Chap 1 Le Batard de Kosigan Le Marteau des sorcières

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Fabien Cerutti

Le Batard de Kosigan ^

Le Marteau des sorcières

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Afin de faciliter votre lecture, de nombreuses indications se trouvent dans les annexes situĂŠes en fin de livre.

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Merci à tous ceux qui m’ont épaulé. Laure, ma première lectrice qui sait si habilement remettre les choses à leur place. Jean et Alex, fidèles entre les fidèles. Gilles, Estelle, Célindanaé, Gérard et Frédéric, solides traqueurs de mes maladresses.

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prélude Les pas pressés de l’officier de l’Inquisition Urio Benevento résonnent dans la bibliothèque voûtée, accolée au cloître de l’évêché. « Votre Éminence. » La main sur la garde de son épée, l’homme place un genou en terre, tête baissée. « La compagnie du Bâtard de Kosigan vient de rejoindre le palais des Hohenstaufen. Deux ou trois chevaliers d’après nos limiers, et une trentaine d’écorcheurs. » Le cardinal de Las Casas, légat du pape sur les Terres d’Empire et Grand Expurgateur de l’Inquisition, pose sa plume sur le lutrin, son regard cerné s’oriente vers son subalterne ; d’un geste, il lui fait signe de se relever. Puis, avec la lenteur des hommes dont les décisions pèsent sur l’Occident, il prend le temps d’inspirer profondément. Sa voix feutrée, parfaitement maîtrisée, dégage une autorité tranquille et son mince sourire sardonique met mal à l’aise son interlocuteur. « C’est bien, Urio. Il était temps que les événements s’accélèrent. — Est-ce une bonne ou une mauvaise chose, Votre Grâce ? — Une bonne chose, Urio, une bonne chose. Je suis persuadé que ces mercenaires auront à cœur de servir les intérêts de l’Église. »

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Royaume de France et duchĂŠ de Bourgogne en 1339

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Illustrations : Fabien Cerutti

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chapitre 1 Lettre de l’administrateur général de la Bibliothèque nationale de France, Léopold Delisle, à Kergaël de Kosigan, professeur au King’s College de Londres sous le nom de Michaël Konnigan. Cologne, le 14 décembre 1899 Cher Professeur Konnigan, Ainsi, vous avez adopté un nom britannique, mon jeune ami ? Je ne vous cache pas que cette trahison heurte mon cœur de vieux patriote, spécialiste de la guerre de Cent Ans. Néanmoins, je suppose que je vais devoir m’y habituer, puisque votre choix s’est porté sur le brouillard ­londonien de préférence à notre belle France afin de mener carrière. Notre éminent collègue, le professeur Lavisse, m’a chargé de vous ­éclairer sur l’état de nos recherches. C’est donc précisément l’objet de cette lettre. Il a par ailleurs eu la gentillesse de démêler pour moi la liste de vos excuses face à votre félonie britannique. Commencer votre existence en tant qu’orphelin ne m’a pas paru particulièrement grave ; grandir ensuite dans une institution pour mineurs esseulés, pas davantage, cela arrive à des gens très bien ; mais vous tourner vers le b­ rigandage, vous faire piéger par un parrain de la pègre parisienne après avoir détourné sa fille, vous voir contraint de maquiller votre décès, puis fuir clandestinement vers l’Angleterre où votre ascension sociale s’est jouée sur fond de liaisons mondaines ; tout cela semble beaucoup plus discutable. Je ne vous savais pas aussi mauvais garçon, mon ami. Et j’ignorais que du temps où vous sévissiez parmi mes étudiants, vous participiez aux leçons de la ­Sorbonne dans la plus parfaite illégalité. C’est la ­première fois que 11

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j’entends parler de ce genre de resquillage de cours, mais je dois reconnaître que le concept me plaît. En tout état de cause, sachez ­qu’Ernest Lavisse et moi-même sommes fiers du parcours de notre ancien élève. Décrocher la chaire d’archéologie médiévale au King’s College et finir mandataire du British Museum, on peut dire que vous vous en êtes bien tiré ; vous qui manquiez nos leçons une fois sur deux et ne parveniez jamais à rendre vos devoirs en temps et en heure… Enfin, oublions cela. Je vous pardonne. Avec d’autant plus de facilité que je continue de travailler avec grand intérêt sur les énigmes de votre passé familial. De ce point de vue, vous nous avez gâtés. Croyez-moi, il n’est pas banal de se pencher sur un arbre généalogique qui a été purement et simplement rayé de l’histoire. Je tiens à vous exprimer ma gratitude pour cette vivifiante entreprise ainsi que ma joie de vous savoir, enfin, de retour du côté des vivants. La tentative de meurtre et le coma dont vous avez été victime vous ont privé d’un automne magnifiquement ensoleillé, mon garçon. Mais il s’agissait certainement d’un mal pour un bien. Vous voilà riche à ­millions, suffisamment jeune pour que l’avenir vous fasse des courbettes et définitivement débarrassé du scélérat qui voulait vous trucider. Que demander de plus ? D’autant qu’en votre absence, nous avons progressé de manière significative sur les affaires qui nous intéressent. Les recherches menées à Bruges se sont révélées fructueuses. Nous sommes parvenus à mettre à jour les restes du manoir qui avait servi de siège à la compagnie de mercenaires de votre ancêtre, le chevalier Pierre Cordwain de Kosigan. Et nous avons ainsi apporté la preuve définitive de son existence historique. Bien sûr, savoir qu’il a vécu au milieu du xiv e siècle n’en rend que plus épais le mystère de l’absence totale de référence à votre famille dans les archives officielles. Les comtes de K ­ osigan étaient censés diriger le plus puissant fief du duché de Bourgogne et le Bâtard passait pour un capitaine réputé. Les sources médiévales devraient nécessairement en avoir conservé trace. Pourtant, il n’en est rien. En votre absence, nous avons fini d’éplucher les recueils d’héraldique et les annales qui recensent la totalité des blasons et des actes notariés bourguignons depuis la fondation du duché. Sans succès. Selon Lavisse, le problème vient peut-être des documents eux-mêmes. La Bibliothèque nationale n’en dispose que de copies remontant au 12

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mieux à 1513, soit plus de soixante-dix ans après les chroniques de votre aïeul. Il paraît envisageable que la maison de Kosigan ait pu s’éteindre ­entre-temps, probablement durant les combats de la guerre de Cent Ans qui a opposé la France à l’Angleterre. Néanmoins, cela signifierait que, pour une raison obscure, on a estimé nécessaire, par la suite, de faire disparaître toute information la concernant. Je ne vous cache pas que cette théorie n’emporte que modérément mon adhésion. Il est vrai que seule une faible part des textes médiévaux est ­parvenue jusqu’à nous, mais il en subsiste suffisamment pour qu’un nom de cette importance ne puisse s’évaporer sans laisser de traces. Et je ne parle même pas des actes de baptême et de mariage qui auraient dû m ­ entionner votre famille, ou des pierres tombales que l’on ne retrouve pas. Malgré son intérêt, cette première interrogation sur la disparition de votre lignée s’avère pourtant ne représenter que le haut de l’iceberg. Vous voulez en savoir davantage ? Je vais faire l’effort de vous éclairer. Le papier et l’encre utilisés pour rédiger le journal du chevalier ont été datés du milieu du xiv e siècle. Ce qui semble indiquer que nous sommes en possession d’un document fiable, témoin crédible de son temps. Et pour­tant, les chroniques du Bâtard regorgent d’énigmes et d’entorses à l’histoire telle que nos maîtres nous l’ont enseignée. Au tout début de la guerre de Cent Ans, il place la mort du connétable de France, à Lens, alors que celui-ci est censé avoir été tué à Bruges, plusieurs semaines auparavant. Il exagère le degré d’indépendance du duché de Bourgogne et du comté de Champagne, deux domaines qu’il connaît pourtant fort bien. Il décrit une bataille qui n’a jamais eu lieu fin juin 1340. Et il met en scène à plusieurs reprises un célèbre sénéchal du roi d’Angleterre alors que celui-ci est censé être mort cent vingt ans plus tôt. Comment expliquer qu’il puisse faire de telles erreurs sur des événements auxquels il est censé lui-même prendre part ou sur des personnes qu’il a rencontrées ? C’est à y perdre son latin. Nous avons envisagé une œuvre romanesque, bien sûr, mais elle ne correspondrait en rien à ce qui se faisait au Moyen Âge. Les légendes arthuriennes, Le Roman de Renart ou Les Contes de Canterbury sont construits de manière radicalement différente. Et s’il s’était agi 13

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d’une œuvre de l’imagination, on peut supposer que son auteur aurait ­cherché à la diffuser, à la faire lire à des lecteurs, et non à la dissimuler dans des lieux introuvables, en un seul et unique exemplaire. Toutes ces étrangetés deviennent vertigineuses lorsque votre ancêtre prête vie à des êtres de légende. Il parle des Svartalfár scandinaves, des Aes Sidhes d’Irlande, des tribus ogres du Jura, des seigneuries elfiques de Champagne, ou des dragons de Toscane, comme si leur existence était aussi avérée que celle des populations qu’il côtoie tous les jours. Au fil des pages, il évoque également la sorcellerie et un grand nombre de rites sacrificiels magiques hérités des cultures celtes et romaines, encore pratiqués par quelques irréductibles dans une lutte acharnée contre la ­chrétienté triomphante. Le scepticisme bien enraciné de ma Normandie natale m’a empêché, dans les premiers temps, d’avaler ce fatras de couleuvres nauséabond. Mais je dois admettre qu’une expérience singulière m’a, depuis, poussé à réviser mon jugement. Sans compter que je me trouve à présent en ­possession d’un croc à sept racines qu’aucun naturaliste n’a jamais répertorié. Aujourd’hui, je ne peux que reconnaître humblement qu’un certain nombre d’éléments m’échappent. Mais, croyez-moi, je ne compte pas en rester là. Cela étant dit, je présume que vous aimeriez connaître les perspectives d’avenir qui s’offrent à nous. D’après ce qu’écrit votre ancêtre, après l’été 1340, sa Compagnie des loups a fait mouvement vers Cologne, au cœur du Saint Empire romain germanique. Le Bâtard de Kosigan escomptait y enquêter sur les origines de ses facultés de régénérescence, sur la jeunesse de sa mère, ainsi que sur les liens éventuels de cette dernière avec un cercle de sorcières locales nommé le Mondkreises1. C’est par conséquent dans cette opulente cité que j’ai établi mes quartiers depuis début décembre. J’y compte quelque famille issue de germains – si vous me pardonnez l’expression – ainsi que d’excellents rapports avec le conservateur des archives de la ville. Nous nous sommes plongés dans le décorticage des annales locales dès mon arrivée et avons d’ores et déjà dégotté quelques m ­ erveilles. 1 Cénacle lunaire. 14

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Ainsi, deux actes notariés ont permis de retrouver trace d’un c­ hevalier dont parlait votre ancêtre dans le premier tome de ses chroniques. Il s’agit du dénommé Gunthar von Weisshaupt, le soi-disant hommelion qui en 1339, en Champagne, avait c­ollaboré au succès de ses activités. Aux caractéristiques de fauve de l’homme-bête, aucune allusion. Le contraire eût été surprenant. En revanche, les chartes répertoriant les vassaux des princes de Cologne indiquent la localisation exacte du château d’une famille portant un nom similaire et arborant un blason identique. Plus intéressant encore, la maison des von Weisshaupt semblait diriger une compagnie de mercenaires-marchands dans le quartier de Saint-Kunibert, au nord de la cité. Une part non négligeable des ­bâtiments qu’elle possédait se trouve encore debout et, en échange d’une somme dérisoire, j’ai obtenu des actuels propriétaires l’autorisation d’y mener des investigations. Ces dernières devraient débuter d’ici une ­quinzaine de jours. Parallèlement, j’ai pu entreprendre l’étude d’un manuscrit exception­ nel du xiv e siècle, rédigé par un membre éminent de l’Inquisition dominicaine italienne, Luccas Sinodeo, fortuitement présent à Cologne aux mêmes dates que votre ancêtre. J’en juge le contenu digne du plus grand intérêt et joins à cette lettre un extrait édifiant. Il n’y est pas fait mention du chevalier de Kosigan, mais certaines références aux survivances totémiques antiques ressemblent à s’y méprendre à celles que l’on peut trouver dans ses écrits. L’auteur évoque les pouvoirs anciens et tout particulièrement la « Source », cette fameuse et mystérieuse force qui paraît sous-tendre la magie telle qu’il la dépeint. Et il affirme avoir été accompagné par un animal fabuleux, dont le bestiaire de notre estimé collègue, S. Reinach – le grand spécialiste des pratiques magiques du Moyen Âge – paraît ignorer l’existence. Vous me donnerez votre avis. En espérant avoir bientôt le plaisir de vous lire et plus encore celui de vous croiser en chair et en os – pourquoi pas à Cologne – je vous ­présente, cher disciple et ami, l’expression de mes sentiments les meilleurs. Léopold Delisle

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