Le Tourisme Politique, M le Mag

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M Le magazine du Monde — 00 mois 2016


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ans la grange surchauffée où le chrétien évangéliste Ted Cruz se fait attendre, on les repère comme les Dupondt. Leur costume bleu électrique tranche avec les motifs camouflage des membres de la branche locale du Tea Party. « On voulait s’habiller pour l’occasion… On en a un peu trop fait, visiblement », sourient ces deux Danois infiltrés au pays du deuxième amendement. Malthe Blou et David Dencker sont amis depuis le service militaire. L’un est fermier, l’autre concepteur de logiciels à Copenhague. « Je suis libéral, Malthe conservateur ; on se dispute souvent. On doit faire vieux couple marié, non ? » Ils se paient un road-trip américain à leur façon, avec le calendrier des primaires en guise de carte IGN. Aujourd’hui, c’est à Manchester, dans le New Hampshire, que les a portés l’agenda politique américain. Selfies et discussions avec les candidats sont au programme. « On est venus d’abord pour le spectacle et pour serrer la main d’un futur président. » Et saisir l’humeur du pays, ses odeurs, ses angoisses. Les deux compères ont suivi un peu les démocrates – « avec Sanders, un socialiste autoproclamé ! A priori un suicide politique », s’étonne Malthe. Mais ils ont surtout côtoyé le camp conservateur, qui agite le modèle social scandinave comme un croque-mitaine. Ces Danois n’en prennent pas ombrage. Ils s’en amusent et cherchent à comprendre, dans ces meetings qu’ils transforment en postes d’observation. « En Europe, les électeurs républicains sont ridiculisés. » Mais en parlant à un pompiste, à leur hôte Airbnb, ou à ce vétéran du Vietnam qui remet un American Flag solennellement plié à Ted Cruz en fin de meeting, David et Malthe pensent saisir une Amérique moins binaire que celle présentée par la presse au Danemark. « On rencontre des gens droits, chaleureux, qui s’investissent pour leur communauté. Si l’on ne se rend pas sur place, estime Malthe, on ne peut pas vraiment les comprendre. »

Le tourisme des primaires est d’abord une affaire domestique : l’arrivée d’Américains venus d’Etats lointains a toujours été un marronnier pour la presse de Manchester. Beaucoup de Californiens sont du voyage, puisque la caravane n’arrive chez eux qu’en juin, à l’heure où les jeux sont déjà faits. « Dans le New Hampshire, on récolte les présidents », dit l’adage. Le petit Etat de Nouvelle-Angleterre combine les avantages : quatre heures de route depuis New York, densité faible, enjeu politique démesuré, service d’ordre réduit au minimum, proximité avec chacun des candidats dans les bars, les restaurants, les écoles… Chassant les votes un par un, les prétendants se laissent apostropher, cuisiner, toucher. Cette année, les touristes du vieux continent sont bien visibles dans les mairies et les motels. Ils viennent surtout d’Europe du Nord et du Royaume-Uni. La saison est courte. Ils préfèrent les primaires isolées au Super Tuesday qui s’est tenu le 1er mars, où plusieurs Etats ont voté en même temps. Pendant les jours qui l’ont précédé, les candidats ont survolé plusieurs Etats par jour. Aucune chance de les suivre, à moins de grimper dans leur avion. « Le plus dur, c’est de distinguer les touristes des journalistes », sourit Mary Heslin, qui bat la semelle devant le cinéma de Manchester pour Bernie Sanders. Elle tombe sur trois étudiants de Science-Po Strasbourg « venus en bus de Boston, pour voir Sanders et Trump ». Victor Fleres, 18 ans, sortira de chez Sanders « étonné de l’enthousiasme des supporters », et de chez Trump « un peu choqué par ce culte de la personnalité… Les manifestants éjectés, la démesure des mensonges ». On fait le voyage entre accros de la politique : Malthe, le fermier danois, a écouté l’intégralité des derniers enregistrements secrets de Nixon à la Maison Blanche (il y en a pour 340 heures). « La nouveauté 2016, c’est quand même le selfie », glisse en connaisseur Erik van Bruggen, quadragénaire rondelet d’Amsterdam, bénévole pour la campagne d’Obama en 2008. « A l’époque, les gens venaient lui serrer la main sur scène et s’en allaient. Aujourd’hui, c’est selfie obligatoire, diffusé en ligne. » Van Bruggen n’est pas venu seul. Il a emmené un groupe de vingt-cinq personnes, dont il a peaufiné l’emploi du temps •••

Mes vacances avec Donald, Bernie et Hillary.

Certains profitent d’un séjour aux Etats-Unis, d’autres sont passés par un tour opérateur : la campagne présidentielle américaine suscite un tourisme d’un nouveau genre. Souvent venus d’Europe, ces drôles de vacanciers plongent le temps d’une primaire dans la politique made in US. Au programme : meetings, porte-à-porte et selfie avec les candidats. par

Maxime Robin —

illustrations

Yann Kebbi


“Je me régale. Les politiques ont davantage de gueule aux Etats-Unis. Ils sont hauts en couleur. Ça manque aux Pays-Bas.” Alexandra Smith, Néerlandaise.

••• pour la semaine. Son agence de communication d’Amsterdam, BKB, finance pour moitié le voyage. Il récuse le terme de touriste politique. « Nous nous fondons dans le moule. Pas comme ces groupes où tout le monde s’habille de la même manière, comme des supporters de foot. » Chaque participant a été trié sur le volet pour sa capacité d’initiatives. BKB leur dispense une formation d’un an pour apprendre les ficelles du métier de spin doctor (conseilleur en communication politique) : ce voyage fait partie de l’apprentissage. Une moitié du groupe est étudiante, l’autre déjà dans la vie active. Dans l’ascenseur de leur motel premier prix de Nashua, à la frontière avec le Massachusetts, on croise une neurologue, un programmateur de festivals et un officier de police. Ils sont venus mettre les mains dans le cambouis : appels téléphoniques aux électeurs, porte-à-porte, pancartes secouées au bord des routes glacées. Les basses besognes de la campagne, le fameux ground game. « Nous contactons les QG régionaux, explique Van Bruggen, ils acceptent tous notre aide. » Les affinités politiques sont sans importance. « En fait, c’est encore mieux si l’on ne partage pas les idées du candidat, détaille Erkan Ergün, étudiant turc de 24 ans. Le tout, c’est de comprendre comment une campagne fonctionne. » Le compte Twitter de BKB Academie détaille leurs faits d’armes : selfies avec Bill et Hillary, entretiens avec le dircab’ d’un sénateur … Le but du voyage est d’assimiler des outils : « Conception d’une campagne, prise de parole en public, négociation, lobbying… Ils pourront ensuite monter leur propre projet », estime Erik van Bruggen. Pour BKB, « lobbying » et « storytelling » ne sont pas des concepts vénéneux, mais des outils neutres, à utiliser pour la cause de son choix.

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’autres tour-opérateurs placent leurs pions sur

un créneau haut de gamme. Basée à Londres, l’agence Political Tours vend depuis 2011 la promesse de « voyager au-delà des gros titres », selon une page publicitaire placée dans Private Eye, le Canard enchaîné britannique. Au catalogue, beaucoup de pays sensibles : Iran, Cuba, Corée du Nord. Mais leur destination star reste Washington DC et l’Ohio, pour les élections générales de novembre. Political Tours promet un accès à des personnalités locales importantes, ou influentes. Dans l’Ohio, les voyageurs seront cornaqués par William Hershey, ancien chef de bureau de Columbus pour le Dayton Daily News. A Washington DC, ils seront accompagnés par « une ancienne correspondante de CNN à la Maison Blanche », promet Nicholas Wood, fondateur de l’agence et lui-même journaliste dans les Balkans pour le New York Times et la BBC dans les années 2000. « Mes clients sont banquiers, chefs d’entreprise. Ils ne viennent pas pour le show. Ils veulent de la nuance, de la complexité. Ils veulent en savoir plus qu’en lisant le Financial Times. » Le voyage, du 2 au 9 novembre, coûtera environ 3 500 livres sterling (environs 4 420 euros). 24 places ont

déjà été vendues. Alan Richenberg, ancien directeur financier à la City de Londres spécialisé dans les actions nord-américaines, était du voyage en 2012. Il se souvient d’échanges avec « ce dirigeant du Tea Party de l’Ohio, bien plus intelligent que les balourds qu’on entend dans les médias ». Richenberg est impatient de repartir cette année : « Le prestige des intervenants, le nombre de portes qui nous sont ouvertes… C’est sans équivalent avec un voyage que je ferais par mes propres moyens. » Dimanche de Superbowl à Manchester. Dernier meeting de la semaine pour Marco Rubio. Après un long bain de foule, le candidat de l’establishment républicain disparaît dans la nuit et sous la neige, direction son bus de campagne. Les cartons de pizza jonchent le sol et les journalistes pianotent leurs dernières dépêches sur leur portable. Incognito avec sa pancarte « Rubio For President », Alexandra Smith, de Breda, aux Pays-Bas, venue par ses propres moyens avec deux amis, se définit sans ambages comme une touriste politique, venue « pour le show, le théâtre ». Et pour apprendre aussi. Elle a lancé sa propre boîte de speech coaching (coach en discours) et entraîne « des acteurs, des profs, des managers et des entrepreneurs mal à l’aise à l’oral ». Elle a « fait » Kasich, Sanders, Clinton – tous ces meetings sont ouverts au public. Lors des raouts de Trump et Sanders, le quidam a même plus de chance d’entrer que le journaliste. « Je me régale. Les politiques ont davantage de gueule aux EtatsUnis. Ils sont hauts en couleur. Ça manque aux Pays-Bas. » L’avant-veille, elle a été refoulée aux portes du débat public de Donald Trump, à Exeter : « J’avais pourtant imprimé en ligne mon accréditation. Il y avait tout simplement trop de monde à l’entrée. » Elle s’est rabattu sur Jim Gilmore, qui tenait campagne dans une salle de tir. « Aucun supporter, que des journalistes. Le gérant de l’endroit n’était même pas au courant de sa venue… Gilmore s’est fait filmer en train de tirer. C’était pathétique, mais aussi riche d’enseignements qu’une réunion d’un gros candidat, finalement. » Le lendemain, elle a encore loupé Trump : le meeting de Londonderry a été ajourné pour cause de tempête de neige. Alexandra pense tenir la recette du succès pour devenir président des Etats-Unis : savoir improviser, sans dévier de son pitch. « Il faut se répéter, réciter du par cœur, tout en restant authentique. C’est un dosage subtil. C’est ce que j’apprends à mes clients. » Deux jours plus tard, elle parviendra finalement à gravir l’Himalaya du tourisme politique en 2016 : Donald Trump, en meeting à la Verizon Wireless Arena de Manchester, la veille de son triomphe électoral. Trump a comblé ses supporters, traitant Ted Cruz, son adversaire direct, de « fiotte », les Chinois de « voleurs », Jeb Bush d’« incapable », tout en promettant de construire un mur à la frontière sud. « Et qui va le payer ? - Le Mexique ! Le Mexique ! Le Mexique ! » répond la foule en délire. « Je comprends pourquoi il attire tant de monde, analyse Alexandra à la sortie. L’interaction ne l’effraie pas. Il vous parle comme s’il était au bar. Cet homme peut vous dire n’importe quoi ; il s’en tirera à bon compte. »


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5 mars 2016 — Illustrations Yann Kebbi pour M le magazine du Monde


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