

Il est Arrivé chez nous un dimanche de novembre… Nous habitions à l’école de Saint-Agathe. Mon père, que j’appelais M. Seurel, comme les autres élèves, s’occupait du Cours Supérieur, qui préparait au brevet1 d’instituteur, et le Cours Moyen. Ma mère, que nous appelions tous Millie, faisait la classe aux petits.
J’avais quinze ans.
Le jour de l’arrivée de Meaulnes, il faisait froid. Je revenais du village quand j’ai vu une femme qui frappait à la porte de la maison. Je lui ai dit d’entrer et j’ai appelé Millie. Ma mère est aussitôt apparue dans la salle à manger avec un nouveau chapeau sur la tête. Elle m’a souri et a dit :
– Regarde, François, le nouveau chapeau… Mais elle a vu la dame et s’est arrêtée. Elle a retiré son chapeau et l’a saluée.
– Bonjour madame Seurel, a dit cette dernière, je suis madame Meaulnes. Je suis venue avec Augustin, mon fils, qui va être pensionnaire2 chez vous pour suivre le Cours Supérieur.
– En effet, madame, a dit Millie, mais je vous attendais cet après-midi.
– J’ai préféré faire la route ce matin, à cause du froid. Mais, où est Augustin ? Il était avec moi tout à l’heure. Ce garçon est vraiment imprévisible.
On a alors entendu un bruit de pas au grenier. Puis quelqu’un a descendu l’escalier.
– C’est toi, Augustin ? a demandé la dame.
Un grand garçon de dix-sept ans est arrivé dans la pièce. Il souriait. Il m’a vu et a dit :
1. Brevet d’instituteur : diplôme qui permet de devenir instituteur.
2. Pensionnaire : élève qui vit dans l’école où il fait ses études.
– Tu viens dans la cour ?
J’ai hésité une seconde puis je l’ai suivi.
– Regarde, a-t-il dit, j’ai trouvé ça dans le grenier.
Il avait à la main une petite roue avec des fusées3 autour. Un reste d’un feu d’artifice.
– On peut en allumer deux, a-t-il ajouté.
Il a planté la roue dans la terre et a allumé les deux fusées. Des étoiles rouges et blanches sont apparues. C’était superbe !
Meaulnes a été très vite accepté par les camarades de classe qui, bientôt, comme il était le plus âgé de tous, l’ont appelé le grand Meaulnes.
Après l’école, Meaulnes allait souvent au village avec d’autres garçons et on entendait leurs cris jusqu’au soir. Parfois, je les accompagnais et, à vrai dire, c’était un grand plaisir…
L’arrivée d’Augustin Meaulnes a été pour moi le commencement d’une nouvelle vie… Moi, le jeune garçon solitaire, je commençais à avoir des amis et à m’amuser.
Huit jours avant Noël, à la fin de la classe, M. Seurel a demandé le silence et a dit :
– Qui ira demain à la gare avec François chercher M. et Mme Charpentier ?
C’étaient mes grands-parents.
Une dizaine de voix a aussitôt répondu en criant :
– Le grand Meaulnes ! Le grand Meaulnes !
M. Seurel a fait semblant de ne pas entendre et a dit :
– Ce sera Mouchebœuf.
Cet après-midi-là, après la classe, Meaulnes et moi, nous

sommes restés un moment seuls dans la cour. Sans rien nous dire, nous regardions en direction du village. Puis nous avons décidé d’aller chez Desnoues, le charron*, où nous allions parfois avec les autres écoliers.
– Alors, ça va les jeunes ? a demandé Desnoues. Au fait, François, tes grands-parents vont venir cette année pour Noël ?
– Oui, j’irai demain les chercher en voiture à la gare.
– Avec la voiture de Fromentin, peut-être ?
– Non, avec celle du père* Martin.
– Oh, alors vous n’êtes pas revenus. La jument* de Fromentin est une bête rapide ; ce n’est pas le cas de celle du père Martin. La conversation s’est arrêtée là. Nous avons regardé le charron travailler puis nous sommes rentrés. Meaulnes ne disait rien, il avait l’air pensif.
Le lendemain, à une heure de l’après-midi, nous étions tous en classe car nous avions une composition4. M. Seurel écrivait les énoncés des problèmes au tableau et se retournait de temps en temps pour demander le silence. La classe était en effet un peu agitée. Moi, je me taisais. J’étais assis près de la fenêtre et je regardais souvent dehors. Je n’arrêtais pas de me dire : « Meaulnes est parti… en fait, il s’est échappé.
Après le déjeuner, il a dû sauter le mur, courir dans les champs*, traverser le ruisseau* et aller demander la jument de Fromentin pour aller chercher mes grands-parents. ».
M. Seurel a fini d’écrire l’énoncé du deuxième problème… Normalement, il en donne trois. Il n’a pas encore remarqué
l’absence de Meaulnes… Soudain, j’ai vu une charrette* passer à toute vitesse devant l’école et disparaître… Aucun doute, le conducteur, c’était Augustin Meaulnes !
C’est alors que trois voix se sont mises à crier :
– Monsieur ! Le grand Meaulnes est parti !
4. Composition : ancien mot pour dire examen, contrôle.

À ce moment, un homme est apparu à la porte de la classe :
Excusez-moi, monsieur, a-t-il dit à M. Seurel, vous avez autorisé un de vos élèves à demander ma voiture pour aller à la gare ? J’ai un doute…
– Mais pas du tout, a répondu M. Seurel.
Aussitôt, dans la classe, il y a eu un désordre épouvantable. Les élèves parlaient, criaient, certains s’approchaient des fenêtres, d’autres montaient sur les tables pour mieux voir ce qui se passait dehors.
Mais il était trop tard. Le grand Meaulnes n’était plus là.
– Tu iras à la gare avec Mouchebœuf, m’a dit mon père.
Meaulnes ne connaît pas le chemin. Il va se perdre aux carrefours et ne sera pas à l’heure au train.
Millie est alors apparue à la porte de la classe :
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Je t’expliquerai plus tard, a répondu M. Seurel.
Puis il a dit discrètement un mot à l’homme, qui est reparti.
Je suis donc allé chercher mes grands-parents. Le soir, au dîner, j’écoutais d’une oreille distraite la conversation entre ma mère et ses parents… la porte allait s’ouvrir et Meaulnes allait entrer, c’est sûr… mais rien !
Il était l’heure d’aller se coucher. Nous nous disions bonsoir quand on a entendu un bruit de voiture. Mon père a pris une lampe et est sorti. Je l’ai suivi. Il y avait deux voitures. Un homme a sauté à terre et a demandé :
– Pouvez-vous me dire où habite monsieur Fromentin ?
J’ai trouvé sa voiture et sa jument qui s’en allaient sans conducteur. J’ai arrêté la jument et j’ai vu sur la voiture le nom du propriétaire. Comme je venais par ici, j’ai préféré amener la voiture pour éviter des accidents.
– Et vous avez bien fait, monsieur, a dit mon père. Laissez-la ici, je vais la ramener chez Fromentin.
Une fois l’homme parti, il nous a dit, à Millie et moi :
– Nous dirons à tous que Meaulnes est chez sa mère. Nous allons attendre avant de la prévenir. Je pense qu’il va revenir. ***
Nous avons attendu trois longs jours. Le quatrième jour, il faisait très froid. Nous étions en classe et faisions une dictée quand quelqu’un a frappé à la porte et est entré. C’était Meaulnes.
M. Seurel l’a regardé. Meaulnes s’est approché de lui d’un air agressif. Je l’ai observé : il avait l’air très fatigué mais son visage était différent. Je l’ai trouvé beau.
– Je suis rentré, monsieur, a-t-il dit à mon père.
– Je vois, a répondu mon père d’un ton sec. Allez vous asseoir.
– Est-ce que je peux aller me coucher, monsieur ? a ajouté Meaulnes. Je n’ai pas dormi depuis trois jours.
– C’est bon, a dit M. Seurel qui voulait éviter un incident.
J’ai retrouvé Meaulnes au déjeuner. De ce déjeuner, je me souviens seulement d’un grand silence et d’une atmosphère pesante5.
Enfin, après le dessert, Meaulnes et moi nous sommes sortis dans la cour. En nous voyant, trois de nos compagnons se sont précipités vers lui. Meaulnes s’est mis à courir. Je l’ai suivi. Nous sommes entrés dans la classe et mon compagnon a aussitôt fermé la porte à clé. Les autres ont essayé d’entrer, en vain. Ils se sont alors mis à nous insulter.
Meaulnes, imperturbable, a pris une carte de la région sur l’étagère, s’est assis et a commencé à l’étudier avec passion.
J’allais m’asseoir à côté de lui quand la porte qui communiquait avec la classe des petits s’est ouverte. Jasmin Delouche est entré, suivi de quatre autres garçons.
Avant l’arrivée de Meaulnes, c’était le coq de la classe. Il se disait l’ami d’Augustin mais je savais qu’il était jaloux de lui. À son entrée, Meaulnes a levé la tête et a dit :
– On ne peut pas être tranquille une minute, ici !
– Si tu n’es pas content, retourne d’où tu viens, lui a crié Jasmin.
Meaulnes, sans doute à cause de la fatigue, lui a répondu avec colère :
– Toi, tu vas commencer par sortir d’ici !
Et il est allé ouvrir la porte et lui a fait signe de sortir.
– Oh ! a répondu Delouche, monsieur s’est échappé pendant trois jours et il se croit le maître maintenant.
Les autres ont ri et l’un d’eux a dit :
– Tu ne nous feras pas sortir d’ici !
Meaulnes s’est levé et une bagarre6 a commencé, vite interrompue par l’arrivée de M. Seurel.
Nous sommes allés nous asseoir à nos places.
Jasmin, toujours fâché, a murmuré :
– Il ne peut rien supporter, maintenant ! Qu’est-ce qu’il croit ? On sait très bien où il est allé !
– Imbécile, a répondu Meaulnes, je ne le sais pas moi-même.
Puis, la tête dans les mains, il s’est mis à apprendre ses leçons.
Meaulnes et moi, nous partagions une grande chambre au premier étage de la maison.
Ce soir-là, comme d’habitude, j’ai enlevé rapidement mes vêtements et je me suis couché. Mon compagnon, lui, a pris son temps. Il a retiré sa blouse7 puis s’est assis sur son lit, s’est relevé et a marché de long en large. Il a ôté son pull ; c’est alors que j’ai remarqué qu’il portait un étrange et magnifique gilet de soie8. C’était un vêtement de fête que portaient les
6. Bagarre : bataille, échange de coups.
7. Blouse : vêtement long que les élèves portent sur leurs vêtements pour les protéger.
8. Gilet de soie : vêtement court avec des boutons devant, sans manches, qu’on porte entre la chemise et la veste. Ici, il est en soie, un tissu très fin et brillant.
jeunes garçons au bal, au début du siècle. Il l’a touché un moment puis il m’a regardé et a souri.
– Oh ! dis-moi où tu l’as pris, lui ai-je demandé.
Mais il ne m’a pas répondu. Il a fini de se déshabiller et s’est couché.
Au milieu de la nuit, je me suis soudain réveillé. Meaulnes était debout, tout habillé et il mettait son manteau. Je me suis dressé sur mon lit et je lui ai crié tout bas :
– Meaulnes, tu repars ?
Pas de réponse. Alors, j’ai dit :
– Eh bien, je pars avec toi !
Il s’est approché de moi, m’a pris le bras et a dit :
– Je ne peux pas t’emmener, François, car je ne connais pas bien mon chemin. Je dois d’abord le trouver sur un plan et je ne le trouve pas.
– Alors, tu ne peux pas repartir !
– Tu as raison…, a enfin dit Meaulnes, démoralisé. Recouche-toi, François, je te promets de ne pas partir sans toi.
Puis il s’est remis à marcher de long en large dans la chambre. Je ne disais rien. Il marchait, s’arrêtait, notait quelque chose, repartait, comme quelqu’un qui, dans sa tête, compare, calcule, pense avoir trouvé mais se trompe… ***
Pendant le mois de janvier et la première quinzaine de février, Meaulnes m’a ainsi souvent réveillé en pleine nuit.
Enfin, une nuit, vers le 15 février, il m’a lui-même réveillé.
– Lève-toi, a-t-il dit, nous partons.
– Tu connais le chemin, maintenant ?
– Seulement une partie. Nous trouverons le reste.
– Écoute, Meaulnes, je pense qu’il faut trouver tout le chemin avant de partir puis nous ferons le voyage au printemps…
Meaulnes n’a rien dit. Il acceptait ma proposition.
– Puis, ai-je ajouté, nous chercherons la jeune fille que tu aimes… je sais que c’est ça, Meaulnes… Allons ! Dis-moi qui elle est et parle-moi d’elle.
Meaulnes s’est assis sur mon lit. Il a aspiré fortement l’air et… j’ai compris qu’il allait enfin me confier son secret.
Aujourd’hui que tout est fini, je peux raconter son étrange aventure. ***
À une heure et demie de l’après-midi, Meaulnes faisait avancer la jument à toute vitesse. Il s’amusait en pensant à nos têtes. Il était fier de son escapade. Son intention était d’aller chercher mes grands-parents à la gare. Mais il ne connaissait pas bien la région. À un carrefour, il a hésité entre deux routes et il s’est trompé. Il roulait en pleine campagne* mais il a préféré continuer sa route. Il pensait trouver quelqu’un pour demander son chemin. Il faisait très froid. Meaulnes a pris une couverture qui était dans la charrette et l’a mise sur ses épaules. Puis il s’est endormi. Quand il s’est réveillé, la nuit tombait et la jument montrait des signes de fatigue. Il a arrêté la voiture et est descendu à terre. Il était totalement perdu et ne savait plus où aller. Un moment, il a pensé avec nostalgie à la salle à manger de Sainte-Agathe où nous devions être réunis. Il a attaché la jument à un arbre, l’a couverte et a pris un sentier*. Il a marché un bon moment. Il voulait trouver un endroit où se reposer. Au bout du sentier, il a vu une petite cabane. C’était une bergerie*. Il a ouvert la porte. L’endroit était correct pour passer la nuit. Il est retourné chercher la jument… mais elle n’était plus là !
Fatigué, démoralisé, il est allé à la bergerie et s’est couché sur la paille*. Il était malheureux et fâché contre lui-même. Il avait froid et faim… mais il a fini par s’endormir.
Le lendemain matin, il s’est remis en route. Il marchait lentement. Il espérait trouver une maison. En vain. Le soleil de décembre brillait mais l’air était glacial.
Vers trois heures de l’après-midi, il a aperçu au loin une petite tour. « Sûrement un manoir9 abandonné », s’est-il dit et il a décidé d’y aller.
Soudain, il a entendu des voix d’enfants. Surpris, il s’est arrêté et s’est vite caché derrière des arbres. Bientôt, un groupe d’enfants passait à côté de lui.
« Une chose m’inquiète, disait une petite fille, c’est le problème des chevaux. Je suis sûre que Daniel montera le poney* jaune et moi, je veux le monter !
– On verra, a répondu un jeune garçon. On nous a donné toutes les permissions, tu le sais. »
Puis un autre groupe d’enfants est apparu :
« Demain matin, nous irons en bateau, a dit une fillette.
– Tu crois qu’on aura l’autorisation de le faire ? a dit une autre.
– Vous savez bien que nous organisons la fête comme nous voulons.
– Et si Frantz arrive ce soir avec sa fiancée10 ?
– Eh bien, il fera ce que nous déciderons. »
« Il s’agit peut-être d’une noce11, s’est dit Augustin. Mais ce sont les enfants qui font la loi, ici ?!… Quel étrange endroit… »
Il a alors décidé de se rendre jusqu’à la maison en passant par la forêt*. Quand il est arrivé près du domaine12, il a vu une grande cour pleine de voitures. Il n’y avait personne. Une fenêtre était ouverte au premier étage d’un bâtiment, situé à côté de la maison. Un grenier, sans doute.
« Je vais dormir là, a-t-il pensé. Je dormirai dans le foin* et je repartirai au lever du jour. »
En passant d’une voiture à l’autre, il est parvenu à entrer dans la pièce. Ce n’était pas un grenier mais une grande chambre à coucher. Dans la demi-obscurité du soir d’hiver, il
9. Manoir : petit château, à la campagne.
10. Fiancé : personne engagée par une promesse de mariage.
11. Noce : fête qui accompagne un mariage.
12. Domaine : ici, belle maison entourée de bâtiments et de terres.
a vu que sur la table, la cheminée et même les fauteuils, il y avait de beaux objets anciens. Au fond de la pièce, se trouvait un lit avec un rideau. Il s’est couché sur le lit et a fermé le rideau. Il se demandait où il était… il trouvait tout étrange… à part les enfants, il n’y avait personne… un profond silence régnait dans le domaine…
Puis, au loin, il a entendu un léger bruit :
« On dirait que quelqu’un joue du piano », a-t-il pensé. Puis, épuisé, il s’est endormi.
Il faisait nuit quand il s’est réveillé. Il avait froid. Il a vu un peu de lumière à travers le rideau du lit puis il a entendu des pas. Il a légèrement ouvert le rideau pour voir. Il y avait deux hommes dans la pièce.
« Ne fais pas de bruit, a dit l’un d’eux, un homme un peu gros.
– Ah ! a répondu l’autre, il dort encore ? – Je crois mais il faut se réveiller. Mettons les lampes aux fenêtres. Des gens vont arriver pendant la nuit et ils seront contents de voir nos lumières.
– Je ne comprends pas pourquoi on a choisi des gens comme nous, des bohémiens13, pour servir dans une fête pareille ! »
Le gros homme n’a pas répondu et il s’est mis à mettre les lampes. Puis :
« Allons, en route ! Nous devons nous habiller pour le dîner. »
L’autre, qui était grand et maigre, l’a suivi mais, en passant devant le rideau, il a dit avec une révérence :
« Monsieur l’Endormi, vous allez vous habiller en marquis14 et vous descendrez à la fête costumée ; c’est le désir des petits messieurs et des petites demoiselles. Je vous présenterai le personnage de Pierrot15. »
13. Bohémien : nomade qui vit dans une roulotte ou une caravane.
14. Marquis : personne noble.
15. Pierrot : personnage-type de la commedia dell’arte. Il porte un vêtement blanc et a également le visage tout blanc.
Et ils sont partis.
Meaulnes s’est levé et, dans la pièce éclairée, il a vu plusieurs déguisements d’une autre époque. Il a pris un gilet, un grand manteau et un chapeau, puis il est sorti et a descendu un escalier. En bas, il a rencontré deux jeunes garçons :
« Est-ce qu’on va bientôt dîner ? leur a demandé Meaulnes qui mourait de faim.
– Viens avec nous, a répondu l’un d’eux, on va te conduire dans la salle.
– Tu la connais, toi ? lui a demandé l’un des enfants.
– Maman m’a raconté qu’elle est très jolie, a dit son compagnon.
– Qui donc ? a demandé Meaulnes.
– Eh bien, la fiancée que Frantz est allé chercher. »
Le jeune homme n’a rien pu ajouter. Ils entraient dans une grande salle où il y avait un beau feu dans la cheminée et où des gens dînaient.
Les enfants sont partis et Meaulnes s’est installé à une table, à côté de deux vieilles paysannes*. Il s’est mis aussitôt à manger avec un féroce appétit. Mais il écoutait la conversation des deux femmes :
« Les fiancés ne viendront que demain vers trois heures, disait l’une d’elles.
– Mais non, a répondu l’autre, tu te trompes… »
Et la discussion a continué. Meaulnes écoutait avec de plus en plus d’attention et commençait à comprendre un peu la situation : Frantz de Galais, un étudiant et le fils du château, était à Bourges pour y chercher la jeune fille qu’il allait épouser. Ce jeune homme, qui semblait un peu étrange, faisait tout ce qu’il voulait au Domaine. Pour l’arrivée de sa fiancée, il désirait faire une grande fête ; c’est pourquoi tous ces gens étaient là.
Meaulnes a voulu en savoir plus :
« Elle est aussi jolie qu’on le dit, la fiancée de Frantz ? »
Les vieilles femmes se sont regardées, surprises. En fait, personne ne la connaissait. Il faut dire que l’histoire est fort étrange :
Un jour, Frantz rencontre la jeune fille dans un jardin de Bourges ; elle est seule. Son père, qui est tisserand16, l’a chassée de chez lui. Elle est très jolie et Frantz tombe aussitôt amoureux d’elle et décide de l’épouser. Son père, M. de Galais, et sa sœur Yvonne, qui lui accordent tout, acceptent la situation.
Voilà ce que Meaulnes a pu apprendre car la conversation s’est arrêtée à cause de l’arrivée d’un grand Pierrot qui s’est mis à poursuivre les enfants en riant. En passant, il a regardé
Meaulnes, qui a cru reconnaître l’homme qui lui a dit de s’habiller, dans la chambre.
Le repas s’est terminé. Tout le monde est sorti. Dans les couloirs, il y avait des farandoles17. Meaulnes, qui se sentait heureux, s’est mis à poursuivre le grand Pierrot comme les autres. Jusqu’à la fin de la nuit, il s’est mêlé à la foule joyeuse aux costumes extravagants. Parfois, il ouvrait une porte et se trouvait dans une pièce où il y avait un spectacle pour enfants…
Parfois, dans un salon où on dansait. Puis, fatigué, il est allé dans la partie la plus tranquille de la maison. Il est entré dans une grande salle à manger… Des enfants, assis par terre ou dans des fauteuils et sages comme des images, écoutaient une jeune femme qui jouait du piano. Meaulnes ne voyait pas son visage car elle était de dos. Sans bruit, il s’est assis dans un fauteuil ; un enfant est bientôt venu s’asseoir sur ses genoux… alors Augustin s’est senti comme dans un rêve. Il s’est imaginé dans sa propre maison, marié, avec des enfants, et que cette jeune femme qui jouait du piano était sa femme.
16. Tisserand : personne qui fabrique des tissus.
17. Farandole : danse exécutée par une file de danseurs qui se tiennent par la main.
