AU LARGE DES VIVANTS

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Chapitre premier

I

ls étaient des traîne-vase,

des errants qui n’usaient guère de belles manières et qui n’avaient pas toujours la goule très propre, mais ce long voyage pour atteindre le royaume d’Obscurie, cette traversée des eaux mortes de l’immense marais de Fagne, les avait rendus bien plus piètres encore. Ils se reprochaient mutuellement d’empester, choisissaient d’en rire car, se laver en utilisant l’eau malsaine à leur portée, sans poudre épurante, c’était prendre le risque de se retrouver atteint par la maladie, celle qui vous faisait vous réveiller un beau matin avec des écailles, des nageoires ici ou là, quand il ne vous prenait pas en plus une irrépressible envie de vous jeter dans l’onde délétère pour rejoindre les poissons. Ils arboraient de sales trognes, certes, avec des poils qui donnaient l’impression qu’on leur avait écrasé un hérisson sur le bas de la figure, mais ils étaient riches, nantis de cette masse d’or sous forme de sculpture qui alourdissait le bateau. Ils en étaient venus à échanger peu de mots, se comprenaient le plus souvent d’un simple regard. Ramant ou scrutant les alentours afin de déceler la présence d’un animal qu’il serait aisé de capturer pour assurer la pitance, ils ne se lassaient pas de contempler la vastitude verdâtre hérissée de roseaux et d’arbres dont on peinait parfois à apercevoir la cime, et ne pouvaient s’empêcher d’éprouver un sentiment nostalgique à l’idée qu’ils se trouvaient sur le point de quitter ce territoire liquide parsemé d’îlettes qu’ils connaissaient si bien. Ils avaient grandi à partir d’un certain moment, inéluctablement, étaient devenus de hauts flandrins au corps trop étiré pour ne pas être sensible au moindre souffle d’air un peu brutal, et c’était sans doute ce qu’ils supportaient le moins.


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