Favori des dieux Texte de Kevin Kiffer Illustration de couverture rĂŠalisĂŠe en 2008 par Magali Villeneuve
Sommaire Favori des dieux
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Présentation de Kevin Kiffer
page : 43
Présentation de Magali Villeneuve
page : 44
Mentions légales
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Résumé
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Favori des dieux Reliqua militia secundiore fama fuit et a Thermo in expugnatione Mytilenarum corona ciuica donatus est. Le reste de la campagne fut plus favorable à sa réputation ; et, à la prise de Mytilène, il reçut de Thermus une couronne civique. Suétone
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a pluie s’abattait sur l’île de Lesbos et cette région de la mer Égée pour la première fois en cinq ans. La fine bruine se transforma en déluge, et cela suscita chez les habitants des sentiments divers : la population se réjouissait de pouvoir glaner un peu d’eau, car les puits étaient asséchés et l’accès à la mer leur était coupé, mais les soldats y voyaient de sombres présages. Le moral des troupes était aussi maussade que le temps. Dans toute la cité aux hauts murs de Mytilène, aucun citadin n’ignorait que l’on n’avait plus vu une précipitation, pas un orage, pas même une ondée depuis le début du siège de la ville par les légions de Rome. Certains s’imaginaient déjà que les dieux les abandonnaient, et avec eux toute chance de survie.
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Il est peut-être temps d’abandonner. La voix grondait dans le grand temple de DionysosBacchus Liber, et pourtant restait inaudible pour tous les pieux citoyens venus implorer leur divinité de les aider. Seul l’un d’entre eux écoutait et s’agaçait du comportement du dieu rieur. — C’est toi qui as promis de nous protéger ! Toi qui nous as poussés à nous opposer à Rome, à suivre Mithridate pour nous libérer ! Et nous t’avons écouté ! J’ai parlé en ton nom ! Hommes, femmes, ils regardaient tous d’un air ahuri le pauvre Cléos, « l’homme qui s’adressait aux dieux » comme on le surnommait dans la cité. Certains le pensaient fou, mais ses présages et ses prédictions avaient toujours été clairvoyants quand Mytilène avait eu à faire des choix cruciaux. Prêtre, devin, il n’occupait aucun de ces sacerdoces. Pourtant, il bénéficiait toujours de l’écoute attentive des magistrats insurgés contre la puissance romaine. On le percevait volontiers comme un prophète, car il avait l’oreille divine. Malédiction ou faveur, nul ne saurait le dire. Personne n’aurait risqué d’offenser les dieux. Tu as pris mon conseil au pied de la lettre, ironisa la voix grave. Quand je parlais de liberté, j’entendais par le vin, qui libère l’esprit de tout souci. — Cesse de te moquer ! Le pauvre jeune homme foudroyait du regard une statue de Dionysos, le représentant rieur, couronné de lierre,
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aux jambes de laquelle se frottait une panthère. L’effigie se moquait de Cléos, et cela le mettait hors de lui. Alors tu veux la vérité ? J’ai été vaincu ! Ce mot sembla raisonner dans tout le temple et donna à Cléos l’impression de faire trembler les colonnades. Les poils de son cou se soulevèrent, tout son être fut traversé par ce cri d’outre-tombe. Malgré ce grondement de l’audelà, les Mytiléniens restaient calmes et paisibles, certains le fixaient avec curiosité, d’autres l’observaient en médisant. — Vaincu ? Impossible ! On ne vient pas à bout d’un dieu. Dis-moi la vérité ! Dis-moi ! Mais personne ne vint répondre à ses suppliques et ses mises en demeure. Ne restait que le visage ricaneur et immobile de Dionysos. Ivre de rage, Cléos sortit sur les marches en marbre bleu clair sous une pluie battante, passant aux côtés des maigres offrandes de nourriture de la population. Les citoyens parvenaient à peine à se nourrir eux-mêmes, mais les dons continuaient pour apaiser et remercier le dieu de sa protection. Il se mit à courir au milieu des rues désertées, dévalant la butte sur laquelle se dressait la maison de Dionysos. C’était le dernier temple encore debout, car la cité avait beaucoup souffert au cours des multiples assauts repoussés. Pour se protéger de la pluie qui perlait de ses cheveux et opacifiait sa vision, il se mit à l’abri sous une devanture de magasin au toit de toile. Les quelques boutiques de l’avenue étaient toutes ouvertes, et par le passé avaient constitué l’artère de vie prin6
cipale de la cité. Ville de commerce, Mytilène avait prospéré et nombreux étaient ceux à vivre de ces échanges. Avec le siège, chacun tentait de survivre. À présent, les marchands ouvraient leurs comptoirs sans voir le moindre client. Et les rares citoyens qui erraient à la recherche d’un peu de pain rentraient chez eux les mains vides depuis la destruction des fours communs. Cléos avait même vu des habitants commencer à se battre pour quelques sacs de denrées les plus élémentaires comme l’orge. Sur ses épaules pesait le poids de la culpabilité. Comme pour les autres citoyens, les magistrats et les soldats de Mytilène, voir sa cité agoniser l’emplissait d’une rage et d’un désespoir hors du commun. C’était un peu de lui-même et des habitants qui mourait chaque jour où se prolongeait le blocus. Les ombres se succédaient dans les rues adjacentes, transformant les places accueillantes en endroits où il ne valait mieux pas traîner. Le pas de Cléos se faisait plus lent malgré le déluge. Il observait chaque recoin où des souvenirs lui revenaient, se raccrochait à ses moments de vie où tout allait bien. Il en avait besoin. Dans une ruelle, une ombre particulière attira son attention. Contrairement à toutes les autres qui disparaissaient à peine les avait-il distinguées, celle-ci restait immobile, la tête levée. Cléos s’arrêta et fixa la silhouette qui se découpait dans la pluie et l’obscurité. Un éclair cingla le ciel, et il distingua le magistrat Asténandre qui se tenait debout, seul, le regard fixé sur une maison. Plus précisément sur une fenêtre à l’étage,
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plongée elle aussi dans le noir. Le Cerbère aurait pu passer à ses côtés sans qu’il esquisse le moindre mouvement. Nul n’ignorait son histoire dans la cité : malgré ses succès politiques et sa nomination aux plus hautes instances, ses convictions l’avaient poussé à se faire d’un riche citoyen appelé Esculos un ennemi. Cet homme ne cachait pas son parti pris pour les Romains et les magistrats de Mytilène ne cessaient de l’accuser de trahison. Malheureusement pour Asténandre, il était tombé amoureux de la fille du puissant marchand, Valena, qu’il ne pourrait probablement jamais épouser. Chaque soir, on pouvait le trouver sous la fenêtre de la jeune femme, où il espérait l’apercevoir. En ces temps difficiles, chacun cherchait à se souvenir pourquoi il se battait, les raisons qui pousseraient encore un homme à se dresser face à Rome. Cléos le comprenait plus que jamais, et interrogeait sans cesse sa conscience. Il décida d’y réfléchir en reprenant sa route. Face à lui, les hauts murs – d’au moins trois fois la taille d’un homme – empêchaient d’observer les légions en campement à bonne distance de la ville. Sa course le conduisit sur le rempart nord où il prit place, la respiration haletante. À ses pieds, le port assiégé était balayé par des bourrasques de vent et d’eau. Si les bateaux mytiléniens étaient protégés par le môle, les trirèmes romaines qui servaient de barrage souffraient sous les assauts des vagues. Malgré le temps détestable, Cléos distinguait parfaitement chacun des éléments qui le faisaient venir ici quand venait le besoin d’espérer : au loin dans l’obscurité, 8
derrière les navires romains, il pouvait distinguer les feux vacillants d’Élée, la cité continentale la plus proche. Le symbole de la liberté pour le jeune homme, qui rêvait d’y retourner, d’échapper à cette prison dont tous craignaient qu’elle ne se transforme en tombeau. Quelle tristesse d’éprouver pareil ressentiment vis-à-vis du lieu où il avait grandi… Quel espoir pouvait-il encore avoir alors que les dieux abandonnaient le combat, et que la plus puissante armée du monde se pressait aux portes de Mytilène ? Cléos chercha la réponse toute la nuit, incapable de dormir, gelé par la pluie et terrifié par leur proche avenir. Au matin, un garde vint le trouver pour lui indiquer que son frère le cherchait. Archélaos l’attendait dans sa maison, au centre de la ville. En le voyant arriver trempé jusqu’aux os et tremblant de froid, des serviteurs se hâtèrent de lui trouver des vêtements secs et amenèrent un brasero. Installé confortablement, Cléos put alors faire face à son frère, qui le fixait d’un regard sévère. — Tu t’es encore hissé sur les remparts jusqu’au bout de la nuit ? Sais-tu juste ce que tu risques ? S’il parlait sur le ton de la réprimande, Archélaos gardait une voix posée et calme. — Je crois que c’est le poète Quintus Ennius qui a écrit : « La mort n’est pas un mal, l’approche de la mort en est un ». Si seulement je parvenais à raccourcir ce délai au maximum. Il ne vit pas partir la main de son aîné qui le gifla sévèrement.
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— Je ne te laisserai pas dire cela. Avec notre courage et l’appui des dieux… — Tu peux oublier Dionysos, rétorqua le cadet en posant sa main froide et humide sur sa joue, oublier nos protecteurs, oublier la seule chose qui nous faisait encore tenir. Comme son frère ne comprenait pas, Cléos lui exposa ce qui s’était passé dans le temple le soir précédent. Archélaos l’écouta sans l’interrompre, tordant les poils de son bouc. — Je suis désolé, poursuivit-il, las. Je nous ai poussés dans cette situation en pensant avoir le soutien de Dionysos, mais il m’a menti. Et le voilà qui nous abandonne, lui aussi. — Ne compare pas un dieu et un roi, mon frère. Ils ne partagent que la versatilité de leurs caractères. Sur les conseils du jeune homme, les Mytiléniens avaient été les premiers à s’allier au grand Mithridate VI Eupator, Roi du Pont, quand il s’était rebellé contre l’autorité de la République romaine. Aidé des États du Bosphore qu’il avait rallié à sa cause, Mithridate avait vaincu et traqué le représentant de Rome jusqu’à Mytilène, où il s’était réfugié. Le Grand Roi avait demandé à ce qu’on lui livre le dénommé Manius Aquilius et le conseil de la cité avait accepté. Cet accord scellait leur soutien selon les volontés de Dionysos, pensait-on alors. Son forfait perpétré – Mithridate fit couler de l’or fondu dans la bouche d’Aquilius – il avait demandé qu’on massacre dans toutes ses villes alliées les habitants d’origine italique, afin de se 10
prémunir des trahisons. Mytilène, comme toutes les autres, accepta, et signa son arrêt de mort. Car à cause de ces grandes vêpres qui firent couler quantité de sang, Rome entendait se venger et avait envoyé son meilleur général, Sylla, contre le Pont. Deux défaites honteuses des troupes de Mithridate, en Grèce, avaient consacré le sort de la guerre. Le roi avait alors abandonné ses alliés à la merci du courroux des Romains. — En attendant, l’un comme l’autre nous ont laissés seuls face à notre destin. — Un destin que les Romains veulent hâter, j’en ai peur, enchaîna Archélaos en s’asseyant face à son frère. Nos guetteurs ont constaté que les légions ont reçu renforts et ravitaillement, tôt ce matin. C’est le Roi de Bythinie qui leur a fourni le nécessaire à en croire les lions sur les voiles des trirèmes. Ils ne vont pas tarder à attaquer. De toute manière, nos réserves ne nous permettront pas de tenir beaucoup plus longtemps. Sylla avait promis Mytilène à la destruction voilà cinq ans. Depuis, son jeune lieutenant Lucius Licinius Lucullus assiégeait la cité, sur terre comme sur mer. Elle était isolée, livrée à elle-même. Jusque-là, la ville avait été un grand port de commerce, où circulaient de nombreuses denrées et marchandises. Ce statut fut bien utile pendant ces années de disette, car les réserves étaient énormes. Mais la fin approchait, les rares tentatives de sortie maritime pour briser le blocus s’étaient soldées par des échecs. Et les greniers s’étaient vidés inexorablement. — Alors voilà comment tout va se terminer ? se lamenta Cléos. Avec notre peuple en esclavage et notre ville rasée ? 11
— Telle fut la promesse de Sylla. C’est l’archê1 de la puissance romaine : ce qu’ils n’obtiennent pas par négociation, ils l’auront de toute manière par les armes. Et le temps des discussions est révolu depuis longtemps. À nous de l’en empêcher. — Comment ? — Maintenant que nous n’avons plus la puissance des dieux pour nous faciliter la tâche, essayons d’y réfléchir vraiment. Je vais faire rassembler le peuple et nous verrons ce qu’il en ressort. En attendant, repose-toi. Malgré son dépit et sa colère, Cléos était épuisé et, sans vraiment s’en apercevoir, sombra dans le sommeil. Le jeune homme eut des rêves difficiles. Il y voyait une panthère affronter une femme ailée en armes, une lance dans une main et une corne d’abondance dans l’autre. Plus tard, il ne vit que les flammes et crut entendre la marche au pas de centaines de légionnaires. Les bras de Morphée l’étreignirent jusqu’à une heure avancée de la journée. À son réveil, courbaturé, migraineux, il prit quelques instants pour se rafraîchir avec l’aide d’un esclave. Ce dernier lui indiqua que son frère Archélaos se trouvait à l’acropole et Cléos se mit en route pour le rejoindre. Quand il passa sur la place devant le temple de Dionysos, les souvenirs de la discussion lui revinrent en mémoire. Elle le poussait à s’interroger sur les paroles de 1 Archê : pris à l’origine dans le sens de « commencement » ou « origine », c’est « ce qui donne naissance à ce qui sera ». Pour le philosophe grec Anaximandre, l’air, la terre, l’eau et le feu sont les quatre archê qui créent la terre et ceux qui l’habitent. 12
cette voix qu’il entendait depuis sa plus jeune enfance et qui ne lui avait jamais menti. Mais comment pouvait-on venir à bout d’un dieu ? Cela lui semblait inconcevable. L’acropole, base de l’armée de défense, dominait la cité. Les soldats s’y mêlaient ce jour-là à des citoyens amers, appauvris et mal nourris, qui n’avaient plus rien des habitants motivés par les promesses de Mithridate et de Dionysos. Archélaos leur faisait face, debout sur une estrade en pierre avec ses sept collègues magistrats. Il leva les bras afin d’obtenir le silence de la foule. — Citoyens ! Le moment est venu, nous ne l’avons déjà que trop repoussé. Les pluies d’hier montrent notre perte de la faveur des dieux, dit-il alors que le peuple commençait déjà à montrer son mécontentement. Les Mytiléniens sont à présent les seuls maîtres de leur destin. Et nous devons agir, œuvrer pour sauvegarder notre héritage et notre ville ! Le silence théâtralisé d’Archélaos imprima bien cette dernière réflexion dans l’esprit des gens. Il les incita à se calmer jusqu’à ce qu’on lui pose la question fatidique : — Et comment devons-nous réagir ? lança une voix anonyme. — Nous avons des plans à soumettre au vote. Vous avez peut-être des idées. Ensemble, nous allons décider de nos actes. Jamais Mytilène n’avait fonctionné ainsi, mais les magistrats y étaient contraints devant leur échec à trouver des solutions aux problèmes de nourriture et de défense. La cité allait tomber, voilà l’évidence. Pourtant personne ne te-
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nait à en parler. Mieux valait s’imaginer un avenir, mais, pour cela, un plan était nécessaire. On invita d’abord les citoyens à s’exprimer. Aucun ne prit la parole, pas même Esculos qui se tenait debout en bonne place. Parmi les soldats non plus on ne trouva pas de génial tacticien. Les magistrats s’abaissèrent même à interroger les esclaves présents, sans plus de résultat. Archélaos acquiesça gravement et, sans cacher ses réticences, invita finalement son collègue Asténandre à s’avancer. — Moi, j’ai un plan qui peut fonctionner, fit-il d’une voix forte et claire. Il nous sera impossible de mener une sortie sur terre, car nous sommes trop peu nombreux face aux imposantes légions de nos ennemis. Nous reste la mer. La foule, qui avait placé ses espoirs en Asténandre, déchanta aussitôt, et certains partisans d’Esculos commencèrent à le huer. Plusieurs de ces tentatives avaient coûté la vie à bien des Mytiléniens. Mais le magistrat semblait en avoir conscience. — Je sais ce que vous pensez. Notre objectif a été jusquelà de tenter de déborder l’ennemi, de front, à plusieurs. Cette fois, je suggère que nous tentions de faire sortir un seul navire. — Et quel sera son objectif, à part d’être envoyé par le fond ? interrogea un anonyme. — Nous le chargerons de toutes les richesses dont nous disposons. Il aura la tâche de rejoindre la côte et de lever une armée pour nous libérer. D’autres navires lui ouvriront la route, ils éperonneront les trirèmes romaines afin d’empêcher toute poursuite. Ce sera un lourd sacrifice, 14
je le conçois, mais notre survie appelle à des résolutions extrêmes. Malgré les paroles apaisantes d’Asténandre, l’assemblée était électrique et les citoyens craignaient la réponse à la prochaine question. — À qui comptes-tu confier cette tâche ? — Pourquoi mettrais-je une autre vie que la mienne en danger ? Sa déclaration mit le feu aux poudres : on l’accusa aussitôt de vouloir fuir et garder les richesses de Mytilène pour lui seul. Des cris s’élevèrent, Esculos distribua des ordres, l’assistance s’approcha du podium et en quelques instants tout bascula. Citoyens comme soldats tirèrent Asténandre au bas de l’estrade sans que ses collègues puissent réagir. Les gens commencèrent à le rouer de coups pendant que les magistrats tentaient vainement de former un cercle autour de lui. Resté en retrait à l’ombre d’une caserne, Cléos se précipita à son tour pour essayer d’aider Asténandre. Les hommes se massaient, épaule contre épaule, aussi infranchissables qu’une ligne de phalange. Chahuté, le frère d’Archélaos tomba à genoux et poussa un cri de douleur sur un coup de coude mal placé, sa main droite dressée vers le ciel. Comme une réponse à ce geste désespéré, un éclair s’abattit sur le premier citoyen devant lui, projetant l’homme à terre, du sang s’écoulant de ses oreilles. En réaction, la foule fut prompte à se disperser dans un mélange de hurlements et de gémissements, laissant Asténandre,
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une large plaie au front et roulé en boule pour encaisser les coups, aux côtés du mort. Les huit magistrats levèrent des regards ébahis vers Cléos, qui perdit aussitôt connaissance.
~*~ Toujours inconscient, il rêvait à une bataille qui gagnait en violence dans cette Mytilène fantasmée aux murs gigantesques, à l’armée fantastique et au moral retrouvé. Sur les remparts, devant les portes, dans les rues elles-mêmes, les combats faisaient rage, le sang baignait la terre, regorgeait par les portes et ruisselait le long des faubourgs. Debout au milieu d’une cour prolongée par une maison en flamme, Cléos ne savait pas comment on en était arrivé là. Aucun souvenir récent ne lui revenait. Aucune indication quant au début de l’assaut lancé par Rome. Incapable de se concentrer sur autre chose que le moment présent, il échappa au baiser des flammes qui le menaçait et sortit dans la grand-rue. Là, des hommes se rassemblaient en ligne, pour former une phalange. Interdit, Cléos vit son frère Archélaos passer devant lui comme une furie, épée courte à la main, suivi par le vieux Stratège Sclepios à la chevelure d’or, ainsi qu’Eleraclès son Second. Avec eux, la phalange fit face à l’avancée de légionnaires lâchés tels des pirates sans foi ni loi en une charge désorganisée. Prêts à piller et détruire la cité qui leur résistait depuis trop longtemps, les Latins ne s’atten-
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daient pas à faire face à une telle force. Ils s’écrasèrent contre les grands apsis2 qui protégeaient les hoplites3. La troupe repoussa violemment et embrocha plusieurs de ses ennemis avant que la Légion ne débande et fuie à travers les portes. Une nouvelle vague apparut et connut le même sort. Cléos jubilait devant ce spectacle. Il serrait le poing quand une ombre se projeta sur son visage. Ignorant sa présence, un jeune homme bien taillé se fraya un chemin au milieu de la phalange sous le salut émerveillé des hommes. L’inconnu tourna la tête, et Cléos trembla de tous ses membres : ce valeureux guerrier, identifiable par ses cicatrices et la balafre qui courait sur sa joue gauche, avait son propre visage ! Il n’en revenait pas. Sa mâchoire frémit subrepticement comme il découvrait l’entaille qu’il ne portait pas sur la pommette, et il se la frotta frénétiquement. Son reflet attendait le nouvel assaut dans une posture de défi, le menton haut et le regard enflammé, image exactement opposée à sa vraie personnalité. Les Romains s’avancèrent prudemment, en rangs serrés, mais cela ne l’impressionnait pas. Alors, le jumeau leva les mains et la mort 2 Apsis : bouclier creux. 3 Hoplites : fantassin de base de la civilisation grecque, qui se bat en formation de la phalange : huit files d’hommes en rangs serrés. Chaque hoplite porte un grand bouclier, qui lui sert à protéger le camarade à sa gauche, et une lance pour frapper l’ennemi. Après Alexandre le Grand, toutes les armées grecques utiliseront une variante de la phalange, où chaque hoplite porte la sarisse, lance longue de plus de cinq mètres utilisée comme les piquants d’un hérisson. Les lignes d’hoplites forment alors des barrières infranchissables sur lesquelles viennent s’empaler les formations ennemies. 17
tomba du ciel, fauchant les soldats, creusant un énorme trou dans le sol où les corps s’entassaient. Face à ce déchaînement divin, le baiser d’Hadès qu’il craignait tant, Cléos, incrédule, se cacha le visage. Devant la retraite romaine désorganisée, son puissant double s’avança toujours plus décidé, poursuivant les fuyards à l’extérieur, dans leur camp, sur les bateaux qui les emmenaient loin de cette Mytilène victorieuse. Cléos l’avait suivi, sans vraiment s’en rendre compte, attiré par le magnétisme de son alter ego. Jamais, jamais je ne pourrais être comme lui. Je ne suis pas un guerrier. Ce n’est pas moi. Pourtant, il voulait tant y croire. Et le temps continua à défiler, aussi vite que se consumait un feu que l’on n’alimentait plus. Cléos vit Mytilène triomphante, mais aussi Mytilène détruite, ravagée par les incendies et le sang versé. Archélaos était mort lors du premier affrontement, un glaive planté dans l’estomac, comme le vieux Sclepios. Eleraclès avait survécu et menait aux côtés de son gémeau les quelques survivants vers un ailleurs paisible, où Mytilène fut reconstruite plus belle et puissante que jamais. Voilà peut-être mon destin. Voilà donc ce que les dieux attendent de moi. Je ne suis pas assez fort pour me battre, et pourtant je le ferai. Je sauverai Mytilène.
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~*~ Quand il reprit conscience, ses souvenirs chimériques étaient diffus, sauf ce qui concernait la fin de cet étrange phantasme. Le jeune homme se trouvait à nouveau chez son frère, Archélaos à ses côtés. Il tenta de bouger, mais fut saisi d’un horrible mal de tête qui comprima ses tempes. Son aîné vint aussitôt à son secours, lui offrant son épaule pour s’appuyer et se redresser. Archélaos semblait stupéfait et ne le quittait pas des yeux. — Tu es pâle, mon frère, lui lança-t-il. Encore un mauvais rêve. Il était coutumier des prémonitions qui avaient décidé des choix effectués par son frère et, à travers lui, par la cité. Jusqu’ici, il avait cru en ces messages qu’il espérait d’une portée prophétique. — Oui. Et il annonce des jours sombres. — Cette pensée est apaisée par ce cadeau divin, Cléos. Zeus Soter soit loué en t’offrant la foudre. Lâche et triste à l’idée de lui annoncer qu’il avait vu sa mort, Cléos préféra ne rien dire. Il savait Archélaos prêt à se sacrifier pour la cité. — Ne me demande pas si je pourrais le réitérer, je n’en ai pas la moindre idée. Je l’ai fait, mais c’est venu sans que je le contrôle. — Tu es vraiment le Favori des dieux, s’entêta Archélaos. Le Favori des dieux… Incapable de comprendre quel bienfait il pourrait tirer de sa capacité à tuer, Cléos reprit des couleurs en s’agaçant 19
contre ce qu’il considérait comme une punition divine. Il maudissait Dionysos et tous les dieux de lui donner le pouvoir d’ôter la vie, alors qu’il ne combattait pas ou peu, se contentant d’aider au ravitaillement des troupes. Lors des affrontements, il se trouvait toujours loin des premières lignes, et méprisait les armes malgré les tentatives d’Archélaos de lui apprendre à se battre. Cette puissance lui aurait paru plus à même d’être correctement utilisée par les mains d’un soldat expérimenté. Ce qu’il n’était définitivement pas, contrairement à son homologue observé en rêve. — Tu ne comprends pas, dit son frère le sortant brutalement de ses pensées. Les dieux ne font rien au hasard : ils t’ont donné une capacité terrifiante, qui pourrait effrayer même les soldats les plus aguerris. Il montre que tu gouvernes aux cieux. Avec lui, il existe une vraie chance que tu sauves Mytilène. — Ils n’ont pas besoin de moi. Tout cela n’a aucun sens. — Et pourtant, la foudre t’obéit. Si ce n’est pas un signe… Cléos se frotta les mains, s’attendant à ce que des éclairs en jaillissent. Rien ne se passa, il constata seulement que ses doigts étaient glacés. Il les frictionna avec vigueur et reprit le cours de ses réflexions. — Et si c’était la chance qui avait frappé, et non ces prétendus pouvoirs ? J’ai toujours eu le sort avec moi, par Tychè. Malgré ses tentatives de nier l’évidence, il sentait que son propre discours sonnait faux. Il espérait autant qu’il craignait qu’on lui ait donné les moyens de sauver sa cité 20
des ravages de l’armée romaine. Mais comment y croire ? En se trompant, il pourrait condamner cette même Mytilène à la disparition. — N’essaie pas de te défiler, Cléos. Tu as maintenant des responsabilités. — Je sais, finit-il par avouer, triste. Elles me font peur, voilà tout. — Notre père répétait souvent que le courage est la résistance à la peur. Malgré ce que tu peux penser, tu es un jeune homme courageux. Je… Sa phrase mourut dans sa gorge comme des cris émergeaient de l’extérieur. Inquiet, Archélaos se précipita dehors, Cléos ne réussissant à le suivre qu’au prix de lents et pénibles efforts. Des troupes s’activaient sur la rue, des gardes criaient partout depuis les murs : les loups attaquent ! Cléos rejoignit son frère, en pleine discussion avec le grand et large d’épaules Sclepios, Stratège chef des dernières troupes à disposition des magistrats. — Je n’ai plus les hommes qui me permettraient de faire face à un assaut en règle. Leur dernière attaque a été particulièrement meurtrière. Si les Romains passent les murs, nous ne pourrons pas les repousser. — Nous allons organiser des distributions d’armes, trancha Archélaos, qui agrippait fermement la poignée de son épée courte à sa ceinture. Femmes, enfants, esclaves, ils se battront tous s’il le faut. — Autant ne rien faire. Qu’ils meurent massacrés ou qu’ils craignent la mort les armes à la main ne fera pas pencher la bataille en notre faveur. 21
Le Stratège se retira prestement vers les murailles, suivi de trois hoplites équipés pour se battre dont Eleraclès, son plus proche collaborateur. Les Mytiléniens couraient dans les rues, un rituel à chaque vague d’assaut. Les troupes s’organisaient pendant qu’on rassemblait amphores et tout autre récipient nécessaires à transporter l’eau en cas d’incendie. Si le feu prenait au sein de la cité, les Romains n’auraient qu’à s’asseoir et observer le déchaînement des flammes. Ils ne se privaient pas d’employer cette tactique, aussi les Mytiléniens se montraient attentifs. Malgré sa vision trouble causée par le choc, Cléos insista pour suivre Archélaos aux remparts. De la porte est s’approchait un bélier accompagné de nombreuses unités, dotées d’échelles et de cordes, voulant tenter d’escalader les murs. Des archers se tenaient déjà prêts, attendant que les légionnaires soient à portée afin de décocher leurs flèches meurtrières, malgré les imperméables scuta qui les protégeaient. Pour l’instant, on ne distinguait que de larges lignes de ces boucliers rectangulaires qui s’avançaient, implacables. Devant eux s’alignaient quatre gigantesques tours de sièges mobiles, montées sur roues, tels des Minotaures à l’assaut de la ville. À leur sommet, un pont de bois se tenait levé, prêt à s’abaisser pour déverser des hordes de soldats. Elles étaient flanquées de vineae, des huttes roulantes qui abriteraient les troupes au bas des murs jusqu’à ce qu’elles puissent pénétrer dans les monstres. Sclepios ordonnait déjà qu’on aille chercher de quoi enflammer les flèches, alors que des unités Thureophoroi se 22
pressaient autour de lui, prêtes à lancer leurs javelots sur les lignes ennemies. Archélaos et Cléos le rejoignirent afin d’observer cette charge mythique alors que les rangs romains se séparaient pour laisser passer une longue poutre d’une cinquantaine de mètres, au bout de laquelle on avait planté un bloc de fer en forme de tête de bélier. Jamais l’armée de Rome n’avait mis tant de moyens et d’énergie dans un seul engagement depuis le début du siège : les renforts et le matériel qu’ils avaient reçus du roi de Bythinie faisaient cette fois la différence. — Nous arriverons peut-être à incendier une ou deux tours, mais ça n’ira pas plus loin, constata Sclepios en distribuant ses derniers ordres. Je vais rester avec mes hommes ici et nous allons les retarder autant que possible. J’aurai besoin de vous, magistrat : tenez-vous devant les portes avec nos phalanges et tentez de les repousser quand ils entreront. — Vous voulez dire… commença Cléos. — … que c’est inévitable, oui. — Alors la fin approche, avoua Archélaos. — J’ai déjà demandé à ce que ceux qui ne peuvent pas se battre soient rapatriés dans la citadelle de l’acropole. Si vous y parvenez, montez là-haut, nous y avons stocké les derniers vivres. Vous pourrez encore résister un temps. Que les dieux nous portent chance : nous allons en avoir besoin.
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Archélaos et les autres magistrats avaient pu réunir mille cinq cents hommes plus ou moins valides dans la rue des marchands, qui partait de la porte est pour aboutir au temple de Dionysos-Bacchus Liber et plus haut encore à la citadelle. À leurs côtés se tenaient quelques mercenaires, lanciers et archers que le strategos n’avait pas appelés aux murailles. Cette phalange serait le dernier espoir de ralentir les Romains, car personne ne doutait de l’issue désormais. Pourtant, Cléos pensait vivre un moment irréel, un de ces rêves qui le projetaient dans des situations incroyables où Dionysos venait finalement le secourir. Il savait qu’il ne pourrait compter sur ce soutien, mais il avait sollicité d’intégrer une unité de peltastes4 afin de pouvoir participer à la défense lui aussi. De plus faible constitution qu’un phalangiste, il savait qu’il ne pourrait pas résister à une charge de légionnaires quand elle interviendrait. Devant eux, à quelques mètres en contrebas du début de la pente, la lourde double porte supportait les coups de boutoir depuis de longues minutes. Si l’on tendait l’oreille, on pouvait entendre le craquement du bois qui cédait peu à peu. Le crissement s’intensifiait à chaque impact, rapprochant un peu plus l’entrée inévitable des soldats ennemis. Cléos entendait même les invectives en latin des centurions qui poussaient les légionnaires à balancer toujours plus fort le bélier.
4 Peltastes : troupes légères et agiles, disposant d’armes de jet, ils portent un petit bouclier en forme de croissant. 24
Autour de lui, les habitants de Mytilène s’organisaient comme ils pouvaient. Il fixa longuement la phalange et reconnut tant de visages, tant de silhouettes, qu’il se sentit mal à l’aise : tous les gens qu’il connaissait risquaient de mourir aujourd’hui, y compris son frère Archélaos. Il se frotta les mains humides à cause de la transpiration, cherchant à comprendre pourquoi les dieux lui avaient confié une tâche impossible à accomplir : ce pouvoir divin pouvait lui permettre de s’enfuir, mais était-ce suffisant pour repousser Rome tout entière qui déferlait sur eux ? Il le faudrait bien. Cléos était décidé à se battre pour ses amis et sa famille, à vaincre afin de sauver sa cité. Son devoir était d’essayer, car il était le seul homme capable de secourir Mytilène désormais. Cette responsabilité gonflait son moral plus qu’elle ne le terrifiait, à sa plus grande surprise : il ne s’était jamais distingué par sa force de caractère. La porte commença à s’enfoncer vers l’intérieur de la muraille. Un coup permit aux phalangistes de distinguer les cornes du bélier. Un autre révéla toute sa tête. Comme le poing d’un gladiateur s’abattant sur son malheureux adversaire, le boutoir ravagea l’entrée méthodiquement mais avec une grande violence. Des gerbes d’éclats de bois étaient projetées dans toute la rue, jusqu’à ce que le double battant cède définitivement, vomissant des dizaines de légionnaires. Peu habitué aux principes de la guerre, Cléos s’attendait à voir les Romains comme dans son rêve se jeter sur eux telle une meute prête à dévorer sa proie. C’était bien mal connaître l’organisation militaire des conquérants de la 25
mer Méditerranée : ils entrèrent avec le plus grand calme dans l’enceinte de la cité, s’organisant en lignes défensives, prenant tout le temps nécessaire à former une unité de combat prête à en découdre. Les phalangistes les laissèrent faire, attendant l’ordre d’Archélaos de se mettre en position. Face à la rue se dressait désormais une muraille imperméable de boucliers. La ligne de scuta s’ouvrit pour laisser passer un jeune Romain maigre et élancé, le visage émacié et les cheveux courts. Son port altier et ses yeux fixés sur ses adversaires traduisaient une confiance incroyable en lui-même. De cet homme émanait une aura qui illuminait toute la rue et sa voix puissante ne fit que renforcer son aspect charismatique auprès de Cléos. — Citoyens de Mytilène ! Vous vous battez farouchement pour votre cité et c’est fort louable. Mais au nom du préteur Thermus sous les ordres de l’imperator Lucius Licinius Lucullus, je vous demande de déposer les armes. Nous épargnerons peut-être la ville dans ce cas. Sa voix avait porté jusque derrière la ligne de défense dressée par Archélaos. L’homme avait de la prestance et une autorité naturelle qui devait faire de lui un officier de talent, et pas seulement un centurion. — Hoplitai !5 hurla Archélaos. Pour toute réponse, la troupe se mit en position de combat, rangs serrés, boucliers alignés, courtes sarisses levées. — Vous avez fait votre choix, confirma l’officier romain en levant la main droite. 5 Hoplitai : hoplites en grec. 26
Il disparut, gobé par la rangée de légionnaires qui s’avançait impitoyablement. Elle ne semblait pas prête à combattre, mais à leur marcher dessus et continuer sa course immuable vers la citadelle. Archélaos donna l’ordre de tenir bon quand les deux lignes se percutèrent, le manipule contre la phalange, un affrontement inégal perdu d’avance pour Mytilène. L’épreuve de force ne dura que quelques minutes. Malgré leur courage, les défenseurs, affaiblis par plusieurs mois de siège et de malnutrition, cédèrent vite sous l’impact des assaillants. Leur incapacité à résister au défi physique imposé par les Romains les fit débander, laissant les rangs de tireurs derrière eux exposés à l’assaut. Cléos sursauta en voyant les premiers légionnaires percer la ligne et se rebiffa comme beaucoup d’autres lanceurs de javelot. Sentant en lui une force nouvelle, malgré la peur, il leva la main droite, caché derrière son bouclier ovale, et jeta son arme. Quatre soldats romains décollèrent du sol, fauchés par des éclairs qui les projetèrent sur leurs camarades. Le temps se suspendit, irréel instant où nul ne sait quoi faire. Et tout changea. Comme la mer reflue après la marée, les cohortes reculèrent, paniquèrent, commencèrent à fuir vers la porte. Cléos exulta comme son frère et ses hommes revenaient à son niveau, heureux. Instant de joie et d’espoir de courte durée : un cri figea à nouveau le champ de bataille et tous les regards se tournèrent vers le bas de la côte. Le meneur des Romains, l’officier qui avait défié la phalange, se dressait seul et n’avait pas reculé d’un pas. 27
— Vous avez raison, hurlait-il, fuyez ! Seuls les braves peuvent combattre au nom de Rome ! Et quand on vous demandera où vous avez trahi votre serment et votre cité, n’oubliez pas de répondre : à Mytilène ! L’officier dégaina son glaive et s’avança, prêt à en découdre. Les légionnaires, apostrophés, se retournèrent et le virent debout, seul devant l’ennemi. La peur de la honte, comme la crainte de la punition d’avoir abandonné leur officier, les fit se rassembler et ils se joignirent à lui. Il menait la première ligne, le regard résolu. La phalange se réorganisa malgré le chaos ambiant. Le souvenir de la première marche victorieuse restait dans tous les esprits, et le courage du Romain leur faisait tout autant d’effet. — Cet homme est un brave, ou un fou, clama Archélaos en organisant ses combattants. — Je suggère le repli, enchaîna Asténandre là-dessus. Les affronter de nouveau est inutile. — Sauf si cet officier meurt, conclut Cléos en sortant des rangs. Il laissa sur le sol son bouclier, concentré sur ce seul objectif comme un archer résolu à atteindre sa cible à tous les coups. Au milieu de la rue, deux hommes s’affrontaient entre les rangées de soldats prêtes à la confrontation. Des échos de combat se faisaient entendre aux quatre coins de la ville, pourtant Cléos sentait que cet affrontement déciderait de l’issue de la prise de Mytilène. Si on les privait de leur meneur, les Romains reculeraient et cela leur laisserait un peu de répit. 28
Toute son attention se fixa sur l’officier, il tendit ses deux mains vers lui comme si cela devait aider les éclairs à le viser. Et il ferma les yeux, implorant Dionysos de lui laisser son pouvoir une dernière fois. Cela suffirait. Une tempête d’un instant se déchaîna sur la rue, souffla des toits, souleva un impressionnant nuage de poussière, puis tout redevint calme. Des ombres fixes se détachaient au milieu du maelström, et Cléos cherchait des yeux le corps de son ennemi. La nuée retomba et il dut constater l’impossible : le chef des cohortes se tenait toujours face à lui, et il reprenait sa marche en avant. Une dizaine de légionnaires jonchait le sol, d’autres gémissaient allongés contre les murs des maisons et des échoppes. — Vous voyez, argua le Romain, cet homme ne maîtrise rien ! Les éclairs frappent au hasard, vous ne risquez rien ! Chargez, et vous survivrez ! Sur ses mots, il arriva en quelques foulées sur Cléos et leva son glaive, prêt à l’abattre. Cléos se recroquevilla et ferma les yeux, mais le choc du fer contre le fer protégea sa vie. Quand il les rouvrit, Archélaos se dressait devant lui et luttait contre l’officier. — File, Cléos ! Va-t’en ! À la vue de son frère violemment repoussé par le Romain, il rampa sur plusieurs mètres pour s’éloigner de la portée du glaive. Asténandre l’aida à se relever comme les armes entraient de nouveau en contact. Le jeune homme revoyait dans sa tête les images de son frère mort et voulait à tout prix l’empêcher. Pourtant son courage lui
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fit défaut et il se contenta d’implorer les dieux de le laisser vivre. Archélaos faisait face, mais perdait lui aussi l’épreuve de force au corps à corps. L’officier le repoussa encore une fois et frappa au buste avec vélocité, lui transperçant la poitrine. Un cri s’étouffa dans la gorge de Cléos, mais la terreur l’emporta et, sans qu’il s’en rende compte, le voilà qui courait vers le temple de Dionysos en compagnie d’Asténandre et de quelques hommes. — Il… Il… — Garde ta salive et cours ! hurla Asténandre quand dans son dos, la légion percuta la phalange. Ils remontèrent la rue à grandes enjambées, sans un regard en arrière pour le combat désespéré qui se déroulait. Autour d’eux, tout n’était que chaos et quelques bougres tentaient de sauver leurs vies, sortaient des voies adjacentes et se joignaient à eux. Parmi eux se trouvait Eleraclès, bras droit du Stratège, suivi de trois phalangistes auxquels ils ne restaient plus que des épées courtes. Leur présence signifiait que les murailles de la cité étaient tombées elles aussi. Ils se trouvaient sur la place au pied du grand temple quand quelques légionnaires arrivèrent des murailles sur leur droite, les forçant à dégainer des armes blanches pour le duel rapproché. Un Romain para l’assaut d’Asténandre comme d’autres tête-à-tête débutaient. D’abord aveuglé de larmes, Cléos resta debout devant les marches du temple, sonné.
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Mais sa haine et les visions de son frère agonisant transformèrent son esprit en un torrent de rage qui le poussa à abandonner toute crainte. Il se jeta sans réfléchir dans la bataille, foudroyant ses ennemis, incapable de s’arrêter de frapper, encore et encore, un légionnaire tombé sous ses coups de poing. Asténandre dut le retenir de s’attaquer au groupe de Romains suivant qui ne les avait pas encore vus. — On ne peut plus monter à la citadelle. Ils nous ont devancés, pesta le magistrat. — Nous pouvons toujours vous aider à vous frayer un chemin, proposa Eleraclès. — Hors de question de vous laisser vous sacrifier pour nous. — Le temple, se contenta de dire Cléos, dont l’esprit s’éclaircissait. Je connais une cachette. La dizaine d’hommes présents approuva : ils n’avaient pas le choix. D’autres légionnaires arrivaient. Il fallait faire vite. Ils se glissèrent entre les colonnades et rejoignirent l’autel. Cléos fit glisser un panneau de marbre et ils découvrirent une cave qui avait dû servir pour les fondations de la bâtisse. Eleraclès, le dernier à descendre, remit la plaque en place et les plongea dans le noir, si ce n’était une faible torche qui n’éclairait qu’un petit bout de la longue pièce. — Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda l’un des hommes. — On se repose, et on attend le moment propice pour sortir, ordonna Asténandre. Cléos s’adossa à une paroi et ferma les yeux, pris de vertige, la respiration difficile. Il venait de voir sa dernière fa31
mille se sacrifier pour lui permettre de vivre, alors qu’il se sentait les capacités de la protéger. Il avait échoué. Cet échec le hantait déjà, ses mains tremblaient. Il les posa sur son visage pour tenter de retrouver son calme. Il lui fallut se faire à la poussière et à l’odeur ignoble qui régnait dans le sous-sol. Ses angoisses étaient amplifiées par la demi-obscurité. Elles le poussaient à ruminer ses erreurs et maudire l’inutilité de ses pouvoirs. Harassé, Cléos trouva la paix du renoncement dans le sommeil.
~*~ Cléos dormait, il en avait pleinement conscience. Comme à chaque rêve, il se savait entre les bras de Morphée et s’attendait à voir Dionysos d’un moment à l’autre. Debout au milieu des vignes, le jeune homme essayait vainement de distinguer l’horizon mais une lumière intense l’éblouissait. Accroupi à quelques mètres de lui, un vigneron plein de bonhomie taillait les ceps avec une serpe. Cléos ne doutait pas de son identité. Dionysos. Après tout, il s’était assoupi dans son temple et avait déjà croisé ce petit bonhomme légèrement enveloppé avec son outre brinquebalant à la ceinture. — Que me voulez-vous ? Dionysos tourna la tête, révélant un visage apaisant orné d’un grand sourire. Rien à voir avec sa représentation moqueuse et dédaigneuse. — Te voilà bien agressif. N’es-tu pas mieux ici, au milieu de mon champ ensoleillé, que dans ta cité en train de se consumer ? 32
— Si elle brûle, c’est de votre faute ! — Je t’ai montré l’inévitable. Seules vos décisions vous ont conduits à ce désastre fatidique, et j’ai fait de mon mieux pour vous protéger. — Je crois que c’est raté. Dionysos se redressa sur le ton de la pique. Le jeune garçon fut surpris de sa grande taille qu’il ne soupçonnait pas. Son ombre cachait le soleil au jeune Mytilènien. — Je t’aime bien, Cléos, mais prends garde à ce que tu dis. — Pardonnez-moi, je ne voulais… Je… Je suis juste… — … en colère. J’en ai conscience. Tu as vu ton frère mourir sous tes yeux et ta ville se faire piller par un ennemi supérieur à vos maigres forces. Je comprends ta détresse. — Alors pourquoi ? Pourquoi ? — J’ai bien des frères et des sœurs à qui je livre combat. Aussi, je protège ceux qui m’honorent et je m’assure en particulier du bien-être de gens comme toi. Sens-tu au fond de toi une flamme si étincelante qu’elle pourrait animer le monde ? C’est grâce à cette énergie, à cet espoir, à cette confiance en moi que je peux m’opposer à d’autres dieux dans la même situation. Ainsi, nous maintenons le statu quo. Du moins jusqu’ici. Dionysos s’arrêta un instant de parler, prit l’outre qui pendait à sa ceinture, avala quelques gorgées et la tendit à Cléos qui accepta et but lui aussi. — Une nouvelle force se lève, poursuivit la divinité. Rome a pris fait et cause pour Vénus-Aphrodite, ma plus proche sœur. Parmi les soldats romains se trouvent des 33
hommes d’une grande eusebia6… L’un d’eux surtout… Il est de ceux qui ont envahi ta cité. Il a une telle force de caractère, une telle confiance, que Vénus hérite de ses talents et détient à présent la toute-puissance. Et c’est elle qui a battu mes armées. Le souvenir du rêve de l’affrontement entre une panthère et une combattante revint à Cléos, qui en resta bouche bée. Ainsi donc Dionysos n’avait pas menti. La bataille de l’Olympe avait déjà été gagnée par Rome, avant que ses légions ne l’emportent sur terre. Cette situation révoltait Cléos. Il ne parvenait pas à croire que les divinités puissent prendre une telle importance dans la vie des siens. Dans sa conception, chacun agissait dans le respect des rites ancestraux pour s’apporter les bienfaits du divin. Pour le reste, les décisions devaient continuer à lui appartenir. Mais voilà que les héros et les divinités s’affrontaient, décidaient de leur sort. Devait-il mourir, car Vénus était venue à bout de Dionysos ? Inacceptable. — Je peux encore en réchapper, n’est-ce pas ? Vous me l’avez montré. Survivre et sauver quelques-uns des miens. Rome et Vénus n’ont pas encore gagné. Cette décision sembla ravir Dionysos qui s’approcha très près de Cléos, à l’image d’un comploteur. 6 Eusebia : notion qui se rapproche du sens de piété. Elle implique un lien entre les hommes et les dieux, et surtout des pratiques et comportements nécessaires : participation aux fêtes et célébrations, sacrifices, offrandes, initiation au culte du dieu protecteur… Hésiode ou Solon la présente comme « une notion qui allie étroitement respect des dieux et justice entre les hommes ». 34
— Bien sûr. Je m’engage même à t’aider. J’ai déjà commencé. — Je ne veux pas que vous décidiez de mes gestes. — Ne crois pas cela. Je veux seulement t’indiquer les possibilités qui te seront offertes. À toi de choisir, ensuite, ce qui te semblera le plus approprié pour t’en sortir. Et accomplir la prophétie. Cet espoir fut décisif dans le choix du jeune homme. — Allez-y, concéda Cléos après un moment de réflexion. Dionysos se lança dans une longue explication des prochaines étapes : les Romains allaient réunir les survivants devant leur chef, le préteur dénommé Thermus, sur la place du temple. Dionysos pourrait s’arranger et donner un signal au moment opportun, afin que Cléos et ses hommes sortent de leur cachette. Là, ils pourraient s’emparer de lui, choisir entre l’exécuter par vengeance ou le garder en otage pour s’enfuir. Après tout, précisa la divinité, chaque prophétie ne recevait-elle pas le concours divin au moment de s’accomplir ? Ils parlèrent alors d’innombrables heures à propos de la meilleure décision à prendre, avant que Cléos ne sombre à nouveau. À son réveil, il se souvenait à peine de l’essentiel, et la seule torche qu’ils avaient gardée avec eux ne lui réchauffait pas le cœur. Il parcourut les visages fatigués d’Asténandre et d’Eleraclès : leurs regards affichaient toujours la même sombre détermination, et Cléos savait qu’il pourrait compter sur eux le moment venu. De l’extérieur, on n’entendait que les cris étouffés de quelques malheu35
reux. À part un blessé qui respirait bruyamment, rien ne trahissait la présence d’une dizaine d’hommes autour de lui. Dans cette situation, Cléos préférait fixer l’obscurité. Elle lui évitait de trop observer les visages baignés d’une légère lumière, de lire sur leurs traits la peur et les tourments nés de l’attente. Asténandre devait en avoir conscience, aussi chercha-t-il à tâtons à s’approcher de lui. — Je suis désolé pour ce qui est arrivé à ton frère. — Tu n’as pas à l’être. Ce n’est de la faute de personne, sauf des dieux. — Tu es dur, Cléos. Voilà cinq ans que nous tenons avec leur appui. — Et maintenant, qu’allons-nous faire ? À quoi bon tenir si ce n’est pas pour gagner ? — Tu peux encore inverser les choses, répondit Asténandre, la voix vibrante d’espoir. Nous allons attendre, rejoindre la citadelle et nous battre. — Ne comprends-tu pas que c’est terminé ? l’interrompit Eleraclès qui se trouvait à quelques pas. Notre défaite est consommée. Il nous faut fuir pour qu’un Mytilènien vive et reconstruise la cité. — Je te reconnais bien là, Eleraclès, celui qui a abandonné son chef derrière lui sans se retourner ! pesta avec méchanceté le magistrat. Eleraclès garda sa réponse entre ses dents, mais l’on entendit une épée courte sortir de son fourreau, murmure dans l’obscurité. Le soldat avait reçu l’ordre de son Stratège de rejoindre la citadelle pour en mener la défense, et il avait assisté de loin à la dernière charge des Grecs censés 36
retarder les légionnaires. Sclepios avait été parmi les premiers à tomber, et Eleraclès se le reprochait autant que Cléos avait le sentiment d’avoir abandonné son frère. — Il n’est pas utile que nous nous exterminions dans ce sous-sol infâme, tempéra Cléos. J’ai un plan, mais il nous faut sortir pour l’exécuter. — Comment savoir si l’extérieur est sûr ? Ils tendirent tous l’oreille vers le panneau dessiné dans les ténèbres par de fins traits de lumière. L’on n’entendait que le vent chuchotant, et les rares cris lointains issus de l’extérieur du temple. L’attention de Cléos se fixa sur le mince souffle d’air dont le léger sifflement se dessinait peu à peu en une mélodie identifiable. Il crut d’abord qu’il fabulait mais Asténandre lui confirma le contraire. — Par Apollon, est-ce là un chant que j’entends ? — L’appel des dieux, Asténandre. Du moins je l’espère. Allons-y. Un soldat fit bouger le panneau et ils sortirent un à un dans le temple désert. La nuit était tombée, et leurs yeux s’habituèrent peu à peu à la lueur diffuse émanant de divers incendies. Ils s’approchèrent de l’entrée et virent de dos un soldat gradé de la légion, drapé dans sa toge pourpre, le paludamentum7. Il se tenait debout devant une rangée de prisonniers agenouillés, les mains liées. 7 Paludamentum : manteau pourpre maintenu par une fibule en forme d’aigle. À Rome, il est porté par l’homme qui dirige l’armée sur le champ de bataille et possède le pouvoir militaire, appelé imperium militiae. 37
— Je suis le préteur Thermus, mandaté par l’imperator Lucius Licinius Lucullus dans le but de réduire la révolte de Mytilène. Vous, soldats de la cité, vous êtes soulevés pour suivre le félon Mithridate contre les armées de Rome. Aujourd’hui, les armées de Rome accomplissent leur mission de protéger la région en éliminant les traîtres. Votre ville va être rasée. Et vous ne serez pas là pour le voir. Thermus fit signe et un bourreau s’avança avec une hache. On leva un des soldats grecs et des légionnaires l’obligèrent à se baisser, le menton posé sur les marches. Cléos dut détourner le regard pour ne pas fixer les yeux du mort dont la tête tomba aux pieds du préteur. Il fallut empêcher Eleraclès d’intervenir, le convaincre que sortir de sa cachette ne ferait que précipiter la fin de tous ces hommes. Cléos leur exposa alors sa stratégie : ils allaient se saisir du préteur Thermus et demander à ce qu’on les conduise tous à l’extérieur de la cité, qu’on leur fournisse un bateau et ils rejoindraient le continent. Là-bas, ils seraient en sécurité. Ce plan emporta l’adhésion, ils n’avaient de toute façon pas le choix. Cléos avait en cette ultime tentative une foi inébranlable : elle pouvait lui permettre de sauver les Mytiléniens survivants et de fuir. Comme il l’avait rêvé. Non, comme il l’avait prophétisé. Cette pensée le ragaillardissait, car jamais il ne s’était trompé. Une fois encore il accomplirait le dessein des dieux. Pendant que le groupe désignait Asténandre, Eleraclès et Cléos pour se saisir du préteur, Thermus avait été rejoint par l’officier qui avait mené l’assaut dans la ville. Tous le fixèrent, les yeux pleins de haine et de défi. 38
Cette fois, le jeune prophète se promit de le tuer afin de venger son frère et accomplir ce qu’il n’avait su faire quelques heures plus tôt. — Nous échouerons ou nous mourrons, constata Asténandre, amer. J’espère seulement que quelques-uns d’entre nous en réchapperont. Le magistrat n’ajouta rien de plus, mais Cléos savait que ses pensées étaient tournées vers sa douce Valena et cela dessinait un sourire sur ses lèvres. Asténandre allait se battre pour elle dans un instant. — Certains d’entre nous vont mourir, mais de la survie de quelques-uns dépend Mytilène désormais, lui rétorqua le jeune homme. Nous avons fait le choix de lutter pour notre cité et ceux que nous aimons, aussi faudra-t-il en payer le prix. Un homme fut décapité avant qu’ils ne sortent de leur cachette, se précipitant épées courtes à la main vers le préteur. L’officier à ses côtés, averti par les bruits de pas dévalant les marches, se retourna, prêt à se défendre. Eleraclès fut le premier sur lui comme le Romain se glissait sur son chemin, protégeant son supérieur. Le soldat frappa au niveau du cou, mais son adversaire para et lui envoya une charge du manche de son glaive. Le vaillant Grec sentit le sang suinter de son nez brisé. Son estomac encaissa la touche suivante, l’obligeant à porter ses mains à son ventre alors que ses tripes s’échappaient. D’un pas de côté, l’officier évita l’estoc d’Asténandre, lui trancha le bras puis la tête d’un simple revers de son arme. Cléos hésita un instant à se servir de ses pouvoirs, puis décida de frapper à son tour. Le Latin para à nouveau. 39
L’attaque vint d’une prise de fer : les deux lames glissèrent l’une contre l’autre et dans un même mouvement le glaive taillada le jeune Grec de haut en bas. Cléos s’écroula en arrière, sentant la morsure des marches sur sa colonne vertébrale. Du sang maculait sa toge. La lune le regardait fixement agoniser au pied du temple de Dionysos, et le jeune homme l’observa en retour, jusqu’à l’ultime instant, s’agrippant à sa lueur à demi-masquée par les nuages pour ne pas laisser sa vie s’enfuir trop vite. Il s’imaginait fixer le visage de Dionysos qui lui avait menti, car jamais il ne serait le fondateur d’une nouvelle cité, le meneur de la rébellion contre Rome. Tout ce en quoi il avait cru sa vie durant s’effondrait, tandis que son sang se répandait sur la pierre froide. Et il mourut comme ses espoirs de sauver Mytilène s’évaporaient.
~*~ — Voilà qui est fait, confirma Dionysos à sa sœur qui s’éloignait déjà sur un char de nuages. — Ta coopération est appréciée, lui lança Vénus en disparaissant dans les cieux, sa longue chevelure battant au vent. Cléos, esprit fantomatique à forme humaine, assista à la scène avec de grands yeux ronds. La fureur ne cessait de monter en lui : Dionysos l’avait trahi et avait vendu Mytilène. Son regard s’arrêta sur la divinité qu’il avait honorée depuis sa plus tendre enfance. Il se sentait prêt à se précipiter pour lui faire subir les pires tourments. 40
— Ne me regarde pas ainsi, Cléos. Toute défaite a un prix. — Et le vôtre était de livrer Mytilène. — Oui. Mais tu ne peux me reprocher ta mort, je t’ai offert les moyens de survivre. Tu as tenté de les utiliser pour sauver ta cité, ce n’en est que plus louable. — Il n’y a jamais eu de prophétie, n’est-ce pas ? Seulement un leurre pour que j’agisse selon votre volonté, que je livre ma ville et ses derniers survivants aux suppôts de Vénus. Le ton de Cléos était froid, distant, loin de la flamme habituelle qu’il mettait dans ses discours au temple. — En effet. — Et voilà ma patrie réduite à néant. Vous m’avez manipulé, menti, et vous vous êtes servi de moi afin de détruire Mytilène. Ma foi pouvait-elle nous aider ? Avait-elle la puissance nécessaire pour nous sauver ? Bien au contraire, elle nous a condamnés ! J’ai échoué, et tous ceux que j’aime ont disparu avec moi. Dyonisos avait perdu cet air léger qui le caractérisait et tournait la tête, incapable d’affronter le regard accusateur d’un simple mort. Il pensait lui devoir la vérité, se sentant moins cruel que ses frères qui abandonnaient à leur sort ceux qui croyaient en eux, quitte à voir disparaître la foi du cœur des Grecs. Pourtant, le miroir des yeux de Cléos lui renvoyait sa perfidie, et il sut qu’il n’y lirait plus que tromperie et traîtrise pour des siècles et des siècles quand les tragédies arriveraient.
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— C’est un drame, et j’ai bien peur qu’il se reproduise maintes fois à l’avenir. Rome est le seul pouvoir dominant de la Méditerranée. Et un homme s’est vu accorder la faveur des dieux. Sa destinée dessine pour nous des jours sombres. Ma défaite n’est que le premier assujettissement de l’Olympe à sa volonté. — Qui est cet homme qui gouverne aux dieux ? Cléos tourna la tête et suivit le doigt pointé de Dionysos vers le sol. Les nuages s’écartèrent pour dévoiler Mytilène, en proie aux flammes. Cléos ne mit qu’un instant à la reconnaître, à distinguer le temple où il passait ses journées, l’Agora surplombant la ville, et la maison de son frère ornée de marbre bleu, la production spécifique de l’île. Des souvenirs affluèrent, et il ne put retenir ses larmes. Le doigt ne cessait de s’allonger, formant un nuage à part entière qui se détachait de la masse et allait couvrir le campement des assaillants, jusque-là sous le soleil. À l’ombre de ce doigt gigantesque, drapé dans son paludamentum claquant au vent, Thermus posait sur la tête de l’homme qui venait de tuer Cléos une couronne civique. On la décernait traditionnellement à celui qui avait sauvé la vie d’un citoyen romain. L’ombre s’arrêta de manière à désigner le soldat qui gardait le genou à terre, savourant la reconnaissance de son supérieur. — Je ne connais que son nom. Il se nomme : Caius Iulius Caesar !
Fin 42
Kevin Kiffer Né en 1984, Kevin Kiffer est un Alsacien exilé en Limousin. Diplômé d’un master en Histoire de l’Antiquité, il est également passionné par la science-fiction. Après plusieurs publications virtuelles (webzines Songes du Crépuscule, Outremonde, Mots & Légendes), il a connu sa première publication professionnelle chez Rivière Blanche dans l’anthologie Dimension Ecologie (août 2014). Vous pouvez suivre toutes ses infos sur son blog : http://letempsdestyrans.blogspot.fr/
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Magali Villeneuve Magali Villeneuve est illustratrice de l’imaginaire. Elle travaille principalement aux USA, pour les univers du Seigneur des Anneaux ou Magic the Gathering notamment. Elle exerce aussi dans l’édition littéraire où elle réalise de nombreuses couvertures pour une clientèle outreatlantique et française. Elle vient d’ajouter une nouvelle corde à son arc : celle de l’écriture grâce à l’édition d’une saga de dark fantasy La Dernière Terre, où sa passion du dessin se mêle à son attrait pour les mots. Site officiel de La Dernière Terre
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Mentions légales Auteur : Kevin Kiffer Illustratrice (2008) : Magali Villeneuve ISBN : 978-2-37227-008-3 Ebook publié en 2014 par © Mots & Légendes Mise à jour : juillet 2015 Comité de lecture et corrections : Malena Emo, Julie Rogani, Madeleine Staquet, Tatooa et Ludovic Païni – Kaffin Maquette : Ludovic Païni – Kaffin
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Résumé Depuis toujours Cléos entend la voix de Dionysos. Sous l'impulsion de son dieu, la cité de Mytilène a choisi de résister et de défier Rome. Mais après cinq années de siège, alors que les mauvais présages s'accumulent, la foi en la victoire et les espoirs s'effritent. Alors que les Romains préparent leur ultime assaut, que peut donc faire Cléos pour sauver son peuple et sa ville ? Sa condition de Favori des dieux peut-elle encore empêcher l'inévitable ?