Brownsville, NY

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au nom de la loi du plus fort La police new-yorkaise est accusée d’abuser du stop and frisk, une technique qui favorise les arrestations arbitraires. Reportage dans le quartier de Brownsville, où les habitants sont coincés entre harcèlement et fusillades.

L

es derniers rayons du soleil réchauffent les briques de Brownsville et leur donnent une belle couleur ocre. Au pied d’une tour, un ado en BMX fait des cercles sur le trottoir quand les premières sirènes retentissent. Trois uniformes surgissent du véhicule. Sans un mot, les policiers mettent la main sur leur arme pendant que l’ado, trop rapide, s’évapore dans la cité. L’escouade se rabat sur un vieux qui sirote une bouteille dissimulée dans du papier kraft, assis sur son banc, comme tous les soirs. Boire de l’alcool à l’extérieur est un délit à New York. “Tu bois quoi ? T’es né quand ?” “1929”, répond le vieil homme, ivre. La fouille musclée démarre. Les voisins approchent, les esprits s’échauffent. “La presse est là !, crache une bonne femme en pyjama. Le monde entier va savoir comment vous nous traitez !” Elle ajoute “trous du cul”, en sourdine. Après cinq minutes de palabres, le pépé s’en tirera sans amende. “C’est parce qu’un photographe était là”, assurent les badauds d’une seule voix, une fois la patrouille partie. Entre la police de Brownsville et ses habitants, ce n’est pas l’entente cordiale, en grande partie à cause de ce que l’on

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appelle le “stop and frisk”. Une technique policière instaurée voici huit ans pour combattre le port illégal d’armes à feu. Elle consiste à arrêter tout individu au comportement jugé “suspect”, à le fouiller et le palper, parfois sans explication. Qu’est-ce qu’un comportement suspect ? Le manuel du NYPD précise : “mouvements furtifs”, “habits” (baggy, caleçon apparent, sweat, bandana). Les opposants parlent d’une règle non écrite : avoir une peau basanée. Huit personnes fouillées sur dix sont noires ou latinos et, à Brownsville, on est quinze fois plus palpé qu’ailleurs. Les jeunes interrogés ne comptent plus les fouilles arbitraires et beaucoup en ont ras le bol. Mais les vieux sont plutôt pour. “Le stop and frisk a un effet dissuasif sur le port d’armes. Son retrait entraînerait un bain de sang à Brownsville”, assure le pasteur Billips dans sa petite église de Saratoga Avenue. Ce mois-ci, coup de tonnerre : le stop and frisk a été jugé “anticonstitutionnel” dans un procès entre un citoyen et la police. Résultat, le sujet devient un enjeu politique majeur pour les élections municipales de novembre. Le New York Times prend position pour y mettre fin ; un éditorial

Interpellation à Brownsville, Brooklyn, août 2013

du Washington Post le qualifie de “plus grand profilage racial de l’histoire des Etats-Unis”. En attendant, le jeu du chat et de la souris commence au crépuscule et se poursuivra toute la nuit à Brownsville. Au parc de Betsy Head, la police interpelle une bande de Jamaïcains qui jouent au football. Il est 21 heures et à New York, se trouver dans un parc après la tombée de la nuit est un délit. “On fait rien de mal, laissez-nous tranquilles !” Confrontation verbale, insultes, fouilles. “Tu as manqué de respect à mon supérieur. Tu devrais faire l’armée ; on te dresserait là-bas”, lâche un flic à un jeune homme en protège-tibias. Son collègue tempère : “On fait ça tous les soirs. Des fois, ça se passe bien, d’autres fois, c’est un peu


laborieux.” Des mamans qui promènent leur gamin en poussette sont furieuses. Cent mètres plus loin, un ado est palpé puis menotté parce qu’il est resté dans un square après la tombée du soleil. Avec 4,4 millions de fouilles en onze ans à New York, on pourrait comparer le stop and frisk à la pêche au chalut : maillage serré, quelques prises intéressantes pour des tonnes de poisson remis à l’eau et au final, des dégâts pour l’écosystème. Le caractère intrusif et répété des fouilles donne à la police une image catastrophique dans les quartiers noirs

et latinos. Peu de fouilles débouchent sur la confiscation d’une arme à feu (0,1 %). Mais sur les 500 000 fouilles en 2012, 6 % ont conduit à une amende et 6 % à une arrestation. Certains en déduisent que la méthode est une immense machine à cash pour le NYPD, grâce aux amendes. Sous couvert d’anonymat, des policiers ont déclaré qu’ils devaient remplir un certain quota d’arrestations (deux cent cinquante par an) pour obtenir une promotion. Un couple du Queens rencontré sur un banc, Derrick Williams et Leita Jones, racontent leur dernière

huit personnes fouillées sur dix sont noires ou latinos

visite familiale dans le quartier. Leita est atteinte d’une tumeur au cerveau et a toujours ses médicaments sur elle. Parce que les flics lui donnent une trouille bleue, elle a jeté ses médicaments dans les égouts à leur approche. “Je craignais qu’ils m’embarquent pour possession de drogue.” Si l’on superpose une carte des quartiers où le stop and frisk est le plus utilisé à une carte de toutes les armes à feu interceptées en 2012, elles ne collent pas. Les armes à feu sont récupérées dans les zones où la police ratisse peu. Comment interpréter ces statistiques ? Ça dépend à qui l’on demande. Les opposants soutiennent que la tactique ne sert pas à grand-chose, à part à développer un sentiment de dégoût chez les minorités. 28.08.2013 les inrockuptibles 17


se trouver dans un parc après la tombée de la nuit est un délit

Les jeunes interrogés ne comptent plus les fouilles arbitraires et beaucoup en ont ras le bol. Ci-contre, Samantha, 16 ans, arrêtée une fois pour avoir jeté une canette vide sur le trottoir

Pour d’autres, c’est un succès qui montre que les criminels laissent leurs armes à la maison. Difficile de savoir qui, de la police – à qui l’on reproche de harceler les gens même devant chez eux mais de ne pas être présente après les fusillades – ou des bandes armées, a rendu l’atmosphère de Brownsville aussi étouffante. Le quartier cumule plusieurs tristes records, dont la concentration des HLM et le taux d’homicide les plus élevés de la mégapole. Ce carré de deux kilomètres de côté reste totalement hermétique à la gentrification accélérée des quartiers voisins – BedfordStuyvesant, Bushwick. L’atmosphère est plombée par des bandes rivales, composées de gamins en perdition. Leur guerre de territoire a fait quinze morts en 2012. Le mois dernier, une fillette de 2 ans a pris une balle dans le genou en plein jour. Les tirs, partis d’une voiture, ont blessé six personnes. En 2011, une mère de famille est morte en protégeant son enfant d’une fusillade partie d’un toit, devant l’école primaire. La même année, un gamin étranger au quartier a pénétré 18 les inrockuptibles 28.08.2013

dans un territoire interdit sans le savoir. On lui a demandé un mot de passe qu’il n’a pas su dire. Il a été abattu d’une balle dans la tête à bout touchant. Quand il marche sur Dumont Avenue, même devant chez lui, Greg Bitties bombe le torse et écarte légèrement les bras, comme s’il voulait grossir. Il sifflote aussi, parfois. Ce quadra musclé est pour le maintien du stop and frisk “parce que ça dissuade les jeunes de se balader armés. Les Bloods et les Crips se partagent l’est et l’ouest de Rockaway Avenue”, expliquet-il. Samantha, sa fille adoptive de 16 ans, le corrige gentiment, comme un ringard qui parlerait de blousons noirs au lieu de punks : “C’est pas les Bloods et les Crips, c’est les Hood Starz et le Wave Gang !” Ces jeunes bandits utilisent un langage ésotérique qui sent les colonies de vacances : entrer en territoire ennemi, c’est “aller à la plage” ; tuer quelqu’un, c’est “le faire tomber de son surf”. Sur Facebook et Twitter, ils paradent. En 2011, une enquête de police a conduit à l’arrestation de 43 membres. La jeune Samantha est bien mûre pour son âge : elle a déjà perdu plusieurs camarades de classe. Elle hausse

les épaules, l’air de dire qu’ils l’avaient un peu cherché. Elle montre sur son smartphone des vidéos de rap. “Lui, avec la casquette, il est mort ; lui, lui, lui, ils sont morts.” Samantha a moins affaire à la police que les garçons, sauf une fois, où elle a jeté une canette vide sur le trottoir. Suffisant pour l’interpeller et l’envoyer au commissariat. Son père, Greg, résume : “La communauté est prise en otage par une cinquantaine de branleurs. J’essaie d’en raisonner certains, mais ça rentre par une oreille et ça sort par l’autre.” En jetant un œil depuis la fenêtre de son logement qui donne sur Dumont Avenue, Greg assiste à la reproduction de ses propres erreurs. En 1987, à 21 ans, il a tué un homme : “C’était de la légitime défense. Des voleurs ont pénétré dans mon immeuble et menaçaient ma famille.” Ce meurtre l’a conduit au pénitencier d’Attica pour quinze ans. A sa sortie, sa dette payée, il est directement retourné à Brownsville. Il habite à 50 mètres du lieu de son crime et passe devant chaque fois qu’il sort acheter une brique de lait. De retour de prison, il a trouvé le quartier plus propre, mais “l’ambiance s’est transformée”. En mal. “C’est devenu merdique. Pourtant, les gamins grandissent dans les mêmes écoles (jusqu’en 2001, Brownsville était le seul district de Brooklyn sans collège. Aujourd’hui il y en a trois – ndlr). Quand j’étais jeune, tout le monde était invité aux block parties. Peu importe si tu venais de Marcus Garvey, de Seth Low ou de Tilden”, dit-il en étendant les bras, comme si chaque cité de Brownsville était un pays lointain. Les jours du stop and frisk sont peut-être comptés et, pour Greg, ce n’est pas forcément une bonne nouvelle. Pour protéger Samantha, il préfère être palpé par la police devant chez lui comme dans le hall d’un aéroport. Maxime Robin photo

Kevin C. Downs pour Les Inrockuptibles


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