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Briser les plafonds de verre
L’honorable juge Alice Desjardins a brisé de nombreux plafonds de verre au cours de sa remarquable carrière. Elle a marqué l’histoire en devenant la première femme à occuper un poste de professeure à temps plein dans une faculté de droit au Canada ainsi que la première femme nommée juge à la Cour d’appel fédérale1
Annick Provencher Professeure agrégée
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Alice Desjardins naît le 11 août 1934 à Montréal. Les aspirations de la juge à une carrière juridique sont inébranlables et renforcées par un soutien familial indéfectible. Elle obtient d’abord un diplôme en arts, avec grande distinction, du collège Basile-Moreau, affilié à l’Université de Montréal, avant de demander l’admission à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, en 1954 les examens pour son admission au Barreau du Québec, en 1958. Déterminée à poursuivre la réflexion juridique, elle obtient une bourse Mackenzie King pour des études à l’étranger en droit comparé, à la prestigieuse London School of Economics (LSE). Elle y consacre deux ans à affiner ses connaissances en droit constitutionnel, en mettant l’accent sur le droit constitutionnel indien et australien.
Ce texte présente un court résumé d’un chapitre biographique sur la vie de la juge Desjardins, à paraître sous la direction d’Anna Lund et de Virginia Torrie. Le chapitre a été rédigé avec la généreuse collaboration de la juge, qui m’a accordé plusieurs entretiens et fait parvenir de nombreux documents.
Je tiens à la remercier pour sa générosité, mais aussi pour nous avoir ouvert les portes, à nous toutes, professeures des facultés de droit canadiennes.
À cette époque, le nombre de femmes à la Faculté est encore marginal. Cela s’explique par le fait que les femmes n’ont obtenu le droit de vote au Québec qu’en 19402 et l’accès au Barreau du Québec en 1941 seulement. Les barreaux des autres provinces ont, à ce moment, déjà accueilli leurs premières femmes, certains aussitôt qu’en 1897. Ainsi, entre la première femme admise à la Faculté en 1928, Mme Juliette Gauthier, et l’admission de la juge Desjardins en 1954, moins de cinquante femmes ont fréquenté les bancs de la Faculté.
La juge obtient son diplôme en 1957, cum laude, aux côtés de huit autres femmes et de 137 hommes. Elle est dès lors convaincue qu’une carrière classique dans un cabinet d’avocats n’est pas ce qu’elle souhaite. Sa fascination pour le droit réside dans la réflexion et la curiosité intellectuelle plutôt que dans son application utilitaire. Ainsi, à la fin de son diplôme de droit, elle se rend d’abord en Afrique avant de rédiger
Au retour de son séjour londonien, une offre d’emploi relayée par le doyen de la Faculté de droit de l’époque, M. Maximilien Caron, l’attend. La juge Desjardins devient alors, le 1er mai 1961, la première femme à occuper un poste de professeure à temps plein dans une faculté de droit au Canada3. Elle occupe le poste de professeure adjointe de 1961 à 1968, puis de professeure agrégée de 1968 à 1972. Malgré son amour de l’enseignement, sa grande curiosité intellectuelle l’amène à demander un congé de la Faculté pour entamer une maîtrise en droit à l’Université Harvard, en tant que boursière de la Fondation Ford. Elle y arrive en 1966, seulement treize ans après que les femmes aient eu accès à la Harvard Law School4 pour la première fois.
Son diplôme de maîtrise en poche, elle revient à la Faculté avant d’être intéressée par un nouveau défi. Elle demande alors de s’absenter de la Faculté pour occuper le poste de conseillère en droit constitutionnel au Conseil privé à Ottawa. Elle y reste pendant cinq ans avant d’être nommée
1 À moins d’indication contraire, les informations de ce chapitre proviennent d’entretiens avec la juge Alice Desjardins. La référence au livre de Jean Hétu a également été très utile : Hétu, Jean (dir.), Les diplômés de la Faculté de droit de l’Université de Montréal depuis 125 ans, Montréal, Éditions Thémis, 2003, 359 p.
2 Loi accordant aux femmes le droit de vote et d’éligibilité L.Q. 1940, chap. 7.
3 Résolution du Conseil de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, no 571.
4 Site Web de la bibliothèque de la Faculté de droit de Harvard, en ligne : https://asklib.law.harvard.edu/faq/115324 directrice de la section de consultation et de droit administratif au ministère de la Justice du Canada. Elle est alors aux premières loges des discussions juridiques sur le rapatriement de la Constitution et l’élaboration de la Charte canadienne des droits et libertés. En 1974, elle est nommée conseillère de la Reine, un statut honorifique accordé aux avocats et avocates ayant une pratique exemplaire. Elle occupe son poste dans la fonction publique canadienne jusqu’à sa nomination à la Cour supérieure du Québec en 1981
Après six ans à la Cour supérieure, elle devient, en 1987, la première femme nommée à la Cour fédérale, division d’appel (maintenant la Cour d’appel fédérale). Il faudra presque 12 ans avant qu’une autre juge, la juge Karen Sharlow, rejoigne la juge Desjardins à la Cour d’appel fédérale, en 1999. La juge Desjardins demeure en poste jusqu’à sa retraite obligatoire, en 2009. Toujours au service du droit, elle continue de s’intéresser aux questions juridiques puisque, dès 2013, elle participe en tant qu’intervenante dans le débat devant la Cour suprême dans l’affaire du Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 65
La bibliothèque de la Faculté de droit expose la toge de la juge Alice Desjardins La Faculté de droit invite la communauté étudiante ainsi que le corps professoral à visiter la bibliothèque de droit afin de voir la toge de la juge Alice Desjardins, première femme nommée juge de la Cour d’appel fédérale et membre de droit de la Cour fédérale du Canada de 1987 à 2009, qui est exposée.
Après l’attribution de deux doctorats honorifiques, le premier de l’Université d’Ottawa et le second de l’Université de Montréal, ses importantes réalisations sont trop marquantes pour échapper à l’attention, malgré sa grande discrétion. La juge Alice Desjardins a également été célébrée par le Harvard Law Bulletin en 2003 dans le cadre du 50e anniversaire de l’admission des femmes à la Harvard Law School comme l’une des cinquante diplômées s’étant distinguées au cours de ces cinquante années6 n
Il n’est pas donné à tous de témoigner du courage de leur père. Dans le cas de Me Harry Pierre-Étienne, son parcours depuis la dictature d’Haïti jusqu’à la Cour suprême du Canada est un voyage inspirant qui mérite d’être raconté.
Jonathan Pierre-Étienne
LL. B. 2012
Associé
Grondin Savarese
Pour moi, c’est une source d’inspiration et une fierté de marcher dans ses souliers ou plutôt, dirais-je, d’avoir échangé mes épaulettes de football pour porter sa toge.
Né à Port-au-Prince le 26 janvier 1955, Harry a grandi à l’ombre de François Duvalier. Bien qu’il ait passé ses premières années en Haïti, il se souvient principalement des paysages idylliques et d’une adolescence naïve, souvent étouffée par le silence oppressant de la dictature. À l’âge de 17 ans, alors que sa vision se détériorait rapidement en raison d’un glaucome agressif, Harry a fait le saut à Montréal, espérant une vie meilleure.
L’éducation et la lutte pour l’accessibilité : un parcours de détermination
Durant ses cours, il utilisait un minienregistreur pour retenir les propos du professeur.
Il a rapidement constaté sur le campus un grave problème d’accessibilité, tant du matériel pédagogique que des installations physiques. Sa détermination à améliorer la situation des étudiantes et étudiants handicapés l’a conduit à obtenir une subvention en 1982 dans le cadre d’un travail d’été. Grâce à cette initiative, il a sensibilisé la direction de l’Université et les professeurs et professeures aux défis quotidiens des personnes handicapées en écrivant de nombreux articles pour les journaux du campus. À la suite de ces efforts, l’Université l’a embauché comme conseiller technique, poste qu’il a occupé jusqu’en 1986
Jonathan Pierre-Étienne poursuit l’héritage de son père, non seulement en droit mais aussi en engagement communautaire. Il a été président du Jeune Barreau de Montréal en 2019-2020 et secrétaire du Barreau de Montréal; il est présentement vice-président de l’Association du Barreau canadien, division du Québec, et président des assemblées du conseil d’administration de l’Institut québécois de réforme du droit et de la justice.
Peu de temps après son arrivée à Montréal, la perte totale de la vue a confronté Harry à une réalité nouvelle et à des défis majeurs d’accessibilité. C’est à l’Institut Louis-Braille qu’il a été initié au monde du braille, développant ainsi des compétences essentielles pour sa mobilité. Son sens de l’humour distinct et sa capacité d’adaptation rapide l’ont aidé à se distinguer. C’est ainsi qu’un passant, le voyant marcher avec facilité, lui demanda : « Es-tu aveugle pour le vrai ou pour le fun ? » Harry, avec son autodérision caractéristique, lui répondit : « Pour le fun, évidemment. » Son parcours universitaire n’a pas été de tout repos. Il a été admis dans deux établissements, optant finalement pour un baccalauréat en droit à l’Université de Montréal en 1979. Ce choix n’était pas sans obstacles : la quantité de travail et le manque de livres sonores l’ont parfois submergé.
Harry a également fondé l’Association des étudiants handicapés de l’Université de Montréal et contribué à sensibiliser l’établissement aux besoins de ces étudiants et étudiantes. Le bilan de ses efforts s’est avéré positif, des améliorations notables sur le campus reflétant plusieurs de ses recommandations.
En parallèle à ces accomplissements, sa vie personnelle s’est également épanouie lorsqu’il a rencontré une étudiante en sociologie de l’Université de Montréal qui est devenue sa compagne de vie, Chantale Boily, ma mère.
Une carrière au service de la justice Après, il y a eu l’École du Barreau (mais surtout ma naissance pour égayer ses nuits d’étude) suivie de la quête d’un stage qui s’est révélée un autre combat (plus grand que me mettre une couche). Malgré quelques refus, Harry a persévéré, demandant à être évalué sur ses compétences plutôt que sur son handicap. Sa détermination a payé, le menant à une carrière de plus de 30 ans au DPCP qui, à l’époque, portait le nom de Bureau du substitut du procureur général.
L’un des moments marquants de sa carrière a été sa plaidoirie devant la Cour suprême du Canada, une occasion rare et un témoignage de son expertise en droit. Je me sens privilégié d’avoir pu me rendre à Ottawa pour vivre ce moment, alors que j’étais étudiant en première année de droit à la Faculté. C’est également une fierté pour mon père que son fils ait aussi plaidé dans un dossier d’importance devant cette même institution.
Un héritage d’impact
En plus de ses accomplissements professionnels, Harry s’est engagé dans sa communauté. Que ce soit comme membre fondateur du Congrès des avocats et juristes noirs du Québec, en siégeant à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse ou en recevant des distinctions telles que le prix Sylvio Cator et le titre de citoyen d’honneur de la ville de Montréal, son impact est indéniable.
Aujourd’hui, Harry jette un regard serein sur ses 30 ans et plus de carrière au DPCP, mais garde des aspirations pour l’avenir, espérant une meilleure intégration des technologies pour les personnes handicapées visuelles. Il continuera à les utiliser dans le cadre de sa deuxième carrière à titre d’avocat de la défense qui l’amène déjà à parcourir la province. Bref, c’est une courte retraite pour Harry qui carbure aux défis!
Hommage au père, grand sportif et mentor
Tout au long de son parcours, Harry Pierre-Étienne a incarné une force de caractère inébranlable. Sa persévérance face à l’adversité, que ce soit en surmontant la cécité ou en luttant pour les droits et l’égalité, en fait un modèle pour tous, y compris pour moi, son fils.
Sa contribution ne se limite pas seulement à sa carrière professionnelle. En tant que père, il a instillé des valeurs de travail acharné, de détermination et d’empathie. J’ai vu, de première main, comment sa présence rayonnante et son esprit combatif ont influencé et inspiré ceux et celles qui l’entouraient. Il est un exemple de comment, avec résilience et détermination, on peut surmonter n’importe quel défi.
Parlant de défi, Harry détient une ceinture noire au judo, un sport qu’il a pratiqué à haut niveau avec l’équipe nationale canadienne de judo pendant plus de 20 ans. Aujourd’hui, il est toujours en quête de limites à dépasser et vous pouvez le croiser (mais jamais le rattraper) sur son tandem en montant la voie Camillien-Houde. C’est cette même passion du sport et du dépassement de soi qui m’a permis d’obtenir une bourse d’études complète dans la NCAA div. 1A, à l’Université Rutgers, dans le New Jersey.
Harry Pierre-Étienne n’est pas seulement un avocat, un militant ou un défenseur des droits. Il est un pionnier, un leader et un pilier de sa communauté. Pour moi, il restera toujours ce père aimant, ce mentor précieux, et ce symbole d’espérance et de résilience.
La trajectoire de mon père est une leçon pour nous tous. Elle nous rappelle que malgré les obstacles, avec passion et détermination, nous pouvons réaliser nos rêves et laisser un impact durable. C’est cette détermination qui m’a amené à persévérer au football et, du point de vue de l’impact social, à m’impliquer dans la communauté juridique.
J’espère que son histoire incitera d’autres personnes à croire en elles-mêmes et à relever leurs défis, à poursuivre leurs passions et à faire une différence dans leur communauté. Pour tous ceux et celles qui connaissent et aiment Harry Pierre-Étienne, il est la preuve vivante que tout est possible. n
André d’Orsonnens (LL. B. 1983), à l’origine d’une bouillante communauté d’innovation