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« SI ON LAISSE POURRIR LA SITUATION, MAYOTTE DEVIENDRA UN PEU COMME LA GUYANE »
Carla Baltus, c’est d’abord une kyrielle de postes : présidente du Medef Mayotte depuis deux mandats, d’AL’MA, la filiale immobilière d’Action Logement, propriétaire de l’entreprise de transports CMTB, qui compte plusieurs dizaines de bus et plus de 4 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2021… Outre ces missions, la patronne des patrons mahorais s’est imposée dans le débat public en abordant les sujets de société locaux – qui sont légion ces derniers temps – sans jamais concéder de sa franchise, ni de son calme. Il faut dire qu’entre ses responsabilités et les allers-retours entre Mayotte et la Guyane française, sa terre d’origine, l’entrepreneure n’a pas de quoi s’éparpiller.
Mayotte Hebdo : Comment une jeune femme d’origine guyanaise arrive-t-elle sur la petite île qu’est Mayotte ?
Carla Baltus : En 1992, j’ai mon baccalauréat et je quitte la Guyane pour partir faire mes études à Limoges. Et là, la première communauté que je rencontre, ce sont les Mahorais. Je ne connaissais pas Mayotte, on n’apprenait pas ça dans les livres d’histoire-géo. J’apprends donc à connaître l’île, je fais la rencontre d’un Mahorais, et j’y pars, quatre ans après les études, le 22 juin 1996.
Mayotte Hebdo : Quelle est votre première impression sur l’île ?
Carla Baltus : Déjà, à l'époque, on n’avait pas de vol direct, dans le sens où on s’arrêtait en Afrique, aux Comores, beaucoup d’arrêts, donc le voyage est très long. Ensuite, quand j'arrive et que je prends la barge, je vois un bleu vraiment magnifique, qui n'a rien à voir avec le lagon d'aujourd'hui, donc une image un peu carte postale. Puis j'arrive à Mamoudzou, je me dis que ça va, mais en allant de plus en plus au nord, Koungou, Kangani, jusqu’à Dzoumogné, je me rends compte que c'est moins développé, avec des bangas en torchis à l’époque. Ça m’avait choqué, je m'en rappelle encore, alors que j’étais en taxi-brousse. Il n’y avait pas beaucoup de voitures, pas d’embouteillages, donc on arrive assez rapidement, et je m'installe à Dzoumogné, je trouve du boulot pour chez Hodina en tant que formatrice. Je postule quand même à l'enseignement et suis retenue par le vice-rectorat, à l'époque. J’ai donc une classe de CE2 de 32 élèves à la rentrée 1996. Aujourd’hui, j’en vois qui ont grandi ! Donc j'ai fait ça pendant un an : le matin, j’enseignais, l'après-midi au centre de formation. Et puis, trois fois par semaine, je donnais des cours à l’université, étant diplômée en sciences et maths. Et puis j'ai fait mes petites économies, en francs à l'époque. J’avais 50 000 francs en un an, je demande à la banque de m’en prêter 50 000 autres, mais il en manquait encore 89 000 pour acheter mon premier bus de 22 places. J’ai donc laissé six chèques à la banque pour le paiement.
Mayotte Hebdo : Pourquoi cette idée d'acheter un bus et de se lancer dans le secteur des transports ?
Carla Baltus : En fin de compte, j’avais fait ma petite étude de marché. Il y avait deux secteurs qui se disaient rapporteurs sans avoir besoin d’être pistonnée : faire des maisons SIM via une petite entreprise, et le bus. Le enfin, quand je dis rapporté, il est emprunté et aussi on a pas besoin de pistonner. Je fais le choix du bus car je me rends compte qu’il n’y en a pas beaucoup, qu’à chaque fois qu'on croise un taxi, il est plein à craquer, et que ça rapportait beaucoup à l’époque.
À L’ÉPOQUE, ON ME DISAIT QUE J’ÉTAIS FOLLE »
Mayotte Hebdo : Vous étiez une femme, étrangère à Mayotte. Aujourd’hui, vous faites pleinement partie de la société mahoraise. Comment s’est passé cette intégration ?
Carla Baltus : En tout cas, je ne faisais pas comme tout le monde. C'est vrai que j’ai peut-être parfois choquer certaines personnes. Parce que je n’étais pas comme une Mahoraise, ça se voyait que je n’étais pas d'ici. Je n'ai pas changé ma façon de m’habiller, ma mentalité, mais j’ai quand même essayé de m'intégrer par l'apprentissage de la langue locale, la communication avec les gens, apprendre à les connaître, mais sans changer la façon de m'habiller ou de me coiffer. Je ne m’habillais pas en salouva, je suis restée moi-même et je sais que parfois ça faisait bizarre pour les gens.
Mayotte Hebdo : Les années passent et votre entreprise prospère. Comment passe-t-on de l'achat d'un bus à la possession d'une véritable flotte de véhicules ?
Carla Baltus : J’ai donc un bus en 1997, j’en achète deux autres en 1998. En fin de compte, je réinvestis à chaque fois tout mon bénéfice. Je suis carré dans ma compta, dans mes versements de recettes de taxis, mes bilans sont propres. Et au fur et à mesure, la banque me suit et je n'ai qu'un objectif, c'est de devenir une compagnie de transport. À l’époque, on me disait que j'étais folle, parce que le modèle économique de l'époque, c'était chacun son bus. Chacun conduisait son propre véhicule. Mais j’ai foncé, je n’ai pas voulu faire comme tout le monde. Du coup, je réinvestissais tout, je me suis beaucoup sacrifiée, travaillé beaucoup, du lundi au dimanche. J’ai eu mon permis voiture en 1998, puis mon permis bus, ce qui veut dire que j’avais un chauffeur la première année, ensuite je conduisais.
Mayotte Hebdo : Entre-temps, vous devenez actrice, toujours dans le domaine des transports, d’une collectivité guyanaise. Pourriez-vous en dire plus sur ce point ?
Carla Baltus : J 'ai répondu à un appel d'offres en Guyane, via ma société, Carla Mayotte Transports Baltus [CMTB], associée aux transports Mooland. Nous l’avons remporté, et avons créé une société guyanaise qui s'appelle Mosaïque, et qui est actionnaire majoritaire de la SEMOP, la Société d’économie mixte à opération unique, dans laquelle il y a aussi la CACL, la Communauté d’agglomération du Centre Littoral de Guyane. Ils sont actionnaires minoritaires, mais ont la présidence du Conseil d'administration, dont je suis la directrice générale.
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Mayotte Hebdo : Vous êtes de fait l’une des personnes qui connaît le mieux les deux territoires que sont la Guyane française et Mayotte. Deux départements qui sont les plus pauvres de France, et qui essaient de se développer tant bien que mal. Quelles similitudes et différences voyez-vous entre les deux territoires ?
Carla Baltus : On pourrait penser que la Guyane est beaucoup plus avancée du fait de la base spatiale, mais les deux sont en voie de développement. C'est bien plus avancé que Mayotte en termes d'infrastructures. La fracture numérique est une expression que l’on a en commun, comme l'immigration clandestine, parce que les frontières sont incontrôlables. La Guyane c’est 84 000 kilomètres carrés, presque un sixième de la France. Disons qu'il y a des choses sur lesquelles on peut être en avance d’un territoire à l'autre. Quelque chose qui m’avait choqué, c’est l’hôpital de Cayenne, auquel celui de Mayotte n’a rien à envier. Après, on a des difficultés d’affrètement, pour commander des pièces, autant à Mayotte qu’en Guyane. La cherté de la vie est aussi un point commun, se loger dignement est très cher en Guyane comme à Mayotte. Il y a plus de choix en Guyane mais toujours pas assez de logements, et la vie reste chère.
Mayotte Hebdo : Penchons-nous sur la situation macroéconomique de Mayotte, qui reste pauvre mais aussi l'un des départements les plus dynamiques, notamment en termes de création d'entreprises, avec des pouvoirs publics qui ne suivent pas toujours cet élan. Comment, en tant que présidente du Medef local, analysez-vous ce contexte ?
Carla Baltus : I l y a énormément d'opportunités parce que ça se développe. En 2012, on a Internet, donc beaucoup de services qui viennent, qui se créent, parce que ça répond à la demande. On voit de nouveaux secteurs d’activité comme la livraison, une plus grande facilité pour travailler, ce qui fait que beaucoup de choses se digitalisent. Donc ça veut dire qu'on gagne en performances. En fin de compte, c’est juste arriver au niveau des autres, mais à notre échelle, c'est extraordinaire.
Ensuite, la difficulté pour les entreprises, c'est toutes les crises qu'on subit. Si on dit 2011, 2016, 2018, 2020, le Covid, Wuambushu cette année, l’eau, le Caribus… Chaque année, un chef d'entreprise à Mayotte doit créer une ligne crise, anticiper au mieux et prévoir des périodes mortes où son activité va baisser, où les salariés ne viendront pas, seront en retard ou contre-performants. L’autre difficulté, à Mayotte, c’est qu'il y a beaucoup de chefs d’entreprise qui ne sont pas assez formés, informés.
« La convergence doit accompagner tout le monde, et surtout pas tuer l'emploi »
Mayotte Hebdo : Notamment du point de vue digital ?
Carla Baltus : Oui, et puis règlementaire, parce que beaucoup de choses vont arriver, les Prud’Hommes, parce qu'on connaît pas bien le Code du travail… Donc ce sont des dossiers qu'on risque de perdre parce qu’on n’a pas de service RH en interne. Il y a peut-être des choses qui fonctionnaient avant mais qui ne passent plus car les salariés connaissent leurs droits. C’est pour ça qu’il est important de se former pour un chef d’entreprise. En 2018, on est passé de 30% à 100% de l'application du Code du travail, avec l’obligation d’avoir un CSE au-dessus d’un certain nombre de salariés. C'est plein de choses qu’il faut apprendre, qu'il faut mettre en place, dont certains ne sont pas conscients parce qu'ils ne sont pas informés.
Mayotte Hebdo : Je voulais justement vous demander quelles étaient les ambitions du Medef à Mayotte, actuellement et à l’avenir, j'imagine que la formation en fait partie ?
Carla Baltus : Oui, parce qu'on a une responsable emploi formation, qui est un emploi détaché du national, parce que la formation des dirigeants, c'est important. Donc on va continuer sur ce volet, comme sur celui de la jeunesse, parce qu’on voit bien qu’à Mayotte, il y a des problèmes d'attractivité, mais pour que les entreprises soient performantes, il faut des cadres et des salariés qualifiés, donc il faut miser sur la formation. On se dit que demain, les jeunes d'ici ont plus de chances de rester que d’autres personnes de venir, dans les conditions actuelles d'insécurité. L’insécurité est le plus gros frein, pour moi, notamment sur les transports scolaires, si je parle de mon secteur. Quand vous voyez un jeune avec une hache qui saccage un bus, c'est juste incroyable, insoutenable, impardonnable.
L’ambition du Medef, c'est de permettre aux entreprises de se développer, que ce soit dans la région et ailleurs, comme je l’ai fait en Guyane : à La Réunion, aux Antilles, en métropole... Je pense que des entreprises en ont le niveau, donc nous devons les rendre ambitieuses, pérennes performantes et dynamiques. On pousse aussi nos adhérents à aller vers l'innovation. Par exemple, avec le Covid, on s'est rendu compte que les centres de formation n'étaient pas très digitalisés. On les a aidés et ils ont pu continuer à garder le contact avec leurs stagiaires, continuer la formation à distance, alors que ce n’était pas dans les us et coutumes.
La convergence a un coût pour les entreprises. On ne veut pas la freiner, mais nous devons aussi protéger les entreprises, sensibiliser les acteurs, les salariés, l’État, que la convergence doit accompagner tout le monde, et surtout pas tuer l'emploi, parce qu’on a assez de chômage comme ça à Mayotte. C'est un gros volet sur lequel on travaille. Maintenir des dispositifs fiscaux, tels que le CICE [Crédit d’impôt compétitivité et emploi, NDLR] majoré qu'on a actuellement, une grande victoire du Medef. Et aller vers des dispositifs d'accompagnement, d’exonération de charges patronales, pour donner plus de pouvoir d'achat aux salariés tout en gelant les charges.
Mayotte Hebdo : Récemment, vous êtes aussi devenue la présidente d’AL’MA. Quelles sont vos missions sur ce mandat ?
Carla Baltus : C’est un gros travail des partenaires sociaux, dont le Medef, avec Action logement. Ce travail a permis de cette filiale qui va permettre de construire des biens de haute qualité et abordables pour les salariés et jeunes travailleurs. Pour moi, c'est aussi une fierté, car le poste de président est défini au niveau national. C’est Bruno Arcadipane, le président d’Action logement, qui a soutenu ma candidature. C’est une preuve de confiance. Une grande fierté aussi de siéger avec les partenaires sociaux et de pouvoir soutenir notre directrice générale, Delphine Sangoneyi. Maintenant, on doit répondre aux besoins, être complémentaire de la SIM, et sûrement pas concurrents, avec de nouveaux produits, une nouvelle vision. C’est quelque chose qui nous tient à cœur.
Mayotte Hebdo : Vous ne craignez pas le cumul de fonctions ? Ça n’impacte pas votre efficacité ?
Carla Baltus : En fin de compte, même si on a l’impression que j’en fais beaucoup, j'ai abandonné beaucoup de mandats. Quand en 2009, j'ai commencé à intégrer le Medef, grâce à mon mentor, Monsieur Michel Taillefer, j'étais déjà dans le syndicalisme, quand je faisais le taxi. Le Medef m’a permis d'avoir une autre dimension. Quand j'ai commencé, les gens ne voulaient pas occuper les mandats, alors que le Medef est très sollicité, que ce soit à Pôle emploi, au Césem, l’ADIE, l’ARS…
Mayotte Hebdo : Pourquoi ne voulaientils pas ?
Carla Baltus : Parce qu'ils veulent se concentrer sur leurs affaires et se disent que c’est une perte de temps. Moi, personnellement, ça m’a forgé, j’ai beaucoup appris, ça m'a aussi permis d’être force de proposition parce que je voyais tous les secteurs, et je comprenais le fonctionnement juridique des lois, des ordonnances, des décrets, des ministères concernés. Du coup, je n’ai pas autant de mandats qu'avantet j'estime aujourd'hui être à l'équilibre, c'est à dire que j'arrive à gérer toutes mes entreprises à distance, parce que j'ai aussi formé mon personnel, donc je délègue, mais aussi le Medef, car j’ai aussi deux permanentes : la déléguée générale et la responsable emploi formation, qui font un travail formidable.