Michèle Goslar
Victor Horta 1861–1947
l’ homme - l’ architecte - l’ art nouveau
Fondation Pierre Lahaut fonds mercator
Je dédie ce livre à Michel Gilbert qui a non seulement acquis quatre des créations de Victor Horta, mais les a restaurées avec un soin particulier et un souci constant de l’authenticité.
… je pourrais vous dire combien je voudrais quitter ce sol ingrat où le hasard m’a fait naître pour vivre dans un milieu plus large où l’envolée de l’art est mieux compris ou plus noblement toléré. Mon pays me paraît bien petit, les gens souvent plus petits encore, par moment il me semble qu’on y étouffe et que l’air y est chargé de tristesse. (Lettre de Victor Horta à Ilse Conrat-Twardowski, 25 mai 1902)
l’œuvre de l’architecte subit un sort complètement différent, du moins chez nous ; plus elle est bonne plus elle trouve des occupants qui s’imaginent en sincérité avoir à l’améliorer, à y mettre leur grain de sel et souvent… quel grain et quel sel ! En sorte que la joie de créer chez nous est tôt tarie et qu’on se prend par moment à regretter les efforts que l’on a faits. (Lettre de Victor Horta à Ilse Conrat-Twardowski, 14 mars 1938)
Le Ministère prêche en tout l’économie à outrance. J’ai ordre de supprimer tout luxe : l’art et la beauté sont toujours, chez nous, un luxe dont on peut se passer ! (Lettre de Victor Horta à Ilse Conrat-Twardowski, 29 janvier 1939)
6
Table des matières
Chapitre 1
Préface
13
Introduction
17
De Salvatore Oortha à Victor Horta
19
Salvatore Oortha, soldat Pierre Jacques Horta, cordonnier Ascendance de Victor Horta
Chapitre 2
Les années de formation
24
Un autodidacte qui a fait des études, 1861–1880 Paris, l’apprentissage sur le terrain, 1879–1880 Le retour au pays, 1880 Chapitre 3
Onze années de vaches maigres, 1881–1892
31
Les véritables études L’impatience de construire, un projet de café-concert, 1883–1884 Horta chez Alphonse Balat, 1884, 1886–?, 1890–1892
Chapitre 4
La première consécration
41
Le Prix Godecharle, 1884–1886
Chapitre 5
Des débuts prometteurs
46
Première réalisation : les « maisons Geenens » au pays natal, 1885–1886
Chapitre 6
De concours en concours
49
Chapitre 7
La première commande officielle
55
L’édicule Lambeaux, 1890–1897
Chapitre 8
Les premières constructions privées à Bruxelles
62
La galerie Van Cutsem, 1890 Un nouvel espoir : la salle des fêtes de la Madeleine, 1890–1891 La maison Matyn, 1890–1891 Le monument Van Duyse, 1892–1893
Chapitre 9
De la difficulté de faire du neuf
74
Chapitre 10
Une rencontre déterminante
76
Des Amis qui contribuèrent à « faire » Horta Le monument Lesaffre, 1890 Le monument Hendrickx et autres socles, 1893 Les frères et la carrière pédagogique
Table des matières
Premier tournant d’une longue carrière
Chapitre 11
81
La première étape : la maison Autrique, 1893–1895
Une révolution dans l’art de bâtir
Chapitre 12
91
L’hôtel Tassel, 1893–1896
Chapitre 13
Dix années pour convaincre
La maison Frison, 1894–1895
L’atelier de Godefroid Devreese, 1894–1895
La maison Winssinger, 1894–1897
Une première commande à l’étranger : la maison Van der Zypen, 1897
Chapitre 14
Le point d’orgue
L’hôtel Solvay, 1894–1898
Le buste d’Alfred Solvay, 1895
Le tombeau de la famille Solvay, 1894
Les transformations du château de La Hulpe
Le château de Chambley, 1897–1899
Les laboratoires Solvay, 1895 (?)–1912
111
136
Chapitre 15
Et déjà l’hostilité et la jalousie…
Le Palais du Congo, Exposition de 1897 – Tervueren
Le Pavillon de la Maison du Peuple et le Pavillon du Val-Saint-Lambert, 1897
Le Pavillon du Congo, Exposition universelle de Paris, 1900
Chapitre 16
Le travail plutôt que les honneurs : Horta, constructeur d’écoles
Un jardin d’enfants, 1895–1899
Une école d’électricité, 1910
Un groupe scolaire, 1927–1936
170
175
Chapitre 17
Retour aux constructions privées
Les transformations de l’hôtel Anna Boch, 1895–1896
Les maisons Brossel, 1896
L’hôtel Deprez, 1896–1899
191
Chapitre 18
Une démonstration, puis un crime
Une première boulangerie, 1896
La Maison du Peuple, 1896–1899
Un crime de lèse-patrimoine
Chapitre 19
Les trois sommets de l’Art Nouveau
L’hôtel Van Eetvelde, une vitrine sur le Congo, 1895–1899
L’hôtel Aubecq, le sommet de la conception sculpturale, 1899–1903
Le sommet du bonheur : la maison et l’atelier de Victor Horta, 1898–1901
8
206
237
Table des matières
Un nouveau départ
283
Chapitre 21
Faire de son mieux avec ce que l’on a, 1899–1914
284
La maison Dapsens, 1899–1900
L’Orphelinat rationaliste, 1900
La salle Cousin, 1900–1901
Le magasin Delgouffre, 1901–1902
La maison Dopchie. Un ensemble mobilier convoité, 1901–1903
La chaire de vérité de l’église Saint-Georges de Salbris, 1902
Agrandissement du restaurant Moury, 1902
Transformations du restaurant du Grand Hôtel, 1920–1921
La salle de gymnastique de l’abbaye de Maredsous, 1904–1909
La maison Cazier, 1909
La mercerie Absalon, 1912–1913
Chapitre 20
Chapitre 22
Les constructions de grande envergure
La maison-atelier Dubois, 1900–1906
L’hôtel Roger-Verstraete : un immeuble né sous une mauvaise étoile, 1901–1909
La maison de Pierre Braecke, 1901
L’hôtel Max Hallet : raffinement et élégance, 1901–1906
La maison Vinck : sous des apparences de simplicité, 1903–1906
La maison Sander Pierron : un cas unique dans les constructions privées, 1903–1905
Un établissement de cure, 1909
La maison du docteur Terwagne, 1909
L’hôtel Wiener, 1911
Chapitre 23
Deux immenses malheurs
La trahison de Pauline, 1900–1906
La disparition de la mère : pas la moindre mention ! 1902
Simone Horta. La fin annoncée d’un rêve, 1890–1939
Chapitre 24
La reconnaissance… venue de l’étranger
Le pavillon de la Maternité, Exposition de Paris de 1900
L’Exposition des Arts décoratifs de Turin, 1902
L’Exposition internationale de Milan, 1906
Le pavillon Solvay, Exposition universelle de Liège, 1905
Le pavillon belge, Exposition internationale de Paris, 1925
305
342
349
Chapitre 25
Et un nombre incalculable de monuments…
Les monuments funéraires
Les monuments civils
Horta et Meunier : un échec
Horta et Van der Stappen
Horta et Braecke
Buls et autres monuments
361
9
Table des matières
Chapitre 26
Une nouvelle expérience. Les maisons de campagne
La villa Carpentier, « Les Platanes », 1899–1904
La maison de campagne Frison, « Les Épinglettes », 1899–1900
Agrandissement de la villa Furnémont, 1900–1901
La villa Timberman, 1896 et 1901
Une autre nouveauté : la villa balnéaire. La villa Furnémont, 1898–1901
Chapitre 27
Après le Palais pour le Peuple, les palais de verre : les grands magasins
Le projet Bing, 1895
L’Innovation de la rue Neuve, 1901–1903
L’Innovation d’Ixelles, 1903 et 1905
Le Grand Bazar Anspach, 1903–1905
Le Grand Bazar de Francfort, 1903–1905
Les magasins Hiclet, 1907–1908
Les magasins Waucquez : la démonstration du talent, 1903–1906
L’Innovation d’Anvers : une façade en poterie anglaise, 1909–1910
Une intervention dans les Magasins Tietz, 1920–1922
Les Magasins Wolfers, 1909
377
396
10
Chapitre 28
Le retour aux campagnes
« La Petite Espinette », 1904–1905
La « Haute Bise », 1905
« La Bastide », 1912–1913
Chapitre 29
Le combat de toute une vie
456
Chapitre 30
La reconnaissance enfin acquise
459
Les commandes officielles, 1904–1913
Le Musée de Tournai, 1904–1928
Un projet parallèle : l’aménagement intérieur du Théâtre de Tournai, 1912
L’hôpital Brugmann, 1906–1923
La « Halte centrale » : une réalisation laborieuse, 1912–1952
Chapitre 31
Une seconde mère pour Simone ?
474
Chapitre 32
La grande cassure, 1914–1919
477
La Première Guerre mondiale
En Amérique, 1915–1919
Le retour au pays : une mystérieuse protection
Chapitre 33
Une croisade vouée à l’échec
Le projet de réforme de l’enseignement artistique
Le dernier espoir
« Les grenouilles qui demandent un roi »
Une manière personnelle d’enseigner
448
487
Table des matières
Chapitre 34
La reprise des chantiers
Le Musée de Tournai, 1923–1928
L’hôpital Brugmann, 1919–1923
Agrandissement de l’Institut médico-chirurgical, 1923
La Gare centrale, 1937–1952
Le sage rival de toujours
Un décès providentiel
Un Palais qui doit se rendre invisible, 1919–1928
493
Un heureux concours de circonstances Contraintes et difficultés du projet Un programme exigeant Une première : la salle de concerts Une fin de chantier désolante Une organisation déficiente Une merveille payée une misère
Chapitre 35
L’affront
Le palais de la Société des Nations, 1925–1927
Chapitre 36
Les projets urbanistiques
Le « Municipal Development Ltd. », 1926–1930
Le Mémorial de l’Yser, 1928–1930
Le Mémorial du roi Albert Ier, 1934–1937
La statue équestre du roi Albert Ier, 1937
Chapitre 37
Une mort en solitaire
546
Chapitre 38
Épilogue
548
Le testament
Une sépulture indigne
Horta jugé par lui-même
534
536
Titres et distinctions honorifiques
554
554
Liste des œuvres de Victor Horta
Index des noms de personnes
561
563
Bibliographie succincte
11
Préface
1
Les autres artistes étaient James Ensor (100 frs), Adolphe Sax (200 frs), René Magritte (500 frs) et Constant Permeke (1.000 frs). Le couple royal, Albert et Paola, illustrait le billet de 10.000 frs. 2 L’année du permis de bâtir de l’hôtel Tassel (1893) est choisie par les historiens de l’art comme date initiale de l’Art Nouveau et celle du palais Stoclet (1905) comme point final. Il est cependant manifeste que l’Art Nouveau était déjà en vogue avant 1893 et qu’il connut des épigones jusqu’à la Première Guerre mondiale. 3 Victor Horta considère cette période comme la phase la plus fructueuse de sa carrière et, dans ses mémoires, il intitule ce chapitre : « Premier tournant de ma carrière (1893–1906) ». Voir V. Horta, Mémoires. Texte établi, annoté et introduit par Cécile Dulière, Bruxelles, Ministère de la Communauté française de Belgique, 1986, p. 44. 4 François Thiébault-Sisson, « L’Art décoratif en Belgique. Un novateur : Victor Horta », Art et Décoration, 1ère année, n° 1, 1897, pp. 11-18. 5 Octave Uzanne, Visions de notre heure : choses et gens qui passent, notations d’art, de littérature et de vie pittoresque, Paris, Henry Floury, 1899, p. 257. 6 Lettre d’Hector Guimard à Victor Horta, 8 mai 1896, Musée Horta. 7 Le Castel Béranger. Œuvre de Hector Guimard. Professeur à l’École nationale des Arts décoratifs, Paris, Librairie Rouard et Cie, 1898 (cet album est conservé au Musée Horta).
Victor Horta est un nom qui résonne à nos oreilles. Il est connu non seulement des historiens de l’art et des architectes mais également du grand public, ne fût-ce que parce qu’un billet de banque lui fut consacré. Cette coupure, d’une valeur nominale de 2.000 frs, fut émise en 1994 et resta en usage jusqu’à sa disparition en 2002, lors de l’introduction de l’euro. Il est significatif de constater que le billet portant l’effigie de Horta fut le premier d’une nouvelle série – qui sera également la dernière – que la Banque nationale de Belgique consacra aux artistes marquants du xxe siècle1. Victor Horta a effectivement marqué de son empreinte l’architecture du siècle dernier et de la fin du xixe siècle. La maison qu’il a construite à Bruxelles en 1893 pour l’ingénieur Émile Tassel est généralement considérée comme la première habitation Art Nouveau de la capitale. Avec son plan renouvelé qui épousait à la lettre les besoins du commanditaire, elle se distanciait totalement de la répartition classique qui caractérisait jusqu’alors l’habitat bourgeois bruxellois. L’éclairage central était également révolutionnaire. Avec cette construction, Horta ouvrait la voie à la rénovation irrépressible qui allait caractériser l’architecture au cours du dernier siècle du deuxième millénaire. Sur le billet de banque, Victor Horta apparaît entouré de motifs décoratifs Art Nouveau. Il est en effet traditionnellement associé à ce style qui s’est épanoui au cours de la dernière décennie du xixe siècle et qui perdura officiellement jusqu’en 1905, même s’il connut des surgeons jusqu’en 19142. Horta bâtit sa réputation de 1893 à 1905 environ avec ses habitations bourgeoises réalisées pour une nouvelle classe aisée, essentiellement industrielle3. Il ne s’agissait pas seulement de palais de rêve conçus jusqu’au moindre détail par l’architecte mais également de portraits de leurs commanditaires, magistralement transposés en architecture. Avec ses créations Art Nouveau, réalisées pour la plupart à Bruxelles, Horta connut immédiatement la célébrité mais l’attention qu’il suscita ne se limitait pas à la capitale belge. Dès 1897, François Thiébault-Sisson, le célèbre critique d’art français, consacrait, dans le premier numéro du périodique Art et Décoration, un article à l’architecte belge. Son titre était particulièrement éloquent : « L’art décoratif en Belgique. Un novateur : Victor Horta »4. En 1899, Octave Uzanne formulait même l’espoir que le jeune constructeur français Hector Guimard devienne bientôt « notre Horta de France »5. Par là, l’écrivain français ne faisait pas allusion à l’approche stylistique mais bien à la réputation de rénovateur que l’architecte belge avait su acquérir en un laps de temps très bref. L’allusion à Guimard n’était pas non plus fortuite. En 1895, l’architecte français avait déjà voyagé en Belgique où il avait étudié l’architecture rénovée, ne se limitant d’ailleurs pas à Horta, puisque d’autres créations de jeunes talentueux tel Paul Hankar attirèrent également son attention. Mais ce fut surtout Victor Horta qui s’imposa à lui. Dans une lettre qu’il lui adresse, Guimard affirme que Horta est « le seul architecte » qu’il connaisse6. Il fera également parvenir à Horta un exemplaire de l’album de présentation de sa prestigieuse construction Le Castel Béranger (1895–1898) avec la dédicace : « À l’eminent [sic] Maître et ami Victor Horta hommage affectueux de son admirateur »7. Avant 1900, Horta pouvait encore compter sur une réputation qui s’était manifestement répandue jusqu’en France. Dès les premières années du nouveau siècle, l’attention portée à l’œuvre d’Horta s’effaça pourtant progressivement. Ce phénomène alla de pair avec la disparition de la fameuse ligne en coup de fouet qui semblait indissociablement liée à la nouvelle architecture dont il était le père spirituel. Sa décoration se simplifia sous l’influence de la mode dominante, mais son ingénieuse créativité architecturale se maintint jusqu’à ses derniers jours. Elle se singularisa moins du fait d’une certaine assimilation et de la tendance générale à l’austérité et est dès lors plus malaisée à classer sous une appellation stylistique précise. Il s’agit pourtant d’indiscutables prouesses architecturales qui témoignent de l’essence même de l’œuvre de Horta. Bien qu’il jouît d’une réputation bien établie, Horta ne faisait plus l’admiration du public au lendemain de la Première Guerre mondiale. L’architecte a dû lourdement ressentir cette désaffection. Cet aspect des choses est
13
(p. 12) Hôtel Tassel Décorations murales du rez-de-chaussée. Neubauten in Brüssel, pl. 11. Gand, amsab
très bien approché dans son texte Histoire à ceux que j’aime8. Rédigé par Horta à la fin de sa carrière, il est repris pour l’essentiel dans le présent ouvrage. Horta ressent clairement la nécessité d’un soutien extérieur pour se convaincre de la valeur de son œuvre. C’est en partie selon ce même point de vue que Victor Horta rédigea ses Mémoires. Il ne voulait pas seulement « écrire l’histoire », selon ses propres termes, mais également dresser le bilan d’une vie dont il estimait qu’elle pouvait être considérée comme fructueuse par le fait même de son dur labeur. Avec ses Mémoires, il voulait également donner l’image d’« un temps qui est totalement incompréhensible aujourd’hui »9. L’année 1939, au cours de laquelle l’architecte, âgé de 78 ans, commença à rédiger ses Mémoires, est caractéristique de cette double intention. La période est marquée par une profonde crise politique et économique qui prélude à la Seconde Guerre mondiale et par une faible compréhension de la Belle Époque qui a vu Horta réaliser la part la plus marquante de son œuvre. Sur le plan personnel, les choses n’étaient guère plus brillantes. Son deuxième mariage avec la Suédoise Julia Carlsson n’était pas une réussite et le décès inopiné de sa fille unique Simone, en décembre 1939, doit avoir été un véritable drame. Il arrête alors de manière abrupte la rédaction de ses Mémoires. Il n’en reprendra le fil qu’en janvier 1941 mais sous une autre forme, notamment en commentant ce qu’il appelle les Mémentos. Il s’agit des agendas tenus au jour le jour par ses principaux collaborateurs et dans lesquels sont notés avec précision les différents travaux en cours. Ce n’est nullement un hasard si l’architecte se limite alors aux années 1894 à 190610. L’annotation de ses Mémentos se faisait en parallèle avec le tri de ses archives personnelles. Horta devait en effet débarrasser ses chambres mansardées11. Ce déblaiement sera tellement bien mené qu’en 1945, lors des préparatifs d’un déménagement, plus d’une demi-tonne d’archives sera vendue au prix du vieux papier12. L’élimination par Victor Horta d’une grande partie de ses archives personnelles peu de temps après la fin de la Seconde Guerre mondiale, peut être considérée comme le prélude à une période particulièrement funeste pour son œuvre. Trois ans à peine après le décès de l’architecte intervenu le 9 septembre 1947, la maison Aubecq sur l’avenue Louise est détruite. En 1965, en dépit des protestations internationales, la Maison du Peuple est démolie et, deux ans plus tard, l’Innovation est totalement ravagée par un incendie. Il ne s’agit que des exemples les plus frappants d’une œuvre qui fut saccagée ou lourdement mutilée, emportée par la rage constructive qui s’empara de Bruxelles après la guerre. Dans ces années difficiles, une personne, plus que toute autre, s’est battue pour la sauvegarde de l’œuvre de Victor Horta. Jean Delhaye, puisque c’est de lui qu’il s’agit, débuta aux côtés du maître comme architecte stagiaire en 1934. Après son décès, il se préoccupa de conserver les dernières archives de l’architecte mais aussi de contribuer à fonder le Musée Horta, tout en œuvrant pour la conservation de plusieurs de ses édifices. Même lorsqu’il semblait que le combat pour un bâtiment fût perdu et sa destruction inévitable, il s’efforçait, quand c’était possible, de le faire démonter en tout ou en partie13. Dans le sillage de la protestation internationale contre le projet de démolition de la Maison du Peuple surgit l’idée, encouragée par Jean Delhaye, de consacrer une première grande monographie d’envergure à Victor Horta14. Elle parut en 1970 et fut rédigée par Franco Borsi et Paolo Portoghesi15. Différentes publications scientifiques et de nombreux ouvrages de vulgarisation allaient suivre. Il est cependant un ouvrage de base absolu, à savoir le manuscrit des Mémoires de Victor Horta, déposé au Musée Horta par Jean Delhaye. Il fut annoté par l’ancienne conservatrice du Musée, Cécile Dulière, et publié en 198616. Les publications sur Horta parues depuis 1970 et qui pourraient, sans conteste, remplir une bibliothèque entière, peuvent être divisées en deux catégories. Une minorité d’entre elles, particulièrement spécialisées, traite de l’un ou l’autre aspect de l’œuvre de l’architecte. La plus grande part, cependant, emprunte des sentiers battus et rebattus et n’apporte que bien peu de choses, sinon rien, à la littérature déjà existante. Mais cela s’explique. Horta est en effet un personnage tellement connu qu’une grande partie des publications paraissent pour satisfaire la demande du public en quête de « beaux ouvrages de salon » dans lesquels le texte ne vient apporter qu’un soutien incertain à de belles images. En dépit d’une bibliographie fournie, des questions particulièrement nombreuses restaient donc posées sur l’homme auquel la Banque nationale s’intéressa en son temps. On pouvait en attendre davantage à l’égard d’un architecte d’un tel niveau ! Une simple comparaison avec la connaissance accumulée sur Henry Van de Velde, autre célébrité de l’Art Nouveau, montrait à l’évidence qu’une recherche particulièrement poussée restait à mener. Cette carence plaçait Horta dans l’ombre de son ennemi juré, dont l’œuvre est désormais appréciée à sa juste valeur et qui ne garde que bien peu de zones d’ombre. Cécile Dulière, qui a travaillé durant des années sur les mémoires de l’architecte, en a fait l’expérience en étudiant le matériel disponible. Elle a relevé à juste titre que Horta est particulièrement discret sur sa vie privée17. Bien que cette connaissance peut ne pas être considérée comme fondamentale, le fait même qu’il occulte sciemment cet aspect rend la tâche de ses biographes d’autant plus malaisée lorsqu’il s’agit de dresser son portrait psychologique. Écrire une biographie de Victor Horta constitue donc un morceau de bravoure. Ce projet implique que l’on dispose de l’expérience nécessaire mais également d’une persévérance à toutes épreuves. Michèle Goslar a déjà démontré qu’elle possède ces qualités avec sa volumineuse biographie de Marguerite Yourcenar18, un monument de la littérature française. Sa persévérance se fonde une fois encore sur son amour pour le sujet. En tant
14
8
Histoire à ceux que j’aime : aux étudiants, tapuscrit, s.d., Musée Horta. 9 Mémoires, p. 44. 10 Des Mémentos de 1894 à 1906, seules les premières pages sont conservées, avec le commentaire de Victor Horta, Musée Horta. 11 Mémoires, p. xii. 12 Comme l’attestent deux reçus, respectivement du 3 août et du 9 octobre 1945, Musée Horta. 13 Il démonta ainsi le jardin d’hiver de Cousin (Musées royaux d’Art et d’Histoire, inv. M.144) et la façade de la maison Aubecq (Région de Bruxelles-Capitale). 14 Une première plaquette était parue dès 1958 dans la série Monographies de l’art belge : Robert-L. Delevoy, Victor Horta, Bruxelles, Elsevier, 1958. 15 Franco Borsi et Paolo Portoghesi, Victor Horta, Bruxelles, Éditions Vokaer, 1970 (nouvelle édition : Braine-l’Alleud, J.-M. Collet, 1996). 16 Bien que ces Mémoires avec annotations forment une base précieuse, il serait souhaitable que, vingt-cinq ans plus tard, paraisse une nouvelle édition avec des notes mises à jour afin d’analyser les textes originaux de Victor Horta en faisant appel aux les nouvelles connaissances acquises et à l’appareil actualisé de la critique historique. 17 Mémoires, p. xi. 18 M. Goslar, Yourcenar. Biographie. « Qu’il eût été fade d’être heureux », Bruxelles, Éditions Racine, 1998.
que biographe, elle fait preuve d’une saine curiosité pour parvenir à mieux cerner l’homme derrière ses édifices Art Nouveau, qu’elle admire quotidiennement dans sa ville natale. L’expérience et la persévérance ne suffisent pourtant pas pour écrire une biographie de qualité. Il faut aller au-delà d’une bonne chronique se limitant à la carrière de son sujet, il faut aussi, comme nous l’avons déjà mentionné, révéler au lecteur sa personnalité. À l’instar de Victor Horta qui souhaitait faire, par le biais de son architecture, le portrait de son commanditaire, le dessein de Michèle Goslar a été de dresser un portrait d’Horta à travers ses constructions. Ce fut loin d’être une sinécure. Les Mémoires de Horta et ce qui subsiste de ses archives personnelles concernent en effet quasi exclusivement sa carrière professionnelle et ces données sont bien insuffisantes pour proposer une biographie. Michèle Goslar a dès lors complété ces sources principales avec d’autres sources primaires et secondaires dispersées de tous côtés : dossiers de construction dans les archives communales, registres de population, litiges, procès, interviews… Bien que ces sources offrent une masse d’informations, le simple rendu des faits qui peut en être déduit ne suffit pas. Le don d’un biographe de qualité réside dans sa capacité à lire entre les lignes pour tenter de restituer une image de l’homme ou de la femme conforme à la réalité. Michèle Goslar y réussit merveilleusement bien. Il ne fait aucun doute que les spécialistes de l’architecture et les historiens de l’art seront perturbés par des révélations propres à un travail de biographe mêlées au recensement le plus exhaustif à ce jour de l’œuvre de Victor Horta. Mais, au-delà de la question de savoir pourquoi il n’y a pas eu jusqu’ici de biographie sérieuse d’un des plus grands architectes de l’Art Nouveau, chacun est libre de corriger le portrait esquissé sur base d’une analyse fondée. C’est là que résident précisément la valeur et l’avancée de l’historiographie. La biographie de Victor Horta qui nous est proposée suit une ligne thématique chronologique. Cela va de soi : le déroulement de la vie du personnage doit être respecté. Les origines de l’architecte, sa formation, ses premiers pas dans l’architecture sont bien entendu traités en profondeur. Comme dans ses Mémoires, largement complétées, ses principales réalisations déterminent le rythme chronologique. Mais pour permettre une meilleure compréhension et une meilleure lisibilité, les directives d’un même commanditaire ou de même nature sont cependant regroupées et la chronologie est subordonnée à cette approche. Cette manière de travailler porte ses fruits. Elle donne à tout moment une bonne image de l’évolution de la vision de l’architecte qui tire profit de ses expériences, qui doit apporter – parfois énergiquement – des modifications à des réalisations existantes ou qui doit agrandir des bâtiments à partir de projets qui furent ou non exécutés. Même s’il s’agit d’une biographie, il faut relever qu’un nombre important de nouvelles approches en histoire de l’art et de l’architecture sont également traitées. Et là où Horta n’accorde, dans ses Mémoires, qu’une attention superficielle à ses commanditaires en mettant l’accent sur son architecture, la présente publication se soucie également de chaque client, de sa vie, de sa famille et également du destin « futur » de la création architecturale au-delà de sa réception définitive. Dans certains cas, l’évolution du bâtiment est particulièrement captivante. En ce sens, cet ouvrage peut aussi être qualifié de biographie des constructions. Par le biais de ses créations qui éclairent également des thèmes spécifiques, le lecteur acquiert progressivement une image distincte du caractère et de la vie de l’architecte. Ce personnage célèbre et célébré n’a pas toujours été comblé, en proportions, sur le plan privé. La question peut être posée de savoir s’il est bien nécessaire de soulever ce voile, mais, dans la plupart des cas, cela s’avère utile car des aspects de la vie privée d’Horta ont manifestement eu une incidence directe sur sa carrière artistique. Cette biographie ne donne pas seulement, pour la première fois, un relevé complet des réalisations d’Horta. Elle offre au lecteur attentif un regard sur sa vie dont seuls certains fragments étaient connus jusqu’ici. Il s’agit d’une plus-value bien réelle car elle conduit à une lecture correcte de son œuvre. Comme Horta lui-même, revenu à la rédaction de ses Mémoires en 1939, le constatait avec des sentiments mêlés : « Mon étoile était pâlie, mais pas mon architecture, je pense »19. Et, dans les faits, son architecture n’est nullement réduite à une note en bas de page dans le flux de l’Histoire, bien au contraire. Depuis 2000, quatre de ses hôtels particuliers – Tassel, Solvay, Van Eetvelde et sa maison personnelle – ont été inscrits sur la Liste du patrimoine mondial de l’unesco. Cet hommage a rallumé l’étoile de Horta au firmament. Cette biographie lui rend toute sa lumière.
Werner Adriaenssens Conservateur de la section Arts décoratifs, Industries d’art et Arts graphiques du xxe siècle, Musées royaux d’Art et d’Histoire, Bruxelles
19
V. Horta, op. cit., 1986, p. 87.
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Victor Horta en plein travail, rue Américaine, vers 1905 Saint-Gilles, Archives du Musée Horta, Fondation Jean et Renée Delhaye
Introduction Jamais plus je ne pourrai refaire une revue complète de mes travaux, comme je l’eusse souhaité pour prouver mon labeur. [Mémento, 1905]
Victor Horta a souhaité parfois laisser après lui une monographie complète de ses œuvres. Mais trop obsédé, jusqu’à la fin de sa vie1, par la tâche à accomplir, trop peu confiant en lui-même pour penser son œuvre digne d’être jugée révolutionnaire ou de durer toujours, trop peu attiré par la gloire et la publicité, il n’a jamais entrepris ce précieux inventaire, se contentant d’une liste bien approximative de ses réalisations. En outre, de caractère plutôt déterminé, voire violent, ferme dans ses choix et ses certitudes, l’architecte n’a guère favorisé la publicité qu’on lui faisait, ne remerciant jamais pour un article élogieux ou une étude, car il considérait que « l’information artistique a autant de droits et de devoirs que l’information politique »2. En voulant, ici, préciser le portrait de l’homme et de l’architecte, mais également mettre en lumière les éléments qui ont permis le bouleversement de l’architecture par l’Art Nouveau et le rôle prédominant qu’y tint Victor Horta, ce vœu de l’architecte se trouvera peut-être réalisé et l’inventaire, le plus exhaustif possible, de son œuvre architecturale3 établi. Le plus ardu, peut-être, aura été de ne pas se laisser piéger par la place prédominante que le travail a occupé dans la vie de Horta et d’échapper à une biographie qui se confondrait avec l’histoire des édifices réalisés. Même si la devise de l’architecte (« Par le labeur vers les sommets ») y autorisait, tous les efforts ont été faits pour révéler l’homme derrière l’artisan, l’individu derrière l’architecte, l’urbaniste ou le professeur, quelle qu’ait été l’importance de la recherche ou sa difficulté. Au départ, seules ont joué, pour justifier cette entreprise, l’admiration pour un style et la curiosité envers un homme mystérieux qui ne semblait pas réellement persuadé de la valeur de ses réalisations. Très vite, c’est l’indignation face au traitement réservé à ses œuvres majeures et à l’indifférence des pouvoirs publics – qui autorisèrent, voire parfois favorisèrent, la destruction pure et simple de ses réalisations qui ont pourtant bouleversé l’histoire de l’architecture – qui a pris le dessus et commandé le ton de ce livre. Certes, nul d’entre nous ne peut prétendre rester insensible aux modes, aux goûts et aux haines du jour. Si, comme l’en accuse Horta, son plus grand admirateur et celui qui lui a obtenu 1
Il ne demandera qu’en 1945, soit deux ans avant son décès, que Maxime Brunfaut prenne sa relève pour achever la construction de la Gare centrale, ne se sentant plus la force de l’achever lui-même. 2 Mémoires, p. 121. 3 Par désir de privilégier l’œuvre architecturale, les réalisations de meubles et d’ornements ne seront abordées qu’incidemment et de manière tout à fait superficielle.
nombre de commandes, Charles Lefébure, l’a finalement renié « quand d’autres intérêts – […] pas ‘financiers’, mais des intérêts généraux et d’opportunité – venaient à jouer »4, on peut imaginer des êtres moins privilégiés aboyer avec la meute. On peut comprendre – sans pour autant l’excuser – que des propriétaires aient sacrifié des décors de Horta pour repeindre leurs murs en couleurs uniformes plus en accord avec la mode de leur temps. On accepte déjà moins ceux qui achetèrent, pour les défigurer, des constructions de l’architecte, réalisant ainsi une affaire juteuse, puisque, dans les années cinquante et soixante, elles s’acquéraient au prix du terrain, l’acheteur étant censé prendre en charge les frais de démolition… Le vrai coupable est d’abord le promoteur immobilier qui favorise cette opération, ensuite le pouvoir politique qui ne l’empêche pas. D’une toute autre démarche procède l’attitude de ceux qui, poussés par la haine d’un style ou de l’idéologie qu’il est accusé de véhiculer, achètent dans l’unique intention de détruire, y mettant de sérieux efforts et d’importants moyens financiers. Lorsque, au surplus, il s’agit de responsables au plus haut niveau de l’État qui ont eu, en sus, en charge les Beaux-Arts, c’est tout simplement inadmissible. Cette attitude irrespectueuse du patrimoine culturel d’une communauté, voire criminelle, ne peut être tue. C’est pourquoi, j’ai pris ici le parti de dénoncer tous ceux qui, de près ou de loin, activement ou passivement, directement ou indirectement et quelle que soit leur fonction, ont porté atteinte à des œuvres qui ne leur appartenaient pas et constituaient déjà une part de notre histoire dans ce qu’elle offre de plus créatif. Ce livre s’oppose également à l’opinion largement répandue que l’architecte, après une vertigineuse et courte ascension où il créa un style nouveau qui se répandit dans toute l’Europe, y aurait renoncé et serait retourné à des conceptions classiques, soit par essoufflement, soit pour s’adapter aux modes, soit encore pour fuir la critique. Si on peut, en effet, caractériser plusieurs « manières » dans la carrière de Horta (manières qu’il date d’ailleurs lui-même), il s’agit avant tout d’une évolution de son art qui n’a rien à voir avec un quelconque renoncement à un style et encore moins avec une panne de créativité. Sa marche en avant constante est conditionnée par l’évolution sociale, politique, esthétique, par celle des techniques et par la volonté permanente d’y adapter son architecture. Horta n’est pas, comme la plupart des architectes, même parmi les modernistes, un indécis qui « tâte » de divers styles pour trouver sa voie ou être à la mode 4
Mémento, 1895, p. 5.
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et consentir aux goûts rétrogrades en vigueur. Ce qui le guide foncièrement, c’est le rationalisme, le recours aux matériaux et aux techniques modernes pour construire pour l’homme de son temps et s’adapter à ses aspirations qui évoluent sans cesse. Il veut intégrer les découvertes les plus récentes – électricité, acier, béton, verre… – à ses réalisations pour assurer un confort maximal à ses clients, n’hésitant pas à aller les chercher dans le domaine industriel pour les adapter à l’architecture privée. En outre, il réfléchit en toute liberté pour appliquer ses plans aux contraintes et aux programmes les plus divers. Le secret de l’évolution de son style et de ses diverses manières se situe là et nulle part ailleurs. Adepte de l’Art Nouveau, il le fut jusqu’à la fin car, pour lui, la nouveauté se logeait avant tout dans la libre conception des plans et, seulement accessoirement, dans un type de décoration auquel, d’ailleurs, il ne renonça nullement, le faisant évoluer comme le reste. C’est parce que nous avons une vue tronquée et restreinte, et donc faussée, de l’Art Nouveau, que l’on nous a appris à assimiler à des décorations de façade, sans voir qu’il est d’abord à chercher dans une conception des plans, que nous regrettons cette première manière de l’architecte et que nous nous laissons convaincre d’un amer renoncement. C’est aussi parce que ce style flamboyant nous paraît le plus séduisant et le plus abouti
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que nous regrettons de n’avoir pu jouir d’un Palais des BeauxArts qui aurait été sa Sagrada Familia ou d’un hôpital Brugmann comparable au Sant Pau de Lluís Domènech. Mais une œuvre qui s’échelonne sur soixante ans ne peut indéfiniment se répéter. Horta a été le plus loin qu’il lui a été permis dans cette première manière qui fusait de son crayon avec aisance et bonheur. S’il avait consenti à se copier lui-même, il n’aurait pas été l’exceptionnel architecte du Palais des Beaux-Arts et de la Gare centrale. S’il a renoncé à quelque chose, c’est à la facilité et à la stagnation. Mais jamais, au grand jamais, il n’a renoncé à ses convictions les plus profondes : réaliser une architecture rationnelle qui s’adapte toujours mieux aux exigences de son temps sans se laisser séduire par des modèles purement décoratifs qui ont la faveur éphémère du public. Et ce dont il a le plus souffert, c’est qu’on ne l’ait pas compris. Il a créé une architecture tellement exigeante en labeur et en sacrifices personnels qu’elle ne pouvait trouver d’adeptes et qu’il la savait condamnée d’avance tant elle était soumise à des besoins spécifiques et intransmissibles par nature. L’évolution des modes et des besoins, et davantage encore la rentabilité, ont mené à la destruction de nombre de ses créations, dont les plus importantes, avant qu’on ne songe à en exploiter la richesse et l’extraordinaire créativité.
chapitre 1
De Salvatore Oortha à Victor Horta Salvatore Oortha, soldat Tout commence5 avec le peut-être bien nommé Salvatore – sauveur, en français –, soldat de Philippe v, duc d’Anjou. Salvatore Orta (ou Oortha, Hoste, Oste..., 1680 ou 1685–1727), fils de Gaspari Orta, vient de sa Naples ensoleillée vers nos rudes régions mornes et froides, confrontant son italien chantant à l’épais néerlandais de nos Flandres. Pris dans le conflit européen de la succession d’Espagne, notre soldat vient batailler en 1706 à Ramillies contre Marlborough – le « Malbrough s’en va-t-en guerre » de la chanson –, sans réussir à contribuer à sauver le Brabant et les Flandres qui passeront de l’Espagne à l’Autriche, à la suite de la défaite d’Audenarde de 1708 et des traités d’Utrecht de 17136. Quand il arrive comme miles dans notre pays, il a vingt ou vingt-cinq ans. Le voyage a été long et rude depuis le sud de la France. Les affrontements sont sanglants et les nombreuses pertes malaisées à évaluer. Toutes les parties veulent en finir avec la guerre qui dure déjà depuis cinq ans et cherchent à remporter la victoire qui mettra fin à la controverse de la succession du trône d’Espagne. La guerre durera, finalement, treize ans et si Philippe v gardera la couronne d’Espagne, il devra, en retour, céder la plupart de ses possessions européennes – notamment les Pays-Bas méridionaux – à l’Empire d’Autriche. Le jeune soldat ne tient pas trop à mourir pour la sauvegarde d’une couronne qui ne le concerne pas, d’autant plus qu’il rencontre, quasi dès son arrivée dans les Flandres, Catharina Du Blan, jeunette de dix-sept ans, dotée sans doute de la beauté et des bonnes joues rouges du Nord. Ils se marient immédiatement (1706 ou 1707). Un fils, Marcus Michael, naît presque aussitôt 5
Toutes les informations généalogiques reprises dans ce chapitre ont été fournies par les précieuses et patientes recherches de Fernando Horta (De Familie Horta in Belgïe, Acht generaties afstammend van Salvator Orta, exemplaire dactylographié, s.l.n.d., sans pagination, coll. privée). Ce travail rassemble tous les actes (naissance, décès, mariage...) des ascendants de la famille Horta. Voir aussi, Guy Waltenier, Les quartiers d’ascendance de Victor Horta (1861–1947), L’Intermédiaire des Généalogistes, n° 215, sept.oct. 1981, pp. 392-396. 6 La Guerre de succession d’Espagne (1701–1714) fut déclenchée par la volonté de Charles ii, roi d’Espagne, de désigner le petit-fils de Louis xiv, Philippe d’Anjou, pour lui succéder. Il avait d’abord choisi le petit-fils de l’empereur Léopold ier, qui pouvait également prétendre au trône d’Espagne, mais celui-ci mourut prématurément. En réalité, ce deuxième choix fut dicté par des ambassadeurs de France... Si toute l’Europe accepta Philippe v comme successeur, Léopold, lui, s’y opposa et revendiqua le trône pour son fils, l’archiduc Charles. Tout en serait resté là si l’empire colonial espagnol ne s’était ouvert de façon privilégiée au commerce français. Ce qui entraîna la Grande Alliance entre les exclus (Angleterre, Empire, Provinces-Unies et même la Savoie...). La guerre se développa dans nos régions mais aussi en Espagne afin de récupérer la couronne.
(1708). La belle vie et la bonne chère éloignent Salvatore de Naples et des siens. Il combat sans plus d’ardeur qu’il ne faut et installe sa famille à Courtrai. Il fut sans doute de la terrible et sanglante bataille d’Audenarde (1708) qui, perdue par la France et l’Espagne, ramena Philippe v en son royaume. Salvatore le suit peut-être, combattant sous ses ordres à Villaviciosa où la victoire espagnole de 1710 rend le trône au roi de Naples. Rejoint-il, alors, sa Catharina ? Rien n’est moins sûr car lorsqu’elle meurt, en 1716, à peine âgée de vingt-sept ans, elle n’est toujours mère que d’un unique enfant qui a déjà huit ans ; lui est dans la pleine force de l’âge. Il revient en tout cas à Courtrai, sans doute blessé puisqu’on signale deux messes « van d’invalide Arme » à l’enterrement de « Catarinna du Blan »7. Il y épouse, un an et demi plus tard, Isabelle Bruggheman avec qui il emménage à Bruges. Son épouse lui donnera trois enfants : Michel, né trois ans après le mariage – ce qui laisse supposer qu’à peine marié le père poursuit sa carrière de soldat –, Régine, qui naît après un nouvel intervalle de trois ans, (elle mourra à quatre-vingt-deux ans, célibataire), enfin, Guido, qui voit le jour en 1726. Salvatore ne verra pas le mariage de ses fils. Il ne connaîtra pas ses petits-enfants car il meurt en décembre 1727, âgé de quarante-deux ou quarante-sept ans, à Bruges, à l’hôpital SaintJean8. Son premier enfant a alors dix-neuf ans et on ne sait ce qu’il est devenu, les enfants de son second mariage ont respectivement six, trois et un an et demi. C’est Guido, le dernier fils, tanneur de profession, qui nous intéresse puisqu’il sera l’arrière-grand-père de Victor Horta. Il se marie à vingt-cinq ans avec Jeanne Collier, qui lui donnera douze enfants, dont quatre mourront avant leurs deux ans, un autre à huit ans et un à dix-sept. Ces morts prématurées concernent quatre garçons et deux filles, soit la moitié de la progéniture qui s’étend assez régulièrement sur vingt années (1751–1752, 1754– 1755, 1757–1758, 1760–1762, 1765–1766, 1768 et 1771). Une telle régularité et une telle assiduité montrent que l’on a affaire à un couple traditionnel et sans histoires qui procrée à un rythme presque mathématique. D’ailleurs, Guido ne connaîtra qu’une épouse. Il mourra à cinquante-six ans – évolue-t-on sans dangers dans les relents nauséabonds des peaux de bêtes mortes ? – et sa femme lui survivra dix-huit ans et atteindra les septante-deux ans sans se remarier. 7 8
Voir F. Horta, op. cit., n° 2. Marié sous le nom de Hoste de Naples, il sera noté Oortha sur le registre des décès. Voir F. Horta, op. cit., n° 1 à 3.
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Le seul fils qui se montrera aussi fidèle et endurant, du moins en apparence, est Jacques, l’avant-dernier né (1768) qui épouse à vingt-deux ans Anne De Ceuninck, qui a le même âge, à cinq mois près. Il vivra encore cinquante ans ; elle lui survivra onze ans et finira sa vie dans un couvent. Ils ont eu six enfants dont le troisième sera le père de Victor Horta. Jacques exerce la profession de blanchisseur, ensuite celle de charpentier-menuisier. Sa femme fut un moment « revendeuse » ou « boutiquière », ce qui signifie que le couple a connu quelques déboires et que chacun a vécu séparément avec l’un ou l’autre enfant. Un autre indice des problèmes qui frappent le couple est le fait que l’époux est domicilié à Gand alors que sa femme habite Bruges où naissent tous les enfants. À moins que nécessité n’oblige... La première née du couple, Anne (1791), paraît avoir causé quelques soucis à ses parents, se domiciliant parfois chez eux avec ses enfants. Leur deuxième fille, Flore (1793), meurt prématurément à dix ans et demi. Le premier fils, Pierre Jacques (1795) connaîtra deux mariages et une progéniture de quinze enfants, dont Victor Horta. La fille suivante, Marie (1799), meurt à neuf ans. Louis (1802) sera tailleur, puis cordonnier comme son frère aîné, mais mourra poissonnier à Saint-André, autant dire qu’il devait manquer de persévérance. Suivra un fils, Joseph (1806), qui disparaît à treize mois. L’acte de naissance de ce dernier précise que le père est « présentement absent », ce qui conforte l’idée de mésentente dans le couple. À son décès, la mère est domiciliée à Dixmude...
Pierre Jacques horta, cordonnier Pierre Jacques Horta (1795–1880), né à Bruges, s’installe, semble-t-il dès ses dix-sept ans, à Gand. Il est cordonnier. Il se marie, le 12 avril 1815, à l’âge de dix-neuf ans, avec Jeanne Victoire De Lausnay, née quelques mois après lui (janvier 1796). Le faisant étrangement naître trois ans plus tôt, en 1792, Victor Horta expliquera que le premier mariage de son père s’est conclu pour « échapper à la conscription napoléonienne » et qu’il l’avait entendu dire : « Mon corps vaut mieux qu’une balle de plomb ! ». Ce père inculquait à sa nombreuse famille la méfiance à l’égard de la soldatesque, bien éloignée des conceptions du fondateur de la famille puisque, selon la formule expressive de Victor Horta, « dans le milieu familial [...] les grands guerriers n’avaient pas l’oreille ». « Jusqu’à mes dix-huit ans, poursuit-il, l’armée était celle des pauvres et des ‘remplaçants’, c’est-à-dire de ceux qui payaient la famille (quelque 1500 ou 2000 frs) pour servir à la place du conscrit de classe aisée ». Il ajoute que « l’officier luimême n’échappait pas à un certain dédain » car « il n’était, tout compte fait, qu’une sorte de paresseux » comparé à ceux qui plaçaient dans le métier, acquis par un examen de maîtrise au sein des corporations, le culte de la beauté et du travail bien fait9. Le couple connaîtra dix naissances : deux d’entre elles seront précaires (un enfant meurt à sa naissance en 1832 et un autre l’année suivante). Cinq filles et trois garçons, tous nés à Gand, survivent. La première fille naît en 1817 et meurt célibataire à septantetrois ans. Sa sœur disparaît à trente-trois ans, célibataire elle aussi. La troisième n’atteindra pas son troisième anniversaire. 9
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Voir Victor Horta, Mémoires, texte établi, annoté et introduit par Cécile Dulière, Ministère de la Communauté française de Belgique, 1985, 331 p. Annexe 2, pp. 281-282. [Cité dorénavant M.]
Vient ensuite le premier fils, Edmond, qui connaîtra deux mariages et une nombreuse descendance. Il mourra à septantehuit ans et sera, comme son père, cordonnier. Suit, en 1825, une fille qui se mariera deux fois, mais mourra à soixante-huit ans sans descendance. Un fils décédera prématurément. Une fille se marie sur le tard et n’aura pas d’enfants. Enfin, un dernier garçon naît encore en 1836, mais mourra en bas âge. En résumé, sur les dix enfants issus de ce premier mariage du père de Victor Horta, cinq sont morts avant d’atteindre l’adolescence et, des cinq enfants restants, deux filles sont célibataires et deux autres mariées mais sans enfants. Seul un fils, Edmond, aura une importante lignée. Ce demi-frère de Victor Horta se marie une première fois à trente-deux ans avec Adélaïde Van Geertruye, de neuf ans sa cadette. Elle donnera naissance à deux fils : Augustin, deuxième né qui mourra à neuf ans, et son aîné, Ernest Horta, qui aura, lui, quatre enfants qui, ensemble, sauf l’un d’entre eux mort à quelques mois, donneront une descendance d’une vingtaine d’individus dont les branches sont des Massez, Kerkhove, Homans, Beckers, Herman et Rasemont. Le sort d’Ernest Horta nous intéresse car il croisera le destin du futur architecte, son demi-oncle. Il est liquoriste et épouse Marie Monie à vingt-six ans. Elle a son âge et ils semblent s’aimer tendrement. Il meurt prématurément de la grippe et sa femme, qui reprend son négoce de vins et liqueurs, meurt de chagrin un an plus tard. Elle a encore à sa charge trois enfants en bas-âge et, se sentant mourir, cherche un parent qui pourrait s’occuper de l’éducation des futurs orphelins. Le 26 mars 1893 – elle mourra le 9 mai –, elle rédige ses dernières volontés dans lesquelles elle demande à son oncle Victor, tuteur de ses enfants, de s’accorder avec son unique beau-frère, de St Mortier, pour que l’avenir des trois futurs orphelins soit assuré. Il semble bien que l’architecte ne se soit nullement préoccupé de ces enfants qui furent totalement pris en charge par la sœur et le beau-frère de Marie Monie, qui n’avaient pas de descendance10. Un second mariage d’Edmond, avec sa cadette Anne De Meyer, générera une descendance de quatre enfants : deux filles et deux garçons. Ils auront tous des enfants, mais seule une des filles aura des petits-enfants. Mais revenons à notre cordonnier, le père de Victor. Jeanne Victoire De Lausnay, l’épouse de Pierre Jacques Horta, meurt le 15 mai 1849 et le veuf, qui a déjà cinquante-quatre ans, épouse alors sa servante, la jeune Henriette Coppieters. Le mariage est célébré deux ans après son veuvage, le 6 mars 1851. Elle a vingtsept ans. Elle est arrivée à Gand fin avril 1850, venant de Schaerbeek, dans la banlieue bruxelloise. Le 28 mai 1850, elle accouche d’un fils illégitime, qui ne vivra que quatre jours. Le père est probablement un quidam rencontré à Bruxelles. Henriette serait venue à Gand pour accoucher auprès de sa sœur Mathilde. On sait assez peu de choses sur Henriette Coppieters. Elle est l’avant-dernière des huit enfants de Jacob Coppieters et de Jacoba Van der Steen11 qui se marièrent en 1817 dans le petit village flamand de Lede. Le père est alors aubergiste et la famille loge dans un magasin-café. Bien que marié à quarante-six ans, Jacob a déjà deux enfants, nés avant le mariage de leurs parents, la mère étant sur le point d’accoucher d’un troisième garçon. Après leurs quatre fils, nés entre 1813 et 1818, quatre filles voient le 10
Nous devons ces informations et les documents y afférents à la famille Kerkhove. Elle naît le 24 novembre 1824 à Lede, Archives de Lede.
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Le père de Victor Horta, Pierre Jacques Horta Saint-Gilles, Archives du Musée Horta, Fondation Jean et Renée Delhaye
jour durant les années 1820–1828. Mathilde, qui hébergera Henriette enceinte à Gand en 1850, est la sixième enfant du couple. La dernière fille naîtra en 1828. La mère est d’abord boutiquière, ensuite domestique, pour finir ménagère. Le père, aubergiste à ses débuts, devient taxateur de bétail. Apparemment, les enfants quittent tous le village de Lede après le décès des parents en 1835. Henriette, la future mère de Victor Horta, se fixe à Schaerbeek. Son frère aîné, Pieter Coppieters, entrepreneur, est témoin à son mariage. Il aura dix enfants également répartis entre les deux sexes. Son épouse, Emilia Vandenberghe, mourra à l’âge de 39 ans, vingt-deux jours après la naissance de son dernier fils, Évariste12. On ne sait comment Henriette rencontra Pierre Jacques Horta. Sans doute cherche-t-elle du travail après sa mésaventure et est-elle engagée chez les Horta en tant que servante, comme l’indique Alphonse Groothaert13, un camarade d’enfance de Victor Horta. Quoi qu’il en soit, elle donne cinq enfants à son époux : trois garçons et deux filles. Adolphe naît un peu plus d’un an après leur mariage. Il épouse Rosalie Otten à 23 ans. Ils auront deux fils, Gaston Horta qui, bien que marié ne semble pas avoir eu d’enfants, et Robert, futur architecte. Marie voit le jour exactement trois ans après le mariage de ses parents. Elle se marie deux fois. Trois enfants naissent du premier mariage. Mathilde, la troisième enfant du nouveau couple, naît le 4 septembre 1855, mais mourra, à peine majeure, d’un refroidissement. Ce sera Edmond, le demi-frère de Victor Horta, qui sera témoin pour l’acte de naissance, ce qui montre que les enfants des deux couples se fréquentent. 12
Évariste Coppieters naît le 11 décembre 1862 et sa mère décède le 2 janvier 1863, Archives de Lede. 13 Alphonse Groothaert, Mes souvenirs d’artiste, 514 p., chapitre vi, « Un arriviste, Victor Horta, architecte », pp. 115-183, Stadsarchief Gent, réf. ASK 301.
La mère de Victor Horta, Henriette Coppieters, tenant son fils sur ses genoux Saint-Gilles, Archives du Musée Horta, Fondation Jean et Renée Delhaye
Victor sera le quatrième enfant. Suivra encore Jules Maximilien, en 1866, qui se mariera à Paris en 1887 avec Jeanne Dasoul, dont il divorcera en 1911 pour épouser Victoire Henno, fille naturelle de Firmine Henno et, elle-même, mère célibataire à dix-huit ans d’une petite fille, Hélène, sans doute l’œuvre de Jules Maximilien puisqu’il la reconnaîtra et lui donnera son nom lors de son second mariage, le 23 septembre 1911, et alors qu’elle est déjà majeure. Le père de Victor Horta aura finalement engendré quinze enfants. À ce jour leurs descendants directs sont assez nombreux et tous issus soit d’Edmond, demi-frère de Victor Horta, soit de Horta lui-même par sa fille Simone. La grande majorité des Horta sont de modestes travailleurs et de petits artisans : le soldat du xviiie siècle, Salvatore, verra son fils devenir tanneur, leurs enfants seront des ouvriers et Jacques, le grand-père de Victor Horta, blanchisseur puis menuisier-charpentier. Les professions les plus rencontrées dans la famille sont, pour les femmes, quand elles en ont une, revendeuse, couturière ou femme de chambre. Du côté des hommes, on est menuisier, cordonnier, charpentier, bottier, orfèvre, taxateur de bétail, tailleur, tanneur, peintre en bâtiment, négociant en vin, serrurier, contremaître ou capitaine, plus rarement rentier... On trouve cependant deux architectes : un demi-petit-cousin par mariage, Albert Massez (1871–1949), et Robert Horta, né en 1877, neveu de Victor (fils de son frère Adolphe) et qui professa à Anvers. On rencontre aussi un photographe, un peintre, un écrivain et une série d’imprimeurs à Tielt qui créeront les éditions Lannoo. Bref, quand Victor Horta voit le jour il a deux demi-sœurs et un demi-frère ; un frère et deux sœurs. Son demi-frère, Edmond, a trente-huit ans et ses demi-sœurs quarante-quatre et trente-six ans. Son frère a neuf ans et ses sœurs sept et six. À quinze ans, il vivra la mort de sa sœur Mathilde. Et, étrangement, pas un mot de tout cela dans ses Mémoires ! Silence total sur une famille
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pourtant si nombreuse, un silence qui laisse croire qu’il est enfant unique et choyé. Pas un mot sur la perte de sa sœur durant son adolescence ! Ce silence s’explique sans doute par certains événements liés au parcours de sa mère (fille-mère et servante) et de ses deux frères. En effet, son aîné, Adolphe, représentant de commerce, aura une maîtresse, Alice Vande Wiele, de vingt ans sa cadette, qu’il tuera à coups de revolver en 1912 dans un fiacre, dans le parc de la Citadelle à Gand, avant de retourner l’arme contre lui. Le Soir, qui rapporte les faits14, précise qu’il s’agissait d’une « très jolie femme » et que les coups furent tirés à la suite d’une dispute. Alice avait exhorté le cocher à arrêter son fiacre et avait exhibé une arme. Après le coup de feu fatal, Adolphe Horta, qui a alors 60 ans, se logera une balle dans l’orbite droite. Il mourra à l’infirmerie de la prison le 30 août 1912. À sa décharge, il faut ajouter qu’il avait été victime, neuf ans auparavant, d’un grave accident de chemin de fer survenu à Schaerbeek15. Très grièvement blessé, il avait dû subir l’amputation de la jambe droite. L’État lui versa 100.000 frs de dédommagement et lui fournit une pension viagère de 5.000 frs, ce qui montre à suffisance la gravité des faits. D’autre part, le plus jeune frère de Victor, Jules Maximilien, eut un enfant hors mariage, comme on l’a vu, et fut condamné pour adultère… En ajoutant à cela la perte de sa sœur Mathilde, célibataire et à peine âgée de 21 ans, on comprendra mieux que Victor Horta ne tirait aucune fierté de sa famille, passant sous silence jusqu’à son existence. Alphonse Groothaert prétendra que le futur architecte renia sa mère, ancienne servante de son père, « la trouvant trop peuple »…16 On conçoit mieux, dès lors, que le père, aimé et respecté, étant disparu, Horta prit ses distances par rapport aux siens. Dans ses Mémoires17, il rend effectivement hommage à ce père et surtout à son art... Dans sa profession, il admire « un métier qui n’avait rien que de banal en soi » mais qu’il « exerçait avec une telle supériorité que pour lui [il] était un art ». N’exigeant pourtant aucune intellectualité, le métier de cordonnier était
exercé par son père avec tant de raffinement que l’enfant apprit, tout en l’observant, les règles du travail exigeant, accompli avec dextérité, sérieux et compétence : « Chausser un pied, le mettre à l’abri du froid et de l’humidité sans alourdir la marche... exigeait une connaissance individuelle plus grande que l’exercice de la mémoire qui caractérise la plus grande partie des intellectuels d’aujourd’hui ». Et de conclure : « Mon père, amoureux de son métier, fier, toute sa vie durant, de son brevet de maîtrise qu’il conservait sous verre (chaussure dont l’empeigne était fermée sans aucune ouverture, vrai chef-d’œuvre), travailleur comme pas un... ». Le fils s’en souviendra, qui choisira comme devise lors de son anoblissement au titre de baron : « Par le labeur, vers les sommets ! ». En outre, ce père aimait la musique et pratiquait la flûte. Il éleva ses enfants dans le respect de cet art par le chant et l’exercice d’un instrument au point que le petit Victor songea un moment à une carrière de violoniste. Le grand écart d’âge entre Victor et son père – il a soixante-six ans à sa naissance – crée entre eux un rapport de complicité qui favorise le dialogue, l’échange et le partage. Il est, avoue-t-il, son « compagnon préféré », seule, maigre et pauvre allusion à l’existence d’autres enfants. Ce dont il a hérité de ses parents, Victor Horta le résume en deux phrases : « J’ai compris plus tard que je devais mon amour et mon goût du beau travail à mon père et mon caractère volontaire à ma mère. Et aux deux, mon besoin de vivre sans songer aux limites d’où les circonstances conduisent au succès ou à la culbute »18. Lorsque Pierre Jacques Horta disparaît le 13 juin 1880, Victor va vers ses vingt ans : « le premier événement douloureux venait de s’accomplir » confie-t-il dans ses Mémoires19. C’est plus tard, après la disparition de sa mère20, qu’il se rendra compte de « la force de l’éducation familiale » qui forge les caractères en bien ou en mal, dès les premières années.
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Voir Le Soir du 27 août 1912 (« Un drame dans un fiacre », 26 août) et celui du 3 septembre 1912, p. 3 (« L’épilogue d’un drame », 2 septembre). Précisons ici que c’est Alphonse Groothaert, op. cit., qui nous a mis sur la piste de ce meurtre. 15 Et non à Contich (Anvers), comme le prétend Groothaert (voir supra). L’accident est relaté dans Le Soir du 2 juillet 1903 et fait clairement allusion au frère de l’architecte. Le journal du lendemain, 3 juillet, précise que Victor Horta s’est rendu à l’hôpital de Schaerbeek pour voir et reconnaître son frère Adolphe très grièvement blessé. Atteint aux deux jambes, il ne sera finalement amputé que de la jambe droite et se remettra de ses blessures. Il s’agissait d’un train express rentré en collision avec un train de marchandises sous un pont à Schaerbeek. 16 Op. cit., p. 115. 17 M., pp. 280-283.
22
18
M., p. 5. Idem, p. 6. 20 Sa mère disparaît le 25 décembre 1902. 19
Salvatore Oortha
Catharina Du Blan
Isabelle Bruggheman
(1680/1685 – 1727)
Marcus
Michel Régine
Guido
(1726 – 1782)
Jeanne Collier
11e de 12 enfants
Jacques (1768 – 1818)
Anne De Ceuninck
Anne Flore Jeanne victoire De Lausnay
Pierre Jacques
(1795 – 1880)
Henriette Coppieters
Marie Louis Joseph
dix enfants dont Edmond
Adolphe Marie Mathilde
Victor (1861 – 1947) Jules Maximilien
Victor Horta, vers 1880 Saint-Gilles, Archives du Musée Horta, Fondation Jean et Renée Delhaye
chapitre 2
Les années de formation « Un autodidacte qui a fait des études » 21 1861–1880
Victor Horta naît le 6 janvier 1861, à 4 heures du matin, 18 rue Neuve Saint-Pierre, dans la maison familiale, à Gand, « la plus belle ville du monde »22. Sa famille appartient à la bourgeoisie de Gand : sans être catholique, elle fréquente cependant la messe du dimanche car l’Église représente les bases de la société. On vote aussi catholique pour préserver ces mêmes fondements, mais on donne à ses enfants une éducation laïque malgré le mépris dans lequel les écoles privées et les jésuites tiennent les écoles publiques. On corrige cette approche au sein du cercle familial en choisissant pour les enfants des amis qui fréquentent le collège... Bref, on vit dans le perpétuel compromis entre ses convictions et son intérêt. On veille aussi à « conserver à l’enfance son ingénuité le plus longtemps possible » : « À table, raconte Horta, on se tenait ‘droit sur sa chaise’, on ne parlait qu’après les grandes personnes qui ne se taisaient jamais [...]. À 18 ans, complète-t-il, je n’avais jamais mis les pieds dans un magasin : maman choisissait... On inculquait sous prétexte de ‘bonnes manières’ la timidité dont probablement on ne se débarrassera plus... »23. Le petit Victor a neuf ans quand éclate la guerre franco-prussienne de 1870–1871. Il en retient surtout l’émotion ressentie à la vue des rescapés de Sedan et plus nettement l’image d’un Allemand, blessé à la baïonnette, qui agonise dans la rue, délirant et criant : « Mon cœur d’enfant, pour toujours, sentit le froid de l’arme pénétrant et rendant la blessure inguérissable en raison de son triple tranchant »24. Il se souvient que tout le monde faisait de la charpie pour les malheureux et que les enfants, lorsque les rescapés se promenaient par beau temps place d’Armes, leur portaient des cigares. Il s’en souviendra sans doute quand, quarante-cinq ans plus tard, il photographiera les désastres de la Première Guerre mondiale et les villes dévastées de Louvain, Ypres ou Anvers.
Peu au fait des enjeux géostratégiques25, l’autre image qui lui restera de la guerre de 1870, sera plus folklorique : celle d’une population qui se jette sur les journaux fraîchement imprimés : Le Bien public ou le Volksblad « aan een cent » sur lesquels on se précipite le soir à l’annonce des crieurs. À la maison, les échos des luttes fratricides ou des guerres lointaines n’entrent pas. C’est la musique qui règne, jouant pleinement son rôle d’aplanisseuse de conflits. Quand le jeune Victor commencera enfin les études auxquelles il rêve depuis toujours, il n’est qu’un innocent démuni de culture générale pour qui tout reste à apprendre : l’histoire, les guerres et le monde tel qu’il est. Son parcours scolaire fut chaotique. Après des études primaires apparemment sans complications, songeant sans doute à lui préparer un avenir à l’abri des déboires, ses parents – sa mère surtout – l’inscrivent à l’Athénée, mais les études générales n’intéressent guère le jeune étudiant impatient de tâter du crayon. Il parvient à se faire renvoyer pour indiscipline. C’est le drame dans la famille ! On réduit d’un cran ses ambitions et Madame Horta, visant une carrière stable assurant une bonne position sociale, songe à faire du jeune Victor un directeur dans une usine de tissage. On l’envoie au cours de dessin et de tissage, section BeauxArts, à l’École industrielle26, sorte de compromis entre les vœux artistiques de l’enfant et ceux de ses parents. Entre-temps, à quatorze ans, on lui avait permis de s’inscrire « à titre d’agrément » à la Koninklijke Academie voor Schone Kunsten de la ville. Il y avait choisi le cours de dessin au trait du professeur Verplancke et s’était classé à la 7e place sur 48 étudiants. Il réside alors au 5 rue d’Assaut. Il suit également le cours de connaissance des arts (Bekendkunde) du professeur Despiegeleer où il se classe parmi les premiers (9e sur 102). L’année académique suivante, en 1875–1876, il se réinscrit dès octobre en ornement (sans doute dessin ornemental) 27 et c’est probablement à ce moment-là qu’il se fait renvoyer de l’Athénée car il apparaît, le 19 mai 1876, en fin d’année scolaire, à l’École industrielle où il suit le cours de Praktische Weefkunde (connaissance pratique du tissage) en cours du jour et en néerlandais. On l’y retrouve l’année suivante et s’y ajoutent les cours de chimie, 25
21
Ce titre est repris à A. Cools et R. Vandendaele, Les croisades de Victor Horta, Bruxelles, s.d., p. 11. 22 M., p. 7. 23 M., p. 281 (annexes). 24 Idem.
24
« Mes connaissances géographiques s’étendaient jusqu’à la limite de nos frontières : à Ostende, la mer et l’Angleterre, à droite la Hollande et à gauche la France, dont la frontière s’étendait comme la nôtre jusqu’à la ‘Prusse’ dont le peuple des ‘Prussiens’ venait de ‘tomber’ les Français... », Ibidem. 26 Tous les renseignements fournis sur la fréquentation de l’École industrielle sont le résultat d’une recherche effectuée par Katrien Devynck, archiviste de l’école. 27 Il suit aussi le cours de connaissance des arts auprès du professeur Lummen, où il se classe 24e sur 58. Le registre indique qu’il passe, ensuite, en section Architecture.
Étude, coupe de la cage d’escalier d’une maison d’études à Paris 80 x 60 cm. Ce dessin a remporté le 2e prix au concours des 2e et 3e classes d’architecture, Académie de Gand, 1878 – 1879. Archives de l’Académie de Gand, inv. 654
physique et comptabilité en français, sans doute en vue de le former à la direction et à la gestion. Mais son intérêt n’est pas là et il ne semble pas apprécier cette école qui lui trace une voie vers l’industrie qui ne l’attire pas. Aussi, contrairement à Théo Van Rysselberghe ou Constant Montald qui y suivent le cours de dessin d’ornement, choisitil, pour son part, de suivre ce cours à l’Académie. Il y ajoute même le cours de mathématiques où il obtient un médiocre 26 sur 80 et se classe dans les derniers. Mais il pose ainsi ses pions pour influencer ses parents et obtenir son passage à l’Académie puisqu’elle dispense les mêmes cours que l’École industrielle. En tout cas, on ne trouve plus trace de lui en 1877–1878 à l’École industrielle, tandis qu’il a, enfin, atteint son but à l’Académie et a été admis en section d’architecture, 3e classe, 2e division, c’est-àdire le premier échelon. C’est peut-être grâce à Jules Rau, entrepreneur-architecte et ami de la famille qui intervint auprès de ses parents : « Puisqu’il va à l’Académie contre votre volonté, pourquoi ne pas l’y envoyer avec votre assentiment ? » 28. L’argument fait mouche : Jules Rau prend Horta chez lui et il fréquente la section d’architecture de l’Académie. Plus tard, Horta deviendra suffisamment proche de Jules Rau pour devenir le parrain de son fils Marcel, futur sculpteur-médailleur de talent qui remporta, entre autres, le Prix de Rome de sculpture en 1909 et à qui Horta inculqua l’amour de l’architecture et l’ardeur à améliorer l’enseignement des Beaux-Arts29. Son professeur est alors M. Verspiegel. Horta n’est que 26e sur 36 étudiants, mais il remporte, le 5 juillet 1878, à 17 ans, le premier prix du concours « Éléments d’architecture », ex-æquo avec Jules Van Haute, et reçoit sa toute première médaille de bronze30. La distribution des prix a lieu le 2 octobre 1878 dans la Rotonde du Palais de l’Université. Le récipiendaire jubile tant qu’il se trompe sur son âge : « À quinze ans, écrit-il dans ses Mémoires, ma première médaille au cou, je faisais chez moi une entrée triomphale » !31. Parallèlement, il fréquente le chantier familial Beert et Coppieters qui lui fournit l’expérience sur le terrain32, tandis que l’école lui inculque les techniques et les préceptes architecturaux. L’admirateur des anciennes corporations a enfin trouvé sa voie. Impatient d’atteindre son but, il néglige les connaissan ces générales. On connaît déjà ses résultats en mathématiques (professeur Verraert) ; en connaissance des arts, chez le professeur J. Robilus, il s’est classé 14e sur 98 inscrits. L’année suivante, en 1878–1879, il se présente à nouveau au concours des 2e et 3e classes d’architecture étant élève en 2e classe, 2e division chez le professeur Leclerc-Restieaux. Il obtient le deuxième prix33 (derrière François Spilthoorn). On remarque que Jules Van Haute, son condisciple, est encore en 3e classe, 1e division, ce qui laisserait supposer que Victor Horta saute 28
Ses parents l’avaient, en effet, laissé s’inscrire, mais seulement à titre d’agrément. C’est Horta, dans ses Mémoires et en marge de son texte qui cite Jules Rau. Toutefois, les registres de population de Gand ne gardent aucune trace à son sujet. Nous maintenons cependant la boutade pour la beauté de la réplique. 29 Voir Henri Puvrez, « Notice sur Marcel Rau », Annuaire de l’Académie royale de Belgique, 1968, pp. 223 et suiv. 30 Voir Stadsarchief Gent, Programma der Prijsuitreiking, année 1877–1878 et dossier ASK n° 54, document 105. 31 Idem. 32 En effet, la Posteernestraat (ancienne rue d’Assaut) n’est éloignée de la Godshuizenlaan (ancien boulevard de la Bijloke), endroit où se trouve le chantier de l’oncle Pierre, que de 1 km 200 soit 18 minutes à pied. Renseignements fournis par le guide Jacques Huys à Gand, par le biais du site du Gidsenbond Gent, www.gidsenbond-gent.be. 33 Nous avons obtenu les dessins des deux prix grâce à Katia Ballegeer, bibliothécaire de la Hogeschool Gent, Departement Architectuur, Audiovisuele en Beeldende Kunst.
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les échelons – il avait été noté « satisfaisant » en 1877–1878 et le registre des étudiants indiquait qu’il pouvait passer en 1e division – et qu’il veut gravir au plus vite les étapes du savoir puisqu’on ne le trouve que dans deux cours chaque année. On peut aussi en conclure qu’il sait exactement ce qu’il veut et fréquente les cours qui, à ses yeux, lui apportent l’essentiel au plus vite sans se soucier d’acquérir une formation complète et harmonieuse. Les listes d’étudiants34 montrent que, pour leur part, la plupart des élèves fréquentent généralement plusieurs cours très régulièrement et en suivant la filière normale. Horta retrouve à l’Académie deux étudiants en peinture qui vont bientôt devenir des amis et de futurs collaborateurs : Constant Montald et Théo Van Rysselberghe qui s’y distinguent également. Mais d’où lui vient ce goût pour l’architecture ? Depuis qu’il est marmot, Victor joue avec ses cousins et cousines sur le chantier de son oncle, Pieter Coppieters. On trouve la trace de Pieter Coppieters à Gand, entrepreneur, boulevard de la Bijloke 7, à partir de 1874, moment où le jeune Victor a pu fréquenter son entreprise. C’est là qu’à son insu, sans doute, il prend goût à son futur métier. Dans ses Mémoires, il explique ce choix comme une vocation : « Par quel miracle le gamin de seize ans avait-il l’intuition de la vie, avec toutes ses surprises qui détournent les meilleurs de l’axe d’une existence dont l’expérience et les inconnues sont la seule base, il m’est difficile de le dire autrement que par ces mots : cela était ainsi, ou, avec les préjugés du fatalisme, c’était écrit ! À seize ans, j’en avais décidé de ma vie, non pour en deviner l’aboutissement ou pour en avoir combiné les imprévus. J’avais décidé de ma carrière artistique et des liens autour desquels elle se serait développée, bien certainement et de ceci jusqu’à l’éternité... Qu’il y avait là un esprit de décision précoce, c’était bien certain, mais certainement aussi de rechercher d’où il me venait n’était point dans ma pensée »35. En tout cas, on a toujours et vainement cherché à écarter l’enfant de toute carrière artistique et lorsqu’il désirait faire du violon, on l’inscrivait au cours de piano, car le violon est réputé instrument de professionnel. Pourtant le père accepta de le laisser fréquenter le cours de solfège du Conservatoire dès ses douze ans, mais le caractère naturellement rebelle du petit Victor lui fera répliquer à un professeur, ce qui entraînera son renvoi de l’institution. La famille en fut heureuse : le spectre du musicien, au moins, était écarté ! Horta, en une courte phrase, fait le bilan de ce que Gand, sa ville natale, lui a apporté : « Gand m’avait appris à discerner les caractères de ses monuments, l’académie m’avait appris à guider ma main et mon tire-ligne, mais c’était si peu de chose »36. Il est conscient des limites de l’enseignement et sait que le professeur ne peut donner que son savoir et qu’il faudra compter sur « le professeur que l’on est pour soi-même au cours d’une longue existence »37. Aussi Victor Horta, à 18 ans, se laisse-t-il entraîner à Paris par un ami de Théo van Gogh qui veut lui faire découvrir la capitale française pendant une quinzaine de jours. Il ne faut pas lui en promettre davantage : il fait son bagage et part pour la capitale française.
34
Stadsarchief Gent, dossiers ASK 150 à 154. M., p. 5 36 M., p. 8. 37 Idem. 35
Étude, détail d’une colonne avec chapiteau 71 x 52 cm. Ce dessin a remporté le 1er prix du concours « Éléments d’architecture », Académie de Gand, 1877 – 1878. Archives de l’Académie de Gand, inv. 1725
Paris, l’apprentissage sur le terrain 1879–1880
Mais qu’est-ce qui amène subitement le jeune homme à quitter Gand ? Une raison pousse sans doute son père à l’éloigner et à lui faire interrompre ses études. Les Horta habitent, on l’a vu, 5 rue d’Assaut. Quasiment en face de chez eux, au numéro 14, résident les Leroy, famille de brodeurs en or. Ceux-ci viennent d’accueillir, en 1876, une cousine, la « jeune, blonde et jolie » Pauline Heyse, également brodeuse, pour la protéger des brutalités de son père veuf et ivrogne38. Le jeune Victor s’en éprend, mais les Leroy refusent de lui ouvrir leur maison. Un fils de cordonnier déjà fort âgé et une famille plus que nombreuse ne devaient pas faire bonne impression chez les brodeurs, même si, pour subvenir à leurs besoins, les Horta louent des chambres à des étrangers…39. Pour amadouer la jeune fille, qui doit avoir quinze ans, Horta demande à son ami Alphonse Groothaert, qui taquine la poésie, de lui écrire une déclaration d’amour. Celui-ci s’exécute, jouant le Cyrano de Victor40. La jeune Pauline est séduite et les jeunes gens se rencontrent à l’insu des parents. La chose ne dut pas plaire à Madame Horta, soucieuse de ne laisser son fils s’installer que muni d’un diplôme et d’un métier honorable capable d’assurer sa subsistance et celle des siens. Mais Victor est un impatient, il exige tout et tout de suite, ne se soucie guère des embûches et a confiance dans ses propres forces et ses capacités à se dépasser pour assumer les pires situations. Lorsque son père lui donne son accord pour son voyage à Paris, il reprend contact avec son camarade Alphonse et lui demande une redingote à prêter ainsi que la somme de 50 frs pour « enlever Pauline, qu’il aimait toujours, partir pour Paris et s’y marier ». Le camarade d’enfance satisfait à ses demandes, mais il semble bien que Victor n’ait pas réalisé son plan et ait laissé Pauline à Gand. On devait être au milieu de l’année 187941. Le voyage d’une quinzaine de jours se prolongera finalement une année entière. L’expérience parisienne va transformer le futur architecte et le confirmer dans son choix. Le Montmartre de l’époque, où il réside, est un lieu de guinguettes fréquentées par des midinettes passionnées de danse et par des peintres, certains renommés et d’autres beaucoup moins. On peut aisément imaginer Victor Horta croisant sur la butte Auguste Renoir en train de peindre. Il assiste au début des travaux de la Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, réalisée « par un bien mauvais élève
38
Voir A. Groothaert, op. cit., pp. 115 et suiv. En effet, les archives du service de la Population de Gand signalent qu’entre 1867 et 1880 (décès de Pierre Jacques Horta), le 5 rue d’Assaut abrite, outre les huit membres de la famille, une dizaine de locataires dont trois seulement ont le statut de servante, mais sans pouvoir affirmer qu’elles étaient employées par la famille Horta. 40 Groothaert situe les faits vers 1874 et donne à Pauline 14 à 15 ans. Voir op. cit., p. 117. Pauline Heyse est effectivement née à Gand le 31.12.1860, fille de Constant Théodore Heyse (Gand, 4.2.1835), ajusteur puis brodeur d’or, et de Lemmen Prudence (Gand, 23.2.1839), ménagère, qui meurt le 13 janvier 1876. Le père se remariant le 21 juillet de la même année, Pauline a dû arriver chez les Leroy entre janvier et juillet 1876 puisque Groothaert désigne son père comme veuf. Pauline est la deuxième de cinq enfants et la seule survivante avec son frère Henri Constant né en 1863 (Archives du service de la Population de Gand). 41 Puisque Horta termine l’année académique 1878–1879 à Gand et en l’absence de toute information parisienne sur sa date d’arrivée dans la capitale française, il faut bien en conclure que son séjour fut d’une année plutôt que d’une année et demie comme le rapporte Horta. Il réintégrera, en effet, la Belgique à l’annonce de la mort de son père, survenue le 13 juin 1880. D’autre part, dans les registres de population de Gand, on signale un sibyllin « certif. p. Paris » du 18 février 1880. Il pourrait s’agir d’une autorisation parentale de résider à l’étranger en tant que mineur d’âge. 39
28
de Viollet-le-Duc : Abadie »42 et qui provoque des remous dans le milieu des artistes et des artisans43. L’Exposition universelle de 1878, qui exaltait encore l’industrie, s’était installée sur la colline de Chaillot. Elle présentait une galerie des Machines due à l’ingénieur Henri de Dion, construite en fer et en verre, ces nouveaux matériaux qui font des ravages dans l’architecture publique depuis le Crystal Palace (1851) de Londres dû à Joseph Paxton, un jardinier de formation. L’audacieuse Tour Eiffel, elle, ne s’élèvera que onze années plus tard et soulèvera une telle opposition des artistes qu’elle y gagnera son immortalité44. Montmartre connaît alors le début de l’impressionnisme. Côté architecture, Paris offre une galerie exceptionnelle d’œuvres impériales, d’architecture monumentale, qui inspirent à l’apprenti-architecte l’ambition d’égaler les grands maîtres. Le Louvre, à cet égard, dévoile ses galeries somptueuses, sa magnificence néobaroque. Il découvre aussi l’opéra de Charles Garnier qui a été inauguré en 1875 et est frappé par l’importance exagérée donnée au décor qui le séduit tout en le choquant : l’aspect général extérieur le rend admiratif, mais il est profondément déçu par le non-respect du programme qui prévoyait d’offrir un certain confort aux spectateurs alors qu’il dénombre 318 places aveugles et 120 borgnes... L’escalier est jugé trop grand et le lustre anachronique... Bref, il conclut : « Ne pouvant la faire belle, il l’a faite riche »45. Il y reviendra pourtant au moment de construire le Palais des Beaux-Arts et sa fameuse salle Henri Le Bœuf pour en analyser la conception au point de vue acoustique. Peu après son arrivée à Paris, Horta rencontre Jules Dubuisson46, un architecte décorateur qui fut élève de Péquégnot47 et qui réside, de 1880 à 1884, moment où Horta le fréquente, 139 boulevard Montparnasse où il loue un appartement au deuxième étage constitué de quatre pièces à feu, d’une salle de bain, d’un cabinet et d’un atelier48 où le jeune architecte a sans doute travaillé. Dubuisson a obtenu le Grand Prix d’Art décoratif en 1876 et conçu des décorations pour les théâtres, les palais et les châteaux. Il a également présenté un projet de plafond pour le Salon de
42
Paul Abadie (1812–1884) « qui ne trouva rien de mieux que de construire le SacréCœur de Montmartre en imitant Saint-Front de Périgueux », voir Michel Ragon, Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes, I. Idéologies et pionniers, 1800–1910, Paris, Casterman, Points-Essais, 1991, 374 p., pp. 175 et 238. 43 Notre évocation de Horta à Paris est partiellement inspirée par l’étude Les croisades de Victor Horta d’Adrien Cools et Richard Vandendaele éditée par la Commission française de la Culture de l’Agglomération de Bruxelles et l’Institut supérieur d’Architecture Victor Horta, s.d., 140 p. L’excellent livre de Michel Ragon (op. cit.) m’a également guidée. 44 L’opposition venait des artistes traditionalistes dits « pompiers » et opposés au nouveau mouvement impressionniste. Citons notamment Ingres, Meissonier ou François Coppée, mais aussi Gounod, Dumas fils, Leconte de Lisle ou l’architecte de l’Opéra de Paris, Charles Garnier. Michel Ragon raconte à cet égard une anecdote croustillante : Guy de Maupassant, seul moderne à avoir signé la pétition contre l’érection de la Tour Eiffel, fréquenta assidûment son restaurant du premier étage dès qu’elle fut construite. À ceux qui s’en étonnèrent, il répondit : « C’est le seul endroit de Paris d’où je ne la vois pas ! » (voir M. Ragon, p. 232). 45 Voir Les croisades de Victor Horta, op. cit., et Victor Horta : l’opéra de Garnier, notes manuscrites de 4 pages, Musée Horta. 46 Jules Dubuisson est né à Paris. 47 Il s’agit sans doute d’Auguste Péquégnot, ornemaniste, paysagiste et graveur, né à Versailles le 5 octobre 1819, mort à Paris le 19 décembre 1878, qui figura au Salon de 1849 à 1878. Il publia, en 1846, une Anatomie destinée aux peintres et, en 1853, une Géométrie des Arts (Voir Bénézit, vol. 8, p. 211). 48 Précisions obtenues auprès de Christiane Filloles des Archives de Paris.
Pauline Heyse, vers 1886 Mémoires, p. 7, fig. 9
187949. Horta travaillera chez lui jusqu’en juin 1880, moment où, à l’annonce de la mort de son père, il rejoint la Belgique. Horta rapporte en ces termes les circonstances de cette expérience parisienne : « Deux années passèrent [après l’octroi de la médaille de bronze] quand le hasard des amitiés me mit sur le chemin d’un compagnon du frère du grand et illustre peintre Van Gogh, qui, de Paris qu’il habitait, séjournait quelque temps à Gand […] Il se chargea de me montrer Paris et de m’y retenir non pas pendant une vacance de quinze jours, mais pendant plus d’un an et demi, grâce à un engagement que, débutant, j’avais obtenu dans l’atelier d’un architecte-décorateur : Jules Debuysson [sic], qui avait tôt fait de me prendre en amitié. Montmartre allait être à la fois le lieu du domicile de mon patron, le mien et [celui] des divertissements que mes amis aimaient à me faire découvrir et partager. L’esprit à Paris, le cœur à Gand, l’idée que l’architecte ne peut se faire une haute situation que dans les constructions officielles pour lesquelles il fallait être dans son propre pays, la mort de mon père, me ramenèrent un beau matin de [juin 1880] à Gand, et quelques semaines plus tard, les premiers chagrins atténués, à Bruxelles, que je ne devais plus quitter... »50. La raison de son retour au pays est clairement exprimée : outre la mort du père et sans doute l’amour de Pauline, c’est l’ambition de « se faire une haute situation » dans les « constructions officielles », ce qui nécessite de se trouver dans son propre pays. Gand, malgré sa beauté, reste la province et Horta, dès après la mort de son père, ne songe qu’à s’installer dans la capitale belge pour y suivre les cours de son académie. Mais que lui a apporté Paris ? « Dire que j’avais beaucoup appris l’architecture chez mon patron à Paris serait exagéré, avoue-t-il. Mais mon séjour à Paris, mes promenades, la visite des monuments et des musées avaient ouvert toutes grandes les ‘portes’ de mon cœur d’artiste. Aucune école n’aurait pu m’enseigner mieux l’enthousiasme de l’architecture que la vue, la lecture des monuments m’a donné et qui m’est resté pour toujours.
En fait, je ne connaissais rien ». Ou encore : « Paris ne m’avait appris que l’enthousiasme de l’art et, plus encore, l’énorme désir du savoir qu’il aurait fallu acquérir pour arriver à se rapprocher des grands monuments qui m’avaient attiré comme la lumière attire les papillons. Rien de plus. Mais ce rien était énorme parce que, en plus de l’admiration pour mon art, il avait provoqué le désir de savoir, lequel ne pouvait s’acquérir que par la volonté d’apprendre »51. En disant cela, le jeune homme avoue qu’il pensait pouvoir se passer d’études, le diplôme n’étant pas encore requis pour accéder à la profession. Paris lui aura au moins fait prendre conscience de l’absolue nécessité d’une formation et d’études sérieuses afin de pouvoir un jour rêver d’égaler ses illustres prédécesseurs.
Le retour au pays 1880
Quelques semaines après la mort de son père et riche d’un petit pécule, Horta dit s’être installé à Bruxelles, dans une chambre meublée rue du Midi, 83, à deux pas de l’Académie des BeauxArts. Nous sommes durant l’hiver 1880. Il y fait venir Pauline en janvier 1881, déjà enceinte de ses œuvres, et le couple s’acclimate à la capitale. Horta n’entrera à l’Académie que le 1er octobre de l’année qui suit son arrivée à Bruxelles52. Voilà tout au moins la version de ses Mémoires53. Les registres de population des archives de Bruxelles54 fournissent une autre version : Pauline Heyse serait effectivement arrivée à Bruxelles le 20 janvier 188155, mais Victor Horta n’emménage, lui, que le 11 mai de la même année…56 Il peut très bien avoir « arrangé » la réalité et on comprend mal d’ailleurs pourquoi il aurait attendu un an pour s’inscrire à l’Académie dont il est impatient de suivre les cours. On se rappelle que la famille 51
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Ce projet porte le n° 5498, voir : Salon de 1879. Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure et lithographie des artistes vivants, exposés au Palais des Champs-Élysées le 12 mai 1879, 1ère édition, Paris, Imp. Nationale, 1879, 534 p., Bibliothèque Forney de Paris. Les autres précisions m’ont été fournies par la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, par le biais de sa conservatrice, Geneviève Madore. 50 M., p. 7. Horta hésite quant au nom de celui qui l’engage : Debuysson ou Dubuysson alors qu’il s’agit de Jules Dubuisson.
M., pp. 8 et 9. Voir le Registre matricule des élèves de l’arba de Bruxelles, vol. 6895-9099, p. 718. Horta y porte le n° 8704. 53 Voir p. 8. 54 Réf. J 240 (1876–1890), case 21. 55 Cette donnée est confirmée par les archives de Gand, sous la référence vol 5/f 240. 56 Dans les registres de population, il est bel et bien indiqué comme sorti de Gand le 9 mai 1881, sans lieu de destination. 52
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Leroy de Gand, qui a accueilli leur cousine Pauline, s’opposait à son idylle avec Victor, sans doute en partie à cause du jeune âge des tourtereaux. Quand Pauline se trouva enceinte en novembre 1880, mineure et célibataire, peut-être ne songea-t-elle qu’à fuir la honte infligée aux Leroy qui s’étaient montrés généreux à son égard… À moins, au contraire, qu’elle n’ait été chassée par ses bienfaiteurs déçus par son comportement. Par ailleurs, Horta ne songe lui aussi qu’à s’éloigner de la maison familiale car sa mère ne veut rien entendre d’un mariage précipité. Peut-être, lâchement et soucieux de préparer sa future installation à Bruxelles, envoie-t-il Pauline en éclaireuse et la charge-t-il de trouver un logement compatible avec leurs maigres revenus et aussi près que possible de l’Académie qu’il rêve ardemment de fréquenter ? Ce serait donc elle qui aurait préparé l’arrivée de son fiancé, tandis qu’à Gand, celui-ci prend le temps d’apprendre à sa mère sa situation de père célibataire et mineur et de la convaincre de les laisser se marier. Il rassemble sans doute aussi les preuves de ses maigres études à Gand et des prix remportés afin d’entrer à Bruxelles au cours de composition en sautant, une fois encore, un échelon dans ses études. Il sera, en effet, admis au cours de composition, 1ère section, dans la classe du professeur Laureys. Arrivé le 11 mai à Bruxelles, Victor Horta épouse Pauline Heyse huit jours plus tard, le 19 mai. La mère du jeune homme est absente mais elle a donné son consentement par écrit ; le père de la jeune fille, Constantin Heyse, veuf, est présent et a consenti au mariage de sa fille enceinte de sept mois57. Horta a amené avec lui ses témoins : César Beert, entrepreneur à Gand58, et Louis Wijnants, employé dans la même ville. L’enfant, une petite Marguerite, naît moins de deux mois plus tard, le 11 juillet59. Les parents sont toujours domiciliés 83 rue du Midi60 et alors même qu’il n’est pas encore inscrit au cours d’architecture de l’Académie, Victor Horta se déclare architecte. La petite Marguerite mourra à sept mois à peine, le 14 février 1882, en pleine après-midi61. Étonnamment, les parents sont déjà domiciliés rue du Béguinage 27a, alors que dans les registres de population ils n’y apparaissent que le 14 août de la même année62. Il est probable qu’ils ont déménagé à la naissance de l’enfant puisque le jeune couple vivait dans une chambre meublée « avec des apparences de dignité », comme le précise Horta lui-même63. Le logement de la rue du Béguinage comporte une seconde chambre, mais le pot-au-feu n’y mijotait pas encore quotidienne-
ment. Le nid ne prend caractère d’appartement qu’en 1885, avec l’emménagement 8, rue Marché au Bois, « à dix minutes en courant (c’était mon habituelle allure) du bureau de Balat installé au rez-de-chaussée de l’Hôtel de la Liste Civile, place des Palais »64. On imagine aisément les difficultés rencontrées par le jeune Horta pour assurer le gîte et le couvert à son épouse et, durant quelque temps, au bébé. La mère de Victor, qui s’était opposée à l’installation du couple précisément en raison de l’absence de sécurité matérielle, n’avait peut-être pas eu tort, mais le fils veut prouver qu’il a eu raison de s’entêter. Il compte sur le pécule légué par son père, sur la chance et surtout sur son énergie. Il avait déjà montré qu’il pouvait réfréner ses enthousiasmes en renonçant à enlever sa bien-aimée pour l’épouser à Paris65, mais il n’était pas question pour lui d’en concéder davantage. Il aimait et était aimé, un enfant allait alors naître : il fallait assumer et l’enfant et la mère tout en étudiant. Qu’à cela ne tienne : « responsable pour deux, je mettais les bouchées doubles, triples, quadruples : une journée dorénavant se dédoublait de la nuit »66. Horta, comme beaucoup de jeunes de son temps, avait acquis l’habitude de multiplier les activités : Athénée le jour, École industrielle le soir et le dimanche, conservatoire le temps restant… Théo Van Rysselberghe, Constant Montald, Jules Dewitte et même Alphonse Groothaert étaient naturellement passés par là. Nécessité oblige, mais aussi, et peut-être surtout, l’ambition et l’obligation de concilier les exigences des parents et ses propres buts quand on est pauvre. Ainsi, lors de sa participation au concours pour le Prix Godecharle de 1884, Victor Horta avoue-t-il avoir travaillé au projet en dehors de ses heures de bureau et la nuit, car son repos ne dépassait jamais 3 à 4 heures67. Ce sera d’ailleurs la raison et le début de la mésentente du couple. Jamais, pourtant, il ne songea à renoncer au métier qu’il s’était choisi et à ses études pour assumer ses nouvelles responsabilités d’époux et de père : cette idée ne lui traversa même pas l’esprit. Par contre, il accepte d’avance tous les sacrifices et toutes les manœuvres pour assurer la subsistance de chacun. N’avait-il pas promis à sa mère et à son beau-père de « rouler en voiture dès que les premières difficultés matérielles seraient surmontées » ?68. Son énergie et sa ténacité ne pouvaient le porter à imaginer que la période des vaches maigres allait durer plus de dix ans.
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Voir Archives de la Ville de Bruxelles, acte de mariage n° 580, 1881. Notons que Constantin Heyse est alors remarié à Aline Deweweire (Archives de la population, Gand). 58 Il devrait s’agir, d’après les archives de Gand, de Jules César Beert, né le 3 septembre 1850, qui se mariera à Lille en 1887 et dont le métier est entrepreneur. 59 Acte de naissance n° 3204, 1881, Archives de la Ville de Bruxelles. 60 Certains documents d’archives indiquent le n° 73, du fait de la renumérotation qui interviendra en 1890. 61 Acte de décès n° 669, 1882, Archives de la Ville de Bruxelles. 62 Voir Registre M, folio 1684 : ils y sont inscrits du 14 août 1882 au 19 novembre 1885. 63 Voir M., p. 18.
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Idem. Voir Groothaert, op. cit., p. 119. M., p. 9 M., p. 12. M., p. 17.
chapitre 3
Onze années de vaches maigres 1881–1892
Les véritables études Horta s’inscrit donc à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles le 1er octobre 1881. Il y sera condisciple, entre autres, de Paul Jaspar, Paul Saintenoy et Paul Hankar69, autres figures du futur Art Nouveau. On est en droit d’espérer que l’Académie échappe alors aux travers que dénonçait un certain ΠR dans L’Émulation quatre ans plus tôt70, taxant l’Académie de « lourde machine, compliquée et vieillotte, classique et routinière » aux « programmes baroques ». S’agissant des cours de la classe de composition (construction, archéologie, esthétique et ornement), le dénonciateur mettait surtout en cause le nombre insuffisant de leçons ; ce qui aboutissait à un acquis médiocre, ou le peu de leçons destinées aux seuls architectes ; la plupart des cours étant communs avec les peintres et les sculpteurs (archéologie et esthétique). Enfin, il réclamait de nouveaux cours (arpentage, nivellement, physique appliquée, lavis et aquarelle…) et, surtout, une autre méthode d’enseignement qui mettrait en avant les qualités à développer chez l’élève plutôt que celle qui consistait à imposer l’idée du professeur (nivelant ainsi tous les talents et anesthésiant toute originalité), voire à laisser faire sans jamais donner d’avis ou corriger. Sans compter l’absentéisme des professeurs, laissant les étudiants livrés à eux-mêmes. D’après Paul Jaspar, ce fut le cas du professeur Laureys (composition) dont il jugea l’année nulle71 ; ce fut aussi celui du professeur d’ornement qui se contentait de faire signer le registre de présences et d’imposer un travail sans autres explications. Ajoutons à cela que les étudiants n’avaient, au sortir de l’Académie, aucune notion de l’établissement d’un devis ou d’un cahier des charges, de correspondance d’affaires ou des codes et usages du pays… Le véritable enseignement venait dès lors d’une entraide mu tuelle et des condisciples doués comme Hankar, Horta – deux 69
Paul Saintenoy est inscrit de 1882 à 1885 sous le matricule 8992, son meilleur classement en classe d’architecture est la 5e place ; Paul Hankar fréquente l’Académie de manière irrégulière entre 1873 et 1884 (1873–1875, 1876–1877, 1878–1880 et 1882–1884), en architecture, ses places vont de la 7e à la 19e. Jules Brunfaut sera également inscrit de 1873 à 1879. Jules Rau, qui a encouragé Horta dans la voie de l’architecture, y est également étudiant en 1873–1874 (où il suit le cours de dessin antique) et à nouveau de 1877 à 1881 (au cours d’architecture) sous le matricule 6601. Il quitte l’Académie avec le Grand Prix d’architecture quand y arrive Horta. Vincent van Gogh n’y est inscrit qu’une seule année académique, en 1880–1881, au cours de dessin d’après l’antique où il ne remportera qu’une 22e place (voir note 76). 70 Voir L’Émulation, 1877, col. 47-48 ; n° 9, col. 58-59 et col. 71-72. 71 Voir Paul Jaspar, L’architecte liégeois Paul Jaspar, manuscrit inédit, aam, pp. 79 et suiv.
grands travailleurs – ou Saintenoy72, mais aussi des ateliers fréquentés par les candidats architectes, qui constituaient une véritable école pratique parallèle à l’enseignement officiel (Beyaert pour Hankar, Balat pour Horta…) et, enfin, de la participation aux concours, même si ceux-ci, d’après l’anonyme dénonciateur de L’Émulation, étaient complètement viciés par la tricherie de certains concurrents qui faisaient réaliser, moyennant rétribution, leur projet par des plus doués ou qui arrivaient à faire passer un dessin terminé en loge, mettant ainsi en doute l’expression du talent et de la science des concurrents. Il semble, à suivre Horta dans les méandres de concours nombreux et annuels, qu’il ait choisi ce moyen pour mettre à l’épreuve son art et ses capacités. En effet, d’après le registre des procèsverbaux des concours (1873–1884), il s’inscrit dès le 25 octobre 1881 au concours de 1ère classe d’architecture. Il s’agit de celui dit « des places » qui permettait de classer les étudiants d’un atelier, ce qui leur fournissait le droit de choisir leur place, généralement celles situées près des fenêtres car l’éclairage y était meilleur73. Le sujet de ce premier concours est un Institut d’Art industriel74. L’élève Horta ne remporte aucun prix. Six mois plus tard, il participe au concours d’archéologie, cours supérieur, avec pour sujet une chapelle de style ogival rayonnant ou secondaire. Il remporte, cette fois, le premier prix. L’année suivante, il participe aux joutes pour les places de la 1ère classe d’architecture. Dix-huit candidats sont en lice. Le sujet est un hôtel pour l’Union syndicale des Arts, du Commerce et des Industries d’une grande ville, avec une école des arts décoratifs, patronnée par l’union syndicale. Il convient de réaliser l’édifice et de fournir le plan du bel étage (locaux de l’Union syndicale), la façade principale, la coupe perpendiculaire à cette façade, à l’échelle de 0,02. Il est interdit de communiquer avec l’extérieur et de se faire aider par des personnes étrangères aux 72
Faut-il croire François Loyer quand il affirme que « plus tard, cet esprit d’atelier se dissoudra, lorsque Horta commencera une carrière officielle marquée par la poursuite des honneurs ; il tourne alors le dos à ses anciens camarades, en utilisant les appuis académiques que lui assure son maître Alphonse Balat pour obtenir les récompenses – notamment le concours Godecharle en 1884 » ? Ce comportement est, en tout cas, également dénoncé par l’ancien camarade Alphonse Groothaert… 73 D’après Maxime Brunfaut (entretien avec Francis Metzger), Horta aurait appliqué ce principe dans son propre bureau, n’acceptant de recourir à la lumière électrique que lorsqu’on n’y voyait plus rien, ce qui le fit taxer de « radin »… 74 Malgré des recherches approfondies effectuées à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, il n’a pas été possible de retrouver des dessins de Victor Horta ayant pris part à ces divers concours. Les archives de l’Académie semblent avoir subi divers sérieux élagages qui expliqueraient cette situation désastreuse s’agissant de l’un des architectes les plus importants du pays. Je remercie M. Mayer pour l’aide précieuse apportée lors de ces recherches qui furent parfois nourries d’un espoir palpitant.
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cours. Le professeur est Félix Laureys. Horta remporte le deuxième prix ex-æquo avec un Van Lateghem, derrière un Cnudde. Deux mois plus tard, Horta est à nouveau présent parmi dix concurrents pour le concours de composition de dessin de l’ornement (cours supérieur). Le thème est la conception d’un lutrin se terminant par un aigle aux ailes déployées (symbole de l’âme s’élevant vers Dieu). Le pied doit comprendre les quatre évangélistes représentés par des figures symboliques. Le style imposé est celui de la Renaissance italienne du xvie siècle. Horta remporte le deuxième prix, derrière Fumière et Vopelin. La même année encore, il se présente à une épreuve d’archéologie avec vingt-neuf autres étudiants. Le sujet est un plan, une façade et une coupe transversale d’une église de la Renaissance, style jésuite, ou une frise de la même période. Il remporte le premier et seul prix de ce concours. On le retrouve encore en janvier 1884, parmi les 21 inscrits au concours pour les places de la 1ère classe d’architecture. Il convient d’imaginer cette fois un local administratif des ponts et chaussées : le corps doit être partagé en quatre divisions pour le service de deux provinces concernant les travaux publics sur route et canaux, avec poste de commerce et bâtiments civils. Le terrain ne peut excéder 8.000 m2. Il faut fournir les esquisses (plan, façade principale, coupe et rendus). Horta décroche le premier et le grand prix, assorti de la médaille d’or. Il participe, toujours la même année, au prix de la classe de composition de dessin ornemental avec le croquis d’un chandelier à sept branches, destiné au tabernacle d’une synagogue. Les contraintes sont sévères : or pur travaillé au marteau, lumière obtenue par des mèches trempées dans l’huile d’olive, style de la Renaissance florentine du xvie siècle. Nous n’avons pas retrouvé le nom de Horta parmi les étudiants primés. Sans doute s’est-il contenté d’avoir obtenu la médaille d’or qui lui fournissait, en même temps, son accès à la profession et au prochain concours triennal, réservé aux médaillés de l’Académie. Il a lieu le 7 mai suivant. Horta s’y retrouve avec neuf autres condisciples. Il s’agit de concevoir le premier étage d’un hôtel de gouvernement provincial situé sur une place publique. La façade doit avoir un caractère monumental, la superficie ne peut dépasser 13.000 m2, incluant une cour et un jardin. Il faut fournir le plan des rez-dechaussée, étage, façade principale, ainsi qu’une coupe. Hubrecht remportera le prix75. Horta s’y représentera trois ans plus tard et remportera, cette fois, le premier prix, couronnant ainsi ses études à l’Académie. Plus tôt, en 1880–1881, Vincent van Gogh apparaît au cours de dessin d’après l’antique. Il est alors domicilié boulevard du Midi, 72 (aujourd’hui le n° 88) et inscrit sous le matricule 848876. Il ne remportera qu’une 22e place dans un concours de dessin d’après un torse et des fragments antiques. La même année, Théo Van Rysselberghe est étudiant en dessin d’après nature (matricule 8489), il ne sera classé que 25e et ne restera, sans doute à cause de ce mauvais classement, que très peu de temps à l’Académie.
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Voir L’Émulation, 1885, pl. 26 et 27. La chose est confirmée dans Vincent Van Gogh, Lettres à son frère Théo, Paris, Gallimard, 2005, p. 16. En recoupant cette source et les informations du registre de l’Académie, on peut affirmer que Vincent van Gogh est à Bruxelles du 15 octobre 1880 au 12 avril 1881 et fréquente l’Académie.
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L’impatience de construire : un Projet de café-concert 1883–1884
Bruxelles, boulevard Adolphe Max
Horta n’a pas fini ses études qu’il réalise déjà des plans pour la construction d’un café-concert boulevard du Nord (actuel boulevard Adolphe Max)77. Il ne dira mot de cet ouvrage qui n’a guère abouti et on ignore comment il a connu Alfred Taman, le commanditaire, « fournisseur de sar le Comte de Flandre ». La signature, sur les plans, n’est pas encore celle que l’on connaîtra dans le futur, mais elle a déjà de l’assurance. L’étudiant de vingtdeux ans montre qu’il remet en cause l’instruction des ordres classiques de l’Académie et cherche sa voie dans un style éclectique. La façade se divise en deux parties dans la hauteur : dans le bas, un soubassement en pierre bleue, une large baie d’entrée, avec cinq fines colonnes, surmontée d’un arc elliptique, mais aux terminaisons légèrement rentrées. À l’intérieur de l’arc, une innovation avec un autre arc plus petit d’où partent quatre rayons et, au centre, une statue. De part et d’autre, deux baies plus étroites, mais aussi hautes, à arc roman, également agrémenté d’un centre et de deux rayons. Enfin, apparaissent trois colonnettes de même type dont les chapiteaux sont prolongés par un fût plus large qui rejoint l’encadrement. Le mur de cette partie est parcouru d’horizontales régulières et d’un motif rectangulaire décoratif derrière l’arc de la grande baie. La partie supérieure, inspirée du style Renaissance italienne, est amorcée par une forte corniche accentuant les horizontales ; au centre, l’enseigne « Eldorado » entourée de deux balconnets en pierre à balustres en poire. De fortes colonnes jumelées enserrent, à gauche et à droite, un grand espace vide et entourent deux fenêtres rectilignes. Les colonnes sont galbées, la base d’inspiration romane, le fût cannelé sur une toute petite partie sous chapiteau à léger relief. Le tout est surmonté d’un panneau avec décorations abstraites, d’une nouvelle et large corniche, d’une balustrade en pierre interrompue par deux socles s’ajustant sur les colonnes centrales et supportant une statue féminine. Toutes les colonnes extérieures sont plus étroites, ce qui donne de la légèreté à l’ensemble. La toiture est en terrasse. Manifestement, le jeune architecte a voulu souligner l’horizontalité par de multiples bandeaux. Le profil montre l’usage du fer comme support de l’étage et un auvent de plus de deux mètres, supporté par des fers en spirales et chapeauté par une structure en fer et en verre. Le café est conçu comme un vaste espace entièrement dégagé d’où les murs sont absents et où des colonnes supportent l’étage et les galeries latérales auxquels on accède par des escaliers situés à l’avant et au fond de l’espace. Le café est longé, sur ses deux côtés latéraux, par une haute galerie. Au fond, se trouve l’habitation d’Alfred Taman, séparée du café-concert par une cour de forme tout à fait irrégulière due à la disposition des escaliers. Dessinés le 19 décembre 1883, les plans sont refusés par la Ville qui exige une cour équivalant à 1/5e du terrain. Horta revoit ses plans afin d’élargir la cour. Pour ce faire, il fournit le plan de l’habitation contiguë, ce qui ne fera qu’aggraver la situation, la Ville prenant en compte cette nouvelle surface pour le calcul des dimensions réglementaires de la cour. Entre-temps, Taman introduit une modification de la façade et supprime toute la partie supérieure surmontant le bâtiment principal dont « l’utilité 77
Nous devons cette découverte aux auteurs du Patrimoine monumental de la Belgique, Bruxelles, Pentagone, vol. 1B, 1993, p. 457.
Projet de café-concert Plan du rez-de-chaussée, coupe longitudinale et élévation de la façade principale. Bruxelles, avb, TP 18130
est fort contestable » à ses yeux et dont la suppression « ne nuira en rien à l’aspect de la façade ». En réalité, il veut supprimer toute la seconde partie de l’immeuble et raccorder la terrasse immédiatement sur la première corniche, ce qui ramènerait la hauteur de 13 m 24 à 7 m. C’est mal connaître le très jeune architecte qui ne dut pas apprécier cette intervention du commanditaire… Horta rentre un nouveau plan avec cour augmentée en janvier 1884, mais la Ville continue à refuser l’autorisation pour insuffisance d’hygiène. Taman s’adresse aux services compétents pour déclarer qu’il y a impossibilité de mettre son projet à exécution si on exige que la cour couvre 1/5e de la superficie du terrain : « Veuillez remarquer, insiste-t-il, que toute la bâtisse, sauf à l’endroit de la façade principale, ne s’élevait qu’à 7 m78 au-dessus du niveau du boulevard et que la terrasse formant la toiture de la salle remplacerait superficiellement mon jardin actuel ». Mais la Ville persiste, tout en se déclarant ouverte à d’autres combinaisons de nature à sauvegarder les lois de l’hygiène. Horta propose un nouveau dessin avec un fond de bâtiment courbe permettant de gagner quelques mètres de cour : l’escalier de gauche, vers les sous-sols, empiète sur la salle, mais l’escalier menant aux galeries continue à réduire l’espace de la cour, à droite. Celle-ci ne couvrant toujours qu’un quinzième de la surface totale, la Ville oppose un refus au permis de bâtir le 12 février 1884. Dégoûté, Taman vend son terrain (un ancien jardin) à Lobel Michiels qui introduit à son tour une demande de construire un café-estaminet le 26 mars 1884. Il se trouve confronté au même problème de surface de cour qui n’atteint qu’un dixième de la surface. La Ville accorde toutefois le permis de bâtir avec dérogation et contraintes. Charles Buls, alors bourgmestre de Bruxelles, s’en étonne : « Est-il exact qu’on ait accordé à M. Delobel [sic] ce qui a été refusé à M. Taman ? ». L’inspecteur résume la situation : la cour projetée par M. Taman n’atteignait qu’un quinzième de la superficie, celle du projet Lobel 1/11e et après avis défavorable il réalisa de nouveaux plans où la cour ne couvrait plus qu’1/8e de la superficie. Le problème fut soumis au Collège qui acceptera les plans le 10 juillet 1884. Mais Taman se plaint : l’autorisation s’est fondée sur la dimension de sa propre cour qui n’a que 15 m2 et non 25 comme déclaré ; sa construction n’atteignait que 7 m de hauteur, tandis que celle de M. Lobel compte trois étages et un entresol ; en outre le bâtiment sera habité (ce qui n’était pas le cas de son projet) et, enfin, la terrasse prévue par Horta aurait donné plus d’air que la formule proposée par Lobel… La Ville passa outre et donna l’autorisation de bâtir à Lobel. Il est regrettable que Horta n’ait pu réaliser son projet qui nous aurait gratifiés de sa seule réalisation en style éclectique. Sa discrétion sur le sujet s’explique sans doute par cet aspect du projet, les maisons de Gand, construites deux ans plus tard, affichant une nouveauté que ce café-concert n’atteignait pas. Mais le projet présentait un souci esthétique et une volonté de réinterprétation des styles qui auraient montré comment le jeune étudiant utilisait ses tout récents acquis et sa volonté d’intégrer la monumentalité à une construction privée.
Horta chez Alphonse Balat 1884, 1886–?, 1890–1892
Ce que je dois, c’est au plus pur des classiques (et au plus personnel) Alphonse Balat, que je le dois. [Testament de Victor Horta, 7 février 1944]
Né dans le Namurois en 1819, Alphonse Balat79 est le fils d’un maître de carrières de marbre qui le destine à la sculpture. Le jeune Alphonse étudie aux académies d’Anvers et de Namur et fait son stage à Paris en 1839–1840. Lorsqu’il débute sa carrière, les architectes essaient par tous les moyens d’échapper à l’ornière de l’académisme et de renouveler leur art. Les uns cherchent des idées à l’étranger (France, Autriche, Italie…), d’autres plongent dans l’histoire locale (ce qui donnera le style Renaissance flamande), d’autres encore amalgament les différents ordres et empruntent à tous les styles créant l’éclectisme qui marquera l’architecture jusqu’à la fin du siècle. Balat, lui, sera influencé par l’école classique française qui prônait le retour à l’Antiquité. Son talent le fera choisir par la noblesse wallonne et, finalement, par la royauté. Ce choix l’obligera à s’élever au-dessus des contingences, à viser à une beauté impersonnelle, universelle et éternelle, à un art hors du temps. Et aussi à s’effacer pour laisser la voie libre aux formes parfaites. Il y arrivera en appliquant les principes de l’art classique, en empruntant partout où la beauté et l’harmonie ont déjà fait leurs preuves, en restituant à la peinture et à la sculpture leur rôle dans l’art monumental, en épurant au maximum les ordres antiques et en simplifiant jusqu’à l’austère les principes de composition architecturale. À la fin de sa carrière, Balat avait jeté bas les ordres et les styles et atteint à une architecture qui, tendant à la perfection formelle, était seule capable, pour lui, d’exprimer la grandeur. Il fut le seul à poursuivre et à réussir dans cette voie. Ses dernières œuvres prônaient un retour aux ordres grecs (jardin d’hiver de Laeken et projet de Panthéon). Il avait déblayé le terrain des pâles et malheureux amalgames des styles et donné un souffle nouveau à l’art classique, tendant à inventer le sixième ordre, celui de la beauté fonctionnelle absolue. Sur la recommandation de l’architecte Ernest Allard, Horta entra comme stagiaire, dès 1883, chez Alphonse Balat, alors qu’il était encore étudiant à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles. Très peu de temps après, il se fait aussi admettre comme membre effectif de la Société centrale d’Architecture de Belgique80. Balat est alors au faîte de son art. Ayant reçu le Prix Godecharle fin 1884, ce qui l’oblige à voyager dès le début de 1885, Horta quitte Balat mais reviendra dans son atelier en 1886, après avoir construit trois maisons à Gand et au moment où on lui en commandait une nouvelle.
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Le dossier (AVB TP 18.130) fournit des plans de Horta avec d’autres mesures : longueur de la façade : 9,87 m, hauteur : 13,24 m du côté du boulevard. Les plans comprennent un rez, un entresol et un premier étage. Les galeries latérales dépassent les 6 m.
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Voir Jules Clément, Alphonse Balat, architecte du Roi (1819–1895), Bruxelles, Académie royale de Belgique, Classe des Beaux-Arts, Mémoires, tome x, fasc. 3, 1955, pp. 3-70. 80 Voir L’Émulation, 1882, col 48 : admission de Horta en tant que membre effectif, en même temps que Van Dorsel et un Coppieters, architecte à Anvers. Il n’y a pas de date précise, mais on parle de « dernière séance ». Ce qui nous fournirait décembre 1882 puisqu’il s’agit de la 8e année. Ceci dit, les numéros de cette année-là couvrent 1882 et 1883 sans distinction, mais on peut croire que Horta aura attendu sa dernière année d’études pour s’inscrire à la Société. Il en sera élu président le 7 décembre 1894.
Alphonse Balat, les Serres royales de Laeken Le chantier de construction du jardin d’hiver, 2 septembre 1875. Ixelles, Société belge de Photographie, S.III 100752 plano
Alphonse Balat, les Serres royales de Laeken Le chantier de construction du jardin d’hiver, avec sur la droite, probablement Alphonse Balat. Bruxelles, Archives générales du Royaume, Archives du Palais royal
Son admiration pour l’architecte du Roi ne fait aucun doute puisque Balat sera mis en avant dans son testament81. Pour Horta, l’œuvre de Balat se distinguait nettement de celle des autres classiques : « bien que suivant les mêmes règles que celles de Suys et Cluysenaar, [l’œuvre de Balat] était essentiellement différente de celles-ci qui portaient l’empreinte de leur temps, 1830, comme la peinture subissait l’influence d’Ingres. Il introduisit dans le style les principes de la construction apparente avec l’emploi de matériaux belges : Gobertange, pierre bleue, dont la ‘pauvreté’ d’aspect se trouve corrigée par l’emploi du granit poli, du marbre et du bronze pour les éléments auxquels seuls ces matériaux convenaient. C’est là une difficulté vaincue qui passe généralement inaperçue »82. Il reconnaît, aussi, devoir à l’architecte l’éclosion de qualités n’existant, en lui, qu’en germe ainsi que la connaissance du « vrai classique », fondement de grandes leçons et de profits nouveaux. Ce sont eux qui seront appliqués dans le projet de Parlement conçu pour le concours Godecharle dont il fut le premier lauréat en architecture en 1884 : « dessin fini et de précision remarquable, recherche de style et de proportion dans le choix de l’ordre ionique dominant dans la façade, application d’un plan monumental aux coupes et aux façades »83. Cette volonté de reconnaissance à l’égard du maître est, sans doute, due au fait que c’est lui qui encouragea Horta à se présenter au concours. Pourtant, malgré son admiration et ses efforts pour se rapprocher de la conception de l’architecte classique, l’élève s’avoue déçu par le résultat : « À quoi bon faire un plan tout nouveau pour refaire des élévations dont les principes étaient archi81
Testament du 7 février 1944. Horta y demande également à être incinéré et que ses restes soient déposés dans un columbarium ou un monument « en rapport avec l’importance du rôle actif que j’aurai rempli de mon vivant ». 82 M., p. 11. Horta participa, entre autres, à la construction des Serres royales de Laeken, découvrant ainsi l’utilisation simultanée du fer et du verre. 83 Voir M., p. 12. L’appréciation du dessin de Victor Horta par Valère Dumortier, président de la Société centrale d’Architecture de Belgique, (L’Émulation, 1884, col. 110-111) est élogieuse.
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connus ? ». Horta aime à rappeler l’indignation de son maître devant une de ses esquisses de courbe : « Comment ? Vous osez inventer des profils, alors que vous avez à votre disposition tant de beaux exemples du passé ? »84. Impressionné par ces réactions, Horta cachera à Balat la réalisation des trois maisons gantoises, craignant la critique, et renoncera à une offre de construction pour ne pas avoir à trahir ses propres ambitions. « Il n’osa jamais s’écarter des formes conventionnelles » dira-t-il de son maître, tout en reconnaissant que, lorsqu’il était acculé à user d’un matériau nouveau qui ne trouvait pas de modèle dans le passé, il suivait alors son inspiration et faisait œuvre personnelle et admirable, comme les serres de Laeken. Il ajoute cependant que « Balat était un homme supérieur, un artiste complet, à qui [il] ne pense jamais sans une émotion profonde »85. Horta ne dit pas comment Balat procédait pour former ses stagiaires. Apparemment, l’effort devait venir d’en bas car « Balat n’enseignait pas, n’expliquait pas les raisons pour lesquelles il se corrigeait sans cesse, mais on n’en apprenait pas moins, rien que de le voir à l’œuvre », précise-t-il. Et il ajoute : « l’action de Balat, jamais dite mais observée, agissait sur mon cœur et mon cerveau »86. Dans ses Mémentos, Horta reparle brièvement de Balat se montrant surtout impressionné par de « petites corrections » qui l’occupèrent pendant plus de deux ans. Cette manie de la révision perpétuelle aboutissait, finalement, à une grande simplicité qui « exprimait la destination des plans » et « l’usage auquel elle avait à répondre », autant dire le programme qui représentait le maître-mot pour le futur architecte de l’Art Nouveau. Et c’est en termes enflammés que Horta évoque les destructions imposées par le pouvoir pour élever, place du Trône, une statue de Léopold ii : « Hérésie, ironie, vandalisme, tout en ce seul endroit 84
C’était à l’occasion de la réalisation du socle du monument Prudens Van Duyse de Termonde (1892). 85 Voir E. Ned, L’énergie belge, 1830–1905, Bruxelles, A. Dewit, 1906, pp. 53-60. 86 M., pp. 11 et 13.