Manon Lescaut - Niveau 3/B1 - Lecture CLE en français facile - Livre + audio téléchargeable

Page 1


LECTURES CLE EN FRANÇAIS FACILE

Manon Lescaut

Abbé Prévost

Adapté en français facile par May Eid

Crédits photographiques :

Couverture : ksena32 © Adobestock

Page 3 : © BIS / Ph. © Archives Larbor

Direction éditoriale : Béatrice Rego

Marketing : Thierry Lucas

Édition : Marie-Charlotte Serio

Couverture : Fernando San Martin

Mise en page : Isabelle Vacher

Illustrations : Conrado Giusti

Enregistrement : Blynd

© CLE International, 2024

ISBN : 978-209-035928-2

L’auteur

Antoine FrAnçois PrÉVost, dit l’abbé Prévost, est né le 1er avril 1697 à Hesdin. Fils d’une bonne famille du nord de la France, il ne savait pas qui il voulait être. Entre 1705 et 1712, il étudie au collège chez les jésuites. Puis, il suit une formation pour devenir moine. En 1717, il interrompt sa formation pour s’engager dans l’armée. Après une rupture amoureuse, il retourne à la vie monastique. Pendant huit ans, il enseigne et prêche dans l’ordre de Saint Benoît1, tout en participant à des travaux de littérature et d’histoire.

Mais en 1728, il rompt à nouveau avec son ordre et fuit à l’étranger. Il tombe amoureux d’une femme pour laquelle il s’endette et commet quelques délits. D’autres scandales s’en suivent ; il est obligé de s’exiler pour vivre entre Londres, Amsterdam et Bruxelles. En 1734, il rentre en France. Quelques mois après, il réintègre l’ordre des bénédictins et devient prêtre. Ce n’est qu’en 1741 qu’il s’installe définitivement en France à Chantilly où il mène une existence isolée du monde. Il décède le 28 novembre 1763.

1. Les bénédictins regroupent les religieux qui forment l’ordre de Saint Benoît. Cet ordre est composé d’un ensemble de monastères où vivent les moines. Ils obéissent à la devise « prie et travaille » qui implique la prière, l’étude de la Bible, le refus de l’oisiveté et la valorisation du travail manuel.

L’abbé Prévost est romancier, éditeur, historien, traducteur et journaliste. En 1728, il publie en France les quatre premiers volumes des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde. En avril 1731, alors qu’il est en exil à Amsterdam, il écrit et publie les trois derniers tomes des Mémoires. L’édition originale de l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut en est le dernier. Il traduit aussi de nombreux livres et romans anglais.

L’œuvre

Le tome VII, l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut du roman-mémoires, est publié pour la première fois en 1733 dans une édition séparée. Opposant l’amour à la vertu, le livre est jugé scandaleux. Il est saisi et condamné à être brûlé. C’est en 1753 que l’auteur publie une édition revue et corrigée du roman sous le titre de Manon Lescaut.

Le personnage de Manon a inspiré plusieurs romanciers. Le roman connaît plusieurs adaptations musicales : les célèbres opéras de J. Massenet (1884) et de G. Puccini (1893). Il a été adapté à plusieurs reprises au théâtre, à la télévision et au cinéma en français mais aussi dans d’autres langues. La dernière adaptation date de 2013 avec un film de Gabriel Aghion.

Les mots ou expressions suivis d'un astérisque* dans le texte sont expliqués dans le Vocabulaire, page 60.

J’Ai rencontrÉ le chevalier Des Grieux en février 1715 sur le chemin du retour à Paris. En entrant dans le village de Pacy, j’ai été surpris de voir une foule2 à la porte d’entrée d’un hôtel devant lequel il y avait deux chariots. J’ai essayé sans succès d’obtenir quelques informations. Un archer* est apparu à la porte. Je lui ai fait signe de venir.

– Que se passe-t-il donc, Monsieur l’archer ?

– Ce n’est rien, Monsieur. C’est une douzaine de filles que je conduis avec mes compagnons jusqu’au port du Havre. Elles seront embarquées pour l’Amérique3. Quelques-unes sont jolies, alors elles excitent la curiosité de ces bons paysans !

J’allais continuer mon chemin, quand une vieille dame m’a interpellé :

– Dieu du ciel ! C’est une chose horrible ! Monsieur, venez voir ce spectacle qui fend4 le cœur !

Je laissais mon cheval à mon domestique et je la suivais avec peine à travers la foule. Le spectacle était assez touchant. Parmi les douze filles enchaînées six à six par le milieu du corps, il y en avait une qui était d’une grande beauté. Contrairement aux autres filles, elle essayait de cacher son visage aux yeux des spectateurs.

Je m’approchais des six gardes qui accompagnaient ces filles.

2. Un ensemble de personnes rassemblées dans un lieu.

3. Sous Louis XIV, des prostituées ou des prisonniers étaient obligés d’émigrer en Amérique.

4. Faire pitié.

– Qui est cette belle fille ? Qu’a-t-elle fait ?

– Nous l’avons embarquée de l’Hôpital*, par ordre de M. le Lieutenant général de Police. Regardez là-bas ce jeune homme assis dans le coin. Il peut sûrement vous en dire plus. Il a suivi cette fille depuis Paris.

À distance, le jeune homme semblait plongé dans une rêverie profonde. Son visage exprimait une douleur vive. À mon approche, il s’est levé.

– Je ne veux pas vous déranger, lui dis-je en m’asseyant près de lui. Connaissez-vous cette belle fille ?

– Cher Monsieur, vous ne me dérangez pas du tout. J’aime cette fille et ces archers* le savent. Je leur ai offert une grande somme d’argent pour me laisser suivre le convoi5. Je viens de vendre mon cheval pour espérer continuer la route à pied jusqu’au port.

– Comment je peux vous aider ? Votre aventure me parait touchante, lui dis-je.

– Hélas, vous ne pouvez plus rien pour moi ! J’irai en Amérique. Là-bas, au moins, je serai avec elle. Au Havre, un ami m’aidera à payer le voyage.

– Eh bien, je vous prie d’accepter de ma part cette petite somme. Cet argent vous aidera un peu sur la route, lui dis-je en lui tendant discrètement quatre louis d’or*.

Deux ans sont passés. J’avais complètement oublié cette rencontre. Mais un jour, j’arrivais de Londres à Calais avec un ami et nous nous dirigions à l’auberge. Sur le chemin, j’ai aperçu ce jeune homme. 5. Un groupe de voitures qui font route ensemble.

L’homme était mal habillé et semblait très pâle. Il portait un sac de voyage comme s’il venait juste d’arriver.

– Ah ! C’est vous monsieur, s’est-il écrié en me voyant. Je vais pouvoir encore une fois, vous exprimer mon éternelle reconnaissance. Je suis revenu d’Amérique ; je viens d’arriver par mer du port du Havre.

– Vous semblez malheureux ! Venez donc ce soir nous rejoindre à l’auberge.

Après le dîner, il m’a dit :

– Vous êtes tellement gentil avec moi ! Permettez-moi de vous raconter mon histoire et de vous confesser mes plus honteuses faiblesses…

À la découverte de l’amour

J’AVAis dix-sePt Ans, et je terminais mes études de philosophie à Amiens. Je devais bientôt intégrer l’Académie pour devenir Chevalier dans l’ordre de Malte*. Mes parents me faisaient déjà porter la croix avec le nom de chevalier des Grieux. Mon seul regret en quittant Amiens était d’y laisser Tiberge, mon ami d’enfance.

La veille de mon départ, une rencontre inattendue a bouleversé ma vie. Je me promenais avec Tiberge à côté de l’hôtel où le coche* d’Arras déposait les voyageurs. Quelques femmes sont descendues et se sont retirées aussitôt. Seule une jeune femme est restée dans la cour. Elle attendait un vieil homme qui récupérait ses affaires des coffres du coche.

Dès que mes yeux se sont posés sur elle, je ne me suis plus reconnu ! Moi, le garçon timide et discret qui n’avait jamais osé regarder une fille, je ne parvenais plus à détacher mes pensées d’elle et je l’abordais sans la moindre hésitation :

– Qu’est-ce qui vous amène à Amiens, charmante demoiselle ? Vous venez rejoindre votre famille ?

– Non Monsieur, je suis seule ; mes parents m’ont envoyé à Amiens dans un couvent pour que je devienne religieuse. Ils veulent m’éviter le malheur et le déshonneur car ils pensent que j’ai une forte attirance pour le plaisir, m’a-telle révélé.

En entendant ces paroles, mon cœur s’est serré. Je me dépêchais de lui révéler mes sentiments. Elle les a accueillis avec douceur. J’essayais de la convaincre de ne pas réaliser ce projet.

– J’approuve tout ce que vous me dites. Je serai malheureuse au couvent, j’en suis sûre. Mais que voulezvous ? C’est la volonté du Ciel puisque je ne peux rien changer à la situation !

– Je suis prêt à tout faire pour vous rendre heureuse et vous délivrer de vos parents !

– Si un jour vous trouvez le moyen de me libérer du couvent, je vous serai reconnaissante toute ma vie !

Le vieux conducteur est venu nous rejoindre et tous mes espoirs allaient s’envoler. Soudain, j’ai entendu la belle inconnue s’adresser à moi sur ce ton :

– Mon cher cousin ! Quelle surprise ! Je suis si heureuse de vous voir. Il faut qu’on dîne ensemble ce soir avant mon entrée au couvent demain.

– Je connais une auberge bien tenue dans le coin, suivezmoi, lui ai-je répliqué, enchanté par la manière dont les choses se passaient.

Mécontent, le conducteur nous a pourtant suivi. Quant à Tiberge, je l’ai chargé d’une course pour ne pas éveiller ses soupçons.

À l’auberge, enfin en tête-à-tête, une douce chaleur s’est répandue dans tout mon corps. J’étais sous le charme de « Mademoiselle Manon Lescaut ». Elle était transportée de joie à l’idée d’avoir conquis un amoureux tel que moi, d’origine noble.

Le temps pressait. Il nous fallait trouver le moyen de vivre pleinement notre amour. Après mûre réflexion, la fuite nous a semblé la seule solution. Mais comment tromper l’attention du vieux compagnon de Manon ?

– Je reviendrai demain à l’auberge à 5 heures. Les portes de la ville seront ouvertes. Vous me rejoindrez devant l’hôtel. Nous irons à Paris. Là, nous nous marierons à l’arrivée. J’ai cinquante écus*, ça suffira dans un premier temps, lui ai-je proposé.

– Tout à fait ! Et moi, j’en ai 100, ce sera largement suffisant.

Après le souper, je me suis retiré à dix heures du soir pour accomplir notre projet. Mais j’avais complètement oublié Tiberge. Perspicace6, il avait noté mon envie de se débarrasser de lui. Alors, il est venu m’attendre chez moi.

– Je suis sûr que vous complotez ensemble quelque chose. Je le vois à ton visage.

– Je ne suis pas obligé de te rendre compte de tous mes faits et gestes !

– Non, mais tu m’as toujours traité en ami. Et entre amis, la confiance et la franchise règnent.

Je lui ai alors tout révélé : ma passion pour Manon, mon projet de fuite et mon projet de mariage.

– Mais tu as pensé à ton avenir, à ton honneur, à celui de ta famille ? Au nom de notre amitié, je te préviens, je n’hésiterai pas à te dénoncer si tu ne renonces pas à ce projet !

– Rassure-toi mon cher ami, le projet de ma fuite n’était qu’un caprice7. Un tel projet ne peut se faire sur un coup de tête !

Une fois seul, je me suis dépêché de ranger mes affaires. Nous avons exécuté notre plan comme convenu et nous sommes arrivés à Saint-Denis. La nuit, dans notre chambre d’hôtel, nous sommes devenus époux sans être mari et femme

6. Qui comprend rapidement et déduit avec justesse. 7. Une envie passagère.

devant Dieu. J’étais l’homme le plus heureux du monde ! Le lendemain, à Paris, nous avons loué un appartement meublé.

Trois semaines sont passées. J’ai décidé de contacter mon père pour deux raisons : je ne pouvais épouser Manon sans son consentement ; et l’argent commençait à nous manquer. J’ai communiqué mon projet à Manon.

– Et si ton père refuse de consentir à notre union ? Je vais te perdre à jamais, m’a-t-elle dit d’une voix tendre. Quant à nos dépenses quotidiennes, il nous reste encore de quoi vivre quelques semaines. J’écrirai à des proches, ils seront ravis de nous venir en aide.

– Comme tu veux, lui dis-je. Je te laisse gérer l’argent qui nous reste.

Les jours suivants, je me suis aperçu que notre table était mieux servie. J’ai aussi remarqué que Manon avait acquis des accessoires féminins luxueux. Je lui ai alors demandé :

– Dis-donc, tu as pu faire tous ces achats avec à peine quinze pistoles* ?

– Je ne t’avais pas dit que je trouverai des ressources ? a-t-elle répondu sur un ton malicieux.

Un jour, je devais m’absenter l’après-midi. De retour, il s’est passé une chose étrange. J’ai dû attendre quelques minutes avant que notre domestique ne vienne m’ouvrir la porte. Lorsque j’ai insisté pour connaître la raison de ce retard, la jeune fille a répondu en tremblant :

– Monsieur, je vous assure que ce n’est pas de ma faute. Madame m’avait demandé de ne pas ouvrir la porte avant que M. de B. ne soit sorti par l’escalier du cabinet8.

8. Une petite pièce située à l’écart.

Incapable d’entendre plus, je lui ai dit :

– Je reviendrai dans un moment. Vous ne rapporterez pas à votre maîtresse notre conversation.

Je dévalais l’escalier, incapable de contrôler mes larmes. Je pénétrais dans un café au hasard pour calmer mon esprit. Ce que je viens d’entendre ne peut pas être vrai ! Mais la visite de M. de B. et les derniers achats… Il y a sûrement une explication ! M. de B. doit connaître les parents de Manon. Il vient lui apporter l’argent envoyé par ses parents. Manon comptait sûrement m’en faire la surprise cet après-midi.

Cette opinion a fini par calmer ma tristesse. Je retournais à l’appartement. Manon m’a accueilli tendrement. Je faisais des efforts pour retenir mon impatience. On sert le souper. Je me mets à table, l’humeur joyeuse. Mais à la lumière de la chandelle qui nous séparait, j’ai vu de la tristesse dans le regard doux et triste de Manon. Elle est restée silencieuse sans toucher à son assiette. Soudain, des larmes ont coulé sur ses joues.

– Vous pleurez ! Je vous en prie, dites un mot !

Comme elle gardait le silence, j’ai entendu le bruit de plusieurs personnes qui montaient l’escalier. Un instant après, on a frappé doucement à la porte. Aussitôt, Manon m’a donné un baiser et s’est échappée de mes bras. Je l’ai entendue refermer la porte de son cabinet derrière elle.

À peine j’ai ouvert la porte que deux hommes m’ont saisi ; le troisième a récupéré le petit couteau de ma poche.

– Nous agissons par ordre de votre père. Votre frère aîné vous attend en bas.

Sitôt dans la voiture, mon frère m’a accueilli tendrement. Pendant le trajet vers Saint-Denis, il a gardé le silence.

Je me suis retrouvé seul avec ma pensée. Qu’est-ce qui m’arrive ? Qui est donc le traître qui m’a trahi auprès de mon père ? Ce ne peut être Tiberge ! Il ignorait le lieu de ma résidence. Serait-ce Manon ?!

Le lendemain soir, je soupais à table avec mon père et mon frère. L’accueil de mon père a été moins sévère que prévu. Il m’a reproché de manquer de prudence en fréquentant une inconnue. Il espérait que cette mésaventure me rendrait plus sage. On se moquait gentiment de ma conquête9, de ma fuite avec cette « fidèle maîtresse ». J’acceptais leurs moqueries avec calme. Mais à un moment, mon père a parlé de Monsieur de B. Je l’ai alors prié de me dire ce qu’il savait.

– Cher enfant, êtes-vous sûr que votre maîtresse partage votre amour ?

– Oui père. Je suis certain que Manon m’aime autant que je l’aime !

– Ha ! ha ! ha ! s’est-il écrié en riant de toutes ses forces. C’est grand dommage mon pauvre Chevalier de te faire entrer dans l’ordre de Malte* ! Monsieur de B. m’a écrit il y a onze jours. À ton avis, qui aurait pu lui révéler ton identité ? Pour quelle raison il m’a écrit pour m’indiquer le lieu de ta résidence à Paris ? Bravo pour la durée de ton triomphe, Chevalier ! Ta belle t’aura aimé douze jours ! Tu sais vaincre rapidement, mais malheureusement tu ne sais pas garder tes conquêtes !

Chacun des mots de ce discours me transperçait le cœur. J’ai dû rassembler toutes mes forces, pour me lever de 9. L’action de gagner le cœur d’une jeune fille.

table. J’ai fait à peine quatre pas que je me suis écroulé par terre.

Lorsque j’ai ouvert les yeux, j’étais allongé sur le plancher, entouré d’une foule de personnes qui tentait de me ranimer. Mon père qui m’a toujours aimé tendrement, était stupéfait. Je me suis jeté à ses genoux, je le suppliais :

– Père, laissez-moi retourner à Paris pour poignarder10

B. ; il n’a pas gagné le cœur de Manon ! Impossible ! Manon m’aime. Il l’a forcée, il l’a menacée avec un poignard pour l’obliger à m’abandonner.

Témoin de ma vive émotion, mon père a vite compris que rien ne serait capable de m’arrêter. Il m’a conduit dans une chambre où il a laissé deux domestiques avec moi pour me surveiller.

Ce n’est que le lendemain matin que j’ai réalisé ce qui s’était passé. J’avais dévoilé ma passion pour Manon. Mon père ne me laissera pas sortir de cette pièce. Comment vais-je pouvoir m’échapper ? Les fenêtres sont très hautes et la porte bien gardée. J’ai essayé de gagner la confiance des domestiques, je les ai même menacés, sans résultat.

J’ai décidé alors de me laisser mourir de faim. On a alerté mon père. Il est venu me voir le lendemain après-midi.

– Chevalier, me dit-il, la douleur que tu éprouves est noble ! Mais se laisser mourir de faim n’est pas une solution. La nourriture apaise un cœur qui souffre. Je te prie cher enfant, obéis à la volonté d’un père qui t’aime.

Pendant quelques jours, je ne mangeais qu’en présence de mon père. Un jour, il m’a surpris avec cette proposition : 10. Blesser ou tuer avec un poignard ou un couteau.

– Mon fils, une vie d’abstinence11 et de célibat ne te conviendrait pas. Je te libère du vœu d’entrer dans l’ordre des Chevaliers*. Je te chercherai une femme qui ressemblera à Manon, et qui sera plus fidèle.

– Père, c’est elle qu’il me faut. Elle ne m’a pas trahi père, je vous assure. Manon est si tendre et sincère ! C’est B., c’est lui le coupable, père !

– Comment peux-tu t’aveugler jusqu’à ce point ? C’est elle-même qui t’a livré à ton frère. Tu devrais oublier jusqu’à son nom !

11. La privation des plaisirs.

Un mois durant, amour et haine, espoir et désespoir luttaient en moi. Ce n’est que lorsqu’on m’a donné des livres que mon esprit a commencé à s’apaiser. Pendant six mois, j’ai repris goût à l’étude.

Tiberge est venu me voir. Je retrouvais un ami sincère et un conseiller sage. Tout comme M. L’Évêque d’Amiens, il m’encourageait à devenir religieux. Ses fréquentes visites ont nourri cette idée. J’en parlais à mon père. Il n’a pas cherché à me détourner de mon projet. Au contraire, il m’a donné de sages conseils pour que je fasse un choix éclairé. En septembre 1713, l’année scolaire commençait. Il m’a laissé partir pour rejoindre Tiberge au Séminaire de SaintSulpice à Paris.

Au séminaire, l’habit religieux avait pris la place de la croix de Malte* et le nom d’abbé12 des Grieux celui de Chevalier. Je m’appliquais à l’étude. Je passais un an entier à Paris sans prendre des nouvelles de Manon. Je me croyais sur le point de l’oublier complètement.

Le temps de mon premier exercice public est arrivé. Mon nom a été annoncé dans tous les quartiers de Paris. Il est arrivé jusqu’aux oreilles de Manon.

12. Le supérieur d’un monastère d’hommes.

Tout pour Manon

LA soutenAnce13 à la sorbonne a été un succès. En fin d’après-midi, je suis rentré au séminaire. Il était six heures lorsqu’on m’a prévenu qu’une dame demandait à me voir.

Mon Dieu ! Quelle apparition surprenante ! Manon plus charmante que jamais ! J’étais à la fois enchanté et stupéfait. Je restais silencieux, les yeux baissés essayant de contrôler mon tremblement. Soudain, je l’entends me dire d’un ton timide :

– J’ai été infidèle et je mérite ta haine. Mais toi, m’as-tu vraiment aimé ? Deux ans sans prendre de mes nouvelles !

– Perfide Manon ! Ah ! Perfide !

– Je ne cherche pas à me justifier, a-t-elle répliqué en pleurant à chaudes larmes. Rends-moi juste un cœur sans lequel il m’est impossible de vivre !

– Demande plutôt ma vie, perfide ! C’est l’unique chose qui me reste à te sacrifier car mon cœur n’a cessé d’être à toi !

À ces mots, une vive émotion l’a poussée vers moi, m’entourant de caresses passionnées.

– Ah, Manon ! lui dis-je en la regardant d’un œil triste. As-tu une fois regretté un amour aussi pur ?

– Je t’assure que mon unique but en acceptant l’offre de B. était de tirer de lui une somme qui nous permettra de vivre confortablement ! Par deux fois, j’avais refusé son offre. À la fin, j’ai cédé devant ses magnifiques promesses. 13. Action d’exposer devant un jury.

Je vivais au milieu des plaisirs mais je n’avais jamais goûté au bonheur. Je suis venue te voir parce que j’ai décidé de me donner la mort si tu ne me pardonnerais pas !

– Je ne veux plus jamais entendre ces horribles mots !

Sortons alors sur-le-champ du séminaire ! Reprenons notre vie commune dans un lieu plus sûr.

– Mais comment allons-nous faire ?

Elle avait tout prévu ; je quitterai discrètement le séminaire ; elle m’attendra dans son carrosse au coin de la rue. Elle payera toutes les dépenses, je dois être sans crainte. Comment va-t-elle s’y prendre avec B. ? Elle lui laissera ses meubles mais elle emportera : ses habits, les bijoux et près de soixante mille francs qu’elle a tirés de lui depuis deux ans. Elle va retourner sur le champ chez elle pour récupérer tout cela. Moi, je l’attendrai pendant ce temps à la petite porte du jardin des tuileries. On louera une maison dans un village voisin de Paris.

Le lendemain, nous avons quitté Paris à destination de Chaillot. Nous n’avons pas tardé à trouver une maison à notre goût. La nouvelle vie en couple compensait toutes mes peines.

L’hiver approchait. Chaillot se vidait de ses habitants. Manon s’ennuyait. Nous avons alors loué un appartement meublé à Paris pour éviter de revenir à Chaillot tard le soir.

Manon avait un frère qui était soldat. Un jour, il a aperçu sa sœur à la fenêtre. Aussitôt il s’est précipité dans l’appartement. Il s’est mis à l’insulter, lui reprochant ses aventures. Puis il est reparti en la menaçant.

De retour à l’appartement, je trouvais Manon bouleversée. Elle était incapable de me raconter la scène qu’elle venait de

vivre. Au milieu du récit, son frère est rentré chez nous sans prévenir.

– Sœurette, lui dit-il, toutes mes excuses pour ma colère tout à l’heure ! J’ai cru que tu avais encore une fois de mauvaises fréquentations ! Mais, l’un de vos domestiques m’a rassuré ! Tu es en de très bonne compagnie ! Monsieur, je suis enchanté de faire votre connaissance.

Voyant que Manon était ravie de voir son frère adouci, je l’ai invité à dîner. Pendant la soirée, nous avons mentionné notre prochain retour à Chaillot. Alors, il s’est invité à venir s’y installer avec nous.

Les semaines passaient et le frère de Manon prenait de plus en plus possession de tout ce qui nous appartenait. Grand joueur, il faisait des paris sur des sommes importantes qu’il soutirait14 à Manon. J’étais sur le point de m’expliquer avec lui lorsqu’un malheureux accident a eu lieu.

Nous sommes restés un soir à Paris. Le lendemain, on me prévient qu’un incendie s’est déclaré dans la maison à Chaillot. Je me suis précipité sur place. Peine perdue, l’argent qui était enfermé dans une caisse avait disparu. Cette perte m’a plongé dans un profond désespoir car je connaissais Manon. Aussi fidèle et aussi attachée à moi dans la richesse, je ne pourrai jamais compter sur elle dans la misère. Et sans elle, ma vie perdra son sens et je tomberai dans un profond désespoir !

J’ai décidé alors d’aller consulter Lescaut. Il connaissait très bien Paris et savait gagner assez d’argent pour mener 14. Obtenir par la ruse.

une vie confortable. Je lui révélais la situation dans laquelle je me retrouvais.

– Qu’est-ce qui vous gêne au sujet de Manon ? J’ai toujours pensé qu’une fille comme elle, devrait subvenir à nos besoins vous et moi ! D’ailleurs je connais un seigneur qui offrira une grosse somme pour obtenir les faveurs de Manon.

– Ce n’est donc que l’intérêt qui vous motive ! Parlez-moi plutôt du jeu. Il me semble qu’il est un moyen facile pour gagner de l’argent.

– Effectivement ! Mais c’est un métier très dangereux si on l’exerce seul. Je vous présenterai à la Ligue15, ils vous guideront.

Je retournais sur le champ chez moi. J’écrivais un mot à Tiberge, l’invitant à me retrouver au jardin du PalaisRoyal. Une heure après, en l’apercevant de loin, un sentiment de honte a rempli mon cœur. Comment vais-je pouvoir soutenir son regard après tout ce que j’ai fait ?

– Tiberge, j’ai besoin de ton argent, lui dis-je en hésitant. Il est resté quelque temps immobile et muet.

– Que dois-je faire ? Blesser mon devoir ou te venir en aide ?

Nous sommes partis chez un banquier de sa connaissance ; il a contracté une dette de cent pistoles*. Ensuite, je suis allé voir M. Lescaut pour qu’il m’introduise aux membres de L’ordre de la Ligue.

Le soir même, il m’a présenté à ses associés. Un Chevalier a été chargé de me former. Je jouerai à l’hôtel de Transylvanie qui se tenait au profit de M. le prince de R… 15. Association de tricheurs.

LECTURES CLE EN FRANÇAIS FACILE

LESCAUT

Abbé Prévost

Ce roman raconte la tragique histoire d’amour entre le chevalier Des Grieux et Manon Lescaut. Ils s’enfuient ensemble à Paris, mais leur vie est marquée par la pauvreté, la trahison et la souffrance auxquels leur amour passionné résistera. Le roman explore les thèmes de la passion, de la décadence sociale et de la tragédie.

GRANDS ADOS ET ADULTES

Audio disponible sur https://lectures-cle-francais-facile.cle-international.com

MANON

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.