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Lorsque l’artiste américain Shepard Fairey découvre le papier vinyle adhésif en 1989, il réalise qu’il peut créer ses propres autocollants et commence alors une véritable campagne de collages avec son personnage clé, André the Giant, qui finira par devenir l’une des icônes mondialement connues du street art. Propagé par l’univers du skateboard, l’art de « sticker » répond à tous les codes de l’art urbain : on pose l’autocollant rapidement (on risque moins gros qu’avec une affiche) et dans des endroits pertinents… mais le coût et la technique de fabrication artisanale des stickers, surtout dans les années 1990, limitent son usage à quelques passionnés.
1 Collage monumental, puis découpage des parties blanches au cutter, par le duo italien Sten et Lex, un travail de titan ! Living Walls 2012, Atlanta.
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e grand format, et déjà bien connue dans l’espace public, l’affiche en papier arrive curieusement assez tard dans le street art. La sérigraphie, outre son prix, demande un certain savoirfaire. Les premiers photocopieurs Xerox, capables de reproduire des affiches à volonté, changent la donne. Shepard Fairey ne s’est pas privé de les utiliser et a largement participé au développement du collage dans le street art. Presque jamais autorisé, le collage est cependant considéré comme beaucoup moins dégradant que la bombe grâce à son caractère non permanent. Pionnier en la matière, Ernest Pignon-Ernest réalise sa première intervention sauvage à Paris en 1971 pour un sanglant anniversaire : celui de la Commune. Il couche ses Gisants, sérigraphiés sur des bandes de papier de trois mètres de long, sur les bords de Seine, dans le cimetière du Père-
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Le collage
Lachaise, au pied du Sacré-Cœur ou au métro Charonne. Shepard Fairey, avec toute la conviction et l’incroyable force de travail qu’il possède (il est décrit par ses pairs comme une brute de travail), investit de son côté les villes des États-Unis qu’il sillonne. Collant et recollant les affiches OBEY qui ne vendent rien d’autre qu’une réflexion sur notre condition d’éponge absorbant les messages publicitaires qui nous envahissent, il crée autour de son travail une dynamique et un questionnement incroyables. Du standard A3 au grand format de trois mètres, l’artiste ne connaît pas de limites concernant la taille de ses collages. Et il aime prendre tous les risques : trouver un endroit toujours plus haut, plus visible, plus évident mais aussi plus difficile à atteindre. Aujourd’hui, tout se colle : l’affiche rectangulaire aussi bien que le pochoir sur papier, grâce auquel . . . 9
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on voit fleurir de nouvelles formes plus organiques quand la découpe du support épouse la forme de l’œuvre… Une autre chose se fixe aussi très bien sur nos murs : la mosaïque ! L’artiste français Invader inscrit, sans répit depuis 1998, ses compositions inspirées d’un des tout premiers jeux vidéo, Space Invaders. Jeu basique créé en 1978, il arrive sur les consoles Atari en 1980 et se vend bientôt dans tous les pays occidentaux, avec le niveau de résolution graphique de l’époque qui donne des images extrêmement pixélisées. Invader les remixe pour en créer de nouvelles, jouant des formes et des couleurs tout en gardant leur côté originel et original. Réalisés avec des carreaux de carrelage ou de céramique, ses Space 10
Invaders sont visibles sur les murs des plus grandes villes du monde. Parmi les réalisations de taille importante, on peut citer les collages monumentaux de l’artiste français JR, street photographer qui pose des photos de visages gigantesques dans les endroits les plus improbables, des favelas de Rio au mur de séparation entre Israël et la Palestine, ou les œuvres du couple italien Sten et Lex sur des murs imposants de Berlin ou d’Atlanta… En opposition aux interventions monumentales, le projet Crossing Bridge du pochoiriste Joe Iurato met en scène de petits personnages en papier d’une dizaine de centimètres en train d’escalader un panneau de signalisation, une descente d’eau pluviale... et même un mur !
2 Un des minis grimpeurs créés par le pochoiriste américain Joe Iurato. Admirons la finesse de la réalisation : le personnage mesure 10 cm ! 3 Jana et JS sont un couple franco-autrichien, maîtres pochoiristes. Le collage de papier se conjugue avec d’autres techniques : ici un tag à la bombe et un pochoir directement sur le mur. Paris, 2012.
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Anamorphoses Plus tardives dans le monde du street art, les anamorphoses font leurs premières apparitions, à la craie sur les trottoirs des villes, au début des années 1970. Elles se déploient en même temps que d’autres œuvres proposées par la profusion d’artistes qui, à l’occasion d’un concert, d’une manifestation culturelle, d’un festival, ou autour de lieux touristiques, réalisent en direct un portrait, un paysage fantastique, une caricature…
1 BELEZA (BEAUTE) par Boa Mistura. Anamorphose réalisée avec l’aide de tous les enfants du quartier. São Paulo, 2012.
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lus tardives dans le monde du street art, les anamorphoses font leurs premières apparitions, à la craie sur les trottoirs des villes, au début des années 1970. Elles se déploient en même temps que d’autres œuvres proposées par la profusion d’artistes qui, à l’occasion d’un concert, d’une manifestation culturelle, d’un festival, ou autour de lieux touristiques, réalisent en direct un portrait, un paysage fantastique, une caricature... L’anamorphose apparaît officiellement dans l’histoire de la peinture au début du xvie siècle. Le tableau Les Ambassadeurs, peint en 1533 par Hans Holbein le Jeune (National Gallery, Londres), dissimulant un crâne humain dans la partie basse de l’image, constitue une pièce maîtresse du genre.
Dans l’art contemporain, l’anamor phose est une technique devenue la marque de fabrique d’artistes comme Tjeerd Alkema (Hollande) ou Georges Rousse (France) et Felice Varini (Suisse) dont les œuvres ne se matérialisent vraiment que lorsque le visiteur est placé à un certain endroit – l’emplacement exact d’où elles ont été imaginées. Par opposition, les anamorphoses réalisées plus sauvagement dans la rue représentent davantage une scène figurative simple avec effet 3D assuré, moins complexe à composer mais, elle aussi, lisible d’un seul point de vue. Parmi les maîtres en la matière, les Américains Julian Beever et Kurt Wenner, le Hollandais Leon Keer comme les Allemands Edgar Mueller et Manfred Stader font parler d’eux régulièrement. . . . 13
2 Medusa, celle qui vous transforme en pierre lorsque vous croisez son regard, existe. Mais cette spéctaculaire anamorphose n’est visible qu’à partir d’un point de vue unique. Collectif Truly Design, Turin 2011.
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3 Julian Beever est l’un des pionniers de l’anamorphose ludique, qu’il dessine à la craie dans les rues depuis le début des années 1990.
Jusqu’à présent peu considérée dans le monde du street art, car trop décorative et généralement autorisée, l’anamorphose est cependant très appréciée du public. Elle commence à séduire les artistes qui en maîtrisent parfaitement la technique. Parmi les réalisations monumentales, citons celles du collectif espagnol Boa Mistura, qui, entre autres, a investi cinq rues d’une favela de São Paulo pour y écrire chaque fois un seul et énorme
mot englobant tout ce qui se trouve dans l’espace, mais aussi la Medusa des Italiens Ninja 1 et Mach 505, le crew français TFS qui s’attaque lui aussi aux anamorphoses verticales, ou encore une œuvre de plus de vingt mètres de long réalisée en 2011 à Rio de Janeiro par Alexandre Orion. L’artiste espagnol Roa se sert lui aussi de plus en plus fréquemment de cette technique, surtout lors de ses expositions en galeries.
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Plusieurs grandes agglomérations américaines ont vécu les origines de ce qu’est le street art aujourd’hui. L’Amérique du Nord reste le plus inventif des continents en termes de projets, comme un énorme chantier se réinventant sans cesse, et son aura rayonne sur le monde. Certains facteurs comme la reconnaissance du public, le marché de l’art ou un événement majeur modifient la géographie des pôles d’attractivité. Cap sur le Nouveau Monde.
1 Roa, Atlanta, 2011. Les crocodiles remontent parfois la Chattahoochee River jusqu’aux portes de la ville… 2 Double page suivante Elmac a dessiné l’enfant, Retna est connu pour son travail de lettrages ; Wynwood Walls, Miami, 2008. La palissade graffée devant donne une idée de la taille du mur !
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écemment projetée sur le devant de la scène, Miami, avec son Wynwood Walls and Doors Project, fait des émules. Tony Goldman, qui a imaginé le projet en 2009, le présente ainsi : « Le grand nombre d’entrepôts du quartier de Wynwood, avec leurs façades sans fenêtres, seront des toiles géantes qui présenteront le meilleur du street art jamais réuni en un seul endroit. » Avec, comme moment fort associé à la ville, la plus grande foire d’art contemporain des ÉtatsUnis – Art Basel –, plus de quarante artistes signent de gigantesques et spectaculaires fresques dans ce quartier du centre-ville. Y figurent, entre autres, Os Gêmeos, Invader, Kenny Scharf, Futura, Faile, Shepard Fairey, How & Nosm, Clare Rojas, The Date Farmers, Roa, Ron English, Jeff Soto, Logan Hicks, Phase 2, Coco 144, Gaia, Vhils, Swoon ou Barry McGee… Un véritable « musée des rues » existe à présent, selon l’expression du directeur du MOCA de Los Angeles, Jeffrey Deitch,
soutien inconditionnel du projet. Spécialiste du street art, assisté par les commissaires Aaron Rose et Roger Gastman, il a conçu en 2011 la plus grosse exposition muséale jamais dédiée au genre : « Art in the Streets ». Le succès remporté auprès d’une nouvelle génération de visiteurs a prouvé, s’il le fallait encore, l’attractivité du mouvement auprès des jeunes et dans toutes les couches de la population. Los Angeles et ses proches banlieues ont toujours eu un rapport fort avec la board culture, les arts graphiques novateurs et le street art, l’exposition « Beautiful Losers » montée par Aaron Rose et présentée en 2005 à l’Orange County Museum of Art en est une preuve. Les premières galeries de la Cité des Anges à exposer des artistes comme Keith Haring, Saber ou Raymond Pettibon sont celle de Robert Berman, ouverte en 1979 et toujours en activité, puis, un an après, la 01 Gallery avec des artistes comme Chaz Bojorquez ou Futura. . . . 19
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comme médiatrice la muraliste Jane Golden. Une grande partie de la communauté artistique prend conscience de sa capacité à embellir ses propres quartiers et à progresser techniquement. En 1996, la mairie réorganise la manifestation, et Jane Golden en profite pour créer une fondation afin de faire connaître au niveau national le travail déjà accompli. Plus de trois mille fresques sont aujourd’hui dispersées dans tous les quartiers, ce qui vaut à la ville le nom de Cité des Fresques. L’expérience ne s’arrête pas là puisque sont menées avec succès, autour du street art, de nombreuses actions de réinsertion auprès de personnes en difficulté de tous âges. Cette expérience originale a-t-elle donné à Atlanta l’idée du projet Living Walls (« murs vivants »), dont la première édition a vu le jour en août 2010 ? Lors de ce rassemblement international, des graffiti artistes sont invités à réaliser des fresques sur place. Au fil des éditions, ils recouvrent les
murs, en s’éloignant peu à peu du centre-ville pour rayonner dans toute l’agglomération. Associé à cinq journées de conférences et de rencontres, le festival Living Walls se décline dans la ville d’Albany, située à deux cent cinquante kilomètres au nord de New York, avec une première édition très réussie en 2012. Plus au nord encore, le Canada a lui aussi sa scène street art, et les artistes de Toronto ou de Montréal entretiennent des liens proches avec ceux de la côte Est des États-Unis, tandis que ceux de Vancouver se tournent vers la scène californienne. Le plus gros événement street art
au Canada est, sans nul doute, le festival Under Pressure organisé à Montréal depuis 1995 par Sterling Downey : à lui seul, il draine durant deux jours incroyables une bonne partie de la faune graffiti de l’Est américain en s’emparant d’un quartier de la ville. Toronto n’est pas en reste et a développé une approche d’insertion et de valorisation par le street art local avec son projet StART, qui vise à canaliser toutes les énergies mais sur des murs bien identifiés. Sur la côte Ouest, à l’autre bout du pays. Le street art s’exprime un peu partout sur les murs de Vancouver, de manière plus spontanée. l
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Notons aussi le rôle considérable de Jeffrey Deitch, qui, en 1996 lance le Deitch Project en associant une galerie à de nombreuses expositions expérimentales jusqu’en 2010, année de sa nomination à la tête du MOCA de Los Angeles. D’autres galeries, comme Gallery 69, Brooklynite, Jonathan Levine ou Joshua Liner, représentent de nombreux artistes du milieu. Mais aujourd’hui, pour l’essentiel, fresques et tags sont disséminés dans la ville, sans vraiment de cohérence, sur des murs autorisés et quelques palissades de chantier… Les œuvres majeures sont heureusement compilées dans deux livres : Brooklyn Street Art et Street Art New York, grâce au travail du photographe Jaime Rojo qui documente tout le graffiti new-yorkais depuis 2001. De par sa proximité avec New York, Philadelphie a elle aussi participé à la première vague de tags dans les années 1970. En réponse au phénomène graffiti, le maire de la ville, Wilson Goode, initie en 1984 le Mural Arts Program et prend
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6 Double page précédente New-York 2010, sous la surface, le « Underbelly Project NY ». Seuls quelques journalistes triés sur le volet sont invités à descendre dans l’antre souterrain. 7 Festival Under Pressure à Montréal, Canada, millésime 2012.
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Sur les cinquante-quatre pays que compte le continent africain, un bon nombre commence à s’ouvrir à la culture occidentale du street art sans qu’aucun lien ne soit encore établi avec les traditions graphiques locales, visibles dans l’art traditionnel, sur les tissus ou les murs des maisons. Les techniques du graffiti et du pochoir commencent à affleurer…
Alone dans le quartier Apadana de Téhéran. Comme le nom de l’artiste, le petit enfant doit se sentir bien seul ! A Rainy day for the Son, Iran 2009 1
2 Double page suivante JR, Women are Heroes ! Collage grand format de visages de femmes dans la ville de Monrovia au Liberia en 2008.
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epuis le début des années 2000, l’art urbain trouve peu à peu sa place dans les pays d’Afrique du Nord et du ProcheOrient, lorsque ceux-ci ne sont pas en guerre. Tags et graffitis sont portés par les plus courageux dans des contrées peu enclines à tolérer ce genre d’expression dans leur espace public. Des artistes reconnus comme le Français C215 ou l’Italien Blu au Maroc, l’Allemand Case en Égypte, ainsi que tous ceux qui, autour de Banksy, ont participé au projet Santa’s Ghetto (sur le mur entre Israël et la Palestine) encouragent les artistes locaux à s’inscrire dans cette histoire naissante. Des espaces dédiés à ces pratiques ont été ouverts : la David Bloch Gallery à Marrakech ou le Art Lounge à Beyrouth, lequel a participé à la publication de deux livres sur le street art au Liban. Les actions menées autour de Tel Aviv par l’artiste Know Hope montrent l’intérêt de la jeune génération pour ces cultures et leur réalité sur le terrain (quand
celui-ci n’est pas miné !). Suite au Printemps arabe, le collectif Kif Kif à Tunis a enfin pu, en 2011, exister à ciel ouvert, tandis qu’en janvier 2012 la Mad Graffiti Week a été l’occasion en Égypte de rendre hommage à la révolution tout en encourageant son extension. Elle a été renouvelée quatre mois plus tard en Iran pour la libération des prisonniers politiques. De manière surprenante, il existe à Téhéran une scène underground avec des street artistes reconnus tels A1one ou le duo Icy et Sot. Mais, dans les pays alentour, qu’ils soient en guerre ou sous un régime autoritaire, le street art, extraordinaire moyen de communication, reste un sport à haut risque : s’y adonner peut entraîner la mort. En Syrie, l’histoire du graffiti date de 2008, mais ce sont des mots sur les murs de la ville de Deraa, « le peuple ne veut plus de ce régime », écrits début 2011 par un groupe d’étudiants aussitôt arrêtés et torturés, qui ont engendré les premières manifestations sur place puis dans tout le pays. . . . 31
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