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avorte-moi si tu peux
Le Texas, œil du cyclone du combat sanglant entre deux Amérique : l’une pro-choix et l’autre ultra religieuse
Route 66, mile 1034. À Lubbock, Texas, le seul centre de l’État à pratiquer encore l’IVG et un planning familial résistent à la toute-puissance du lobby religieux. Une guérilla anticlinique visant à empêcher les femmes de commettre “l’irréparable”.
L
es filles trouvent porte close ; Jennifer passera le week-end sans savoir, en espérant qu’il ne soit pas trop tard. Avec deux copines, elle fait le pied de grue devant le centre Planned Parenthood (le planning familial) de Lubbock, une ville assoupie sous le soleil du nord du Texas. En contradiction avec les horaires affichés, le répondeur téléphonique lui apprend que le centre est maintenant fermé les vendredis. Jennifer arrive quand même à joindre quelqu’un. “Vous êtes fermés ? Oui, un avortement… D’accord… À lundi.” La semaine suivante, Jennifer butera contre d’autres répondeurs téléphoniques, d’autres portes fermées. C’est devenu un cliché national : dans un État comme le Texas, c’est compliqué d’avorter. Lubbock n’est pourtant pas mal lotie. La ville abrite un centre de conseil en contraception, avortement, mammographie et dépistage d’infections sexuellement transmissibles (IST) – le Planned Parenthood, où les trois filles attendaient plus tôt. Et à cinq minutes en voiture se trouve la seule clinique d’avortement de la région. Une seule clinique pour un territoire de 800 000 habitants grand comme l’Irlande. Bâtie de plain-pied,
20 les inrockuptibles 24.10.2012
elle est protégée par des herses, des caméras, des clôtures et des panneaux d’interdiction. À mon approche, une employée apparaît à travers les grilles, me conseille de téléphoner aux heures ouvrables et de débarrasser le plancher. En revanche, un autre “centre culturel pour femmes enceintes”, accueillant et coloré, est installé juste en face de la clinique. Il appartient à l’American League for Life. Quick installe ses fast-foods en face e McDo ; les religieux américains ouvrent des “centres culturels” en face des cliniques. Ils interceptent les femmes en panique qui parcourent la moitié de l’État en voiture pour avorter dans le secret et tentent de les faire revenir dans le droit chemin, avant de commettre “l’irréparable”. “Nous écoutons ces femmes, nous les raisonnons, sans violence, sans jugement mais avec compassion”, explique Elizabeth Trevino, employée du Nurturing Center de Lubbock. Elle voit passer “près de vingt femmes par semaine” en direction de la clinique. Des activistes affirment que ces centres tentent de retarder leur décision en leur mentant sur la limite légale du droit à avorter, si bien que lorsqu’une femme prend la décision de le faire, il est déjà trop tard. Elizabeth Trevino dément.
Dans le bureau d’une organisatrice de camps antiavortement, une affiche antiPlanning familial
“Nous prions devant le centre, on se relaie, en silence. Nous sommes pacifiques.” Le Nurturing Center tente aussi d’identifier le médecin qui vient par avion pratiquer les avortements. “L’ancien docteur a pris sa retraite. Il ne pouvait plus prendre l’avion chaque semaine. Le nouveau se cache à l’arrière de sa voiture, ou il entre dans la clinique avec une couverture sur la tête.” Son anonymat est absolu, ses horaires sont secrets, mais le centre religieux les devine, avec le va-et-vient des femmes. Un quart d’heure après ma venue, une patrouille de police surgit sur le parking ; l’officier qui me contrôle me dit être envoyé par le Planned Parenthood. “Vous avez effrayé les employées, sourit-il derrière ses lunettes en verre fumé. Je vous conseille de partir d’ici.” Quelques jours plus tard, j’apprends que je suis listé comme “individu potentiellement dangereux” au niveau national pour avoir foulé le parking. Le degré de méfiance des cliniques d’avortement aux États-Unis peut être pris pour de la paranoïa, mais il s’explique par plusieurs assassinats de médecins et d’aides soignants. Depuis la décision de justice Roe vs Wade légalisant l’avortement en 1973, trois enlèvements et treize meurtres, dont le dernier en 2009, ont eu
lieu. En avril, une bombe a soufflé la salle d’opération d’une clinique du Wisconsin. Le 1er janvier, un cocktail Molotov a endommagé une clinique de Floride qui avait déjà été détruite la nuit de Noël 1984 avant d’être, en 1994, le théâtre d’un double assassinat, celui d’un médecin et de son garde du corps. Dans ce combat sanglant entre deux Amérique, le Texas est l’œil du cyclone ; c’est à Dallas que le procès Roe vs Wade a eu lieu. Jane Roe, une jeune Texane paumée, prise en charge par des avocats ambitieux, était devenue un symbole national. Elle vit toujours à Dallas. Engagée dans le camp pro-choix au sein d’un centre Planned Parenthood dans les années 70, elle découvre l’amour interdit avec un ultra. Il travaillait dans le centre religieux d’en face qui menait une guerre d’usure contre la clinique. Un peu comme à Lubbock. Selon son autobiographie, elle entend peu à peu des voix d’enfants qui rient quand elle est seule. Prise d’une révélation christique, Jane Roe virera de bord. En 1995, devant les caméras de télévision, elle se fait baptiser. Depuis, elle milite pour l’éradication totale de l’avortement aux États-Unis. Au Texas, les religieux n’ont pas vraiment besoin de Jane Roe. Leur influence est
désormais écrasante. Le gouvernement de l’État a voté une loi supprimant les subventions publiques à tous les établissements financés, de près ou de loin, par l’ennemi juré Planned Parenthood. La loi entre en vigueur le 1er novembre. Concrètement, les femmes sans assurance privée ne bénéficieront plus de traitements contraceptifs ni du droit à avorter gratuitement. Mais la loi coupe aussi le robinet pour d’autres soins qui n’ont rien à voir : ainsi, elles ne pourront plus faire de tests de dépistage des IST, ni de mammographie. D’après Business Week, 125 000 Texanes sont concernées. “Depuis 1973, 35 millions de bébés sont morts aux États-Unis ; ma mission est d’arrêter ce génocide.” Stephanie Frausto occupe un petit bureau dans le diocèse catholique d’Amarillo, la plus grosse ville du nord du Texas. Sous le corps replet de cette maman latino se cache une stratège redoutable et déterminée. Elle a commencé en priant l’hiver sous la neige devant les cliniques. “Il y avait dix-sept centres à Amarillo dans les années 70 ; grâce à nous, il n’y en a plus qu’un.” Par crainte d’être marginalisé par la nouvelle loi texane, le dernier
centre d’Amarillo a changé de nom. Pas suffisant : le diocèse a épluché ses déclarations fiscales de l’an dernier. “L’État coupera ses vivres. Le gouverneur Rick Perry est avec nous.” Stephanie considère l’élection de Barack Obama comme une calamité et une bénédiction. “L’Obamacare a soudé toutes les religions ensemble contre lui. Ça, c’est formidable ! Les lois fédérales et celles du Texas se contredisent, mais si Mitt Romney est élu, tout ira mieux.” Stephanie évoque son chemin vers Dieu, “le bonheur d’être soumise à son homme, comme indiquent les Écritures”. Stephanie Frausto organise chaque été des camps d’entraînement antiavortement. Elle tend une brochure explicative où l’on voit des jeunes souriants, à la touche de boy‑scouts. Ils ressortent du camp avec toutes les armes de guérilla anticlinique, discernent le bien du mal entre capote, pilule, mariage. Jennifer croisera peut‑être l’un d’eux devant la clinique de Lubbock, si elle veut toujours avorter. texte et photo Maxime Robin
retrouvez ce reportage en photos sur inrocks66.tumblr.com 24.10.2012 les inrockuptibles 21