Ouvrage publié sous la direction de Stéphanie Chabert © Les Éditions Mnémos, octobre 2016 2, rue Nicolas Chervin | 69620 Saint-Laurent d’Oingt ISBN : 978-2-35408-512-4 WWW.LABELNAOS.FR Loi n° 49 956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse : mai 2010.
Le matin en avait décidé autrement SALOMÉ VIENNE
La chevauchĂŠe des squaws
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S’il
avait fallu découper leur aventure et ne garder que le plus beau, Théo aurait découpé les matins. Il aurait fait une farandole de matins avec tout ce qu’ils p romettent : une analyse complète des rêves de la veille, la bonne humeur qui précède les jours exceptionnels, l’appréhension des examens, la paresse de demeurer encore sous les draps pour fuir la réalité, l’enthousiasme, le découragement, les aspirations, l’attente. Il y a les matins aux aurores que l’on découvre avec émerveillement, les matins de grand luxe où l’on s’aperçoit que l’on peut se rendormir ; il y a les matins en pleine nuit où l’on s’éveille soudain pour se raconter à l’autre, les matins de sept heures du soir lorsqu’on a inversé la tendance ; et parfois il n’y a pas de matin du tout. Théodore Charles savait que le matin était cet instant fugace qui sépare l’inertie du sommeil du retour à la réalité. Ce moment où tu n’as pas encore ouvert les yeux, rappelle-toi, ce rêve étrange, ces images dont tu as pleinement conscience tout à coup qu’elles sont fictives. Juste avant. Juste avant que soudain, comme de minuscules rideaux de velours rouge, tes paupières se soulèvent pour te donner à voir le spectacle du jour. À quoi ressemblera la vie aujourd’hui ? Qui sera le héros de la pièce ? Juste avant que le public se taise pour laisser parler les comédiens. Juste avant que la partie commence, que le grand jeu de la vie se déploie sous tes yeux engourdis. Le matin, 11
ce sont les trois coups qui précèdent le premier acte. À l’intérieur de ces trois coups se cache la Vérité. Celle qui t’échappe, celle que tu as sur le bout de la langue. Tu ouvres les yeux pour que le spectacle recommence, comme chaque jour, mais cette fois, tu te dis que tout sera différent. Car tu as de nouvelles cartes désormais, des cartes évidentes. La partie ne sera plus jamais jouée de la même manière, rien ne sera plus comme avant. Le monde entier est entre tes mains, dans ton poing fermé. Et soudain. Plus rien. Envolée. Tu cherches le souffleur, ce piètre personnage qui ne peut t’aider, qui n’en sait pas plus que toi et qui donc, se tait. Car c’était ta Vérité. Et tu viens encore de passer à côté. Souvent, après ses nuits d’insomnie, Théodore se levait, déboussolé, les mains vides et le cœur fendu. Même l’oreiller n’avait plus la même texture sous ses paumes désabusées. Même le couloir avait l’air agité et semblait s’être allongé durant la nuit, assombri, entraînant Théo dans un abysse profond, un tunnel sans fin. Ces matins-là n’en étaient pas vraiment. Il en avait conclu que les matins étaient les moments les plus importants de la journée. Quelle que soit l’heure de nos matins, il ne faut jamais les négliger. Des matins bâclés n’en sont plus. Car les matins sont eux aussi des sacs de promesses auxquels on s’abandonne avec espoir. Théodore gardait des souvenirs très précis de leurs matins. Et de ceux qu’ils avaient inventés. Le premier dont il se souvenait clairement commençait sur un banc ordinaire, dans une cour d’école semblable à tant d’autres écoles.
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Regarde,
nos pieds touchent pas l’sol !
Tu crois qu’on vole ? » C’est vrai, ce jour-là, ils volaient un peu, assis sur ce banc, hauts comme trois pommes, les cheveux au vent. Ils volaient, ivres de rires, de bêtises faites ou à faire, ivres de leurs sourires, de leurs petits voyages sur des étoiles usées, à bord de bateaux improvisés. — Et dis, tu fais quoi la nuit quand tu n’dors pas ? — La nuit ? La nuit je pense à toi tu sais bien, à nos fous rires, à nos aventures, à nos batailles perdues d’avance, à l’instant où tu arriveras demain avec ton p’tit sac à dos rouge, à ma collection de billes que j’te jure-promis-craché que j’s’rais prêt à toutes te les donner sur la tête de ma mère, à nos suspects dans la cour de récré qui sont sûrement des pirates, des loups-garous, des vampires, des gangsters quand le soleil se couche, à la maîtresse qui en secret est évidemment folle amoureuse du directeur, hein, ça s’voit trop, à la prof d’anglais hé hé ! qui est un extraterrestre en vrai, j’t’assure que moi aussi j’ai vu ses yeux rouler dans ses orbites pendant qu’elle était au tableau, ouais j’ai vu comme toi qu’elle flotte pour aller d’une classe à l’autre, et avec ça crois-moi, on tient des preuves carrément cool. À toi, à nos pieds qui touchent pas l’sol parce qu’on est trop petit et que les enfants ça vole quand ça s’assoit un peu trop haut, alors que les adultes qui ont fini d’rêver eh ben ça a des grandes jambes ridicules, bien fait pour eux. À toi bien sûr, tu sais la nuit je rêve à toi. 13
Non, en vrai, il n’avait pas dit ça. Ce n’était même pas simplement un manque de courage, c’était avant tout la volonté qu’elle le lise dans son absence de réponse. La nuit, quand Théodore ne dormait pas, il pensait à elle parce qu’elle était un coquelicot, et que lui les coquelicots, il adorait ça.Voilà, c’est tout. Éda, c’était la nouvelle, le genre de gamine qui parlait très fort, première de la classe déjà, chef de bande dans les couloirs, jolie à en perdre la tête et tous les matchs de foot à l’heure du midi. C’était elle qui inventait les nouveaux jeux à la mode à la récré, comme celui où on faisait semblant d’être un joueur de hockey sous le préau, en glissant avec ses chaussures sur le ciment. Et puis c’était elle qui tout à coup se mettait en colère et qui se mordait très fort la lèvre inférieure pour ne pas pleurer. Être l’ami d’Éda, c’était vraiment trop la classe. Théodore vivait seul avec sa mère. C’était un petit garçon un peu perdu, un peu ailleurs. En classe, il n’écrivait pas sur les lignes, et lorsqu’il le faisait, il fallait s’appliquer longtemps, un peu trop. Parce que pendant que le stylo cherchait la consigne déjà oubliée, lui, il était parti. Il dansait sûrement dans une forêt enchantée, il se battait sauvagement contre des monstres à trois têtes et quatre pattes, il maniait l’épée avec les autres mousquetaires qui bataillaient ferme à ses côtés. Alors franchement, écrire sur les lignes, il n’avait pas trop le temps d’y penser. Il pensait à Éda, parfois, c’est vrai. Cette année-là, il pensait déjà à Éda un peu tous les jours, sans la connaître encore. Mais il suffisait de la voir pour être sûr, vraiment, que cette fille-là, elle n’était pas comme les autres. Éda n’était pas une enfant, c’était impossible. Il y avait quelque chose qui clochait. Lorsqu’elle souriait, c’était comme si le monde entier retenait son souffle, et seul le bruissement des feuilles dans les arbres se permettait d’exister timidement. Ce matin-là, sur ce banc,Théodore avait eu une révélation. — Qu’est-ce que tu regardes ? lui avait-elle demandé, alors qu’il penchait la tête pour mieux la contempler. — La lumière dans tes yeux. La lumière dans ses yeux était différente du temps qu’il faisait autour d’eux. Alors même que le soleil d’été brillait, c’était un ciel nuageux qui s’épanouissait dans son regard. Un ciel mélancolique et gris. Froid mais guère humide. Dense mais vide.Théo avait vérifié peu de temps après, les siennes reflétaient l’exacte réalité du dehors. Elles étaient 14
éclaboussées de soleil lorsque le temps était beau, et pleuvaient lorsque le ciel tombait. Et soudain, il comprit. Éda était un matin. Éda était cet instant fragile et éphémère qui vous révèle tout en une fraction de seconde, et puis vous échappe aussi sec. Éda était la Vérité insaisissable, la Vérité exposée aux yeux de tous de manière presque indécente, sans jamais vouloir se donner tout à fait. Un peu comme si on était sur le point de se rappeler quelque chose d’évident, quelque chose d’important, de grand. Mais quoi exactement ? Lui, il savait. C’était évident. À la manière d’un vieux chef indien, Éda avait voulu se réincarner en matin. Mais elle était revenue : punie par la nature, elle avait une dette karmique à accomplir et restait, dans cette vie-là encore, prisonnière d’un corps humain, ignorante de sa propre identité. L’esprit du matin vivait en elle.Voilà pourquoi Théodore l’avait baptisée Matin Fugace. Elle le nomma à son tour Rêve Endormi, car, disait-elle, si elle était le matin, il était la nuit. Et c’est pourquoi ils s’entendaient si bien. Éda devint la meilleure amie de Théo. Leur relation était à la limite du réel, de l’interdit, de l’illégal. Le matin et la nuit. Il fallait se donner rendez-vous au sommet des montagnes, dans les arbres ou sous les eaux. La seule qu’ils toléraient, voire qu’ils acceptaient volontiers dans leurs jeux, était Marnie. Marnie était un arbre. Elle allait puiser sa sève dans la terre avant d’élancer ses branches vers le ciel. Elle était à elle seule le syndrome de la balançoire. Ces gens qui veulent s’envoler mais qui, de toutes leurs forces, s’accrochent aux cordes rassurantes pour ne pas tomber. Et qui tapent du pied pourtant, qui prennent leur élan. À l’époque, elle avait déjà le visage ridé de ceux qui ont passé leur vie à rigoler. Elle n’était pas vieille du tout, mais c’étaient les rides du bonheur qui éclaboussaient les commissures de ses lèvres et formaient des ridules malicieuses au coin de ses paupières. Sur sa joue gauche, il y avait exactement huit taches de rousseur, Éda les avait comptées. Ce visage pétillant était encadré d’une longue chevelure auburn indisciplinée et broussailleuse, aussi rebelle que les feuilles d’un arbre en automne. 15
Éda avait toujours vécu avec Marnie-Séquoia Malicieux. Ses parents étaient morts peu de temps après sa naissance dans un terrible accident de train, qui avait fait la Une des journaux. Marnie, la sœur de sa mère, avait pris la petite fille sous son aile. Séquoia Malicieux connaissait toutes les histoires d’Indiens qui nourrissaient les jeux. Avec elle, la réalité était chargée d’histoires inventées, de paysages édulcorés, de sauts dans des contes de fées. L’imagination n’avait plus de limites.Tout est possible, pour qui veut croire, disait-elle. Marnie était une enfant habilement déguisée en adulte, mais sa panoplie ne trompait personne. Surtout pas Théodore. La chambre d’Éda s’ouvrait sur une colline magnifique. Celle sur laquelle Théodore devait accomplir sa destinée de chaman pour devenir guérisseur. Le vent soufflait sur la plaine, dans la pièce dont les murs avaient disparu, remplacés par des arbres immenses, des arbres où les esprits des Indiens sioux réincarnés volaient, vautours paisibles dans les branches humides, éclairs foudroyants dans le ciel aux couleurs rougeoyantes, braises enflammées enfumées de nuages gris foncé. Éda gloussait. « Tu ne t’y attendais pas Théo, n’est-ce pas ? Pourtant c’est le grand jour je crois, est-ce que tu le sens en toi ? » Oui, il était temps de ne plus avoir peur et de gravir la montagne d’oreillers et d’édredons que le petit garçon ne voyait plus. Car sous ses doigts, c’étaient bien des ronces solides auxquelles il s’accrochait pour ne pas glisser. Sous ses pieds, c’était bien l’herbe qui s’écrasait et la terre qui s’infiltrait entre ses orteils crispés, agrippés à la côte raide pour ne pas tomber. Il avait pris son bain sacré dans la hutte prévue à cet effet. Éda avait transformé la salle de bains en un sauna étouffant pour le premier bain de vapeur purificateur. Comme ils ne savaient pas exactement combien de temps cette torture devait durer, ils avaient fixé à tout hasard un minimum de dix minutes. Le souffle lui avait manqué, tout l’air qu’il aspirait était comme un feu brûlant dans ses poumons. Même l’émail du lavabo sous ses doigts lui semblait ardent, il n’y avait plus de reflet dans le miroir devenu opaque. Il se tenait dans la hutte des futurs chamans, c’était l’épreuve de la Purification : se maîtriser afin de gravir la colline. Il se sentait fort et grand. Mais… Quand même. 16
Ça devenait difficile. Il n’avait pas imaginé que cette étape-là serait aussi compliquée. À vrai dire, il n’y avait pas songé. Pour lui, le rituel commencerait vraiment dans toute son ampleur une fois qu’il serait au sommet des oreillers, et qu’il devrait patienter quatre jours et trois nuits, coupé du monde, faisant l’expérience de la faim et de la soif durant ce long week-end de Pâques. Tout ce qui se passait avant n’était que mise en scène spectaculaire. Il entendait, comme étouffée par un tissu épais, la voix d’Éda au loin qui criait : « Plus que sept minutes… J’espère que tout va bien là-dedans ! T’as vu comme il fait chaud ? J’ai mis de l’eau bien brûlante et tout. Plus que six minutes… Théo, ça va toujours ? Théo… ? Est-ce que j’ouvre la porte… ? Théo ? » Il ne fallait surtout pas qu’elle ouvre. Mais il avait du mal à parler, la tête lui tournait. Il ne fallait pas qu’elle ouvre, parce qu’alors, cela voudrait dire qu’il aurait échoué à devenir chaman. Il fallait qu’il le fasse. « N’ouvre pas… » s’entendit-il murmurer précipitamment en voyant la poignée tourner. Il fallait réussir… Il allait réussir. Il le sentait. Il était un homme. Un homme seul dans une hutte incandescente, les membres de sa famille priant pour qu’il résiste et accomplisse son destin. Le feu crépitait à ses pieds, les brindilles chauffées au rouge s’envolaient vers son visage, les braises entraient en contact avec sa peau déjà hurlante de douleur et fatiguée d’avoir mal, les hommes psalmodiaient dans la pénombre un de ces vieux chants où l’esprit des ancêtres resurgit. Resurgit vraiment. Se déplie, se déploie, vous transcende et vous transporte à l’orée d’une forêt où le monde entier chante en chœur. La faune, les arbres et les fleurs. Il n’aurait su dire à quel moment il était tombé sur le sol, mais il revoyait clairement le visage d’Éda au-dessus de lui et sa légère grimace quand elle dit : — Théodore Charles, je crois qu’on a un peu exagéré sur ce coup-là. — J’ai tenu dix minutes… ? demanda-t-il faiblement. — Absolument ! avait-elle répondu avec un aplomb qui, sur le moment, ne lui avait laissé aucun doute. En réalité, il ne sut jamais s’il avait réussi ou non l’épreuve du bain de vapeur purificateur. Cela n’avait aucune importance. Éda lui remit alors une gourde dans laquelle elle avait glissé de petits cailloux qui chuintaient, 17
ainsi qu’une partie d’elle-même – de minuscules bouts de peau qu’elle avait arrachés autour de ses ongles, malgré le refus catégo rique de Théo. Mais l’Hanblecheya ne pouvait avoir lieu sans un morceau d’un être cher donné dans la souffrance. Ils avaient déniché le calumet dans un vide-greniers, et à dire vrai, c’était un peu ce qui avait précipité la cérémonie. L’objet avait davantage l’apparence d’une longue pipe abîmée et combien de fois portée à des lèvres inconnues et avides, le bec encore trahi par les marques profondes des dents de son précédent propriétaire. Éda avait tracé des lignes aux couleurs vives avec un pinceau épais sur le bois terni, et recouvert l’instrument qui les enthousiasmait tant d’une couche de vernis. Le calumet, seul élément manquant à leurs rituels a mérindiens, était là, beau, luisant, prêt à l’emploi. — Matin Fugace, avez-vous le tabac ? demanda Théo sur un ton travaillé qui, il l’espérait, paraîtrait tout à la fois solennel et désinvolte, signe avant-coureur de la virilité qu’il n’allait pas tarder à affirmer en tenant quatre jours sans boire et manger, seul dans la chambre d’Éda. — Voici le tabac, ô Rêve Endormi, avait-elle claironné, ravie, en lui tendant sa trousse d’écolière dans laquelle, il le savait, se trouvaient une boîte d’allumettes et trois cigarettes volées à sa mère. Et l’ascension des oreillers avait commencé. Éda l’avait regardé une dernière fois, debout sur le palier, affichant une expression dramatique pour le moins comique. Elle murmura un vague bonne chance inquiet, et referma la porte derrière elle, sa couverture sous le bras. Pour sa part, elle irait dormir dans le jardin, sous le tipi. La fin de cette aventure demeure floue, même pour moi. Selon la version officielle des deux enfants, l’ascèse de voyant avait eu lieu, dans la colline de l’Édredon, et Théodore n’avait rien avalé pendant trois jours, avant de reparaître victorieux. Comme il s’y était attendu, il était prédestiné à un avenir de chaman. Pendant ses nuits de solitude, les esprits de l’Arbre devant la Fenêtre, celui du Vent qui fait Grincer les Meubles et de la Lune qui s’Arrondit lui avaient bel et bien parlé. Désormais, il s’appelait Hanepi-wi, Soleil Nocturne, et les deux enfants avaient entamé des danses de la pluie autour des canalisations en forme de Mississipi pour célébrer la nouvelle. 18
Mais d’après les rumeurs officieuses, l’opération aurait été interrompue et Théodore n’aurait passé qu’une heure dans la chambre. Enfin, si l’on en croit la version de Marnie, Soleil Nocturne aurait mis le feu à la colline de l’Édredon sacré en allumant le calumet, et Séquoia Malicieux avait dû intervenir, malgré les supplications des Indiens qui avaient dansé toute la soirée sans succès pour faire tomber la pluie et chasser la fumée qui s’était répandue dans la maison.
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Ce fut
autour du châtaignier que la conquête de l’Ouest se joua pour la seconde fois. L’arbre ne faisait pas vraiment partie du jardin de Marnie, mais il était là, juste en face. C’était leur rendezvous quotidien. Et en matière de poste d’observation de cow-boys, on n’aurait pu trouver mieux. Il était robuste et noueux, ses grosses racines sortant de terre comme autant de fauteuils confortables pour les deux enfants. Éda crapahutait de branche en branche, vêtue de sa traditionnelle robe en daim et de sa coiffe d’Indien, une paire de jumelles autour du cou. Elle refusait catégoriquement de jouer le rôle de la squaw et de demeurer tapie à l’abri du tipi. Quel intérêt ? Elle était le chef, et se battait encore mieux que les garçons. Ce qu’il y avait de bien avec l’arbre, c’est que, lorsque vous aviez une blessure par balle due à une confrontation avec l’homme blanc, il vous suffisait de presser votre torse contre son tronc rassurant et de l’entourer de vos bras. Alors le châtaignier vous donnait de l’énergie et tout rentrait dans l’ordre. C’était bien pratique aussi lorsqu’Éda faisait des cauchemars. Le problème dans cette histoire, ce n’était pas d’en faire ni d’avoir peur. D’ailleurs, s’il devait être tout à fait honnête avec lui-même, Théodore devait bien s’avouer que ça lui arrivait à lui aussi de temps en temps. Non, en fait, le problème, c’est que ce n’étaient pas des cauchemars comme les autres. Ils survenaient n’importe quand, plongeant 21
Éda dans un état d’inconscience passager mais guère rassurant. Elle cessait toute activité, le regard vide, atone pendant quelques minutes. Ensuite elle poussait un simple cri… Et chaque fois, elle se précipitait vers le châtaignier et ouvrait grand ses bras tremblants pour se serrer contre lui. Ses joues baignées de larmes s’écrasaient contre l’écorce rugueuse. Alors Théodore se plaçait de l’autre côté et ouvrait grand les bras lui aussi. Et les deux enfants enlaçaient l’arbre pour effacer leur trouble et puiser de l’énergie. Un soir, à la sortie de l’école, alors qu’Éda était en crise, le petit garçon avait saisi des bribes de conversation entre deux passantes. « Je crois que la petite n’a plus de mère, elle a grandi avec la femme dont je te parlais l’autre jour… C’est compliqué à gérer pour elle, et puis élever un enfant seule, ça garantit pas beaucoup de stabilité… ». Il avait pris Éda dans ses bras machinalement. Elle n’avait rien entendu. Elle n’entendait jamais rien lorsqu’elle rêvait debout. Théodore détestait les gens qui parlaient de Marnie. Parce que Séquoia Malicieux était finalement comme une mère pour Éda. C’était une femme un peu excentrique, qui construisait des barques dans le jardin, qui n’aimait pas trop les horaires et avalait l’horloge dans sa chevelure touffue et dense. Elle n’aimait pas les règles non plus d’ailleurs, et l’école n’était rien d’autre qu’un truc à la con qui vous bouffe l’existence et accapare les enfants, jusqu’à ce que tout le monde soit joyeusement fondu dans les mêmes moules mais pas avec la même pâte. (C’est pourquoi certains enfants s’en sortaient mieux que d’autres.) Théodore trouvait que c’était une maman comme une autre, qui se débrouillait comme toutes les mamans qui élevaient seules leurs enfants. Sa maman à lui aussi s’occupait de lui toute seule. Mais elle, elle était toujours triste. Marnie devait sûrement être un peu triste parfois, mais comme c’était une enfant déguisée en adulte, ça ne se voyait pas.