Prologue l'Ange Blond Laurent Poujois

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Laurent Poujois

L’ANGE BLOND


DU MÊME AUTEUR, CHEZ D ÕAUTRES ÉDITEURS,

Le Monde éveillé,LES ENFANTS D U RÊVE - tome 1, Milan, 2 006 Les Voyageurs dÕUlthar,LES ENFANTS D U RÊVE - tome 2, Milan, 2 00 7


ICARES LÕAventure imaginaire

Ouvrage publié sous la direction de Claire Couturier.

© Les Éditions Mnémos, février 2010 15, boulevard Vivier Merle 69003 Lyon www.mnemos.com * ISBN : 978-2-35408-071-6


À Jean-Paul,


AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR

Dans un souci de cohérence, l’auteur a souhaité que certains dialogues de L’Ange Blond apparaîssent dans leur langue originale. Pour une meilleure compréhension de l’histoire par les lecteurs européens, les expressions en dialecte anglais ont été explicitées en annexe. Certaines phrases et termes techniques allemands ont également été traduits en bas de page à destination des lecteurs non-européens. L’éditrice tient à remercier Caroline Irwin et Philipp Trösser pour leur érudition.


LES SANGLOTS LONGS… — Putain, Aurore ! Tu l'as trouvé où cet abruti de pilote ? — Dans le même bar que toi, Marco. Mais lui, il ne carburait pas à l'alcool de peyotl ! Marco hurle de rire. J'ai anticipé sa réponse et ordonné à mon biône de baisser le volume de réception pour ne pas me faire exploser les tympans. J'aime bien Marco. C'est un frère d'armes et de sang. Il a un talent certain pour semer la merde lorsque tout est tranquille, mais dans une situation d'urgence, on peut vraiment compter sur lui. La fraternité du corps des légionnaires n’est pas un vain mot: la survie est à ce prix. Pour ma part, j'ai quitté la Légion Impériale après six années de service et un échange assez vif avec mes supérieurs. Marco a rempilé. Il a pris goût à cette errance perpétuelle autour de la Terre et de ses satellites, au gré des manœuvres et des opérations, toujours en quête d'un bar clandestin où sa large silhouette ne serait pas déjà connue. Mais je dois avouer que, pour ce qui est du pilote, Marco n'a pas tort. Si nous n'avions pas été sanglés dans nos compartiments de saut, le passage en mode furtif nous aurait immanquablement fait rouler dans la soute comme tous les objets qui n'y étaient pas arrimés. — L'abruti de pilote signale aux deux boulets qu’ils seront sur zone dans vingt secondes ! J'aime bien Le Pou aussi. Je ne connais pas son vrai nom et je me demande parfois s'il le connaît lui-même. Il est d'une laideur à se faire nonne de la Charité, mais c'est un pilote de dirigeable hors pair, toujours partant pour une virée bien allumée. — Dix secondes ! lance Le Pou. Pour ceux d'entre vous qui ont l'option cerveau, il est encore temps de renoncer. Les vents furieux tordent les ailes du dirigeable. Lors du passage en mode furtif, les toiles à mémoire d’un aéronef s'aplatissent et se rigidifient


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sur leur bord d'attaque. Tout le talent du pilote consiste à jouer sur la portance de ces ailes de chauve-souris pour planer sur les courants aériens. À ce jeu-là, Le Pou est un demi-dieu. — Largage confirmé, dis-je en abaissant ma visière. — On va exploser le record ! rugit Marco. L’énorme Maori se cale dans son berceau magnétique et se met à brailler un haka traditionnel. — TIKA TONU MAI ! TIKA TONU MAI ! Le biône de ma combinaison verrouille l'étanchéité de mon casque et divise par cinq le volume sonore du chant guerrier. — Ki ahau e noho nei… Je ferme les yeux, laissant au cerveau biotechnologique le soin de vérifier l'état du matériel et les vecteurs de saut. Je paramètre toujours mes assistants en mode silencieux. L'ISO, l’Impression Sélection Oculaire, est plus rapide, plus précise et bien moins agaçante que le mode vocal. J'entends le sifflement de la décompression puis le glissement huileux du capot extérieur. — LOS ! Le Pou coupe les liens magnétiques des berceaux et c'est le grand plongeon. La séquence est immuable : une brève sensation d'apesanteur, une accélération constante, et bientôt, l'air s’épaissit. J'ouvre les yeux. Du coin de l'œil, je saisis la silhouette furtive du dirigeable qui file pour quitter la zone d'exclusion. Il est temps de déployer les toiles de ma combinaison, ce qui me donne la silhouette d'un écureuil volant, sans la queue en panache. Marco évolue à une centaine de mètres de moi. À cette distance, les biônes de nos combinaisons communiquent en boucle privée. — On est bien ! grogne Marco. — On est « pas mal ». Correction d'assiette de deux degrés pour être dans le plan de vol. J'aurais pu m'abstenir de cette remarque. Le cerveau de sa combinaison affiche tous les paramètres de descente sur le treillis axonal de sa visière, et Marco connaît le programme aussi bien que moi. Je tourne légèrement les poignets, ce qui modifie la portance des toiles antérieures et me permet de faire la correction d'angle. À six mille mètres d'altitude, l'aube nous enveloppe déjà alors que la mégapole londonienne s'ébroue encore dans les ombres nocturnes, monstre informe dont le gigantisme est révélé par une myriade de points lumineux. Le ruban sombre de la Tamise serpente entre les arches de logements et les tours de bureaux édifiées au bord de l’eau. Sur le fleuve, les feux de position des navires forment un cordon ombilical de lumière qui relie la sous-préfecture écossaise à l'Empire.


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Nous chutons à moins de 100 km/h ce qui nous donne une trompeuse impression de tranquillité. Brusquement, nous franchissons la limite journuit. Fin de l’échauffement : place aux hostilités. Froid. Vents tourbillonnants. Ténèbres. Ce changement brutal réveille les automatismes que la Légion m'a inculqués à grands renforts de hurlements, de nuits blanches et de bains de boue. J’allume l'affichage d’une contraction de paupière. Ma visière se couvre d’informations tactiques. « Triangulation ? » suggère le biône en version texte. Je vise rapidement les repères demandés. L'Arc de Triomphe enjambant la Tamise. Le parc de Hyde et sa verrière zoologique martienne. Le Palace Impérial de Buckingham, hôtel de charme pour chef d’état en visite protocolaire. — Périmètre de Sécurité dans quinze secondes, avertit Marco. — Vent stable 60 km/h Nord-Ouest. Conforme aux prévisions. — Ça va être chaud. — Vois le bon côté des choses : nos fans vont adorer la séquence que nous sommes en train d'enregistrer. — Celle de nos cadavres éclatés sur la chaussée d'Austerlitz ? Je n'ajoute rien. Je sais que Marco râle pour le principe. Mon biône lance une alarme silencieuse : zone dans trois secondes. — KA MATE ! KA MATE ! reprend Marco. KA ORA ! KA ORA ! Une autre voix retentit dans nos écouteurs. Elle a cette résonance métallique propre aux servobiônes de défense. — Central Sécurité à chuteurs non identifiés. Vous avez 20 secondes pour corriger votre trajectoire selon les coordonnées que nous transmettons actuellement à vos combinaisons. Passé ce délai, et en vertu des lois d'exception propres aux zones d'exclusion, vous serez abattus. Cette annonce fait courir un délicieux frisson le long de ma colonne vertébrale. Il n'y a pas de plaisir sans danger, telle est ma devise. — Première salve, proteste Marco. Ça fait même pas vingt secondes ! Deux traits de lumière jaillissent des tours de défense. — Des Berthier, maugrée le Maori en analysant la signature thermique des missiles. Ils nous prennent pour des amateurs ! — Laissons-leur le plaisir de la découverte. On manœuvre au plus juste. Je prends la tête tout en conservant une portance maximale. Marco calque sa trajectoire sur la mienne. Si nous plongeons trop vite, le record nous échappera : onze mille deux cent soixante-seize mètres, soit la plus grande distance parcourue en chute libre à travers le périmètre de défense londonien. Une performance stupide, dangereuse et strictement inutile : tout ce que j’aime. Il nous faudra tout de même assurer l’atterrissage, ce qui n'est pas forcément la partie la plus évidente du défi. À cette vitesse,


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entre les tours de défense, les gratte-ciels et les projecteurs de traque, il n’y a pas de seconde chance. Le chuteur urbain a donc deux options : écouter son instinct ou s’en remettre au programme de survie de son biône. Je connais plusieurs chuteurs qui ont fait confiance au second. J'ai assisté à leur enterrement. — Gauche 30. Nous exécutons le mouvement avec une maladresse de débutants. Les Berthier se percutent et flamboient derrière nous. Pas d’autre missile pour l’instant. Notre amateurisme factice a visiblement convaincu le Central Sécurité. — Deux mille mètres, siffle Marco. Nous filons maintenant au-dessus de la Tamise, à l'aplomb de l'Arc de Triomphe commémorant la victoire définitive de l'Empereur sur les Hanovre. — Salve : quatre, ajoute sobrement Marco. — Signature ? — Des Murat. — Ça ne rigole plus. — Je lâche les leurres ? — Attends un peu. On prend le courant d'abord. — Quel courant ? — Celui-là, dis-je en affichant le tube de vent qui survole Londres en haute altitude. — Wâa, apprécie Marco. On va pulvériser le record les doigts dans le nez! — Garde tes doigts pour contrôler ta trajectoire. Verdammt ! Les rayons du soleil réchauffent les hautes couches de l'atmosphère, modifiant le comportement du courant. Il se déplace nettement plus vite que prévu. — On accélère. Au ton de ma voix, Marco comprend que la situation s'est détériorée. Je rapproche les bras de mon corps, ce qui m'incline vers l'avant et me transforme en torpille. Je cible le vortex d'entrée qui plonge en oblique sur près de cinq cents mètres et j'y pénètre avec toute l'élégance d'une pierre. Marco est dans mon sillage. — On va se faire cramer, gronde-t-il. Faut lâcher les leurres ! — Vas-y. Une vingtaine de cibles thermiques jaillissent de sa combinaison et s'égayent dans toutes les directions, chacune reproduisant fidèlement la signature d’un chuteur. Les quatre Murat se mettent en chasse des plus probables. Nous n’en faisons pas partie. — On ouvre !


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Les toiles de ma combinaison se retendent avec un claquement sec. Une turbulence me bascule sur le dos et je décroche en feuille morte. Les séances en soufflerie m'ont appris à maîtriser ce type d'incident. Je ferme brusquement une aile à l'opposé du sens de rotation et la rouvre très vite pour interrompre la vrille. — Comme à l'entraînement, apprécie Marco, qui a un net avantage de poids pour se stabiliser dans les rafales. Le courant nous pousse maintenant plein ouest. Les leurres ont entraîné les Murat dans la stratosphère. — Six kilomètres ! s'exclame Marco. Ça va être un carnage ! Tu as bien lancé la capture ? ajoute-t-il inquiet. Je vérifie par acquit de conscience. La moitié des capacités mémorielles de mon biône principal est consacrée à la Neuro-Capture, la saisie multisensorielle du saut. — Alles klar. J'ouvre les toiles au maximum. La pression de l'air s’efforce de me déboîter les hanches et les épaules. — Scheiße, grogne Marco. Je perds de l'altitude ! J'ouvre le plan de vol tridi d'un tressaillement de paupière. Le Maori se trouve vingt mètres plus bas, à la limite du courant porteur. S’il en sort, le record nous échappe. D’autant que six nouveaux points viennent de jaillir des tours de défense. Leur signature énergétique est formelle. En argot légionnaire, ce sont des Têtes de Cônes, référence à la forme en pain de sucre de leur crâne. Chez les technos, on préfère le terme « autobiônes d’interception », question de prestige, mais quel que soit le nom qu’on leur donne, leurs corps sont équipés du nec plus ultra de l’armement impérial, pilotés par des servobiônes de combat et portés par des disques Null-Kontakt. Du très sérieux. Chaque chose en son temps. D’abord, récupérer mon coéquipier. — Cambre un peu. Encore une longueur dans le courant et on tient le record. — Pour cambrer plus, faudrait que j’me fasse sauter une ou deux vertèbres, rétorque Marco. J'suis au max ! Consciemment ou non, il a dû gagner quelques degrés car il se rapproche de moi. — On a les Têtes de Cônes aux fesses, remarque-t-il. J'ai vu, dis-je avec une désinvolture exagérée. On attend d'être en limite de contact pour plonger. — Contrôleur Bates, intervient une voix humaine sur le canal du Central Sécurité londonien. Je sais que vous m’entendez. Vous êtes des professionnels, les gars. On peut certainement discuter…


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Faute pour les gars. Je pourrais m’offusquer mais ce brave contrôleur se contente d’appliquer des techniques de négociation codifiées. Donner son nom pour créer un lien avec les forcenés, susciter l’écoute et les convaincre de rendre les armes sans effusion de sang. — Soyez raisonnables, ajoute-t-il. Posez-vous maintenant dans le parc de Hyde et la cour de justice impériale se montrera clémente. — Ben tiens, renchérit Marco sur notre canal privé. Dix ans minimum chez les casseurs d'astéroïdes. Le contrôleur Bates reprend. Le ton est conciliant, avec ce qu’il faut de fermeté pour nous faire comprendre que la récréation est terminée. — Vous allez devoir prendre une décision, les gars. Les autobiônes sont en mode létal. — Pour deux chuteurs en zone rouge ? s’étonne mon ami. Ils n'en font pas un peu trop ? J'ai peut-être oublié un ou deux détails lors du topo. Je corrige. — Ils sont sur les dents à cause du bicentenaire. — Les chefs d’État ne sont pas aux Tuileries ? — Si, mais les délégations chinoises, brésiliennes et égyptiennes sont installées à Buckingham. Il n’y a plus une suite de libre. — Mouais, grommelle Marco. J’aurais dû prendre du consistant. Pour mon frère Maori, cela signifie un champ de force répulsif, une arme énergétique de gros calibre et une ceinture d'explosifs intelligents. Au minimum. Rien de très judicieux pour battre un record de chute libre. — Surveille leur approche. Je vais affiner notre trajectoire finale. Altitude : cinq cents mètres. Déplacement : Dix mille deux cent trenteneuf mètres ! À part tomber comme des pierres (ou comme des cadavres carbonisés), je ne vois pas ce qui pourrait nous empêcher de battre largement le record. Reste à atterrir et à échapper aux brigades terrestres qui doivent affluer vers notre point de contact probable. Tout est dans le mot « probable »… Nous passons comme des flèches silencieuses entre les tours du quartier d'affaires londonien. Les rues qui défilent sont encombrées d’omnibus, de taxis et de piétons qui s'agglutinent devant les immeubles de bureaux. Ces derniers sont tout ce que je ne serai jamais : ponctuels et raisonnables, adeptes satisfaits de la célèbre devise « Travail, Famille, Empire ». Aucun de ces costumes-jabots n'a conscience que nous les survolons, talonnés par des autobiônes militaires capables de transformer ce quartier laborieux en annexe de l'enfer. — Portée sonique dans quatre secondes, dit Marco, laconique. La colonne Bonaparte est droit devant nous.


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— On descend à trois cents mètres. Si notre survie ne fait pas partie des priorités, les moutons que nous survolons ont, quant à eux, des droits qui excluent le recours à un balayage sonique. Cela dit, cette tactique n'est pas périlleuse ; elle est suicidaire. La moindre erreur nous enverra brouter le bitume. S'il n'était pas en fonctions restreintes, le biône de ma combinaison aurait déjà déclenché les mesures d'urgence anti-suicide. — Vous êtes à portée sonique, avertit le contrôleur Bates. — Ils n'oseront pas, dis-je avec conviction. — Vaudrait mieux pour nous, grommelle Marco. Dans le cas contraire, nous n’aurons pas le temps d'y penser. Les bienfaits de l'armement moderne. Les deux secondes suivantes sont tout de même pénibles. Au terme de ce temps réglementaire, toujours en possession de nos fonctions motrices et cognitives (la formule consacrée dans les manuels d'instructions), nous pouvons envisager la manœuvre qui sera l’acmé de notre opération ; si elle ne conclut pas nos épitaphes. Derrière nous, les autobiônes d’interception ont gagné du terrain. Une dizaine de leurs congénères se sont déployés au sol, autour de la colonne Bonaparte et devant l'entrée de l’Unter-Grund. Ils ont étalé leur base pour se donner une meilleure assise et leurs canons multiples sont braqués sur nous. Les usagers de l’Unter-G, touristes et costumes-jabots en retard, s'entassent sur le parvis en contrebas. — Cent mètres, grince Marco. — Prêt ? — Peux pas l'être plus, halète le Maori. — Droite 90. LOS ! Deux chuteurs virent sur l'aile devant la colonne Bonaparte dans un ensemble digne des parades impériales. Une figure aussi parfaite qu’imprévisible. Nous disparaissons entre les façades d’une rue étroite. Douze mille cinquante-trois mètres : record explosé. Le contrôleur Bates perd son calme en direct sur le canal de communication. — MAIS ILS FONT QUOI CES DEUX TARÉS ? ILS VONT OÙ ? FEU ! — Pertes civiles probables ; douze à dix-neuf pièces, répond un autobiône. — FUCK ! Le juron brit est suivi de bruits de coups, d'un impact violent, puis du silence. Le matériel a dû souffrir. Cinquante mètres. Les fenêtres défilent si vite qu’elles ne forment qu’une ligne. Une petite place s’ouvre au bout de la rue. — Ça se joue maintenant, Marco. — J'espère que ce putain de matos va marcher, Aurore !


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L’excavation apparaît sur ma visière. Les vecteurs de déplacement m'annoncent froidement que je n'aurai qu'une demi-seconde pour déclencher le matos en question. Sinon, plus de soucis. « Déclenchement automatique ? » me propose en version texte le biône de combinaison. J'ignore la suggestion. Pas question d'être tuée par une machine à calculer. Je plonge vers la future gare de l’Unter-G Londres-Stockholm-Moscou. À une seconde de la collision frontale, je me roule en boule et déclenche le gonflement des alvéoles de ma combinaison. Enfermée dans cette armure anti-impact, je ressemble à présent à l'une de ces friandises dont raffole la nation sioux, un grain de maïs soufflé géant. Le premier choc me donne l’impression que je vais m’incruster dans le béton. Les alvéoles encaissent pourtant l’essentiel de la décélération. Les rebonds me chahutent en tous sens et me laissent finalement immobile, passablement égarée. Le biône saisit l’opportunité de me rappeler à l’ordre en mode vocal. — Stabilisation complète. Atmosphère respirable. Pas de danger immédiat. Engager procédure d'ouverture et lancer une balise de détresse ? Cette combinaison a été conçue pour les débarquements militaires en milieu hostile. En dépit de la rééducation que je lui ai fait subir, son biône a gardé des traces de cet apprentissage. J'ouvre l’armure d'une contraction d'iris un peu appuyée, au mépris des procédures. L'air du sous-sol londonien est froid et humide. J'allume mes lunettes et je prends très vite mes repères dans l'image grésillante qui s'affiche sur mes verres. Les ricochets m’ont logiquement conduite au point le plus déclive, dans la tranchée qui accueillera bientôt les générateurs magnétiques de l’Unter-G. C'est gagné ! Mais Marco n'est pas là. Ça, c'est moins bon. Après avoir prélevé le cerveau principal de ma combinaison, je donne l'ordre d'autolyse. Les vacuoles d'acide contenues dans chaque fibre s'ouvrent, et en quelques secondes, le prototype militaire se transforme en un magma gluant qu'aucune police scientifique ne pourra exploiter. Je récupère le biône de prise de vue que j'ai placé sur un pilier du quai hier soir. Le plan large de mon entrée chaotique fera une conclusion parfaite pour la Neuro-C. — Aurore ? Je siffle entre mes dents en m'approchant du grand Maori qui titube à l'entrée du couloir. — Si on pouvait éviter les cris et les noms ! Qu'est ce que tu as foutu ? Marco hausse les épaules. — Un mauvais rebond et je me suis encastré dans un échafaudage. — Tu as détruit ta combinaison ?


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— Des fois, tu me prends pour un brit, lâche Marco avec une grimace peinée. — Désolée, dis-je en consultant mon persobiône. Ne traînons pas. Il nous reste huit minutes pour disparaître.

Le Londres-Paris de 7 h 21 est certainement l’obus le plus chargé de la journée. C'est pour cette raison que nous l'avons choisi. Je ressemble à présent à l'une de ces jeunes Anglaises costumées à la française ; coiffure en chignon ouvragé à la mode de Paris (un postiche), pantalon bouffant et chemise pastel, veste cintrée, sac italien trop voyant en bandoulière, talons hauts et carrés, et bien sûr, l'inévitable masque de divertissement. C'est l'accessoire en vogue dans les transports en commun, une visière souple, couvrant tout le champ visuel, et donnant accès en ISO à toutes les chaînes de la NetZ. L'outil ultime pour tuer le temps sans avoir à croiser le regard morne de ses voisins. Sur l'immense quai, je suis une parmi des centaines de provinciales, l'anonymat parfait. Marco a fait le choix inverse. Il est vêtu d’un treillis bleu et d’un débardeur marin rayé trop étroit. Cette tenue souligne sa musculature ainsi que les tatouages rituels qui grimpent le long de sa tempe gauche jusqu’au sommet de son crâne rasé. L’ensemble lui assure un espace vital confortable. À l'heure exacte, l'énorme obus riveté vient se glisser dans le berceau de lancement. Le rideau pourpre du champ de protection disparaît et les panneaux coulissent pour laisser entrer les passagers. Je suis le flux qui s'écoule inexorablement comme les eaux remplissant une écluse. Lorsque le projectile atteint sa capacité maximale, le champ de protection réapparaît soudainement, repoussant l'excédent de voyageurs énervés sur les quais. La voix d'une hôtesse humaine (un privilège âprement défendu par les guildes du transport) résonne dans les compartiments. — Londres-Paris 7 h 21, départ dans une minute. Attention à la fermeture automatique des portes. Les panneaux se referment et la pression positive verrouille hermétiquement l'obus. La mise en place de la contre-gravité fait grimacer la plupart des voyageurs. Je les imite, même si les ultra-vitesses militaires (qui ne s'embarrassent pas de finesse à la différence de leurs homologues civiles) m'ont habituée à des chocs autrement plus rudes. — Départ ! Arrivée prévue à Paris, 7 h 42, minaude l'hôtesse invisible. Je fouille dans mon sac et connecte le biône de ma combinaison de saut sur un port du masque de divertissement. Le masque couine un peu, puis s'efface devant les préséances militaires de la combinaison et s'opacifie.


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C'est l'instant de vérité. Je sélectionne une séquence aléatoire pour vérifier la qualité de la Neuro-C. Le survol de l'Arc de Triomphe et le lancement des Murat, comme si j'y étais ! Le vent, la tension musculaire, l'excitation ! Je m'accroche à une barre pour ne pas perdre l'équilibre. Les amateurs de sensations fortes vont adorer ! * ** — Le lapin blanc est dans le tunnel. — Qui a eu l'idée de ces codes débiles ? La voix numéro un se refroidit nettement. — Les noms de code sont tirés aléatoirement à chaque mission. Mais si cela vous pose un problème, je peux citer des noms. — Inutile, temporisa la voix numéro deux. Tout s'est passé comme prévu ? — À la virgule près. — Vous avez les images ? — Elles ont été transférées au Central. — Bien. Poursuivez votre mission. Surveillez le… lapin blanc. — Il est en face de moi, planqué derrière un masque de divertissement. À son sourire, je pense qu'il admire la Neuro-C de ses exploits. — Vos commentaires sont superflus, reprit sèchement la voix numéro deux. Votre mission se termine à la gare de Boulogne. Contentez-vous de le surveiller. Une équipe Action prendra le relais à la sortie de l’UnterGrund. — Bien Monsieur.


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