Les diaboliques Niveau 3/B1 - Lecture CLE en français facile - Livre + audio téléchargeable

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EN FRANÇAIS FACILE

Les Diaboliques

JULES BARBEY D’AUREVILLY

Les Diaboliques

Jules BarBey d’aurevilly

Adapté en français facile par Françoise Claustres

Crédits photographiques :

Couverture : © irissca / Adobestock

Page 3 : © PWB Images / Alamy Banque D’Images

Direction éditoriale : Béatrice Rego

Marketing : Thierry Lucas

Édition : Marie-Charlotte Serio

Couverture : Fernando San Martin

Mise en page : Isabelle Vacher

Illustrations : Conrado Giusti

Enregistrement : Blynd

© CLE International, 2024

ISBN : 978-209-039553-2

L’auteur

Jules BarBey d’aurevilly est un écrivain français du xixe siècle. Connu de son vivant d’un petit groupe de gens, il a été redécouvert dans les années cinquante, avec le goût pour le fantastique et l’étrange. Barbey d’Aurevilly naît en Normandie en 1808. Sa famille est une famille catholique d’aristocrates (de nobles) qui déteste la Révolution et la modernité. Influencé par un oncle docteur libéral qui ne croit pas en Dieu, il rejette la monarchie et la religion. Quelque temps après, il devient un dandy. Un dandy se caractérise par des vêtements soignés et une manière d’être : refus des règles, mépris de la société… Barbey écrira d’ailleurs un livre sur un dandy anglais très célèbre : George Brummell (1778-1840). Barbey mène une vie tumultueuse. Pour gagner de l’argent, il écrit dans les journaux, publie quelques ouvrages mais ils n’ont pas de succès. En 1846, il revient au catholicisme et aux valeurs d’avant la Révolution. Il déteste la modernité, les écrivains Hugo et Zola, à qui il préfère Balzac et Stendhal. En 1856, il se réconcilie avec sa famille et retourne en Normandie. Il a écrit plusieurs livres : Une vieille maîtresse en 1851, Le Chevalier des Touches en 1864. Il est aussi connu pour un recueil de nouvelles paru en 1874 : Les Diaboliques. Il meurt en 1889, l’année de l’inauguration de la tour Eiffel, qu’il aurait certainement détestée !

Le livre

Les Diaboliques est un recueil de nouvelles paru en 1874, quand Barbey a soixante-six ans. Il y travaille depuis 1850 environ.

Qui sont les diaboliques ? Les diaboliques, ce sont : – des femmes, des femmes capables de tout par amour, des femmes passionnées qui défient la morale et la religion, des personnages hors du commun… – des histoires violentes avec des meurtres, des tromperies, des crimes, où la mort et le sexe se mêlent… Barbey dit dans sa préface que ces histoires sont « vraies » : elles viennent de faits divers lus dans les journaux transformés par son imagination.

Les Diaboliques appartiennent au genre du fantastique. Mais plus que fantastiques, ces histoires sont surnaturelles, étranges, insolites…

Barbey d’Aurevilly était catholique. Il a peint des passions horribles, « sataniques », « diaboliques », pour inspirer l’horreur et dénoncer ce type de comportement. Il a écrit dans sa préface : « L’auteur de ceci, qui croit au diable, et à ses influences dans le monde, n’en rit pas et il ne les raconte aux âmes pures que pour les épouvanter. » Son but n’a pas été compris car le livre a été condamné par la justice et les exemplaires ont été détruits. Le livre est reparu en 1882.

Les mots ou expressions suivis d'un astérisque* dans le texte sont expliqués dans le Vocabulaire, page 51.

Dans ce livre, vous trouverez trois des six nouvelles du recueil initial :

– Le rideau cramoisi, où un jeune soldat rencontre une jeune femme en apparence froide qu’il n’oubliera jamais.

– Le bonheur dans le crime, où un homme marié et sa maîtresse préparent un piège diabolique pour se débarrasser de la femme puis se marier.

– La vengeance d’une femme, où une duchesse devient prostituée pour se venger de son mari.

Le

rideau cramoisi1

Il y a de nomBreuses années, je suis allé chasser dans l’Ouest. Ce soir-là, il n’y avait dans le coupé de la diligence2 qu’une seule personne. Cette personne, que j’avais souvent rencontrée dans le monde3, était un homme que nous appellerons le vicomte de Brassard.

Le vicomte de Brassard était ce que le monde appelle « un vieux beau. » C’était un dandy4. S’il l’avait été moins, il serait certainement maréchal de France. Il avait été dès sa jeunesse un très brillant officier.

Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus, et j’avais du plaisir à le rencontrer. Le vicomte de Brassard, très beau, portait une courte barbe, restée noire, ainsi que ses cheveux. Sous un front de la plus haute noblesse – un front sans aucune ride, blanc comme le bras d’une femme –le vicomte de Brassard cachait deux yeux étincelants, d’un bleu très sombre, mais très brillants. Nous nous sommes pris la main, et nous avons discuté.

Nous avons parlé du paysage, nous avons évoqué quelques souvenirs du monde où nous nous étions rencontrés puis nous nous sommes tus. La nuit nous a saisis de sa fraîcheur, et nous nous sommes enroulés dans nos manteaux, cherchant le dur coin qui est l’oreiller de ceux qui voyagent. Je ne sais pas si mon compagnon

1. Rouge foncé.

2. Grande voiture tirée par des chevaux qui transportent des voyageurs. Le coupé est une partie de la diligence.

3. Les gens chez qui ils vont, chez qui ils se rencontrent : la bonne société.

4. Homme d’une grande élégance (cf. page « l’auteur »).

s’est endormi, mais moi, je suis resté éveillé. Nous avons traversé plusieurs petites villes. La nuit est devenue très noire. Dans la plupart de ces petites villes, les réverbères étaient rares. Personnellement, je n’ai jamais pu voir une fenêtre éclairée la nuit sans imaginer derrière des drames, des vies… Eh bien ! Une fenêtre d’une des rues de la ville où nous passions cette nuit-là était éclairée. J’ai eu le temps de bien la regarder car un accident venait d’arriver à une des roues de notre voiture, et on avait envoyé chercher quelqu’un pour la réparer. L’hôtel devant lequel nous nous étions arrêtés était fermé. La façade de l’hôtel était noire, il n’y avait de la lumière qu’à une seule fenêtre… la fenêtre dont je parle. La lumière était adoucie par un double rideau cramoisi.

– C’est bizarre ! a dit le comte de Brassard, comme s’il se parlait à lui-même. On dirait que c’est toujours le même rideau !

Je me suis retourné vers lui. Je croyais qu’il dormait, mais il ne dormait pas. Le ton avec lequel il parlait m’a étonné. Pour voir son visage, j’ai allumé une allumette. Il était pâle, non pas comme un mort… mais comme la Mort elle-même.

Pourquoi pâlissait-il ?… Cette fenêtre, cette réflexion et cette pâleur d’un homme qui pâlissait très peu d’habitude semblaient cacher quelque chose que j’avais envie de connaître.

– Vous regardiez donc aussi cette fenêtre, capitaine. Vous la reconnaissez ? lui ai-je dit.

– Ah pour ça ! Je la reconnais ! a-t-il dit de sa voix habituelle.

Le calme était déjà revenu chez ce dandy.

– Je ne passe pas souvent par ici, et j’évite d’y passer. Mais il y a des choses qu’on n’oublie pas. J’en connais trois :

le premier uniforme qu’on a mis, la première bataille où l’on a été, et la première femme qu’on a eue. Eh bien ! Cette fenêtre est la quatrième chose que je ne peux oublier. Il s’est arrêté et a baissé la vitre. Était-ce pour mieux voir cette fenêtre dont il me parlait ?

– C’est la fenêtre de ma première chambre de soldat. J’ai habité là… il y a trente-cinq ans ! Derrière ce rideau… qui ne semble pas avoir changé, et qui est éclairé, comme il l’était quand…

Il s’est arrêté.

– Quand vous étudiiez la tactique militaire, capitaine ?

– J’étais sous-lieutenant, mais les nuits que je passais alors, je ne les passais pas à étudier la tactique militaire, et si j’avais ma lampe allumée, ce n’était pas pour lire le maréchal de Saxe.

– Mais c’était peut-être pour l’imiter5 ?

– Pas à cette époque. Cela n’a été que bien plus tard. À cette époque, j’étais très timide avec les femmes. Je n’avais que dix-sept ans. Je sortais de l’École militaire.

– Et pourtant, je parierais que vous avez gardé le souvenir de cette fenêtre parce qu’il y avait une femme derrière ce rideau !

– Et vous gagneriez votre pari, a-t-il dit gravement.

– J’en étais sûr !

– Mais ce n’est pas une femme qui a été prise ici : c’est moi ! Par une demoiselle.

– Cette histoire doit être très intéressante, capitaine !

– Je peux, si vous en êtes curieux, vous raconter cette histoire, qui m’a marqué pour la vie…

5. Le maréchal de Saxe (1696-1750) aimait beaucoup les femmes…

– J’avais donc dix-sept ans et je sortais de l’École militaire. Nommé sous-lieutenant, j’ai été envoyé dans cette petite ville de quelques milliers d’habitants. C’était certainement la pire garnison6. Quel ennui ! Il n’existait dans cette petite ville que d’anciennes familles à peu près ruinées. Donc pas de réunions, pas de bals, pas de soirées… Tout au plus, le dimanche, après la messe de midi, quand il faisait beau temps, les mères allaient promener et exhiber7 leurs filles jusqu’à deux heures.

Beaucoup de soldats vivaient dans des pensions, chez des bourgeois peu riches, qui leur louaient des appartements très chers. J’étais de ceux-là. Un de mes camarades m’avait trouvé un appartement à cette fenêtre ! Hormis8 les heures des repas que je prenais avec les personnes qui me louaient mon appartement, mes hôtes, et celles que je passais avec les autres soldats, je vivais la plus grande partie de mon temps chez moi, couché sur un canapé bleu sombre.

Les gens chez qui j’habitais étaient deux, le mari et la femme, tous deux âgés. Je me mêlais deux heures par jour à leur vie – le midi et le soir – pour manger avec eux. C’étaient de très braves gens. La table était bonne.

J’étais là environ depuis six mois, quand un jour, en descendant pour dîner, j’ai aperçu dans un coin de la salle à manger une jeune femme qui attachait par les rubans son chapeau à une patère9. Les bras en l’air, elle s’est retournée en m’entendant entrer, et j’ai vu son visage ; mais elle a continué comme si je n’étais pas là, puis elle m’a enfin regardé avec deux yeux noirs, très froids. Elle

6. Ville où vivent des soldats.

7. Montre (pour les marier ici).

8. À part, sauf.

9. Porte-manteau.

venait probablement pour dîner. La table était mise, et il y avait quatre couverts… Mais j’ai été encore plus étonné quand mes hôtes m’ont dit que c’était leur fille, qui sortait de pension, et qui allait désormais vivre avec eux.

Leur fille ! Mlle Albertine, que ses parents appelaient Alberte, ne semblait pas plus la fille de l’un que de l’autre… À ce premier repas, comme à ceux qui ont suivi, elle s’est comportée10 comme une jeune fille bien élevée, habituellement silencieuse. Mlle Albertine ou Alberte, qui m’avait frappé par son air froid, n’ayant que cet air à m’offrir, ne m’a bientôt plus intéressé. À table – nous ne nous rencontrions que là – elle regardait plus le sucrier que ma personne… Ce qu’elle disait, toujours très bien dit, mais sans intérêt, ne me donnait aucune information sur son caractère. Et puis, d’ailleurs, pour quoi faire ? J’aurais passé toute ma vie sans regarder cette fille… si…

Un soir – il y avait à peu près un mois que Mlle Alberte était revenue à la maison –, nous nous mettions à table.

Je faisais si peu attention à elle que je n’avais pas encore remarqué qu’elle était à côté de moi au lieu d’être entre sa mère et son père, quand, au moment où j’ai déplié ma serviette sur mes genoux… j’ai senti une main qui prenait la mienne par-dessous la table. Je croyais rêver… Tout mon sang s’est précipité de mon cœur dans cette main, puis est remonté dans mon cœur ! Je devais être très pâle. J’ai cru que j’allais m’évanouir. Il y a trente-cinq ans de cela, mais je sens encore cette main serrant la mienne ! Je craignais de montrer ce que je ressentais devant ce père et cette mère, dont la fille, sous leurs yeux, osait… Nous ne pouvions pas rester ainsi… Nous avions besoin de nos mains pour manger… Celle de Mlle Alberte a donc quitté

10. Se comporter : agir.

la mienne ; mais au moment où elle a quitté ma main, son pied s’est appuyé sur mon pied, et y est resté pendant ce dîner trop court. Vous ne serez pas étonné si je vous dis que j’ai peu mangé ce jour-là, et que j’ai peu parlé. Ses parents ne se sont aperçus de rien, mais je me disais : « Est-elle folle ? » Songez donc ! Elle avait dix-huit ans ! Les avaitelle d’ailleurs ? Quand je me suis levé de table, j’avais pris une décision… La main de cette Alberte, à laquelle je ne pensais pas avant qu’elle ne prenne la mienne, m’avait donné l’envie de l’enlacer* tout entière, comme sa main s’était enlacée à ma main !

Je suis monté dans ma chambre comme un fou, et quand je me suis un peu calmé, je me suis demandé comment j’allais faire. La seule chose que je pouvais faire, dans cette maison si bien réglée, était d’écrire ; et puisque la main de cette fille savait si bien prendre la mienne par-dessous la table, cette main saurait sans doute prendre la lettre que je lui donnerais. Je l’ai écrite. C’était la lettre d’un homme qui a déjà bu une première gorgée de bonheur et qui en demande une seconde… Seulement, pour lui donner la lettre, je devais attendre le dîner du lendemain, et cela m’a semblé long ; mais il a fini par arriver, ce dîner ! Sa main a repris la mienne, comme la veille, par-dessous la table. Mlle Alberte a senti la lettre et l’a prise. Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est qu’elle l’a mise dans son corsage11, si naturellement que ses parents ne se sont aperçus de rien !

Le lendemain, quand je suis entré dans la salle à manger, j’ai cru rêver en voyant que Mlle Alberte était placée entre son père et sa mère… Pourquoi ce changement ?... Le père ou la mère s’étaient-ils doutés de quelque chose ? J’avais 11. Vêtement féminin qui recouvre le haut du corps.

Mlle Alberte en face de moi, et je la regardais fixement. Il y avait vingt-cinq points d’interrogation12 dans mes yeux ; mais ses yeux étaient aussi calmes, aussi muets, aussi indifférents que d’habitude. Ils me regardaient comme s’ils ne me voyaient pas… On pouvait se demander si c’était la même femme que la femme de la main et du pied sous la table, du billet pris et glissé dans son corsage, devant ses parents ! Le dîner s’est terminé sans ce regard que je guettais, que j’attendais…

Les autres jours, la scène13 a recommencé. Je n’étais pas à côté de Mlle Alberte, qui continuait à dire des choses sans intérêt. Elle semblait peu contrariée14 alors que, moi, je l’étais horriblement. Je me disais qu’elle m’écrirait par la poste, qu’elle serait assez maligne15, quand elle sortirait avec sa mère, pour glisser une lettre dans la boîte aux lettres. Alors, deux fois par jour, je disais dix fois à la vieille Olive, d’une voix étranglée : « Y a-t-il des lettres pour moi, Olive ? » Et Olive me répondait toujours : « Non, Monsieur, il n’y en a pas. » Le désir est devenu de la haine. Je me suis mis à haïr cette Alberte.

Je me couchais tard. Je ne dormais plus. Je baissais, comme il l’est ce soir, ce rideau cramoisi, à cette fenêtre. Quand j’avais loué l’appartement, j’avais placé au milieu une grande table ronde : c’était mon bureau. Un soir, ou plutôt une nuit, j’avais mis le canapé auprès de cette grande table, et je dessinais la tête d’Alberte. Il était tard. La rue était silencieuse. J’aurais entendu voler une mouche. Tout à coup, ma porte s’est entrouverte. J’ai levé les yeux,

12. Points d’interrogation : ?

13. Partie d’une pièce de théâtre, d’un moment.

14. Ennuyé.

15. Rusée, futée.

croyant avoir mal fermé la porte. Je me suis levé de ma table pour aller la fermer ; mais la porte entrouverte s’est ouverte plus grande, toujours très lentement, et j’ai vu, quand la porte a été totalement ouverte, Alberte ! Alberte qui n’avait pu empêcher la porte de crier !

Avec un geste énergique, elle a refermé la porte rapidement pour éviter le bruit, qui a recommencé plus fort… Une fois la porte fermée, elle a écouté si un autre bruit, plus inquiétant et plus terrible, ne répondait pas à ce bruit… J’ai cru la voir tomber… J’ai couru vers elle et je l’ai bientôt eu dans les bras. En fait, c’est plus elle qui m’a pris dans ses bras… Elle était horriblement pâle. J’ai mis sur ces belles lèvres rouges un foudroyant baiser* ! La bouche s’est entrouverte… mais les yeux noirs ne se sont pas fermés. Je l’ai portée, toujours collée à moi, sur le canapé bleu. Elle était à moitié nue. Elle sortait de son lit, et, pour venir, elle avait… traversé la chambre où son père et sa mère dormaient !

– Quel courage ! ai-je dit. Elle était digne d’être la maîtresse* d’un soldat !

– Et elle l’a été dès cette première nuit-là, a dit le vicomte. Malgré ses soupirs, ses baisers, et le terrifiant silence de cette maison endormie, j’avais peur et je me demandais si sa mère ne s’éveillait pas, si son père ne se levait pas ! Je me suis habitué à tout cela plus tard. Les jours suivants, je ne pensais plus qu’à être heureux. Elle avait en effet décidé, malgré le danger, qu’elle viendrait chez moi toutes les deux nuits, et elle l’a fait… Plus tard, quand je lui ai parlé, comme on parle à sa maîtresse, de sa froideur inexplicable à table, elle répondait par de longues étreintes*. Sa bouche triste restait muette… sauf de baisers ! Elle ne parlait pas… Chose étrange ! Très étrange personne !

– Mais, capitaine, il y a pourtant eu une fin à tout cela ?

– Une fin ! Oui, il y a eu une fin, a dit le vicomte de Brassard en baissant brusquement la vitre du coupé, comme s’il avait besoin d’air pour terminer son histoire…

– C’était une nuit. Une longue nuit d’hiver. Alberte était venue plus tôt que d’habitude pour rester plus longtemps. Alberte, cette nuit-là, était plus silencieusement amoureuse que jamais. Tout à coup, ses bras ont arrêté de me presser sur son cœur, et j’ai cru à une de ces pâmoisons* comme elle en avait souvent… Je suis resté sans bouger, attendant qu’elle revienne à elle… Mais cela ne s’est pas passé ainsi. Le froid des pieds d’Alberte est monté jusque dans ses lèvres et sous les miennes… Quand j’ai senti cet horrible froid, je lui ai mis la main sur le cœur… Il n’y avait rien ! La mort était partout ! Son corps était déjà rigide16, de la rigidité de la mort !

Je ne voulais pas y croire ! Alberte était morte. De quoi ?… Je ne savais pas. Je lui ai vidé sur le front tous les flacons de ma toilette. J’ai frappé dans ses mains, au risque de faire du bruit. Un de mes oncles avait un jour sauvé un de ses amis en le saignant17. J’avais des armes dans ma chambre. J’ai pris un poignard, et je m’en suis servi pour saigner le bras d’Alberte. J’ai abîmé ce bras splendide d’où le sang n’a pas coulé.

Tout à coup, j’ai eu peur ! Oh !… mais une peur… une peur immense ! Alberte était morte chez moi. Qu’allais-je devenir ? Que fallait-il faire ?… On ne pouvait pas cacher la mort ; mais le déshonneur, prouvé par la présence d’Alberte

16. Dur. 17. Faisant sortir du sang de quelqu’un.

LECTURES CLE

EN FRANÇAIS FACILE

LES DIABOLIQUES

Jules Barbey d’Aurevilly

« La vengeance d’une femme », « Le bonheur est dans le crime », « Le rideau cramoisi » : retrouvez trois des six nouvelles qui composent Les Diaboliques. Barbey d’Aurevilly sonde l’âme humaine et fait une critique de la société bourgeoise du xixe siècle. Passion, crime, vengeance, personnages féminins mystérieux et troublants : laissezvous surprendre !

Audio disponible sur https://lectures-cle-francais-facile.cle-international.com

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