoise Gilot en train de déjeuner. « D’excellente humeur », le peintre lui propose un verre de bière. Doisneau remarque deux petits pains de Nice sur la table (une longue abaisse de pâte qu’on roule par les extrémités puis qu’on plie en deux pour former cette main de quatre doigts). Avec la complicité du peintre, il installe un pain de chaque côté de l’assiette et Picasso fait disparaître ses mains sous la table. Une fraction de seconde et c’est l’image qui va faire le tour du monde à la vitesse où l’on dévore ce pain que les boulangers ont rebaptisé, depuis, « main de Picasso ». Entre Pain et compotier aux fruits sur une table et le reportage de Doisneau, une cinquantaine d’années se sont écoulées. Un artiste dans sa maturité, d’un côté, un chantier de l’autre, la mise en pièces du Picasso premier peintre de la classe, académique, qui s’extrait tout juste de ses périodes bleue et rose, retombe en enfance, réapprend à parler. Cette composition tarde à venir, précédée d’esquisses nombreuses, un long balbutiement. Picasso a vingt-sept ans, il vient de rouler dans son atelier une toile baptisée Les Demoiselles d’Avignon qui a provoqué des grimaces sur le visage de ses amis. La nature morte au pain et compotier est un hommage ardent à Cézanne demeuré, jusqu’au soir de sa vie, une inf luence constante. Du projet initial, les personnages ont disparu, comme éclipsés, pour devenir des pains. L’homme devenu pain. En l’occurrence deux pains fendus, l’un posé sur la table, déjà tranché, et l’autre contre le rideau sombre. Notons que le panneau de la table, replié, forme un D repris mais inversé pour figurer la section du pain – la table et le pain formant le cercle parfait de la convivialité.
98 L ’Ami intime . U N M U S É E I M AG I N A I R E D U PA I N
Gustave Roud,
Jorat , Vaud, Suisse, 1936
Pieter Bruegel l’Ancien,
Les Moissonneurs
(détail), 1565
1908. La famille Roud s’installe à Carouge, dans la région du Haut-Jorat (canton de Vaud, au nord du lac Léman), dans la ferme du grand-père maternel. Gustave y séjournera, en compagnie de sa sœur Madeleine, jusqu’à sa mort, en 1976. Cette manière d’exil volontaire sied à celui qui veut se consacrer à la poésie, à la traduction, à l’édition, à la photographie. Cette position de retrait favorise les relations électives qui l’arriment aux poètes et créateurs suisses de son temps. La reconnaissance de son œuvre poétique éclipse peu à peu son travail photographique qu’il conçoit pourtant de manière intimement solidaire de la première. Exploration en profondeur des paysages du Haut-Jorat et des êtres qu’il y croise – comme ce paysan qui fauche son champ en bordure du chemin ; ode aux forces en présence : une faux, bien sûr, pour faucher, une pierre à affûter attachée à la ceinture qui retient le pantalon de toile, une armature de muscles, la bravoure paysanne et la nature immense.
Quel regard le peintre flamand porte-t-il sur ces paysans ? La question divise la critique. Le tableau dont nous présentons un détail, appartient à la série Les Saisons ou Les Mois, dont un des six volets est perdu. La vision du monde paysan que Bruegel nous offre, monde dont il n’était pas issu, témoigne dans tous les cas d’une connaissance intime. Dans son Livre des peintres (1604), Karel Van Mander explique que le peintre et son ami Hans Granckert, collectionneur de tableaux, aimaient à se déguiser en paysans pour infiltrer un milieu socialement clos sur lui-même – un peu à la manière du journaliste allemand Günter Wallraff se créant une identité turque pour rendre compte des conditions de travail des immigrés en Allemagne. À la différence d’un Millet ou d’un Van Gogh, Bruegel n’idéalise pas le monde paysan, pas plus qu’il ne s’en moque. Il montre une communauté absorbée dans une tâche qui la broie. Il peint au plus proche, mais sans omettre les travers. Deux faucheurs, dos à dos, leurs faux bien huilées, avancent, rangée après rangée, vers l’intérieur du champ. Au premier plan une jarre d’eau couverte d’une corbeille. Sur la droite, qu’on ne voit pas, une assemblée ripaille, assise au pied d’un arbre. Notons la hauteur des blés qui atteignent les épaules des paysans : les blés modernes ont perdu de cette superbe.
130 L ’Ami intime . U N M U S É E I M AG I N A I R E D U PA I N
131 LE PAIN VIE N T D E LA TE RRE