Olivier Gechter
Chapeau melon et homme en noir Fragment de l’année 1864
Publication gratuite. Nouvelle dans le même univers que Le Baron Noir, année 1864 publié aux Éditions Mnémos, avril 2017.
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Merci à Jean Kisela pour sa traduction en tchèque,
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Où Albert s’offre enfin une soirée de détente et où on découvre que les nuits parisiennes ne sont sûres pour personne.
Albert aimait son maître. Pas comme un parent, ni comme un ami — il ne se le serait jamais permis —, mais comme le chien de berger aime son troupeau. Il avait promis au père de monsieur de veiller sur son fils et il s’acquittait de la tâche avec zèle et reconnaissance. Le métier aurait pu être plus désagréable : malgré ses petits travers, monsieur Lefort fils était un bon garçon ; courageux et généreux, ses coups de génie forçaient souvent l’admiration du vieux majordome. Comme son père avant lui, il n’avait pas son pareil pour transformer une découverte scientifique apparemment anodine en révolution industrielle. Les tramways et vapeurs qui sillonnaient Paris en tous sens en étaient un rappel permanent. Mais Antoine Lefort était surtout plus humain que son géniteur, et c’était un plaisir que de veiller sur le confort d’un homme aussi investi dans la lutte contre le paupérisme. Malgré tout, Albert appréciait lorsque monsieur partait pour affaires. Seul maître de la maison, débarrassé de la charge de secrétaire qu’il portait faute de titulaire, il pouvait enfin souffler un peu et se consacrer à quelques tâches trop longtemps remises. Suite à la destruction de l’hôtel particulier de monsieur 1, le travail ne manquait pas. Il allait du graissage de nouvelles bottes d’hiver à la reconstitution d’une cave digne de ce nom. Monsieur Lefort était parti depuis quelques jours pour les îles Anglonormandes, accompagnant le maréchal Niel. Pauvre monsieur… comme il
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Voir Bel Ange, dans Le Baron noir, année 1864, chez le même éditeur.
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devait s’ennuyer, entre promenades sur le front de mer et dîners protocolaires2 ! Albert passa donc son après-midi à mettre de l’ordre dans la maison, dirigeant avec précision quelques soubrettes louées à l’heure, avant de faire la tournée des commerçants pour commander ce qui lui manquait. La nuit tombait fort tard en cette saison et la journée de travail s’allongeait parfois d’autant. C’est donc vers neuf heures du soir que l’infatigable majordome troqua sa livrée pour une redingote plus décontractée. Il passa son manteau, prit une canne au râtelier, mit son chapeau melon préféré et prit l’ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée où logeait François le chauffeur. Un léger sourire tempérait son habituel visage marmoréen : cette nuit, il comptait s’amuser comme jamais il ne l’avait fait auparavant. * Aristide Burichon, plus connu dans les bas-fonds de Paris sous le sobriquet de « la Belette », buvait sa paye dans un café breton du quartier Montparnasse. L’endroit était tenu par un loup de mer sur le retour, originaire de Plougastel, comme la moitié de la clientèle. C’était un des nombreux établissements qui assurait le gîte et le couvert à tout ce que les quartiers populaires comptaient d’occulte. Ici, tout le monde connaissait tout le monde et on pouvait parler de tout, sans crainte de voir la police mettre le nez dans ce qui ne la regardait pas. C’était l’endroit idéal pour un vieux routier du crime tel que la Belette ; il pouvait y boire, se vanter et préparer son prochain coup tout à son aise. D’habitude, il finissait la semaine saoul et ruiné et recevait une rouste de sa femme avant le samedi, ce qui l’obligeait à reprendre le turbin dès le lundi suivant. Mais cette fois-ci, il pouvait se détendre : le commanditaire de son dernier perçage de coffre-fort l’avait grassement payé pour une poignée de 2
Pas si sûr… Pour découvrir comment Antoine Lefort tue le temps, voir La Bataille de Cherbourg, dans Le Baron noir, année 1864, chez le même éditeur.
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vulgaires cailloux ; des pierres laiteuses et difformes du genre de celles que les gamins ramassent au bord des ruisseaux. La Belette pouvait boire jusqu’à en oublier son nom, il resterait toujours assez d’argent pour nourrir la bourgeoise et sa portée. Il rinça encore une bolée de chouchen à la santé des imbéciles qui lui permettaient d’avoir de la viande dans le pot au feu tous les jours. Il buvait d’autant plus volontiers que la petite affaire qu’il venait de conclure avait été riche en émotions : l’enthousiasme d’abord, à l’idée de visiter l’appartement d’Antoine Lefort, une des plus grandes fortunes de France ; la frustration à l’idée de devoir partager la paye avec un acolyte comme Gégé le Bavard le malfrat le plus casse-pieds de la chrétienté ; l’excitation, dans le feu de l’action ; la terreur absolue quand le Baron noir avait surgi comme un diable de sa boîte ; et, enfin, le soulagement quand ce dernier s’était concentré sur le Bavard, lui permettant de filer à l’anglaise 3. Tout bien considéré, il ne l’avait pas volée cette cuite ! Comme tous les jours depuis cette affaire, il avait commencé à raconter son aventure à tous ceux qui voulaient bien l’écouter et cela bien avant que nuit ne tombe. Plus le temps passait, plus l’alcool lui montait à la tête, plus il exagérait son histoire et moins on entendait parler de Gégé et du Tchèque. La soirée avançant, et à force de rodomontades, il commença à verser dans le conte fantastique ; s’il ne s’endormait pas avant, on pouvait être sûr qu’il jetterait le Baron noir à terre avant le lever du soleil. ⎯ Voulez-vous vous asseoir à notre table ? Mes amis et moi aimerions beaucoup entendre votre histoire. La Belette jeta un coup d’œil à l’importun. L’homme portait un chapeau rond et une capeline qu’il n’avait pas daigné ôter. L’ombre du col et du melon, les vapeurs d’alcool et les fumées de pipe empêchaient le filou de dis-
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Voir La Bataille de Cherbourg.
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tinguer clairement son visage. Le type derrière lui était déjà trop loin pour que la Belette puisse le dévisager dans son état. Le voleur haussa les épaules. Qu’importe ces gens-là ! Il était bien où il était et il n’avait plus besoin de public ; parler à son reflet au fond d’un verre lui suffisait amplement. ⎯ Peut-être aimeriez-vous partager notre bouteille ? ajouta l’inconnu. ⎯ Ça c’t’une bonne idée, articula la Belette, la langue pâteuse. Ai… aidez-moi à me lever. Le pont de ce bateau n’arrête pas de tanguer. L’heure qui suivit fut un enchantement. Les nouveaux amis d’Aristide, passionnés par son histoire, le mitraillaient de questions. Chaque réponse était arrosée d’une nouvelle rasade, et pas de cette piquette qu’on lui donnait au comptoir, non, de ces bouteilles servies uniquement aux amis du patron et aux milords venus s’encanailler. C’était vraiment des gens charmants. Ils ne cessaient de le gâter, alors même que les anecdotes de la Belette étaient de plus en plus décousues, sa diction de plus en plus aléatoire. Bientôt, il n’articula plus que des syllabes indistinctes, tandis qu’il piquait peu à peu du nez sur la table. L’homme au chapeau et son camarade prirent soin de lui. Il se sentit soulevé par chaque bras et porté plus que guidé vers la sortie. Devant la porte, un énorme fiacre à vapeur rutilant attendait, porte arrière ouverte. Une voix dans un coin de sa tête se demanda comment une voiture aussi luxueuse pouvait oser s’arrêter devant un bouge comme celui-ci, mais le reste de son esprit n’était pas en état de réfléchir. Il ne réagit pas plus lorsqu’on le chargea sur la banquette moelleuse, qu’on l’enroula dans une couverture et qu’on lui passa un bâillon sur la bouche. ⎯ On le tient, fit une voix. Plus que deux. ⎯ Les prochains seront peut-être plus difficiles à pêcher. ⎯ Quel plaisir aurions-nous si la vie devenait facile ?
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La Belette glissa dans un sommeil d’ivrogne avec le sentiment que tout allait bien : ses nouveaux amis s’occupaient de tout. * Chaque quartier populaire possède un café dont la seule vertu est la discrétion. Le cloaque où Gégé le Bavard avait élu temporairement domicile était de ceux-là. Niché au fond d’une impasse du quartier Croulebarbe — promis à une démolition prochaine, mais dûment équipé d’une sortie dérobée —, sans enseigne ni lumière — mais avec un bon guetteur —, c’était le lieu idéal pour se faire tout petit. Dissimulé dans l’ombre d’une alcôve, à peine discernable dans la fumée du lieu, Gégé le Bavard méditait sur sa vie, le nez plongé dans un minuscule verre d’absinthe. Ce que l’alcool vénéneux lui renvoyait n’était guère reluisant. Depuis qu’il avait quitté sa Beauce natale pour rejoindre Paris — encadré par quatre gendarmes bien déterminés à le présenter à un juge pour une sombre affaire de recel de biens volés —, il n’avait cessé d’être en cavale que le temps de s’évader d’une prison ou d’une autre. Son histoire n’était qu’une succession d’incarcérations et d’évasions, entrecoupées de fuites, de planques et de larcins. D’ordinaire, il supportait plutôt bien cette vie picaresque. Dans les milieux clandestins, un certain prestige social allait avec la condition. Les filles se bousculaient à sa porte et il ne manquait ni d’amis sûrs ni de travail. Lorsqu’il comparait cette vie à celle de métayer qui aurait été la sienne s’il était resté au village, il ne trouvait plus la moindre raison de se plaindre. Mais il fallait se faire une raison : il prenait de l’âge. Quelques jours plus tôt, lors d’un fric-frac réussi de justesse, il avait glissé in extremis entre les doigts du Baron noir, le justicier de fer blanc qui hantait les faubourgs de Pa-
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ris. C’était la troisième fois qu’il le bernait et, pour changer, il s’en était tiré sans un seul bleu. Pourtant, au lieu de fêter sa victoire en claquant sa paye dans les cabarets de Montmartre, il se terrait au fond de troquets sordides, les yeux cloués à la porte comme si le diable était sur le point de l’enfoncer. ⎯ Gégé, marmonna-t-il dans sa moustache, tu te vautres dans le spleen… Il va falloir que tu te mettes au vert dans un coin tranquille, le temps qu’on t’oublie. Se refaire une virginité, oui, mais où ? La Beauce ? Il n’en était pas question. Même dix ans après son départ, la maréchaussée ne l’avait peut-être toujours pas oublié. La Normandie peut-être ? Non plus. Avec tous les rupins qui y séjournaient, il risquait de succomber à la tentation. La Bourgogne alors ? Après tout, Tonnerre n’était qu’à quelques heures de vapeur de Paris. Ces réflexions furent interrompues par le tintement de la porte du café. Gégé était prêt à bondir vers la sortie, mais l’alerte fut de courte durée : il reconnut la casquette et la silhouette athlétique du Tchèque. Le malfrat traversa la salle et s’assit à la table de son camarade sans plus de manières. Une serveuse aussi maigre que vulgaire vint immédiatement déposer un verre devant lui, preuve que même dans les pires caboulots, on savait soigner les habitués. Les deux hommes se connaissaient depuis leurs premières années de prison. Le voleur le plus volubile et l’homme de main le plus taciturne s’étaient accordés tout naturellement comme tenon et mortaise. Leurs compétences se complétaient aussi admirablement. Gégé négociait, préparait les coups, ouvrait les portes et les portefeuilles. Le Tchèque écoutait, observait, escaladait, rampait, assommait — et dans l’art compliqué de l’assommement, il avait acquis certaines compétences qu’on ne retrouvait qu’au fin fond de la jungle brésilienne.
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Le slave éclusa son verre avec une grimace et se pencha vers son camarade. Il entrouvrit la bouche, d’une manière que Gégé lui-même n’avait pas vue depuis des mois. Un son rocailleux en sortit : ⎯ Quelqu’un il pose des questions, grommela-t-il. L’accent slave était épais et Gégé dut faire un effort pour comprendre. Mais loin de lui la tentation de prendre l’information à la légère : le Tchèque parlait si peu, même à lui, qu’on aurait pu le surnommer « le Muet. » Lorsqu’il daignait ouvrir la bouche le peu qu’il disait valait de l’or. ⎯ Un mouchard ? Tu l’as vu où ? Il ressemble à quoi ? On le connait ? ⎯ Vieux type. En noir. ⎯ Un poulet ? Le Tchèque rejeta l’hypothèse d’un mouvement de tête. Aussi vrai qu’un policier flaire le suspect à cent pas, un filou reconnait un argousin, même déguisé en saint Nicolas. ⎯ Un futur client peut-être ? La rançon de la gloire, tu sais… Nouveau mouvement de la tête. Il se racla la gorge, fatiguée par tant d’efforts, et répondit : ⎯ Pose questions. Beaucoup. Pas bon. Gégé eut une sueur froide. Sous la Seconde République du président Bonaparte, il existait pire que la police, et même pire que le Baron ! Ses derniers succès étaient pouvaient être vus d’un mauvais œil. : des concurrents ou des clients mécontents pouvaient s’être fendus d’un ou deux tueurs à gages pour l’éliminer ; Les services secrets de l’armée, cherchaient peut-être à lui demander des comptes sur les plans volés dans les bureaux des industries Lefort. Dans tous les cas, il était plus qu’urgent de déguerpir. Ouvrir un café à Tonnerre sous un faux nom… Décidément, l’idée était de plus en plus séduisante.
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⎯ As-tu un pied-à-terre ? demanda-t-il à son ami. Un coin où te terrer pendant quelques temps ? Le Tchèque hocha la tête. Il n’avait pas vu les collines du Frioul depuis les guerres d’Italie. Il y retrouverait peut-être d’anciens compagnons d’armes. ⎯ Alors on met les voiles. On se donne des nouvelles par télégramme codé, comme d’habitude. Les deux hommes laissèrent une pièce sur la table et s’éclipsèrent par la porte de derrière. Ils se séparèrent dans la ruelle, un geste pour tout adieu. * Le Tchèque fila directement vers la chambre qu’il louait près du pont Picard 4. Faire son baluchon, filer à la gare, prendre le premier train en direction du sud, qu’importe la direction ou le prix du billet, tout ça ne serait l’affaire que d’une heure. Il ne lui faudrait pas long pour réunir ses possessions : depuis sa dernière évasion, il n’avait pas eu le temps de s’encombrer de grandchose. Le
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arrondissement nouvellement constitué était construit autour des
manufactures construites au sud de Paris au
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siècle, parmi les-
quels les anciennes manufactures des Gobelins. La révolution industrielle avait transformé les anciens ateliers royaux en un immense amas de fabriques, de dépôts et de carrières souterraines, autour desquels se pressaient des baraques d’ouvriers construites en dépit du bon sens. Par bonheur, les industries les plus nocives avaient été rejetées vers la périphérie, mais lorsque le vent venait du sud, leurs vapeurs viciées parvenaient à obscurcir le ciel. Ce capharnaüm était traversé pas les avenues tracées arbitrairement par le baron Haussmann et par la Bièvre, la rivière martyre qui servaient d’égout à ciel ouvert à tout ce petit monde. Vu du ciel, l’arrondissement tout entier
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Remplacé par le pont de Tolbiac, après qu’une tempête jeta la construction à bas.
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ressemblait à ces amas de champignons qui poussaient le long des ronds de sorcière. Perçant de-ci de-là, des immeubles plus ambitieux se dressaient comme des pissenlits au milieu du fumier. C’est dans l’un de ses immeubles que le Tchèque louait une chambre à la journée. La façade était décrépite, mais l’intérieur était administré d’une main de fer par la concierge, une Normande maniaque d’ordre et de propreté. Cela convenait parfaitement au tempérament de l’ancien mercenaire, d’autant plus que la vieille, moyennant un supplément, servait aussi de cerbère et de cantinière. Avant d’entrer, le Tchèque scruta la rue de gauche et de droite. Elle était presque déserte. Sous le réverbère le plus proche, la silhouette noire d’un quidam attendait on ne sait quoi, appuyée sur sa canne. On distinguait un chapeau melon et un manteau un peu trop gros pour la saison. Jugeant qu’il n’y avait rien à redouter, le bandit se réfugia dans l’entrée de son immeuble. Il toqua au carreau de la loge. Pas de réponse, pas de lumière. Tant pis pour les politesses ; il lui faudrait partir comme un voleur. Il tendit le bras par le guichet pour récupérer sa clef sur le tableau. Le couloir et l’escalier étaient plongés dans l’obscurité. Le gaz n’arrivait pas encore jusqu’à ce coin déshérité de la capitale et seules des veilleuses à pétrole éclairaient les paliers d’une lumière chiche et tremblotante. Le Tchèque gravit les marches quatre à quatre, jusqu’au cinquième étage. Il ouvrit la porte et eut un mouvement de recul : dans l’embrasure de la fenêtre chichement éclairée par les lumières nocturnes, se découpait une silhouette noire, portant capeline et chapeau rond. Avant que le Tchèque ait pu faire un geste, l’ombre se rua vers lui, dans un mouvement de cape fantomatique. La vision était saisissante ! Le Tchèque, pourtant peu porté sur la fuite, prit aussitôt ses jambes à son cou.
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Il dévala les marches des trois premiers paliers à une allure folle. Il accéléra encore lorsqu’il se prit les pieds sur un fil vicieusement tendu entre le second et le premier étage. Après un vol plané magistral, il atterrit sur un paillasson avec toute la grâce d’un sac de ciment. Une main le saisit aussitôt au col et le retourna. Le Tchèque eut tout juste le temps d’entrevoir la silhouette au chapeau rond, qui le dominait. „Do prdele, jak mě moh' tak rychle najít?5“ se demanda-t-il dans sa langue natale. Il n’obtint pas de réponses à cette question. L’étrange spectre lui plaqua un tampon imbibé de chloroforme sur la bouche. Quelques instants plus tard, il sombrait dans l’inconscience. * Le Bavard avait élu domicile dans l’arrière-cour d’un atelier de menuiserie, un peu au nord de Tolbiac. Pour un travailleur nocturne comme lui, il avait fallu s’habituer au bruit des scies dès potron-minet, mais l’endroit affichait les mêmes qualités que son troquet préféré : discrétion et porte de derrière. Presque un credo pour Gégé. Prudent, il n’avait pas rejoint directement sa planque. Il avait préféré déambuler au hasard dans les rues, changeant de direction au gré de ses inspirations, sans jamais cesser de regarder par-dessus son épaule. Dans ce jeu de cache-cache, la brume parisienne — savant mélange de fumée, de vapeur d’eau et de poussière de charbon — était sa meilleure alliée. Lorsqu’il fut pleinement rassuré, il se paya le luxe de regagner la menuiserie en ligne droite. À cette heure déjà avancée, l’endroit était parfaitement désert. Gégé entra dans sa chambre en coup de vent. Le plus gros de ses effets personnels
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« B…del ! Comment m’a-t-il rattrapé aussi vite ? ».
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tenait dans une musette et les reliefs des derniers butins en composaient la majeure partie. La gare d’Austerlitz était à moins de deux kilomètres de chez lui. Les fiacres ne fréquentant pas trop le quartier à la nuit tombée — Dieu seul savait pourquoi — il n’avait d’autre choix que de faire le chemin à pieds. Il quitta la cour de la menuiserie et s’engagea d’un bon pas dans la rue aux pavés disjoints. La brume s’étirait en volutes tentaculaires, rampant sur le sol comme des esprits malins dans un cimetière. Tout comme eux, ces serpents de brume apparaissaient ou disparaissaient au gré de l’éclairage de la rue. Entre Tolbiac et Arago, les becs de gaz étaient encore rares. Dans leur pauvre lumière, le brouillard rampant paraissait si épais que les jambes de Gégé disparaissaient presque dans la soupe de pois. Le malfrat marchait vite, les fers de ses semelles claquant bruyamment sur le pavé. En dehors du feulement occasionnel d’un matou enamouré et du chant décousu d’un ivrogne dans le lointain, c’était le seul bruit qu’on pouvait percevoir. Mais bientôt, les claquements de sabots et de roues ferrées retentit derrière lui. Gégé serra le mur au plus près, autant pour laisser le passage que pour se dissimuler dans l’ombre. Le rythme des claquements ralentit. Qu’attendait cet imbécile pour rouler ? Souhaitait-il donc passer la nuit dans la rue ? Il jeta un œil par-dessus son épaule. Les lanternes d’un fiacre illuminaient le brouillard d’un halo éblouissant, à quelques mètres à peine. À contre-jour, les grands chevaux semblaient faits d’ombre. D’un geste agacé, le Bavard fit signe au conducteur d’avancer. Le cocher lui répondit d’un claquement de fouet.
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Et soudain, comme excité par un tissu rouge, la voiture chargea en direction du voleur. Lorsque Gégé comprit, après un interminable instant, qu’on cherchait à l’écraser, la peur lui donna des ailes. Sans réfléchir, il courut comme un dératé. Qui donc pouvait en vouloir ainsi à sa vie ? Car il ne doutait pas un instant des intentions de ses poursuivants. Gégé chercha des yeux une porte cochère où s’abriter6, mais dans ces ruelles déshéritées, les maisons de maître n’étaient pas légion. Heureusement, les quelques réverbères et les monceaux d’ordures entassées ici et là permettaient au fuyard de garder un peu d’avance sur le fiacre. Malheureusement, les chevaux pouvaient soutenir les vingt kilomètres à l’heure pendant des heures sans faiblir, ce qui n’était pas le cas du Bavard. Au hasard, il s’engouffra dans une venelle de traverse, noire comme un four, dont il ignorait si elle débouchait quelque part. Elle était par contre si étroite, qu’il était peu probable qu’une calèche puisse l’y suivre. Le cœur battant à tout rompre, hors d’haleine et les poumons en feu, Gégé n’osa regarder derrière lui. Ses poursuivants avaient-ils mis pied à terre pour se lancer à sa poursuite ? Après un coude, le Bavard déboucha sur une rue plus claire et plus large, peut-être la rue Censier, à moins qu’il ne s’agisse de la rue du Fer-à-Moulin, car il ne se souvenait pas d’avoir croisé la Bièvre. Mettant de côté cet intéressant problème de géographie, il prit la direction de la gare d’Austerlitz qu’il imaginait sur sa gauche. Il ne fit que trois pas avant de pousser un gémissement : une ombre fonçait vers lui à tombeau ouvert. Pendant un instant, Gégé resta figé, ne sachant que faire. Le véhicule semblait minuscule par rapport au fiacre qui l’avait poursuivi. Ça ressemblait
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Les portes cochères comportaient toujours des plots de pierre, dont le but était de protéger les murs des roues des fiacres. Les piétons s’en servaient aussi pour s’abriter des chauffards qui avaient tendance à trop raser les murs.
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à une étrange bicyclette motorisée, sans capote. Des fumeroles sortaient de son moteur et la capeline du conducteur flottait au vent, achevant de lui donner des airs de fantôme. N’écoutant que son courage, Gégé prit ses jambes à son cou. En quelques foulées, il avait regagné la sécurité de la venelle qui lui avait déjà une fois sauvé la mise. Mais au lieu de s’y enfoncer — après tout, ses poursuivants l’attendaient peut-être encore de l’autre côté — le Bavard se dissimula dans l’ombre pour observer son poursuivant. L’étrange vélocipède s’arrêta au niveau de la ruelle. La silhouette se découpait clairement dans la lumière des lampadaires. Qui était donc ce nouvel empêcheur de truander en paix ? Comme si ce démon de Baron noir ne suffisait pas ! Chez Gégé, la peur avait laissé place à la colère. Qu’avait-il fait pour mériter une telle chasse ? N’était-il pas un honnête homme, malgré le métier que le Bon Dieu lui avait imposé ? Qu’il mette donc pied à terre, l’animal, et il verrait à qui il avait à faire ! Mais le Bavard en fut pour ses frais : le véhicule redémarra, pour revenir après une rapide manœuvre. Cette fois, l’engin faisait face à la ruelle, éblouissant Gégé de toute la puissance de ses lanternes. Il y eut un moment suspendu, où le voleur resta figé comme un rongeur sous le regard d’un cobra. Dans son esprit, il n’y avait plus de place que pour une seule pensée : le petit véhicule à moteur était si peu large qu’il pouvait sans soucis s’engager dans la ruelle. Soudain, le poursuivant s’ébranla. Sans presque en avoir conscience, les jambes du Bavard l’entraînèrent précipitamment dans les profondeurs de la ruelle. Il sentait des ailes lui pousser, tandis qu’à quelques longueurs derrière lui retentissait un sinistre bruit de roues.
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Il courait comme dans un cauchemar : l’impression de voler au-dessus des pavés se disputait à celle de piétiner dans une épaisse couche de mélasse. Cette ruelle semblait ne plus vouloir finir ! Soudain, le salut : un véhicule s’arrêta droit devant lui, au bout de la venelle. Rien à voir avec la voiture à cheval qui cherchait à l’écraser tout à l’heure : il s’agissait d’un fiacre à vapeur, peut-être un taxi. Sans se poser de questions, le voleur bondit vers la portière, l’ouvrit à la volée et se réfugia à l’intérieur comme une furie. Tremblant de terreur, il eut toutes les peines du monde à fermer le loquet de la porte tout en braillant à l’adresse du conducteur : « À la gare d’Austerlitz ! Vite, par pitié ! » Personne ne lui répondit. Ce n’est qu’à ce moment qu’il aperçut le décor trop somptueux, les velours rouges, les veilleuses à gaz et les boiseries en bois de rose. Ce ne fut qu’ensuite qu’il découvrit qu’il n’était pas seul à bord. Sur la banquette d’en face, dissimulés par la pénombre, la Belette et le Tchèque le regardaient d’un air désespéré. Les deux hommes étaient ligotés l’un à l’autre avec de la corde et un épais bâillon leur permettait tout juste de grogner des sons inintelligibles. Gégé ne resta immobile que le temps de comprendre qu’il avait foncé tête baissée dans un traquenard. Faisant volte-face, il bondit hors de la voiture aussi vite que lui permettait le loquet de la portière. Mais à peine avait-il mis un pied dehors qu’un magistral coup de poing l’envoya s’affaler sur la banquette qu’il venait de quitter. Juste avant de perdre connaissance, il vit, à travers les trente-six chandelles qui lui brouillaient la vision, la silhouette de l’homme au chapeau rond qui se penchait sur lui. Il était tard lorsque le fiacre à vapeur de monsieur Lefort rentra dans son box de la rue du Bel-Respiro : Albert et François avaient dû ranger le motocycle de Perreaux dans le coffre du vapeur — ce qui n’avait pas été sans mal, vu le
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poids et le volume du petit engin à moteur —, puis déposer un colis encombrant devant la porte de la prison de la Santé sans se faire remarquer — cet épisode renvoya Albert à l’âge où il sonnait aux portes des voisins pour les faire rager. Il avait aussi fallu rejoindre le cocher du fiacre qu’ils avaient engagé pour rabattre le gibier et lui régler ce qu’ils lui devaient. La chasse ne s’était pas faite sans quelques dégâts : François allait devoir effectuer une ou deux réparations, les trois passagers ayant dégradé les boiseries en se débattant pendant le transport ; de son côté, Albert allait devoir plonger la main dans de la glace pendant quelques minutes, mais malgré ces petits désagréments, le majordome sentait monter en lui la satisfaction du devoir accompli. Et ce n’était qu’un avant-goût ! Car le lendemain, il irait au kiosque à journaux acheter le Petit Bulletin, La Presse et le Siècle. Il regagnerait son petit appartement de service avec les journaux sous le bras, s’installerait sur le balconnet de sa chambre avec une tasse de café et un de ces cigares qu’il gardait pour les grandes occasions et, pendant des heures, il se délecterait à la lecture des pages de faits divers. Enfin, il saurait ce que ressentait monsieur lorsqu’il découvrait les comptes rendus de ses exploits dans les manchettes des journaux. Car avant de frapper à la porte du grand portail de la Santé, au pied duquel trois malfrats attendaient leur sort, le brave Albert avait pris la précaution de laisser un petit billet sur lequel était écrit en caractères soignés : « Avec les compliments du Baron noir. » * Pour retrouver Albert et faire la connaissance de son fameux maître, n’hésitez pas à prendre le premier dirigeable direction Le Baron noir, année 1864 ! Vous ne verrez plus jamais Paris de la même manière !
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