Creedmoor new york

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des talents fous

Dans un asile psychiatrique de New York, bipolaires et schizophrènes peignent et sculptent à plein temps, sans gardien ni blouse blanche. Bienvenue au Living Museum. par Maxime Robin photo Jean-Christian Bourcart pour Les Inrockuptibles

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Frank Boccio, ancien trader. Ses œuvres gravitent autour de l’argent, la culpabilité et la violence

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ohn Tursi est un schizophrène qui a la folie des grandeurs. “Ne m’appelle pas John, dit-il en tendant sa main calleuse. Appellemoi Michelangelo.” Le petit homme chauve reçoit dans son atelier aux murs recouverts de tableaux aux formes colorées, presque naïves. Après examen attentif, les formes se révèlent être des performances sexuelles très stylisées, qui lui valent son surnom de Dirty Tursi. Ces œuvres sont exposées à Manhattan et vendues plusieurs milliers de dollars pièce. Il les peint à Creedmoor, un asile psychiatrique au code postal new-yorkais mais à des années-lumière des galeries d’art de Soho. L’asile abrite un programme alternatif au sein du bâtiment numéro 75, rebaptisé le Living Museum : un immense hangar empli de toiles, de fresques et de sculptures, aménagé par les malades mentaux eux-mêmes. Il n’y a ni gardien, ni blouse blanche, ni détecteur de métal. On y entre comme dans un moulin. Comme des centaines d’autres patients passés par le Museum, John Tursi a “transformé sa faiblesse en arme”. Il parle vite, par saccades, répète les choses deux fois de suite. Son œuvre est avant tout dédiée au sexe. En ce moment, il reproduit des portraits cubistes de Picasso en trois dimensions, avec des centaines de cintres en métal qu’il tord et transforme en armature. Il a déjà construit une famille d’humanoïdes à tête de cheval. Le “papa” a la taille de Joakim Noah, 2,11 mètres. Venu visiter l’asile avec sa mère, la star du basket avait proposé 10 000 dollars à Tursi pour embarquer l’homme-cheval. Tursi a refusé. “Il disait qu’il ne voulait pas le séparer du reste de sa famille et que la sculpture vaudrait bien plus d’argent plus tard, se souvient le psychiatre Janos Marton. John n’est pas pressé. Et il est malin. Il a parié que sa cote monterait... Il avait raison. Il a toujours raison, en fait.” Un quatuor de Mozart résonne dans le hangar vaste comme un terrain de football. Le docteur propose du thé ; les pensionnaires offrent du café soluble

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préparé dans un seau en plastique. L’atmosphère est calme, studieuse, amicale. Visuellement, l’endroit est totalement délirant. Des camisoles détournées de leur usage servent de canevas pour des tableaux. Les pensionnaires vont et viennent, expliquent leur démarche artistique parfois complexe. Certains attendent un état de crise psychique pour créer. D’autres entendent des voix, comme ce patient au premier étage qui a des conversations privées avec Dieu ; une salle est dédiée à leurs échanges. Le Living Museum est l’un des seuls bâtiments de Creedmoor encore en activité. Il faut le vouloir pour atteindre ce labyrinthe de buildings délabrés, isolé par quatre portions d’autoroutes en périphérie de New York. Dans les années 50, l’asile abritait plus de 7 000 aliénés. Il y avait une piscine, des gymnases. Avec l’avènement de la psychiatrie moderne et des médicaments, l’asile s’est peu à peu vidé de ses pensionnaires – il en reste moins de 500. La plupart des buildings sont à l’abandon. Les couloirs du bâtiment 25 sont recouverts d’une couche de fiente d’oiseau de 50 centimètres d’épaisseur.

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Dans cet environnement lugubre, le Living Museum prospère comme une fleur colorée parmi les ronces. Moitié musée, moitié squat d’artistes. Quand le docteur Marton a décidé d’investir cette ancienne cantine en 1983 avec son ami l’acteur polonais Bolek Greczynski, c’était un immense dépotoir recouvert d’un épais dépôt de graisse. Pour ce duo atypique, le Living Museum est progressivement devenu le travail d’une vie, une œuvre en perpétuelle mutation. “Bolek était très fort, se souvient Marton. Il parlait aux patients comme à n’importe qui : pour lui, ils étaient ‘des aristocrates de la pensée’.” Les pensionnaires se souviennent très bien de ce Polonais à moustache. Un esprit original qui a quitté son pays natal en 1978 alors que, auréolé du statut de dissident du communisme, il y était une star. Bolek ne gardait aucune rancune contre le régime : “Il disait qu’il n’avait pas quitté la Pologne pour des raisons politiques mais parce que le temps était pourri.” Etre artiste sous une dictature lui donnait

John Tursi, schizophrène. Il vend ses œuvres dans des galeries de Manhattan

de l’énergie, “il pouvait choquer, faire parler de lui. Un peu comme les Pussy Riot maintenant. Le travail d’artiste engagé a du sens dans un régime totalitaire, alors qu’aux Etats-Unis, vous passez inaperçu, on s’en fout un peu.” Bolek décédé en 1995, Marton est désormais seul aux manettes. Le vieil homme, visage anguleux et fort accent germanique, pense que tous les grands génies de ce monde sont fous à un certain degré. “Certains trichent avec l’alcool ou les drogues, mais prenez vos cinq artistes préférés, il y a de fortes chances qu’ils soient dingues.” L’un des symptômes de la folie, pour Marton, est l’extrême créativité, qui peut déboucher sur des chefs-d’œuvre si on la canalise. Le Living Museum est la mise en pratique de sa théorie. On peint des toiles dans


tous les asiles du monde et l’art-thérapie est une pratique répandue, mais le Museum va plus loin. Plus qu’un exutoire ou une activité, ici on est artiste à temps plein. Le docteur Marton laisse les pensionnaires totalement libres de produire ce qu’ils veulent et les encourage à en faire commerce. “Il est important qu’ils puissent gagner de l’argent en vendant leur art ou en donnant des cours à d’autres patients. Le concept, c’est qu’ils changent d’identité, qu’ils passent d’aliéné à artiste. Pour certains, ça prend dix ans. Pour d’autres, un instant. Chacun va à son rythme.” Ses détracteurs lui reprochent d’idéaliser la folie : “Au contraire. Je ne souhaite à personne de devenir fou. C’est extrêmement douloureux. Mais la maladie mentale est un vecteur de création artistique et chaque

aliéné est un artiste en puissance.” Le docteur passe toutes ses journées au musée et ne se considère pas comme un surveillant. Son bureau est aussi bordélique que ceux des pensionnaires et il peint lui aussi : “Il n’y a pas d’un côté eux et de l’autre nous”, insiste-t-il. Pour lui, l’art du Living Museum, sans compromis, a sa place dans les plus grands musées de Manhattan. Il est souvent ostracisé dans la catégorie art psychotique ou art brut “mais pour moi l’art, c’est l’art. Notre musée est bien plus intéressant que le MoMA ou le Met parce qu’il est plus sincère”. Sincère, c’est ce qu’est Ibrahim Issa. Un Afro-Américain alerte, cultivé, avec de la conversation. De tous les artistes rencontrés, c’est le seul qui semble absolument “normal”.

des camisoles détournées de leur usage servent de canevas pour des tableaux

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Ibrahim Issa, ancien patient. A 19 ans, il a tué sa mère lors d’une crise de parano

un patient a des conversations privées avec Dieu ; une salle est dédiée à leurs échanges Cet ancien pensionnaire de 48 ans a toujours son studio ici. Sa vision de la folie ? “Nous sommes tous frères et sœurs, nous les êtres humains. Tous du même pool génétique. Donc tous un peu débiles ! On vit des temps fous, et ça nous rend fous. Les docteurs m’ont examiné et j’ai eu quatre ou cinq diagnostics différents, ce qui est déjà assez fou en soi.” Son travail évoque souvent la condition noire. Il met aussi en scène des superhéros dans des situations triviales, tels l’Incroyable Hulk lisant le journal aux toilettes ou Superman éclusant des bières sur un canapé. D’autres tableaux, plus personnels, évoquent sa mère ou sa condition d’aliéné. Comme cette chaîne de gens nus qui s’étranglent, représentant la hiérarchie de l’administration psychiatrique et au bout, lui-même. “Quand j’ai des crises, je vois le monde dans son absurdité et je restitue cette absurdité au centuple dans mes tableaux.” Issa a l’air tellement normal qu’on se demande pourquoi il a été enfermé si longtemps. Il explique que son cas est “à relier avec la consommation de drogues”. Quelques lignes puisées dans ses Mémoires autoproduits révèlent qu’à l’âge de 19 ans, il a tué sa mère lors d’une crise de démence paranoïaque. Le tribunal l’a jugé irresponsable, mis

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sous traitement et envoyé à Creedmoor. Sous médicaments, son état s’est stabilisé. Issa a commencé à peindre la nuit, dans sa cellule. Il a produit des albums folk depuis les toilettes de sa chambre “parce que l’acoustique était meilleure” ; il en offre un exemplaire. L’une des chansons, la sexy en diable Hot for Charlotte, a été composée pour la directrice de l’asile. Il lui avait même envoyé un CD par courrier.

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Mais après un différend pécunier (payé 2,50 dollars de l’heure pour repeindre la salle d’activités de l’asile, il réclamait une augmentation qu’il n’a pas obtenue), Issa a révisé son jugement et a peint la directrice en uniforme de soldat nazi. Tous les tableaux de sa chambre ont provisoirement été confisqués. Il a aussi été mis à l’isolement pour avoir vécu une romance avec une thérapeute de trente ans son aînée. Autant de faits d’armes qui ont posé pas mal de problèmes pour sa libération. Après plusieurs refus, Issa a finalement utilisé l’argent de la vente de ses toiles pour s’acheter les services d’un expert indépendant qui l’a déclaré apte à sortir de Creedmoor en avril 2009, près de vingt ans après son arrivée. Son art lui a littéralement rendu la liberté. Aussi étrange que soit le Living Museum, il a quelque chose d’une oasis de repos,

à l’écart du monde. “Vous ne trouvez pas que tout le monde est sympathique, gentil, ouvert ?, commente le docteur Marton lors d’une visite. C’est l’un des symptômes de la maladie mentale : l’extrême gentillesse. Quel délice de s’asseoir à côté de quelqu’un qui n’est pas en compétition et ne vous juge pas. C’est un monde plus sympa que dehors… Si on prend ce sentiment à bras-le-corps, on peut l’utiliser.” L’atmosphère pacifique du lieu s’explique, selon le docteur, par sa politique de ségrégation : un terme qui, pour lui, est loin d’être un gros mot. “Au Living Museum, nous prenons parti pour la ségrégation des malades mentaux. Il y a d’énormes avantages.” Notamment les mettre à l’abri de la peur et du rejet des fous par la société. “Le monde extérieur est cruel, encore davantage avec les aliénés. Mais si vous êtes assis avec quelqu’un de malade comme vous, vous allez vous comprendre. La maladie ne sera plus un obstacle. Le trauma commun, les persécutions créent une empathie.” Le plus surprenant est la distance que certains artistes entretiennent avec la folie. Comme s’ils l’apprivoisaient. Croisé au rez-de-chaussée, Drew Mulfall dessine des billets de banque et de l’heroic fantasy au stylo Bic. Il sait qu’il atteint un potentiel créatif maximum


Le docteur Marton, fondateur du lieu, dans son bureau

difficiles dans un New York en pleine épidémie de crack. Il tient treize ans. Après plusieurs menaces de mort envoyées par ses élèves et cinq hospitalisations, il est aiguillé vers le Living Museum. Aujourd’hui, il dispose d’un espace bien à lui où il passe le plus clair de son temps. C’est un artiste à la personnalité discrète, isolé du monde qui l’a mâché et recraché.

dans ses périodes d’euphorie. “J’abats alors beaucoup de travail, j’en profite un maximum, jusqu’à ce que mon corps fatigue et que je me crashe.” Ce grand rockeur bodybuildé, très doux, qualifie sa condition de “folie maniaque de moyenne intensité”. Agressé sexuellement très jeune, il a commencé par sniffer la colle à maquette de son frère à 9 ans, puis il a expérimenté “toutes les drogues possibles” ; il a toujours dessiné. Diagnostiqué bipolaire, il entretient une relation particulière avec ses médicaments. Ils sont nécessaires

à son équilibre. “Le seul problème, c’est qu’ils m’empêchent de rêver.” Plus loin dans l’aile ouest, une chaise en bois hérissée d’innombrables petits bras de poupées Barbie attire l’œil. C’est l’œuvre de Frank Boccio, lunettes, voix faible et l’air sensible. Ses œuvres gravitent autour de l’argent, la culpabilité et la violence. Frank a commencé sa carrière à Wall Street en 1977, comme trader. Il n’a pas supporté longtemps ce travail qui “le dégoûtait de lui-même”. Il se tourne alors vers l’enseignement. Frank est envoyé dans des lycées

En trente ans, le docteur Marton n’a jamais eu à gérer un seul problème de violence. “C’est une expérience incroyable de travailler ici, je ne serais pas heureux autrement. Un autre job à l’asile serait une vraie purge, ajoutet-il, vraisemblablement en conflit avec l’administration. Mon programme ne coûte rien et il a un grand succès... Ça ne plaît pas aux bureaucrates, je les fais passer pour des idiots.” Son rêve serait que des programmes similaires éclosent un peu partout dans le monde mais, lassé de s’exprimer lors de colloques jamais suivis d’effets, il ne donne plus de conférences. “Partout, les asiles se vident. Il y a plein d’espaces disponibles pour créer d’autres Living Museum. Mon programme a permis à des tas de gens de se reconstruire.” Une voix résonne sur les murs du hangar : “Lunch time !”, crie John Tursi, devenu en quelque sorte le taulier du musée. Une troupe de dix personnes s’engouffre dans deux voitures direction le restaurant italien où ils ont leurs habitudes. Tursi reste un excellent exemple du bien-fondé des théories du docteur : sa famille s’était faite à l’idée qu’il était un raté, mais après avoir vu ses toiles exposées au Queens Museum of Arts, elle a renoué le contact avec lui. Ses proches se sont même cotisés pour lui payer un petit appartement. Il se proclame depuis “le plus grand artiste vivant”, ce qui fait pouffer le psychiatre. John et le docteur Marton sont de vieux amis maintenant. Difficile de croire qu’à l’époque de leur rencontre, John était complètement isolé du monde extérieur. “Il balançait sa tête d’avant en arrière dans le coin d’une pièce capitonnée. Au musée, c’est un être complètement normal et rationnel : en plus, c’est un pur génie.” John Tursi lui rend le compliment, à sa manière : “Le docteur Marton est le plus dingue d’entre nous.” 30.04.2014 les inrockuptibles 55


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