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photos : ap photo/suzanne plunkett/sipa D. R.

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Époque Reportage

HEros malgrE eux Il y a dix ans, New York était frappée au cœur par Al-Qaida. Les New-Yorkais assistaient, impuissants, à l’effondrement des tours du World Trade Center. les photos de certains d’entre eux ont fait le tour du monde. Nous avons retrouvé Cinq de ses héros. Ils nous racontent cette terrible journée et ce qu’est, depuis, devenue leur vie. Par maxime robin, à new york

Joe massian

Employé de bureau Sur Church Street, Joe court. Il travaillait pour l’autorité portuaire de New York, au 70 e étage de la tour nord du World Trade Center. Massian vit maintenant dans le ­Wisconsin. Il s’exprime pour la première fois.


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La poussière était partout, je ne pouvais même pas voir mes mains. Un type m’a emmenée dans ce building pendant que je pleurais

Christopher Castro et Judith Hernandez

Agents de police Devant l’effondrement de la tour sud, ils semblent pétri­fiés, sourds à tout appel, se souvient le photographe Robert Stolarik, qui immortalisera leur mariage en 2006. Le couple vit d ­ ésormais en Caroline du Nord.

Marcy Borders

Allan Tannenbaum

Photographe Il était le seul à avoir également couvert l’attentat de 1993. « Je savais que ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils tentent de faire exploser les tours à ­nouveau. Quand on a vu des gens mourir ce jour-là, on a envie de dire à ceux qui crient au complot : “Achetez-vous une vie.” Ci-dessous, le photographe devant la Freedom Tower,édifiée sur les ruines du WTC.

MARCY BORDERS

Employée Marcy, 38 ans, n’est jamais ­revenue sur les lieux de l’attentat, pourtant situé à 10 kilomètres de chez elle. Elle conserve la robe noire qu’elle portait le 11 septembre dans un sac caché dans un placard. Quant à cette photo, elle l’a longtemps maudite, avant de la poser sur l’étagère de sa télévision.

photos : robert stolarik/polaris/starface – polaris – afp photo/stan honda – marcus robinson/polaris/starface pour vsd – allan tannebaum/polaris/starface pour vsd – D. R.

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Cette photo m’a causé quelques ennuis. des collègues jaloux, des coups de fil bizarres Tim Duffy

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ur les ruines du 11 septembre ­planent d’innombrables ­histoires. D’abord les nôtres. Où nous étions, ce que nous faisions, ce que nous regardions à la télé : nous nous en souviendrons ­probablement toujours. Alors que dire des New-Yorkais qui ont vécu les a­ ttaques des tours du World Trade Center ? Ce jour qui a changé le monde a d’abord ­changé leur vie. Certains ont été photographiés et identifiés, ­accédant à une célébrité ­aussi ­instantanée qu’inconfortable. Elle a parfois tourné au tragique. VSD a rencontré cinq personnes dont le destin a été immortalisé sur pellicule. Certains s’expriment pour la première fois. Ils racontent l’horreur, les vies ­sauvées, les coups de fil aux proches, le harcèlement médiatique. Dix ans après, la poussière s’est envolée ; les souvenirs et ces clichés sont tout ce qui reste de ce jour maudit.

Joe Massian

Tim duffy

Pompier Membre actif du NYC Fire Riders Club, Tim Duffy a ­passé tout l’hiver à déblayer les ruines de Ground Zero. Les poussières toxiques ont abrégé sa carrière.

Pour la première fois en dix ans, j’ai choisi de parler de ma photo et de ce que j’ai vécu. Je ne fais pas confiance aux médias. Ils exposent les faiblesses de notre pays à nos ennemis, avec des reportages sur nos failles de sécurité. Mon image a été utilisée à la télé, dans les livres, partout… J’ai beau m’en détacher, elle revient à moi via un coup de fil ou un magazine qui traîne. Je regrette que tout l’argent qu’elle a rapporté n’ait pas servi à financer une association d’aide aux victimes. Le ciel est clair et dégagé quand j’arrive au ­bureau du 70e étage de la tour nord, à 8 h 30. Je discute avec deux collègues, Larry et Teresa, quand à 8 h 46 le Boeing 767 AA11 percute la façade du 92e au 98e étage. Le building tangue d’un demi-mètre sous l’impact et je m’accroche aux cloisons pour tenir debout. J’ai pensé à un accident de ­travaux au-­ dessous de nous. Quelques minutes passent, mon portable sonne. C’est mon ex-fiancée. Elle a accès à Internet. « Un petit avion a percuté la tour. Va-t’en ! » Tous les collègues prennent l’escalier, sauf Teresa. Elle est en état de choc, son corps ne répond pas. Avec Larry, on décide de l’épauler ; on la traîne presque. Nous sommes les trois derniers à sortir des bureaux. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai pris mon sac à dos et ma bouteille d’eau avant de descendre. L’évacuation a été très disciplinée dans ma cage d’escalier. Ça me rappelait les alertes à incendie de l’école primaire. Tout était simple, limpide et ­ordonné, dans un décor en béton peint. Aucun feu, aucune inondation. Les gens restaient calmes, s’aidaient sans se pousser. Les blessés des étages supérieurs nous passaient devant. Des sanglots éclataient. On descendait, marche après marche. J’ai croisé un premier pompier au 55e étage. Il a demandé si Teresa allait bien, nous a conseillé de faire une pause, de boire un coup puis il a sorti sa hache : « Je dois ouvrir la porte pour ramener une fontaine à eau. » On a ramené la fontaine dans la cage d’escalier pour remplir les bouteilles d’eau. Coup de fil de mon père : « Descends. J’ai un mauvais pressentiment. Descends… » On est reparti, toujours plus bas. On croisait d’autres pompiers avec leur équipement très lourd. Eux montaient. On avait mal pour eux.

photos : allan tannenbaum/polaris/starface – allan tannenbaum/polaris/starface pour vsd – D. R.

Employé de bureau : “Une étrange plénitude”


photos : robert stolarik/polaris/starface – marcus robinson/polaris/starface pour vsd – allan tannenbaum/polaris/starface pour vsd – gamma – D. R.

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Une fois dans le hall, on a vraiment saisi l’ampleur de la situation : une armée de policiers, d’urgentistes, de chiens renifleurs, d’agents du FBI en gilet pare-balles. Nous avons été évacués à travers une galerie commerciale sous les tours, qui donne sur l’église Saint-Nicolas et l’hôtel Marriott. J’ai vu les immeubles brûler. C’était indescriptible. Aucun film ne soutient la comparaison. Trente ­secondes après avoir posé le pied dehors, j’entends un « pop » : la tour sud était en train de craquer. J’ai perdu Teresa et Larry dans la panique, couru dans les rues en zig-zag pour me protéger en pensant que la tour allait tomber droit comme un domino. En fait elle se désintégrait sur elle-même. Je ne me souviens pas avoir été pris en photo avant d’être happé par le nuage. Je me souviens juste d’une étrange plénitude. Je ne pensais à rien, comme dans un état second. Je voyais une espèce de halo lumineux. Puis je me suis dit : « Tu ne vas pas mourir. » Quand j’ai repris mes esprits, j’étais en train de courir dans un drôle de silence. Plus de klaxons, de sirènes ; des oiseaux pépiaient. Les vitres des buildings renvoyaient mon reflet, mon dos était couvert de poudre. […] Quand on a vécu ça, c’est dur de ne pas croire en Dieu. Ma vie a tenu à trente secondes. Je me demande si Dieu m’aurait épargné si j’avais été plus égoïste, si je n’avais pas aidé­ Teresa à survivre. Mes proches ont su que j’étais ­vivant grâce à la photo, diffusée sur Internet dans la journée. Trois jours plus tard, les médias retrouvaient ma trace. Les coups de fil ont commencé. J’ai pris des vacances en Floride, quelques semaines après. Ma voisine dans l’avion fixait son magazine, puis mon visage, puis le magazine… et a fondu en larmes. Elle a pleuré durant tout le vol. » e 20 01   

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Judith Hernandez et Christopher Castro

Agents de police : unis par la catastrophe « Tellement de personnes sont mortes autour de nous. On s’est demandés si Dieu n’avait pas ­monté un plan spécialement pour nous deux. » Les agents de police Christopher Castro et Judith Hernandez n’ont pas seulement frôlé la mort et sauvé des vies le 11 septembre. Ils ont aussi réalisé qu’ils étaient inséparables. Quand ils se rencontrent pour faire équipe en 2001, chacun est marié de son côté, avec enfants. Le matin du 11, ils arpentent la pointe sud de Manhattan avec un troisième collègue, Steven Oemcke. Quand le premier Boeing s’écrase contre la tour nord, le trio fonce aussitôt dans le bâtiment en flammes pour évacuer les rescapés. La tour sud, percutée en second, s’effondre la première, à 9 h 58 : ses débris envahissent le hall de la tour nord comme un tsunami de gravats. « On s’est mutuellement appelés dans l’obscurité », se souvient Judith. Chistopher n’a rien de cassé. Mais le troisième collègue ne donne aucun signe de vie. Le souffle du débris l’a fait dévaler un Escalator, il gît inconscient dans la poussière en contrebas. « J’ai descendu les marches en tâtonnant, raconte Judith. Je l’ai retrouvé en m’entravant dans son holster. » Elle soulève Steven sur ses épaules et ­remonte un à un les escaliers. C’est un grand gaillard de 95 kilos. Elle en pèse 60.

Christopher et Judith sortent Steven du building et le déposent en sécurité dans la rue. Puis ils se tiennent la main et regardent, sidérés, la tour en flammes qu’ils viennent de quitter. Le photographe Robert Stolarik grave la scène sur pellicule : « C’était comme s’il neigeait. Je vois ce couple en uniforme qui regarde la tour sud en train de ­brûler. Je m’approche, j’essaie de leur parler, pas de réponse. Normalement, un flic répond ­toujours. Ils étaient pétrifiés, comme des statues. » Le photographe tourne les talons. Quelques instants plus tard, le building s’effondre et enterre vivantes des centaines de victimes. Le sauvetage de Steven vaudra à Judith la Medal of ­Honor, la plus haute récompense de la ville de New York pour un agent de police. La proximité de la mort, les vies sauvées, les journées passées à fouiller les ruines, « tout ça nous a vraiment rapprochés », souligne-t-elle. Leur relation a d’abord été platonique. Ils se rendent visite régulièrement, ­apprennent à connaître leurs familles respectives. L’ancien marine taiseux et la Portoricaine bavarde comme une pie se rapprochent. Mais pas question de conjuguer travail et vie privée. « Un partenaire, c’est un talisman. Comme dans une cordée, il peut sauver ta peau en cas de coup dur. Commencer une histoire tant qu’on faisait équipe, c’était hors de question. » En 2004, le mariage de Christopher bat de l’aile et le mari de Judith la quitte. Ils décident d’arrêter de patrouiller ensemble et partent en voyage à Las ­Vegas, « un coin où personne ne nous connaît. Pour se retrouver sans l’uniforme qui faisait écran entre nous. Au retour, dans l’avion, Chris m’a dit qu’il m’aimait. On est revenus à New York et on a emménagé ensemble ». Le couple a demandé à Robert Stolarik, qui les a immortalisés le jour des attaques, de photographier leur mariage dans une chapelle du Queens, le 30 décembre 2006. « Je n’aime pas trop les agents de police, mais ce couple est très ­spécial, très chaleureux, explique le reporter. Et puis, j’ai gravé un instant de leur vie ce jour-là. C’est ­devenu un peu spécial entre nous. » Judith et Christopher ont quitté New York pour la Caroline du Nord ; ils ont abandonné l’uniforme pour de bon et fondé une nouvelle famille. Judith le sait : « Si nous n’avions pas vécu cette épreuve, notre histoire n’aurait pas le même goût.»

QUAND BEN LADEN EST MORT, JE N’AI JAMAIS AUSSI BIEN DORMI DE MA VIE MARCY BORDERS

des managers ont dit à ma sœur de remonter travailler

Allan Tannenbaum

Photographe : “J’ai pensé prendre ma dernière photo” « J’étais au lit avec ma femme quand le premier avion nous a survolés. Rien qu’au son, je savais qu’il allait s’écraser tout près. » Le photographe habite à Tribeca, le World Trade Center est à six rues. « On a vu l’explosion par la fenêtre. Ma femme a éclaté en sanglots. J’ai enfilé un pantalon, pris mon barda de photographe et suis sorti. » Tannenbaum descend West Broadway quand la seconde tour est percutée. Le reporter attrape une bouteille de thé glacé sur le comptoir d’un vendeur ambulant, qui a déguerpi depuis longtemps. « J’ai laissé 1 dollar quand même. J’étais frappé par

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ALLAN TANNENBAUM

le nombre de chaussures par terre. Il y en avait des centaines, des gauches, des droites. Dans les grands mouvements de panique, les gens perdent leurs chaussures. » Sur le trottoir d’en face une femme reçoit un débris sur la tête et ­s’effondre. Tannenbaum photographie les tours en rafale. En agrandissant ses négatifs, il s’apercevra de nombreux détails macabres. « Des gens crient à l’aide et montent sur les toits, en attendant un hélicoptère qui n’est jamais venu. D’autres se jettent dans le vide. Une femme agite les bras dans le trou béant de la tour nord. Tous condamnés. » Quand il arrive sur la plaza du World Trade Center, il croise sa sœur qui travaillait dans la tour sud ce matin-là. « Des managers dans le hall lui ont d’abord dit qu’elle pouvait ­remonter, que la situation était sous contrôle. Certains de ses collègues l’ont fait et en sont morts. » Tannenbaum photographie l’enfer avant de s’éloigner. « Je pensais que les tours allaient s’effondrer de côté, comme un arbre qu’on abat. Alors je me suis ­réfugié derrière un immeuble. » Soudain, il ­entend un énorme bruit, « comme du métal qu’on déchire » : la tour sud s’effondre. Une tempête de gravats, haute de plusieurs étages, fond sur le photographe. « C’était de la science-fiction. J’ai remis deux pellicules dans les appareils, pris deux photos en me disant que c’était les dernières. Puis j’ai ­couru. » Keith Lane, un reporter télé, le filme plein champ en train de se faire avaler par le nuage. « C’était le black-out. Je suffoquais dans le silence, sans voir le bout de mes lunettes. Mes bronches s’asséchaient. Puis, peu à peu, la lumière est revenue. J’étais le premier être humain que le cameraman distinguait, alors il m’a filmé de nouveau. Je nettoyais mes objectifs. Pour qu’il puisse se rincer la gorge, je lui ai tendu ma bouteille de thé glacé. »

MARCY BORDERS

Employée : “Je me suis mise au crack” Marcy a survécu au 11 septembre mais, dix ans après, elle lutte ­encore contre ses démons. Cette femme de 38 ans souffre de phobies et d’une addiction au crack qui lui ont fait perdre tout contact avec la société. Les attentats ont déclenché sa descente aux enfers personnelle. Depuis, Marcy n’a jamais retravaillé et n’a toujours pas d’adresse e-mail. VSD l’a rencontrée dans son appartement du New Jersey, qu’elle n’a quasiment plus quitté depuis que « c’est arrivé ». Elle avait 28  ans. C’était son premier job à Manhattan et elle pointait depuis à peine un mois. World Trade Center, tour nord, 81e étage. « Je traversais l’open space quand j’ai entendu un “woosh”. Une secousse m’a projetée au sol, à quatre pattes. » Il est 8 h 46, un Boeing 767 s’est désintégré douze étages plus haut. « Le building oscillait d’avant en arrière. Personne ne savait ce qui se passait. De ma ­fenêtre, je voyais des gens d’autres buildings nous regarder en faisant des gestes, ils étaient gros comme des grains de riz. Mon patron a ordonné de rester sur place et de continuer à travailler. » Pour toute ­réponse Marcy dévale l’escalier de ­secours, « étroit et complètement bondé. Plus je descendais, plus je croisais des blessés. Certains étaient inertes, coupés par du verre. Il leur manquait des bouts de peau. Au 42e étage, on nous a dit de changer ­d’escalier parce que le nôtre était bloqué plus bas. Mais la queue était interminable, alors j’ai décidé de continuer par les escaliers e­ ndommagés. » ­Certains de ses collègues la suivent, d’autres choisissent l’autre chemin ; beaucoup mourront. « J’ai croisé le premier pompier au 33e étage. Arrivée au 15e, j’ai compris pourquoi on m’avait dit de changer d’escalier : il était inondé. On avait de l’eau jusqu’aux mollets. J’ai continué à descendre. » Quand ­Marcy retrouve la ­lumière du jour, les ­sirènes, l’hystérie, elle commence à courir. Son obsession : prendre un train pour le New Jersey. « Dans la rue, deux militaires m’ont plaquée contre un mur pour m’éviter de prendre des débris sur la tête. C’est à ce moment-là que la tour sud s’est effondrée. La poussière était partout, je ne pouvais

même pas voir mes mains. Un type m’a emmené dans un building pendant que je pleurais. C’est dans ce hall, je pense, que la photo a été prise. » Le cliché fera de Marcy une célébrité malgré elle. C’est le fardeau de trop. « La photo m’a rendue paranoïaque et j’ai maudit l’auteur. Les gens croyaient que je gagnais un paquet d’argent, mais j’étais cloîtrée chez moi, avec mon compte en banque dans le rouge. » Le soir d’Halloween 2002, une voisine sonne à sa porte pour lui ­demander des bonbons. « Elle s’était recouverte de farine… J’étais devenue la femme poussière. C’était horrible. » Marcy a peur des avions, des trains, des gens. Elle se met à boire. « Je me ­repassais le film. Jamais je n’avais été confrontée au terrorisme. J’ai bu pour dormir. Pendant des heures, des jours, des mois, puis des années. Je me suis mise au Valium et au crack. Assez vite, ma fille de 8  ans est partie vivre chez sa grand-mère, puis on m’en a retiré la garde. » En dix ans, Marcy Borders n’est jamais revenue sur l’île de Manhattan, à 10  kilomètres de chez elle. « J’étais devenue une loque. Mon âme avait été enterrée là-bas. » Pour une raison qu’elle n’a pas souhaité dévoiler, elle se rend dans un centre de désintoxication le 18 avril 2011. « C’est le deuxième jour le plus important de ma vie. La cure a duré un mois. Je dormais sur place, au centre. J’en étais à la moitié de ma cure quand Ben Laden est mort ; j’ai supplié les docteurs de me laisser partir voir ma famille. Ils ont refusé. » Avec le recul, elle leur donne ­raison. « Que Ben Laden soit mort pendant ma désintoxication m’a donné encore plus de volonté. Ce soir-là, je n’ai jamais aussi bien dormi de ma vie. C’était un signe. Ça m’a apaisée, aussi. Je suis clean depuis 125 jours maintenant. J’ai retrouvé la garde de mes enfants. » Marquée par les années d’addiction, Marcy se dit aujourd’hui prête à renaître de ses cendres. « Avant, j’étais une victime. Maintenant, je suis une survivante. »

tim duffy

Pompier : “Je suis en vie, c’est tout ce qui compte” « J’ai pris ma Harley Super Glide et roulé sur les trottoirs jusqu’à ma caserne pour éviter les bouchons. J’ai vu la première tour s’effondrer de la caserne, à la télé. Les copains ensevelis en direct. « S’il te plaît, pars pas, me laisse pas seul », m’a demandé mon commandant. Il avait perdu beaucoup d’hommes. J’ai enfilé ma combinaison et je suis parti. Quand le photographe m’a pris en photo, j’ai fait exprès de détourner la tête, j’étais en ­colère après lui. Aujourd’hui, je regrette, la photo aurait mieux

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rendu. Je me suis garé à une rue de la tour sud. Un Noir qui courait vers le nord a stoppé net en voyant ma bécane. Il a crié « putain ! », il l’a protégée avec un rideau décroché d’un magasin, puis a continué à courir. C’était peut-être un biker. La deuxième tour s’est désintégrée avant que j’entre à l’intérieur : je me suis retrouvé submergé par les débris, en position fœtale. J’ai pas trop ­pensé à Dieu. Surtout à ma femme et à mes gosses. Je suis sorti en rampant pour rejoindre une équipe ; ils déployaient la grande échelle pour éteindre le feu du Deutsche Bank Building, au pied des tours. Un supérieur qui passait a hurlé : “Mais qu’est-ce que vous foutez ? Rangez tout, c’est trop dangereux !” On range. Un autre supérieur arrive : “Mais qu’est-ce que vous foutez, bordel ! Éteignezmoi ce feu !” Oui, chef. On redéballe. Un troisième chef ­arrive… Comme ça, trois fois de suite. […] J’ai déblayé les débris tout l’hiver. Tout était poussière : la plus grosse chose que j’ai déterrée, c’est une roulette de chaise de bureau. Quand on trouvait un reste humain, par exemple un doigt, tout le chantier s’arrêtait. On le mettait dans un sac en plastique et il partait pour l’identification. Pour tenir le coup, je picolais et je fumais des joints. Mon état de santé se dégradait à cause des poussières toxiques. Dans un bar de Ground Zero, je me souviens de ce vieil ouvrier qui m’a dit : “Hey, petit, tu vois ces poussières qui passent par l’air conditionné ? L’air est vicié.” Moi, j’avais tous les jours le nez dedans. J’ai bu ma bière d’un trait en me disant : “T’es dans la merde.” J’ai commencé à tousser, du psoriasis s’est déve­loppé sur mes mains. Le traitement coûte 400  dollars par mois, j’avais pas les moyens. Je tenais un pub irlandais à Staten Island, en mon absence les employés ont piqué dans la caisse. J’ai fermé le pub à la Saint-Patrick 2002, après une soirée mémorable. Puis j’ai quitté la caserne en 2004, à cause de mes poumons. Je prends les commandes d’un nouveau pub dans quelques mois ; dix ans après la fermeture de l’ancien. Cette photo m’a causé quelques ennuis ; des collègues jaloux, des coups de fil bizarres. Je sais que certains pompiers se font emmerder parce qu’ils ont survécu, qu’ils se sont enfuis à temps. Je trouve ça absurde. Il y a même des casernes qui regrettent de ne pas avoir perdu un collègue, comme si elles n’avaient pas payé leur tribut. Je suis en vie, c’est tout ce qui compte. » J En partenariat avec M6. Documentaire « 11 septembre : Les secrets d’une tragédie » diffusé sur M6 le 4 septembre à 22 h 45 dans « Enquêtes exclusives ».

J’AI DÉBLAYÉ TOUT L’HIVER. MA santé se dégradait à cause des poussières TIM DUFFY


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