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par Jean-Marc Defays
Risques et périls d’opposer « Langue de culture » et « Langue de service »
Jean-Marc Defays
Directeur de l’institut supérieur des langues vivantes Université de Liège
L’opposition entre Langue de culture et Langue de service que l’on doit à Wismann et Judet de La Combe1, et, partant, entre Culture et Service si l’on supprime le dénominateur commun, fait d’abord penser à ces multiples oppositions dont notre civilisation occidentale est friande, comme entre la Nature et la Culture, le Public et le Privé, l’Utile et le Gratuit, l’Essentiel et l’Accessoire, le Travail et le Loisir, l’Esprit et la Lettre, autre Pile ou Face. Par principe, il faut se méfier de ces dualismes qui reposent sur des stéréotypes et qui débouchent généralement sur des hiérarchies, des partialités, des ségrégations, et qui, entretemps, laissent penser, d’une part, que les deux termes n’ont rien en commun et qu’ils condamnent donc à un choix radical, et, d’autre part, qu’ils occupent à eux seuls l’ensemble du champ, sans autre alternative – sans Voie du Milieu, disent les Orientaux qui ne partagent pas notre obsession manichéenne.
Les sciences exactes et les technologies binaires nous ont en effet inculqué la conviction qu’il n’y avait pas d’autres façons d’analyser et de contrôler le monde, et même de penser et d’agir, qu’en opposant, en discriminant, en classant. Et la linguistique contemporaine d’emboîter le pas quand elle a voulu devenir elle aussi méthodique et objective, c’est-à-dire structuraliste, à partir des célèbres dichotomies de Saussure et de ses successeurs : la Langue s’oppose dorénavant à la Parole, le Signifiant au Signifié, l’Expression au Contenu, l’Enoncé à l’Enonciation, la Connotation à la Dénotation, la Synchronie à la Diachronie, des termes qui seront invoqués tout à l’heure.
On ne peut évidemment pas contester que les distinctions et classements sont indispensables pour que les sciences, même humaines, puissent construire leur objet en même temps que leurs démarches. Cette logique oppositive conditionne leur évolution, sinon leur progrès dialectique ; elle est en tout cas un puissant stimulant à la réflexion. Faut-il cependant, face à la complexité et à l’incertitude du monde, de l’homme et de ses activités, qu’on ne prenne pas ces oppositions et les modèles
1. WISMANN H., JUDET DE LA COMBE P., L’Avenir des langues. Repenser les Humanités, 2004 ; « De l’avenir des langues, entretien avec Pierre Judet de la Combe et Heinz Wismann », réalisé par Laurent Dubreuil, Le Labyrinthe, 19/2004 (3), Dossier — Le bel aujourd’hui : déclins, décadences, apocalypses, p. 11-29, http ://labyrinthe.revues.org/233 ; voir aussi HAGEGE Cl., Contre la pensée unique, 2012, p. 178-188.
qu’elles motivent pour la réalité elle-même qu’on risque alors d’interpréter, de découper, de transformer pour la rendre conforme à l’image qu’on veut en donner.2
Passé l’enthousiasme suscité par le structuralisme qui devait rationaliser les sciences humaines quitte à en éliminer le caractère humain, on s’est rendu compte, en linguistique, que le code ne suffit pas pour expliquer le fonctionnement de la langue, et que la communication, multifactorielle et multidimensionnelle, engage bien davantage que notre esprit rationnel et notre aptitude à reconnaître et à assembler des unités distinctes, ce qu’ont démontré la pragmatique, l’analyse des discours, la linguistique cognitive, l’ethnologie de la communication. Devrait être révolue l’époque où, en science, il fallait diviser pour régner, surtout dans notre domaine ! Faut-il rappeler que nulle part davantage qu’en didactique, la diversité et la relativité des concepts et des démarches ne représentent pas des options mais des conditions sine qua non vu la variété et la complexité des objets, des situations, des personnes, des projets qu’elle traite.
Or, en matière d’oppositions et de classements, les didacticiens n’ont pas été en reste, eux qui n’ont cessé ces cinquante dernières années de dresser les unes contre les autres les théories, méthodes et approches successives en provoquant chaque fois des virages à 180 degrés dans les écoles doctorales comme dans les maisons d’éditions et dans les classes de langues. Les enseignants et chercheurs ont été sommés de choisir entre le structuralisme, le communicatif, le cognitif, les connaissances, les compétences, l’interculturel, l’actionnel, l’enseignement assisté par ordinateur… comme entre des partis politiques. Que ce soit à propos de grammaire, de littérature, de traduction, de mémorisation, d’expressions écrite ou orale, de corrections, on est allègrement passé du jour au lendemain du « tout » au « rien », pour revenir au « tout » tout de même ou au « rien » malgré tout, pour prôner actuellement un « ça dépend » plus raisonnable même si d’aucuns le jugent peu opérationnel.
La didactique a connu aussi d’autres clivages concernant cette fois le champ de son activité. Cela a commencé avec la distinction entre le français langue étrangère et le français langue seconde, sans que l’on sache très précisément sur quels critères les départager. Nous avions organisé en 2002 un colloque sur les rapports entre le
2. Cf. l’inépuisable débat entre l’épistémologie aristotélicienne où la cohérence de la théorie prime sur la réalité et la diversité des faits, et l’épistémologie galiléenne où la validité des hypothèses dépend au contraire de leur adéquation au réel.
« FLM », le « FLE » et le « FLS »3 qui, il faut l’admettre, n’a guère servi à clarifier la cartographie de l’enseignement du français et qui concluait principalement qu’en didactique, il y a peu de généralisations crédibles, seulement des situations et des cas particuliers auxquels s’adapter. Puis cette décomposition du champ s’est poursuivie – dans le cadre de l’analyse des discours et d’une perspective fonctionnaliste – avec le développement de l’enseignement des français de spécialités.
On s’est alors rendu compte que ces langues de spécialités réclamaient des approches spéciales, pour donner naissance à l’enseignement du Français sur Objectifs Spécifiques qu’on a décliné de toutes les manières depuis lors (on fera ici l’économie de la liste des acronymes) et pour la promotion duquel on invoquait déjà la diffusion de la langue française dans le monde où elle ne devait plus seulement être considérée comme une langue de culture ou un produit de luxe, mais comme un outil professionnel et un vecteur de progrès : on opposait alors le français de Versailles, sinon d’Yves Saint-Laurent, au français de la fusée Ariane. Devant cette spécialisation galopante, où les institutions ou les apprenants ont d’abord recours à l’expert avant de s’adresser au généraliste, quitte à mettre la charrue devant les bœufs, on devra faire un jour, comme en médecine, une spécialité du « FLG », à savoir du Français Langue Générale, pour qu’il retrouve son statut de naguère. Pour filer la métaphore avec la médecine, notons que la didactique du « FLES » a aussi ses services d’urgence, comme le « FLS », Français Langue de Survie ou « FLI », Français Langue d’Intégration.
Le clivage Langue de culture / Langue de service s’inscrit dans la filiation de ceux qui viennent d’être évoqués si ce n’est qu’il est plus ambitieux : il prend en effet appui sur des données linguistiques pour conduire à des perspectives de politiques linguistiques, en passant par des considérations d’ordre didactique. La question est de savoir en quoi la distinction Langue de culture / Langue de service, qui date maintenant d’une dizaine d’années, est pertinente en linguistique, est opératoire en didactique des langues, et surtout en quoi elle peut être utile à la diffusion de la langue française dans le monde, voire à sa sauvegarde.
Si la première réaction est de suspecter toute forme de clivages, il ne faut pas moins se méfier des étiquettes et des singuliers. D’une part, parler de Langues de culture ou de service prête à confusion puisque c’est sur les usages culturels et les
3. Didactique du français langue maternelle, langue étrangère, langue seconde : vers un nouveau partage ?, co-éds. J.-M. Defays, B. Delcomminette, J.-L. Dumortier, V. Louis, Éditions Modulaires Européennes, Cortil-Wodon, 2003 ; Langue et communication en classe de français. Convergences didactiques en langue maternelle, langue seconde et langue étrangère, co-éds. J.-M. Defays, B . Delcomminette, J.-L. Dumortier, V. Louis, Éditions Modulaires Européennes, Cortil-Wodon, 2003 ; Les didactiques du français, un prisme irisé, co-éds. J.-M. Defays, B. Delcomminette, J.-L. Dumortier, V. Louis, Éditions Modulaires Européennes, Cortil-Wodon, 2003 ; L’enseignement du français aux non-francophones, co-éds. J.-M. Defays, B. Delcomminette, J.-L. Dumortier, V. Louis, Éditions Modulaires Européennes, Cortil-Wodon, 2003.
usages instrumentaux de toutes les langues, en l’occurrence du français, que porte ici le débat ; mais posent alors problème les expressions usage culturel – un oxymoron ? – et usage instrumental – un pléonasme ? À part la novlangue – toujours une utopie, heureusement –, toutes les langues du monde sont par définition des langues de culture, et aucune n’est plus prédisposée qu’une autre à devenir une langue servile. Pour prendre un peu de champ, il n’est d’ailleurs pas sûr que c’est pour leur utilité pratique que les homos habilis aient prononcé il y a quelque deux millions d’années leurs premiers mots ; la langue serait née et aurait survécu, en même temps que ceux qui y recourraient mieux que d’autres, surtout pour assurer le partage collectif et la transmission intergénérationnelle d’anecdotes et de mythes. Le culturel, indispensable à long terme, précèderait donc l’utile à court terme dans l’histoire des hommes comme dans l’histoire de chaque homme qui se met à parler, que ce soit dans son berceau ou dans la classe de langues.
Sur l’autre versant, l’opposition Langue de culture / Langue de service suggère – même si ce n’est pas l’avis de Wismann et Judet de La Combe – que la culture, elle, ne rend aucun service. Dans la perspective utilitariste à (très) court terme des responsable économiques, politiques et, maintenant, éducatifs, universitaires et scientifiques, il est entendu que la lecture de la Princesse de Clèves4 n’a aucun intérêt en termes d’employabilité ou de rentabilité, et, en matière de maîtrise des langues, que la culture n’aide guère à satisfaire aux critères pratiques, précis, pressants des tests linguistiques internationaux. Mais faut-il s’entendre sur la notion d’utilité, que l’on peut aussi concevoir comme « uniquement ce qui peut rendre l’homme meilleur »5 ou plus heureux. De ce point de vue, il est fort possible que ce que les référentiels, les programmes, les méthodes nous entraînent à considérer aujourd’hui comme « utile » s’avérera être dérisoire, voire néfaste demain. Il y a fort à parier que le monde plurilingue et pluriculturel auquel les professeurs de langues sont chargés de préparer la nouvelle génération aura autant besoin, sinon davantage – en tout cas associés les uns aux autres – de culturel que d’objectifs spécifiques, de langues de spécialités, et autres compétences fonctionnelles pour survivre ou pour au moins bien vivre ensemble.
Par ailleurs, il faudrait ajouter, aussi par principe, un « S » au mot « Cultures » qu’il est désormais douteux de laisser au singulier, avant de s’interroger de savoir quelles cultures véhiculeraient les soi-disant Langues de cultures : la culture des livres d’histoire, des manuels de langues, des guides touristiques, du pays d’origine ou d’adoption, de la francophonie, de la banlieue, de la famille, des publicités et des séries télévisées, des firmes internationales qui vendent, qui recrutent… ? Ne confond-on
4. N. SARKOZY, « Je ne sais pas si cela vous est arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves », le 23 février 2006, à Lyon. 5. H. POINCARÉ, La valeur de la science, Flammarion, 1970, cité par N. ORDINE, L’Utilité de l’inutilité, Les Belles Lettres, 2015, p. 125.
pas de nouveau ici « culture » et « civilisation » ? Mais il faut surtout se demander de quelles cultures seraient dépourvues les soi-disant Langues de service, car aucune communication humaine n’est indemne de culture, y compris entre deux apprenants balbutiant une langue étrangère dans un aéroport. Dans ses fonctionnements comme dans ses fonctions, la langue a toujours des implications idéologiques qu’il est non seulement ingénu, mais dangereux de ne pas reconnaître, comme le font certains scientifiques ou hommes d’affaires pour qui l’anglais serait trans-culturel ou, pire, a-culturel. C’est précisément quand une idéologie n’est pas explicite, quand une neutralité est revendiquée, qu’il faut se tenir sur ses gardes.
Par ailleurs, les propriétés « dénotative, anhistorique et dégrammaticalisée », pour reprendre les termes de Wismann, d’une Langue de service ne sont pas réservées à cet usage. Dans leur souci d’objectivité et d’universalisme, les usages – qu’on appelle les « discours » – scientifiques (surtout des sciences exactes) et juridiques visent à se rendre le plus explicites possible, à ne faire appel ni à ne renvoyer à aucun sens extérieur – implicite, intertextuel, culturel, axiologique, subjectif – pour se suffire à eux-mêmes, et ainsi à ne donner lieu qu’à une seule et même interprétation pour tout le monde, tout le temps et partout, au contraire de la poésie qui est surtout appréciée quand elle s’ouvre vers l’extérieur et suscite des interprétations personnelles, plurielles, inachevées. Ces deux types de textes, aux extrêmes du champ discursif, ont d’ailleurs chacun leur intérêt en classe de langues étrangères, sans qu’ils soient exclusifs l’un de l’autre. A tous les niveaux de l’enseignement-apprentissage de la langue et de sa pratique, ses usages tantôt « dénotatifs », tantôt « connotatifs » ne dépendent pas forcément de la maîtrise de cette langue, mais d’un choix des locuteurs, même des débutants qui se familiarisent à l’économie des genres des discours.
On peut aussi douter qu’il existe des usages anhistoriques de la langue ; le croire revient à donner peu de poids, d’une part, à l’intertexte que charrie, qu’on le veuille ou non, chacun des mots qu’on utilise, et, d’autre part, aux capacités des élèves à enrichir spontanément leur encyclopédie relative à la langue et à la culture étrangères qu’ils sont en train d’apprendre. L’histoire commence dès le premier mot échangé avec l’étranger pour lui demander l’heure. L’apprentissage d’une langue est un parcours que chacun construit chemin faisant ; certains s’éternisent dans des salles de classe, d’autres font escale dans des aéroports ; ils n’y a que des occasions bonnes à saisir, pourvu que l’on soit motivé à progresser. Ce point est essentiel, nous y reviendrons.
Quant à la question de la grammaire, tout et son contraire ont déjà été dits à son propos et il n’est plus l’heure de confondre grammaire explicite et implicite, et d’ignorer que la seconde, un processus évolutif et relatif, est indépendante de la première. On ne peut pas communiquer sans faire de grammaire, se contenterait-on de poser les mots les uns à côté des autres. On ne dira jamais qu’un enfant de trois ans ne pratique qu’une Langue de service parce que sa syntaxe est élémentaire ; il faut accorder
la même patience et le même respect aux apprenants qui, on l’a assez prouvé, doivent eux aussi passer par des étapes dont la succession ne dépend pas d’eux et que l’on perturbe au contraire en voulant les forcer. Survaloriser la grammaire formelle – comme le statut de Langue de culture y entraîne – risquerait de stigmatiser ceux qui ne la maîtrisent pas parfaitement et de décourager son apprentissage qui s’annonce d’emblée comme pénible et frustrant. Le français souffre déjà assez dans le monde entier de ce préjugé de langue compliquée et élitiste !
Par voie de conséquence, on peut craindre que cette historisation et grammaticalisation de la langue, que réclame de ses vœux Wismann, représentent plutôt des freins que des stimulants à l’innovation linguistique qui serait l’apanage des usages culturels de la langue. En effet, pour rester vivante et internationale, la langue française ne doit pas seulement inspirer la créativité aux parfaits francophones, natifs ou patentés, mais également à tous les francophones qui débutent leur apprentissage et qu’on aimerait le leur voir poursuivre. Sans passer par l’opposition de Chomsky – de nouveau une opposition à discuter – entre la créativité qui respecte les règles et celle qui les change, il faut n’avoir jamais mis les pieds dans une classe de FLE pour ne pas apprécier l’inventivité spontanée des débutants qui confine à la poésie.
Paradoxalement, je pense que trop de règles ou trop de scrupules à les respecter rend servile. À titre personnel, la fréquentation des apprenants étrangers, comme celle des jeunes enfants, a toujours vivifié mon intérêt pour la langue et m’a toujours réconforté concernant ses infinies ressources et le plaisir qu’elle procure. De toute façon, il faut rappeler que la langue appartient à ceux qui s’en servent, justement, même allophones, et que chacun a la possibilité et le droit de la changer, de la simplifier, de l’enrichir comme il en a besoin ou envie. Si on leur prêtait davantage d’attention, peut-être les difficultés, les réticences, les inventions des francophones en herbe ou d’adoption permettraient-elle de soigner un tant soit peu le français de certaines incongruités de sa grammaire et absurdités de son orthographe.
En conclusion à ceci, j’aurais tendance à penser que la distinction Langue de culture/ Langue de service ou Usage culturel/Usage instrumental de la langue ne peut guère profiter à la linguistique ni à la didactique des langues car elle entraîne à séparer de nouveau la langue de la culture, alors qu’il leur avait fallu tant de temps à reconnaître et à pratiquer l’articulation des deux, pour ne pas parler de leur inextricable enchevêtrement. Sans compter que l’on rendrait aux concepts de culture et de grammaire leur pesanteur civilisationnelle, institutionnelle, patrimoniale qui a si longtemps handicapé la didactique des langues. À tout prendre, je préfère encore l’éclatement des Français sur Objectifs Spécifiques qui eux ont au moins l’avantage d’englober les facteurs culturels liés aux activités visées, même si c’est dans une perspective instrumentale limitée.
Quant à la diffusion d’une langue, le français ici, on peut se demander s’il faut préférer une soi-disant Langue de culture morte, comme le latin dont n’a survécu que
l’usage « de cuisine », à une soi-disant Langue de service vivante ? En plus de ne pas être claire, la frontière entre les deux – si tant est qu’il y en ait une – n’est pas étanche : on a vu des pidgins, aussi élémentaires dans leur fonctionnement que limités dans leurs fonctions strictement utilitaires, devenir de véritables langues et engendrer des œuvres littéraires après quelques générations, comme on a vu des Langues de culture qu’on croyait réservées à certains usages liturgiques renaître de la poussière des livres de prières pour rendre de nouveaux services pratiques quotidiens à leurs locuteurs. Sans qu’ils soient toujours aussi marqués, l’histoire des langues est coutumière de ces cycles qui animent leur évolution linguistique ou sociolinguistique. Il faut faire confiance aux usagers qui ont autant besoin de services que de cultures, du service des cultures ou de la culture des services. Les clivages, tous ceux que nous avons évoqués et celui-ci en particulier, risquent de rendre critique, chez une personne ou dans une génération, le plein exercice des ressources de la langue et du génie de l’esprit humain.
Concernant le français et la motivation des étrangers à l’apprendre, on sait que l’image du français comme Langue de culture est à double-tranchant, mais on se doute aussi qu’une Langue de service ne fait pas davantage fantasmer que les escaliers du même nom. On peut tout de même faire l’hypothèse que promouvoir davantage – à un premier stade – la langue française comme Langue de service permettra de désinhiber ces apprenants potentiels ou débutants et de les encourager à communiquer avec un vocabulaire limité, une grammaire rudimentaire, des connaissances culturelles réduites, avant d’enrichir ce vocabulaire, d’affiner cette grammaire, de développer ces références culturelles. À plus long terme, cependant, comment ne pas être d’accord avec Wismann quand il dit qu’il faut dépasser le cadre des besoins immédiats, informationnels, mais aussi sociaux et culturels, et susciter une réflexion métalinguistique, métaculturelle, métacognitive chez les apprenants comme chez tous les locuteurs ; que le travail sur la grammaire, sur la traduction, sur la littérature, sur la culture relève de l’humanisme et contribue à l’épanouissement de la personne qui s’y livre. Apprendre une langue, comme la musique ou le sport, demande avant tout de la patience, des efforts, et avant tout de la passion pour nourrir cette patience et ces efforts ; on doit réviser ses classiques, faire et refaire des gammes ou des pompes, se mettre à l’unisson de l’équipe ou de l’orchestre, s’exercer aux phases de jeu ou aux mouvements du concerto,… c’est ici que s’enracine la culture ! Cela prend des années pour faire un violoniste ou un footballeur, et on voudrait enseigner le russe à un Anglais ou le japonais à un Italien en 90 leçons ? ! ?
On ne répètera jamais assez que l’apprentissage d’une langue est fondamentalement humaniste, à trois niveaux au moins, me semble-t-il : d’abord parce qu’il rapproche les gens, les peuples, les uns des autres en les ressourçant aux principes de leur commune humanité, le langage qui leur permet à la fois de s’unir et de s’épanouir ; ensuite parce qu’il sollicite, stimule, associe toutes les facettes cognitives, psy-
chiques, affectives, sociales, culturelles, physiques, sensorielles, comportementales… de chaque femme ou homme, adulte ou enfant ; enfin parce que cet apprentissage, quand on lui donne l’occasion de se déployer, de s’approfondir, de rayonner, profite à tous les autres apprentissages, activités, projets, bonheurs de la personne qui s’est donné la peine de s’y consacrer. C’est à ce niveau qu’il faut articuler le service et la culture en dépassant l’opposition que certains y voient.