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NASSUR ATTOUMANI ET SES ANACHRONIQUES DE MAYOTTE (2/10)

AGRÉGÉ DE LETTRES MODERNES ET DOCTEUR EN LITTÉRATURES FRANCOPHONES, CHRISTOPHE COSKER EST L’AUTEUR DE NOMBREUX OUVRAGES DE RÉFÉRENCE SUR LA LITTÉRATURE DE L’ÎLE AUX PARFUMS, NOTAMMENT UNE PETITE HISTOIRE DES LETTRES FRANCOPHONES À MAYOTTE (2015) DONT IL REPREND, APPROFONDIT ET ACTUALISE, DANS CETTE CHRONIQUE LITTÉRAIRE, LA MATIÈRE.

Le premier des neuf textes brefs des Anachroniques de Mayotte (2012) s’intitule « Lodosomono et le takamaka géant ». Qu’estce qu’un takamaka ? Il s’agit d’un arbre tropical que l’on rencontre fréquemment sur les rivages de l’océan Indien parce qu’il aime le sable et que ses fruits peuvent flotter sur la mer et disséminer son essence. Sempervirent, il garde ses feuilles tout le long de l’année. Son nom scientifique est calpohyllum inophyllum. Avant d’entrer dans le texte, le lecteur peut rêver sur l’intrigue qui met Lodosomono aux prises avec un arbre. S’agit-il d’un arbre tutélaire auprès duquel goûter l’ombre et le frais ou au contraire d’un monstrueux moulin à vent que Lodosomono, don Quichotte mahorais, doit abattre ? Un peu des deux…

Mais avant de parler d’action, parlons décor et style. En effet, ce texte bref est le premier du recueil, il construit donc un chronotope, c’est-à-dire un temps et un lieu. Il donne le « la », c’est-à-dire qu’il indique le style choisi par l’auteur pour ce nouveau livre. Posons donc les yeux sur l’incipit – les premiers mots :

« Il y a longtemps, très longtemps, bien avant l’arrivée du chikungunya, Mayotte était divisée en dix-sept royaumes. Et dans le royaume de M’tzamboro, au Nord de l’île, vivait un roi. La calvitie avait depuis longtemps déshérité son crâne. Ses cils et sa barbe étaient couleur de lait caillé. Ce grand roi s’appelait Mwalimu Boro. » (p. 9)

Le dispositif mis en place est complexe. La répétition de l’adverbe longtemps – hale en shimaore – renvoie à la temporalité du conte, ainsi que la présence d’un roi.

L’allusion à l’épidémie de chikungunya est particulièrement subtile parce qu’elle renvoie à une date récente, 2005, mais qu’il s’agit d’un phénomène naturel pouvant faire songer à une façon naturelle d’envisager le temps en fonction des saisons et des cataclysmes. La division de Mayotte en royaumes – là où on aurait attendu des sultanats, ce qui renvoie à une époque antérieure à la colonisation musulmane – donne l’impression de l’ancien, mais le chiffre dix-sept renvoie à la modernité, car c’est le nombre de cantons d’aujourd’hui. Le roi est donc chauve et chenu puisque la calvitie a ôté à sa tête l’héritage des cheveux. Il s’appelle Mwalimu Boro, du nom d’un roi réel dont la première partie du nom renvoie à des talents surnaturels de devin et de guérisseur. C’est dans ce contexte qu’apparaît l’arbre du titre : « Dans la capitale administrative, sur la place publique, un énorme takamaka règne en maître. Nuit et jour, il surveille les allées et venues des citoyens. Cet arbre a le tronc si large qu’il faut au moins trois adultes pour le ceinturer. En taille, il dépasse les cocotiers du village. Dès le crépuscule tombé, il devient le refuge des oiseaux et leurs oisillons. Le berceau des oiseaux de proie… Le repaire des oiseaux de mauvaise [sic] augure… On y trouve même… des drôles d’oiseaux. À l’intérieur de sa houppe aux centaines de ramifications, nichent la plupart des rapaces qui prospèrent dans ce royaume. Ce takamaka est le seul arbre qui se dresse à côté de la Mosquée de vendredi. Ses branches sont si nombreuses que personne n’a jamais pensé à les compter. » (p. 9-10)

La description en majesté d’un arbre au début d’un récit fait immanquablement songer à celle du baobab qui inaugure le premier roman de Nassur Attoumani : Le Calvaire des baobabs (2000). Dans les deux cas, l’arbre a une fonction de vigie. C’est dans ce passage que l’auteur, par le truchement des oiseaux, introduit le mal dans l’histoire. Et nous ne pouvons nous empêcher de songer que cet arbre sur lequel tout le monde, bon ou méchant, se perche au risque de le surcharger, est une image de l’île.

L’histoire quantitative à venir commence à se dessiner. La citation se termine sur le nombre inconnu de branches d’un arbre dont il faut au moins les bras de trois hommes pour faire le tour. Alors que Lodosomono se promène un jour non loin de l’arbre, il entend deux vieillards qui se disputent au pied du takamaka. En personnage authentique, il recourt au moyen traditionnel de régler les conflits :

« Afin de couper court à cet affrontement inhabituel dans la communauté de M’tzamboro connue pour sa bonne humeur, il ne reste à Lodosomono qu’une seule alternative. C’est de proclamer haut et fort : ‘Mwalimu narilodze li gugnu ! » - ce qui, dans le parler de M’tzamboro signifie « Messieurs ! Mouillons le sac de jute ! » (p. 13)

Mouiller le sac de jute signifie bien d’abord, au sens propre, mouiller un sac de jute et l’exposer au soleil en demandant aux personnages en désaccord de discuter pour chercher une solution pendant que le sac de jute sèche. Ce moyen, qui est le bon selon le personnage et, derrière lui, selon le narrateur, n’aboutit pas et c’est le début des catastrophes. L’arbre est abattu pour savoir s’il compte 100 000 feuilles ou 6 000 branchages. La perte de l’arbre engendre une sécheresse qui détruit presque le royaume.

Mais ce n’est pas là le dernier mot d’une histoire écologique car le propos est au contraire celui d’une satire politique. En effet, cette dispute autour d’un arbre permet à chacun des deux vieillards de recruter des partisans et d’inventer des partis politiques : « Avant la fin de la journée, les coalisés de gauche surnomment leur mouvement : le PHI – le Parti de l’Homme Intelligent. Au même moment, les coalisés de droite surnomment leur mouvement : le PVI – le Parti du Vieillard Instruit. » (p. 15)

La satire politique est ici patente. Nassur Attoumani reprend une opposition entre droite et gauche qui remonte à la Révolution française et qui est aujourd’hui reléguée au second plan. Il joue avec les noms des partis politiques pour marquer l’imposture dans la fabrique des différences. Et le texte se termine sans que l’on sache le nombre de branches et de feuilles de l’arbre sacrifié ni le résultat du scrutin des urnes.

Christophe Cosker

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