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NASSUR ATTOUMANI ET SES ANACHRONIQUES DE MAYOTTE (5/10)

AGRÉGÉ DE LETTRES MODERNES ET DOCTEUR EN LITTÉRATURES FRANCOPHONES, CHRISTOPHE COSKER EST L’AUTEUR DE NOMBREUX OUVRAGES DE RÉFÉRENCE SUR LA LITTÉRATURE DE L’ÎLE AUX PARFUMS, NOTAMMENT UNE PETITE HISTOIRE DES LETTRES FRANCOPHONES À MAYOTTE (2015) DONT IL REPREND, APPROFONDIT ET ACTUALISE, DANS CETTE CHRONIQUE LITTÉRAIRE, LA MATIÈRE.

Le quatrième texte bref des Anachroniques de Mayotte (2012) met également en scène un objet technique, non plus une radio, mais un réveil qui entre en concurrence avec le chant du coq ou l’appel à la prière du muezzin. « Lodosomono et le réveil indiscret » commence par une utopie touristique :

« Mayotte est l’une des stations balnéaires les plus prisées de l’Océan [sic] Indien. Le sourire des eaux turquoise, la gentillesse des plages sauvages, la luxuriance de la végétation, la bassesse des montagnes, l’aplomb du soleil… voilà ce qui, entre autres, attire ici les espions venus du froid. Durant la saison sèche, voiliers, catamarans, pétroliers et autres paquebots mouillent dans le lagon. Ce matin-là, le Titanic profite d’un ultime bronzage entre l’île de M’tzamboro et les îlots Choisil. » (p. 67)

L’île indianocéanique de Mayotte est enfin devenue une destination touristique comme Maurice ou les Seychelles. C’est cette nouvelle qui fait écho à la première de couverture de l’ouvrage puisqu’elle raconte l’escale imaginaire du Titanic à

Mayotte. Le bateau parfait son bronzage en lieu et place de ses habitants. Mais le tableau n’est pas sans ombre et le bateau aux touristes légaux converge bientôt vers la barque aux immigrants illégaux appelée kwasa. En effet, l’une des chaloupes du Titanic est prise pour un kwasa et détruite. C’est alors qu’on retrouve le débrouillard Lodosomono qui affrète une pirogue et rapatrie les touristes afin d’éviter l’incident diplomatique :

« Pour ne pas faire de vagues, le roi Mwalimu Boro réquisitionne aussitôt une pirogue. Il adjoint à Lodosomono deux autres rameurs pour reconduire les touristes infortunés à leur bâtiment flottant. Lorsque les croisiéristes arrivent à bord du paquebot, c’est bientôt l’heure du déjeuner. Dans son infinie bonté, M. Passot, le commandant du navire invite les trois indigènes à bord. Voici donc le triumvirat hissé sur le pont. Ils visitent la proue. Ils visitent la poupe. Ils s’émerveillent devant le faste dont leur cerveau n’aurait pas pu imaginer l’existence [sic]. Sans arrièrepensée [sic], le commandant admire ces grands enfants que sont Lodosomono et ses deux compagnons. La bande des quatre passe ensuite au Salon d’Honneur que presque personne ne fréquente à cette heure de la journée. Le bar en marbre massif ne brille pas. Non ! Il scintille sous les feux de la rampe montée en colimaçon, à la droite des verres d’apéritif suspendus comme des roussettes sur les branches d’un kapokier. ‘Champagne ? Vodka ? Calvados ? Tequila ? Whisky ? Rhum ? Djorno ?’ propose l’homme au chapeau tricorne. » (p. 68-69)

Mais à bord du Titanic, les choses commencent discrètement à se gâter. En effet, l’invitation à déjeuner, digne de La croisière s’amuse, s’avère un piège. Le commandant du Titanic n’est autre que Passot, le personnage historique responsable de la colonisation de Mayotte par la France. La narration adopte le point de vue de ce dernier et se fait coloniale. Il observe en effet des « indigènes » qui sont de « grands enfants » et l’absence d’arrière-pensée est une antiphrase ironique qui n’est pas la seule dans les citations qui précèdent. Figure diabolique, Passot les guide bientôt vers le bar pour éprouver les interdits de leur foi musulmane. Lodosomono succombe et, ivre, ne résiste pas non plus à l’attrait du luxe : « Au milieu de ce décor persan, un petit appareil à six côtés capte l’attention de Lodosomono. L’hexagone repose sur une commode en bois d’ébène. Un vitrail couvre sa face irisée. Derrière le verre transparent, douze chiffres arabes, assis en cercle, surveillent une aiguille toute fine qui se déhanche le long du cadran. Celle-ci enjambe deux autres aiguilles dont la plus dodue est sur le I et l’autre avance sur le XII. Bouleversé comme une jeune femme accaparée par un mari impuissant et jaloux, Lodosomono n’a qu’une idée en tête : récupérer, à tout prix, cet instrument afin de l’offrir à son roi. Dans son cerveau, il entame un dialogue avec lui-même. Ses lèvres murmurent, tel le museau d’un rat, des sons inaudibles. Mais à l’instar du Commandant Passot qui n’entend pas l’africain, Lodosomono ne parle pas l’européen. Lodosomono ne sait donc pas comment s’adresser au Commandant. Et pourtant, plus Lodosomono pense à son roi, plus son cœur se rapproche de l’hexagone. Ses pupilles se dilatent devant le cadran. Embué par l’effet de l’alcool, Lodosomono a l’impression que les aiguilles lui tendent les bras. » (p. 70-71)

Une fois de plus, la fable est complexe. Lodosomono ne vole pas pour lui ni par appât du gain. Il désire un bel objet pour l’offrir à son roi. Il se trouve que c’est un réveil susceptible de sonner ; là est la sournoiserie du narrateur, dans le choix de l’objet. Comme dans « Lodosomono insulte un M’zungu » , la barrière de la langue est responsable de l’incompréhension. Là où il y aurait pu avoir remise d’un cadeau au roi, il y a vol. Et ce vol est rendu patent par les récriminations du réveil qui refuse de se laisser emporter : « Mais, à l’instant crucial où le fortuné Lodosomono passe la jambe droite par-dessus le garde-fou pour regagner sa pirogue, le réveil crie au scandale. Il tempête. Il hurle. Il s’égosille. ‘Au voleur ! Au voleur ! Justice ! Juste Ciel !’ Profil bien bas, le sac indigène vibre, tremble, panique. Effrayé par les hurlements inopportuns qui trahissent son geste malheureux, Lodosomono terrasse son panier indiscret. Comme on jette par terre une marmite bouillante qu’on prend par inadvertance dans ses mains, il le balance pardessus bord. » (p. 72-73)

Le réveil, doué de parole, commence le monologue de L’Avare (1668) de Molière, référence récurrente sous la plume de Nassur Attoumani. Mais contrairement à la précédente nouvelle, Lodosomono ne finit pas à l’eau. C’est lui qui sacrifie le réveil. Il est alors mis aux fers, puis condamné à nettoyer le bateau pendant sept jours de travaux forcés appelés d’intérêt général. Le narrateur change alors de point de vue et indique que ceux qui sont restés à terre pensent que ceux qui sont à bord sont des traîtres qui se la coulent douce. Ils seront partiellement détrompés par l’état de Lodosomono et de sa cohorte à leur retour sur la terre ferme.

Christophe Cosker

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