Cuisines, domesticité et condition féminine au début du XXème siècle - Mounit Kodo

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Cuisines, domesticité et condition féminine au début du XXème siècle Mounit Kodo mémoire de fin d’études sous la direction de Jean-Didier Bergilez


Abstract : Les mœurs et les rapports entre hommes et femmes ont beaucoup évolué depuis la fin du XIXème siècle, ainsi que la place des femmes ; tant dans les espaces publics qu’au sein du foyer. C’est cette notion de domesticité que ce mémoire entreprend d’étudier, à travers le cas de la cuisine, un espace particulièrement lié avec le genre féminin. Certaines cuisines ont marqué leur temps ; et le début du XXème siècle est une période charnière dans l’histoire de ce lieu. Nous proposons ici de passer en revue les plus marquantes, au regard de leur contexte et des mœurs qui ont mené à leur conception. Mots-clés : Cuisines ; Domesticité ; Femmes ; Architecture ; Émancipation


Cuisines, domesticité et condition féminine au début du XXème siècle

Mounit Kodo

Mémoire de fin d’études Sous la direction de Jean-Didier Bergilez Grade de Master en Architecture Faculté d’Architecture La Cambre Horta, ULB 2016-2017 3


Remerciements à M. Jean-Didier Bergilez, mon promoteur, pour m’avoir fait confiance et guidée dans mes recherches, à Mme Hilde Heynen, pour son accueil et sa précieuse expertise, à Mme Florencia Fernandez Cardoso, pour ses conseils, à ma soeur et ma mère pour leur aide à la relecture et à la correction, et à tout mon entourage pour son soutien. 4


Table des matières Avant-Propos 6 Introduction 9 I. Fin XIXème siècle : Premiers Questionnements 13 1. Révolution industrielle, révolution domestique 13 2. La pionnière des cuisines modernes : la cuisine sans table de Catharine Beecher 17 3. Entre socialisme et féminisme : les cuisines communautaires 23 II. Années 1910 et 1920 : Taylorisme domestique et émancipation 1. Espace public, monde du travail et « nouvelles femmes » 2. Le taylorisme chez soi : la cuisine fonctionnelle de Christine Frederick 3. La rationalisation en famille : la cuisine pratique des époux Gilbreth

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III. Années 1920 et 1930 : Modernisme et cuisines rationnelles 1. En Allemagne : la cuisine de Francfort 2. En France : les méthodes de Paulette Bernège 3. En Belgique : le système de cuisines CUBEX 4. Détournements des cuisines rationnelles à des fins conservatrices

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Conclusion 101 Bibliographie 107 Iconographie 111

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Cuisines, domesticité et condition féminine

Avant-Propos domesticité :

(n.f.) – plur. Domesticités Larousse1 :

(bas latin domesticitas, -atis, vie commune)

Vieux. Condition, état de domestique. Ensemble des domestiques d’une maison. État de l’animal qu’on a domestiqué. CNRTL2 : A.− Condition, situation d›une personne servant en qualité de domestique. Ex : ‘Mais Thérèse est sourde [...] et fière de ses soixante ans d’honnête domesticité.’ - Au fig. État de dépendance envers quelqu›un ou quelque chose. Ex : ‘Il s’agit de la domesticité conjugale, qui fait de tant d’épouses une sorte de nurse pour adulte.’ B.− Ensemble des personnes, des domestiques, qui servent dans une maison. Ex : ‘La famille et la domesticité suivaient à cheval la charrette mortuaire’ C.− État de l›animal qui a été domestiqué, apprivoisé par l›homme. Ex : ‘[Le rossignol] est du reste très facile à prendre et supporte assez facilement la domesticité.’

domesticity:

(noun) – plur.domesticities Cambridge Dictionary3: UK: Life at home taking care of your house and family. ex: ‘She married young and settled happily into domesticity.’ USA: The state of being at home a lot with your family. ex: ‘Since they had their baby, they’ve settled happily into domesticity.’ 1. « Domesticité », Larousse, s. d., http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/domesticit%C3%A9/26364. 2. « Domesticité », CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), s. d., http://www.cnrtl.fr/ definition/domesticit%C3%A9. 3. « Domesticity », Cambridge Dictionnary, s. d., http://dictionary.cambridge.org/fr/dictionnaire/anglais/ domesticity.

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Avant-Propos

Merriam-Webster Dictionary4: 1: The quality or state of being domestic or domesticated. 2: Domestic activities or life. 3: Domesticities plural: domestic affairs. Oxford Living Dictionaries5: Home or family life. ex: ‘Soon, both couples have children, and settle into neighbourly domesticity.’ – ‘She gave up a promising movie career for a life of domesticity.’ Les définitions anglaise et française ne correspondent pas entièrement : alors que le français « domesticité » se contente de la notion d’employés de maison, l’anglais utilise le terme « domesticity » également pour évoquer la vie domestique, le fait de rester au foyer s’occuper de sa famille et des tâches ménagères. Nous utiliserons ici le terme « domesticité », non pas dans le sens d’employés de maison, mais plutôt dans le même sens que son cousin « domesticity », comme dans les références bibliographiques (anglophones) qui ont servi de base à ce travail. À noter : L’expression « culte de la domesticité » vient de « cult of domesticity », largement utilisée en anglais et notamment chez Hilde Heynen6. On se réfère ici à la domesticité au sens anglophone, donc à la vie domestique. En revanche, l’expression « crise de la domesticité » est employée chez l’auteure française Catherine Clarisse7 pour traduire ce qu’on désigne en anglais par « servant crisis », comme chez Heynen et Van Caudenberg8. Ici, il s’agit plutôt de la domesticité comme condition de travailleur domestique, et du fait d’employer du personnel de maison à son domicile. Pour plus de clarté, nous avons choisi de traduire ici cette expression par « crise des domestiques », pour éviter toute confusion entre les définitions de « domesticité ».

4. « Domesticity », Merriam-Webster, s. d., https://www.merriam-webster.com/dictionary/domesticity. 5. « Domesticity », Oxford Living Dictionnaries, s. d., https://en.oxforddictionaries.com/definition/domesticity. 6. Hilde Heynen, « Modernity and Domesticity. Tensions and Contradictions », Actes (Savoirs de genre : quel genre de savoir ?, Sophia, 2005), 101‑13. 7. Catherine Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, Collection Tranches de villes (Besançon: Editions de l’Imprimeur, 2004). 8. Hilde Heynen et Anke Van Caudenberg, « The Rational Kitchen in the Interwar Period in Belgium: Discourses and Realities », Home Cultures 1, no 1 (1 mars 2004): 23‑50, doi:10.2752/174063104778053581.

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Cuisines, domesticitĂŠ et condition fĂŠminine

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Introduction

Introduction Le sujet de la cuisine, pour les architectes, est souvent vu comme peu valorisant puisque ce n’est qu’un espace « servant », d’autant plus qu’il est catalogué comme féminin, ce qui en fait un sujet « de second plan », peu noble. On constate même parfois une certaine distanciation de la part des femmes architectes vis-à-vis des « bonnes femmes »9, c’est-à-dire des femmes au foyer ordinaires ; distanciation qui engendre un désintérêt supplémentaire pour l’espace de la cuisine. Depuis ses débuts, le métier d’architecte se focalisait plutôt sur de grands projets, publics comme des lieux de culte ou institutions politiques, ou privés comme des palais. L’intérêt des architectes pour le logement est donc relativement récent, et concerne plutôt, dans un premier temps, des habitations pour les classes aisées. La préoccupation pour le logement des classes moyennes ou populaires n’apparaît que plus tard avec les théories hygiénistes et l’apparition de normes de salubrité pour le logement. L’habitat en tant qu’objet architectural est donc une préoccupation relativement récente ; et pourtant on l’associe à une image assez traditionnelle et conservatrice. La révolution industrielle a apporté une différenciation entre l’espace de travail, lieu de production et de progrès, et l’espace domestique, lieu de vie et de perpétuation des traditions. Or, la modernité se caractérise par l’importance donnée au changement et à la discontinuité, par un profond désir de progrès et d’émancipation, et la mise à distance des conventions du passé10. Le philosophe américain Marshall Berman11 la conçoit comme un paradoxe, une tension entre la recherche permanente de nouveauté et d’évolution d’une part ; et le poids des conservatismes qui nous dominent d’autre part.La modernité se construit en relation avec la notion d’itinérance, le fait d’être hors de chez soi. Pour Heidegger12 et Adorno13, la modernité et le foyer sont contradictoires. En effet, autour de la modernité gravite la notion d’avant-garde – un terme qui, comme l’a fait remarquer Christopher Reed14, est issu du champ lexical militaire, et renvoie donc à l’idée de conquête. 9. Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture. 10. Heynen, « Modernity and Domesticity. Tensions and Contradictions ». 11. Marshall Berman, All That Is Solid Melts into Air: The Experience of Modernity (London New York: Verso, 1982). 12. Martin Heidegger, « Building, Dwelling, Thinking », in Poetry, Language, Thought, éd. par Albert Hofstadter, 1st Harper Colophon ed, Works / Martin Heidegger, CN 430 (New York: Perennial Library, 1975). 13. Theodor W. Adorno, Minima Moralia: Reflections on a Damaged Life, trad. par E. F. N. Jephcott, Radical Thinkers (London ; New York: Verso, 2005). 14. Christopher Reed, éd., Not at home: the suppression of domesticity in modern art and architecture (New York: Thames and Hudson, 1996).

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Cuisines, domesticité et condition féminine

L’idée même de modernité se teinte alors d’une connotation masculine, virile, voire guerrière. A contrario, le logis est un lieu auquel est associée l’idée de féminité, de passivité, de résistance, un lieu relatif au nourricier, au soin, et à la tradition. On assiste donc à une polarisation des valeurs, d’autant que les femmes sont encore peu présentes dans le milieu du travail au début du XXème siècle. La modernité intègre donc, dans sa construction même, les valeurs genrées autour desquelles la société continue de se structurer : celles de la différenciation de l’homme et de la femme dans leur essence, et d’une soi-disant neutralité qui n’est autre que le point de vue masculin. Dans une société où, encore de nos jours, le masculin s’impose comme une norme, il n’est donc pas surprenant que les activités ou espaces perçus comme masculins, selon les mœurs et l’ordre implicite des choses, soient valorisés au détriment de celles pratiquées ou ceux fréquentés habituellement par les femmes. Ainsi, en grammaire comme dans la société, « le masculin l’emporte » et repousse les femmes au second plan, dévalorisant l’espace domestique puisqu’il est propre à ces dernières. La cuisine étant un lieu profondément lié à la vie domestique et aux femmes, elle a donc longtemps été ignorée, et ne constituait pas une préoccupation architecturale. L’histoire des cuisines, c’est principalement une histoire de(s) femmes, c’est un peu la « petite » histoire dans la grande Histoire de l’architecture ; et pourtant il s’agit d’un lieu vital, et indispensable au bien-être de toute la maisonnée. Celles et ceux qui ont entrepris de réformer l’organisation du travail ménager et l’aménagement de cet espace font en quelque sorte figure de révolutionnaires. En effet, s’intéresser à l’espace de la cuisine, c’est reconnaître l’intensité du travail qui y est accompli chaque jour, prendre conscience du fardeau qu’il représente pour celles qui l’exécutent. Les différentes évolutions qu’ont vécu les cuisines sont les marqueurs des revendications de leur époque. Dans ce travail, nous nous intéressons aux premières remises en question architecturales de cet espace ancré dans la domesticité qu’est la cuisine, et aux transformations sociétales que celles-ci traduisent. Comment la cuisine est-elle devenue un lieu – si ce n’est l’unique lieu – réservé, voire autorisé, aux femmes ? En quoi la conception des cuisines est-elle une question politique ? Quelles évolutions et révolutions ont eu lieu dans les cuisines du début du siècle dernier ? En quoi ces évolutions spatiales et techniques ont-elles influencé les rapports entre femmes et hommes à leurs époques respectives ? L’évolution des cuisines est-elle synonyme d’émancipation des femmes ? Pour tenter d’y répondre, nous passerons en revue les grands moments qui ont marqué l’histoire de la conception des cuisines et le regard sur la vie domestique en Occident au début du XXème siècle. Nous nous concentrerons d’abord sur la fin du XIXème siècle et ses premières remises en question du travail domestique avec les sœurs Beecher et les cuisines socialistes. 10


Introduction

Puis nous verrons Christine Frederick, Frank et Lilian Gilbreth, et la naissance du taylorisme domestique aux États-Unis. Enfin, nous étudierons le foisonnement de nouvelles cuisines rationnelles en Europe dans la période de l’entre-deux-guerres, et en particulier en Allemagne, en France et en Belgique, à travers les figures de Margarete Schütte-Lihotzky, Paulette Bernège et Louis Herman De Koninck. Pour réaliser ce travail, les recherches ont été guidées par une méthodologie plutôt ouverte et évolutive en partant d’un sujet défini de manière plutôt large pour ensuite se préciser autour d’une problématique plus claire. La première phase de ce travail a été consacrée à la lecture de diverses sources traitant de domesticité et des différenciations de genre dans les espaces du quotidien, afin d’acquérir une culture et des connaissances contextuelles préalables au choix de cas d’étude. Mes recherches au sujet des cuisines en particulier couvraient une période relativement large dans un premier temps, avec plusieurs pistes d’étude sur tout le XXème siècle, soulevant chacune de nombreuses questions. Ensuite, il m’a fallu synthétiser toutes ces lectures en une narration chronologique, de façon à pouvoir situer lesdits cas d’études dans le temps et identifier les quelques moments-clés autour desquels se rassemblait la majorité de la matière dont je disposais. Cette organisation linéaire a permis de remettre à plat les connaissances acquises et d’élargir le sujet, puis, paradoxalement, de me rendre compte d’un excès d’informations et de pistes de recherche trop éloignées de l’objectif. En exprimant ces résultats de manière thématique, j’ai pu examiner les liens et les influences entre mes différentes pistes de recherche et cas d’étude, et les nuances à intégrer dans cette évolution des cuisines et des sociétés, loin d’être linéaire. À ce moment, un ajustement s’est révélé nécessaire : mon sujet de recherche nécessitait d’être restreint à une période plus courte15, afin de rendre compte plus finement des subtilités des contextes de chaque cuisine. Ainsi, mon travail s’est recentré sur la première moitié du XXème siècle, une période charnière non seulement de l’histoire des femmes et de leurs droits, mais aussi de l’histoire des cuisines. En effet, c’est l’époque où les cuisines commencent à faire l’objet de réflexions et d’innovations, et ces débuts constituent des bases cruciales pour mieux comprendre les origines des cuisines que nous connaissons encore aujourd’hui.

15. Je remercie d’ailleurs Hilde Heynen de m’avoir fait cette suggestion lors de notre entretien du 10 juillet 2016.

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Cuisines, domesticitĂŠ et condition fĂŠminine

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I. Fin XIXème siècle : Premiers Questionnements

Chapitre I

Fin XIXème siècle : Premiers Questionnements Si c’est le XXème siècle, et particulièrement la période d’entre-deux-guerres, qui a porté les plus importantes transformations faisant des cuisines ce qu’elles sont aujourd’hui, en réalité les réflexions sur l’organisation du travail domestique avaient déjà commencé à la fin du XIXème siècle. Nous découvrirons dans ce chapitre les pionnières en matière de questionnement du travail ménager, à travers deux propositions très différentes d’amélioration des conditions de travail des femmes.

1. Révolution industrielle, révolution domestique Afin de mieux comprendre les changements architecturaux des cuisines, il convient de se pencher sur le contexte qui les a vues évoluer, et les transformations sociales, économiques, politiques, qui ont pu motiver et catalyser ces changements. Le XIXème siècle est le point de départ de bouleversements de l’univers domestique et du rapport au foyer. Comme le décrivent Walter Benjamin et Rolf Tiedemann1, la maison était jusqu’alors un lieu plutôt ouvert, à la fois espace de travail et logement, habitée non seulement par la famille proche, mais aussi élargie, ainsi que des protégés, ou même des serviteurs, dans le cas d’un intérieur bourgeois… Les activités professionnelles prenaient place en général dans un atelier qui faisait partie de la maison ; celle-ci n’était pas encore dissociée du travail ni associée particulièrement au genre féminin. C’est la révolution industrielle qui a modifié ce rapport à la maison, en conduisant une grande partie des hommes à travailler hors de chez eux, dans des lieux dédiés à leur métier : les usines. Ce déplacement de l’activité professionnelle a mis en place une séparation entre la maison et le lieu de travail. On assiste alors à l’émergence des notions d’intimité et d’individualité, associées au foyer qui se distingue de la vie publique et économique. Ainsi, les femmes ne travaillant pas à l’extérieur de la maison – et les hommes étant soumis à des horaires de travail impitoyables – les sphères masculine et féminine se séparent progressivement. « La théorie des « deux sphères », qui avait dominé la société bourgeoise depuis le XIXe siècle, était fondée sur une stricte division genrée : elle définissait l’espace

1. Walter Benjamin et Rolf Tiedemann, The Arcades Project (Cambridge, Massachusetts: Belknap Press, 1999), cité dans Heynen, « Modernity and Domesticity. Tensions and Contradictions », p. 104.

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Cuisines, domesticité et condition féminine public, extérieur et politique, comme un champ de bataille propre à la masculinité et faisait de l’espace domestique, intérieur et privé, un lieu naturellement féminin. En réalité, le capitalisme industriel avait érodé la fonction productive de l’espace domestique qui, une fois privé de pouvoir économique, s’était vu qualifié de féminin et reproductif. »2

L’homme, pourvoyeur de revenus, passe de moins en moins de temps à la maison, mais y trouve un refuge de confort et de douceur après sa journée de travail. Les femmes acquièrent la responsabilité de maintenir l’ordre moral, financier et ménager, ainsi que de rendre leur intérieur plus chaleureux en s’intéressant à la décoration et au bon goût. Le foyer commence à devenir un territoire féminin, même si, dans un premier temps, il n’y a pas encore d’opposition entre domesticité et masculinité. La dissociation ne s’installe qu’à partir de la fin du XIXème siècle, et les valeurs rattachées au foyer commencent même à être perçues comme des menaces à la formation de la masculinité : on remet en question l’éducation des jeunes garçons dans ce lieu devenu trop « féminin », dépourvu de modèles appropriés. Cette ségrégation spatiale se justifie à l’époque au moyen de théories invoquant des différences « par nature » entre les genres. Par exemple, pour l’écrivain John Ruskin3, l’intelligence masculine serait une intelligence de combat, d’invention, de création ; quant aux femmes, leurs facultés les disposeraient plutôt à l’ordre, à l’organisation et à la prise de décisions. Cette idéologie des genres a soutenu la division spatiale naissante, et l’a accentuée en créant des normes au sujet de l’habitat, de la famille et des corps. Les femmes se fondent alors progressivement dans ce décor, devenu le leur, qu’est l’espace domestique. Des deux côtés de l’Atlantique, et en particulier aux États-Unis où le système d’esclavage était encore en vigueur, l’univers des femmes est circonscrit à la domesticité : en tant que maîtresses de maison pour les plus riches, ou en tant que servantes pour les autres. En effet, au XIXème siècle, le métier de servante était amplement répandu chez les femmes. Aller travailler au service de familles nobles ou issues de la haute bourgeoisie était une évidence pour la plupart des jeunes filles de classes pauvres. Alors que l’industrialisation progresse, on assiste à un exode rural menant de nombreux paysans à tenter leur chance en ville, dans les nouvelles manufactures qui recrutent de la main-d’œuvre. L’offre de travail ouvrier devient d’autant plus alléchante que les tarifs du travail domestique sont en baisse. On peut constater une diminution du personnel domestique, accentuée aux États-Unis par l’abolition de l’esclavage : l’usine attire les anciens esclaves affranchis autant que les autres travailleurs de classe populaire, hommes comme femmes. On parle alors de 2. Beatriz Preciado, Pornotopie: « Playboy » et l’invention de la sexualité multimédia, trad. par Serge Mestre (Paris: Climats, 2011), p. 33. 3. John Ruskin et Deborah Epstein Nord, « Of Queens’ Gardens », in Sesame and lilies, Rethinking the Western tradition (New Haven: Yale University Press, 1865), cité dans Heynen, « Modernity and Domesticity. Tensions and Contradictions », p. 105.

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I. Fin XIXème siècle : Premiers Questionnements

Charles Van Schaick, Black River Falls, Wisconsin, vers 1905. Sept servantes posent en illustrant chacune une activité : balayage, récurage, cuisine, service, réception de la carte d’un visiteur, garde d’enfants, épluchage.

« crise » de la domesticité4, ou plus précisément de crise des domestiques5. Cependant, il faut accorder une nuance à ces deux phénomènes, qui ne touchent pas l’entièreté de la population. John Tosh6 parle d’une double évolution au sein de la société victorienne : dans un premier temps, les classes sociales populaire et moyenne ne sont pas confrontées à cette crise des domestiques. C’est dans les foyers bourgeois, chez qui la dissociation entre les sphères masculine et féminine est plus marquée, que la crise des domestiques se fait ressentir en premier lieu. Suite à cette crise des domestiques, on observe dès la fin du XIXème siècle l’émergence de ce que l’on peut qualifier de « culte de la domesticité »7et la séparation des sphères masculine et féminine. Au fond, c’est de la révolution industrielle que provient cette conception de la domesticité en tant que condition féminine. Ann Douglas8 décrit une féminisation de la culture à travers l’apparition d’une littérature adressée spécifiquement aux femmes qui propage une culture du sentimentalisme et de la sensibilité. On loue la figure de la mère dévouée à sa famille, les valeurs de l’amour maternel et du « nurturing and caring ». De plus, le tra4. Clarisse, p. 37. 5. Heynen et Van Caudenberg emploient plutôt l’expression “servant crisis”. Voir avant-propos. 6. John Tosh, « New Men? A Bourgeois Cult of Home », History Today 46, no 12 (décembre 1996): 9-15, cité dans Heynen, « Modernity and Domesticity. Tensions and Contradictions », p. 106. 7. Heynen, « Modernity and Domesticity. Tensions and Contradictions », p. 104. 8. Ann Douglas, The Feminization of American Culture, Discus Books (New York, NY: Avon Books, 1978), cité dans Heynen, « Modernity and Domesticity. Tensions and Contradictions », p. 105.

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vail domestique y est mis en avant comme une réelle profession, avec des règles et des horaires précis, un lieu de travail séparé du lieu de vie (d’où la création de quartiers pour l’hébergement des domestiques) et, comme le fait Catharine Beecher, à travers la création des premières écoles ménagères. « […] en établissant une stricte séparation homme-usine / femme-foyer, on réoriente les femmes vers un travail lié à la maison : la leur ou celle des autres. »9

Ces mesures s’accompagnent d’une standardisation et d’une mécanisation progressives du travail domestique, promues notamment par Christine Frederick, ce qui l’assimile au travail masculin et à sa technicité. La main-d’œuvre domestique est plus abondante, et devient donc abordable non plus uniquement à la haute bourgeoisie, mais aussi à une petite bourgeoisie puis à une classe moyenne. Le fait d’engager une ou des employées de maison étant un marqueur social désormais démocratisé, une grande partie des foyers disposent d’une aide ménagère, permanente ou non. Durant la Première Guerre mondiale, alors que les hommes ont tout quitté pour aller combattre, les femmes sont invitées à prendre part à « l’effort de guerre », et donc à travailler à l’usine pour continuer de faire tourner l’économie. Finalement, l’usage de servir dans la maison d’autrui se perd, et les femmes – même bourgeoises – se retrouvent seules à gérer leur foyer ; en plus d’un emploi à l’usine pour les femmes de classe ouvrière. Au sortir de la Grande Guerre, le phénomène de culte de la domesticité s’amplifie en Europe, à l’aide des magazines féminins et de politiques natalistes. En effet, affaiblis par la guerre, les pays ont besoin de renouveler leurs populations, et communiquent autour des bienfaits de la vie familiale et domestique pour les femmes. Mais ce qu’on observe déjà ici n’est encore que les prémices d’un phénomène qui sera exacerbé autour des années 1950, à grand renfort de propagande.

9. Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 37.

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I. Fin XIXème siècle : Premiers Questionnements

2. La pionnière des cuisines modernes : la cuisine sans table de Catharine Beecher La rationalisation et la standardisation de la cuisine individuelle trouvent leur source la plus ancienne dans les travaux de Catharine Beecher, qui propose déjà, à la fin du XIXème siècle, des solutions architecturales empreintes de préoccupations au sujet de l’hygiène, de l’efficacité et de la pénibilité du travail domestique. Les sœurs Beecher sont de grandes partisanes de l’abolition de l’esclavage aux ÉtatsUnis. Harriet Beecher-Stowe, écrivaine, est l’auteure du best-seller La Case de l’Oncle Tom, dont Catharine Beecher dessine les plans de la cuisine. Dans leur engagement contre l’esclavage, les sœurs Beecher s’intéressent également à la cause des domestiques, et à l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail. Catharine Beecher est éducatrice et, même si elle défend une vision conservatrice de la place des femmes dans la société, elle se place néanmoins dans la lignée des féministes qui remettent en question les conditions de travail domestique des femmes. Les deux sœurs s’intéressent notamment à la cuisine et définissent des règles de bonne tenue de celle-ci. En accord avec les théories hygiénistes qui repensent l’architecture pour lutter contre les maladies dues à l’insalubrité, elles recommandent de fournir des lieux de travail plus sains, c’est-à-dire des cuisines propres, aérées et bien organisées. Par ailleurs, Catharine Beecher fait remarquer que les cuisines destinées à être utilisées par des hommes – par exemple les cuisines militaires ou celles des bateaux – tenaient déjà compte de principes d’organisation et d’efficacité, et étaient les plus petites et pratiques possible. À l’inverse, les cuisines conçues pour des femmes s’étendaient sur un maximum d’espace, et les équipements y étaient parfois tellement éloignés que l’évier pouvait être dans une pièce différente de la gazinière, et les zones de préparation des ingrédients très loin des zones de stockage, de cuisson et d’élimination des déchets. « Kitchens designed by men for women were irrational and maximized work, thereby imprisoning women in a cycle of fatigue, while kitchens designed by men for men were highly rational and did not burden them. » 10

Les cuisines pour des travailleurs masculins étaient donc déjà rendues les plus efficaces possible, afin que les hommes n’y passent pas trop de temps et puissent se consacrer à d’autres activités. Quant à celles des femmes, elles semblaient être volontairement ignorées par toute logique fonctionnelle, et aucun effort d’optimisation n’y était fait pour que les femmes ne soient pas trop fatiguées ou puissent y passer moins de temps. Le temps des femmes n’avait donc pas la même valeur 10. Leif Jerram, « Kitchen Sink Dramas: Women, Modernity and Space in Weimar Germany », Cultural Geographies 13, no 4 (1 octobre 2006), p. 543.

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Cuisines, domesticité et condition féminine Portrait de Catharine Beecher.

que celui des hommes, et l’inefficience devait les tenir occupées au maximum. Ce constat conduit Beecher à inventer la « workshop kitchen », la cuisine-atelier. Le dessin du plan de travail est très détaillé, à chaque objet est attribué une place précise, même si la diversité des objets représentés témoigne de la complexité des activités. La maison dessinée par Catharine Beecher suit un plan symétrique, dans lequel les pièces de vie sont réparties autour d’un grand conduit de cheminée. La maison est celle d’une famille aisée, et les pièces sont de dimensions très confortables. Au milieu du plan se trouve une bande d’environ 3 mètres de large, qui articule les deux moitiés de la maison. Elle contient les fonctions de service, dont le conduit relié à un poêle, la cage d’escalier et quelques rangements, ainsi que la cuisine, placée dans une pièce attenante. Contrairement à l’usage dans les maisons bourgeoises du XIXème siècle, où la famille vivait au « bel étage » et les domestiques dans leurs « quartiers » souvent au sous-sol, Beecher invite à rendre la cuisine moins sombre et plus aérée, pour des raisons à la fois d’hygiène et de bien-être des domestiques. La cheminée traditionnelle laisse place à un poêle servant de cuisinière, ce qui justifie l’emplacement de la cuisine au centre de la maison, bien qu’elle soit dissimulée derrière les escaliers. Cette cuisine est divisée en deux parties : un espace d’environ 7,5 m² muni d’un plan de travail, faisant également office de passage vers le salon ou la salle à manger ; et une petite pièce où se trouve le poêle, séparée par une 18


I. Fin XIXème siècle : Premiers Questionnements

cloison. Elle ne mesure que 16,3 m² tout compris ; mais un grand sous-sol contient une buanderie, une citerne et des espaces de stockage pour le bois, le charbon, la glace et les aliments comme les fruits et légumes. « Catharine Beecher préconise de ne pas placer la cuisine en sous-sol : elle se trouve au rez-de-chaussée, séparée de la pièce sans fenêtre qui contient le poêle-cuisinière par des portes coulissantes. Un conduit amène l’air frais de l’extérieur. »11

La principale nouveauté est la disparition de la table et des chaises, qui occupaient auparavant une place centrale dans les cuisines traditionnelles, remplacées par une table plus fonctionnelle contre le mur. Selon Paul Breton12, ingénieur et organisateur en France des Salons des Arts Ménagers, Catharine Beecher aurait ainsi inventé le plan de travail en continu, tel que nous le connaissons encore aujourd’hui. Cette configuration rencontre un énorme succès au cours du XXème siècle, et sous prétexte de gêner la circulation, la table de cuisine disparaît vite de la plupart des cuisines. La cuisine sans vraie table ni chaises sera présentée comme un progrès, et suivie ou défendue par nombre de concepteurs, de personnes d’influence comme Paul Breton, ou d’historiens comme Sigfried Giedion. Les architectes progressistes du XXème siècle entreprendront de réformer la cuisine, en se fondant notamment sur les travaux de Catharine Beecher, publiés en 186913 , en particulier sur ses plans d’une maison sans domestiques permanents – une première dans l’histoire du logement et des cuisines. « Tant aux États-Unis qu’à l’étranger où elle sera exportée de diverses manières, cette cuisine servira de référence aux « féministes domestiques », aux tayloristes du travail ménager, aux promoteurs d’écoles ménagères, et aux architectes. »14

Cependant, une erreur lors de la publication des plans de Beecher crée une confusion dans leur compréhension. En effet, la légende des plans indique « maison sans domestiques » au lieu de « maison sans domestiques permanents ». Cette erreur en apparence anodine aura pourtant pour effet de conduire à une interprétation différente du projet de Beecher. Ce modèle de cuisine sera alors proposé à des ménagères sans domestiques, alors que ce n’est pas l’usage auquel l’avait destiné son auteure. La cuisine de Catharine Beecher pose les bases d’une réflexion sur l’organisation des cuisines. Toutefois, s’il s’agit d’une première étape dans cette histoire de l’évolution du travail féminin en cuisine, il serait invraisemblable de les qualifier d’émancipatrices pour autant. En effet, les travaux de Catharine Beecher mettent constamment en avant les valeurs d’ordre et de propreté, mais aussi de morale ; car bien qu’elles dénoncent les conditions de travail des femmes, les sœurs Beecher 11. Clarisse, p. 37. 12. Ibid. 13. Catharine Beecher et Harriet Beecher Stowe, The American Woman’s Home (New York: J. B. Ford and Company, 1869), évoqué dans Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 33. 14. Clarisse, p. 33.

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Cuisines, domesticitĂŠ et condition fĂŠminine

Catharine Beecher, Maison sans domestiques permanents, plan du rez-de-chaussĂŠe.

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I. Fin XIXème siècle : Premiers Questionnements

Cuisine de Catharine Beecher, gravure..

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n’en restent pas moins conservatrices, et n’ont pas pour but de révolutionner la vie des femmes. La propreté de la cuisine était le cheval de bataille des deux sœurs ; cependant les projets dessinés par Catharine Beecher ne suivent pas tous les règles de ventilation et d’éclairage qu’elle préconisait. Les idées hygiénistes s’appliquent sans doute plus aisément aux maisons bourgeoises qu’à la vie en immeuble. «Malgré ses principes d’hygiène appliqués à l’architecture, on doit cependant également à Catharine Beecher, en 1869, les plans d’un immeuble d’habitation où les cuisines individuelles sont sans fenêtres et communiquent avec le séjour par des portes coulissantes (elles seront présentées par Giedion comme les ancêtres des kitchenettes). »15

15. Ibid, p. 39.

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I. Fin XIXème siècle : Premiers Questionnements

3. Entre socialisme et féminisme : les cuisines communautaires Comme solution à l’oppression domestique des femmes, l’idée de mettre en place des services publics d’aide domestique aurait pu constituer une alternative à l’isolement des femmes dans une vie domestique aliénante. La fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle voient s’exprimer des revendications inspirées par le communisme : un nouveau mode de vie qui déplacerait les tâches domestiques en-dehors du foyer, en les sociabilisant et en les rendant collectives. Le but est de permettre aux femmes de travailler en-dehors de la maison, au même titre que les hommes, sans pour autant devoir entamer une seconde journée le soir à leur retour. Dès le XIXème siècle, le socialisme marxiste incite les ouvriers à s’emparer des moyens de production ; mais comme le souligne Dolores Hayden16, il ne s’adresse qu’aux hommes et néglige les questions du travail des femmes et de la reproduction. Pourtant, Vladimir Ilitch Lénine et Friedrich Engels eux-mêmes ont défendu l’idée que l’égalité entre femmes et hommes ne serait atteinte qu’avec la participation des femmes à la production industrielle, laquelle ne serait rendue possible que par la mise à disposition desdits services collectifs de garde d’enfants et de préparation des repas. Engels admet dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État17 que la famille repose sur l’asservissement de la femme, qui représente à l’échelle familiale le prolétaire tandis que son mari incarne le bourgeois. Mais tous les socialistes ne sont pas du même avis ; la plupart se désintéressent complètement de la cause de l’émancipation féminine, et certains s’opposent même à étendre le droit de vote aux femmes. D’ailleurs, Engels et Lénine ne vont pas jusqu’à considérer les services domestiques collectivisés comme un travail digne de ce nom : pour permettre à certaines femmes de se libérer des corvées ménagères afin d’exercer un « vrai » métier, il faudrait que d’autres femmes, de statut moins élevé, s’en chargent à leur place18. En parallèle, des féministes remettent en question l’analyse des classes des marxistes, arguant que les femmes n’y ont de toute façon jamais les mêmes droits ni les mêmes avantages économiques que les hommes, même au sein d’une même classe sociale. En effet, lorsqu’elles ont un emploi en-dehors de chez elles, les femmes sont toujours limitées à des professions stéréotypées et sous-payées, ce qui les maintient dans la pauvreté et empêche leur autonomie. À cette difficulté financière s’ajoute souvent la double peine de devoir accomplir 16. Dolores Hayden, The Grand Domestic Revolution: A History of Feminist Designs for American Homes, Neighborhoods, and Cities (Cambridge, Mass: MIT Press, 1981), p. 7. 17. Friedrich Engels, The Origin of the Family, Private Property and the State, Progress Publishers (Moscow, 1884), évoqué dans Hayden, The Grand Domestic Revolution, p. 7. 18. Hayden, The Grand Domestic Revolution, p. 7.

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des besognes exténuantes gratuitement, en rentrant dudit emploi sous-rémunéré. Aux États-Unis, certaines féministes telles Florence Kelley ou Julia Lathrop exigent de l’État qu’il mette des services communautaires à disposition des femmes employées ; mais ne tiennent finalement pas compte de la structure des classes de la société. La lutte des classes s’oppose ainsi à la lutte des genres, chacune restant campée sur ses positions et se contentant de défendre sa propre catégorie. «The split between Marxian socialists and feminists in the second half of the nineteenth century was a disastrous one for both movements. Each had a piece of the truth about class and gender, production and reproduction. The Marxists lost sight of the necessary labor of one half of the population; the feminists lost sight of class structure under capitalism and addressed most of their demands to the state. » 19

En revanche, d’autres féministes, dont Melusina Fay Peirce, Charlotte Perkins Gilman, Ellen Richards ou encore Ethel Puffer Howes, intègrent une perspective de genre à une vision socialiste, et se battent contre l’exploitation domestique des femmes, dont elles ont fait l’argument principal de leur lutte. Ce « material feminism » (traduit en français par « féminisme matérialiste » ou encore « féminisme domestique ») entend revoir l’organisation spatiale des villes pour les rendre plus égalitaires, et revendique dès 1868 une rémunération pour le travail domestique effectué par les femmes. Si Gilman se rapproche parfois d’une vision socialiste et Richards d’une vision féministe non matérialiste, les féministes matérialistes s’accordent en général à dire que le travail des femmes doit être contrôlé par les femmes ellesmêmes, notamment économiquement et socialement. « […] women must assert control over the important work of reproduction which they were already performing, and reorganize it to obtain economic justice for themselves. They demanded both remuneration and honor for woman’s traditional sphere of work, while conceding that some women might wish to do other kinds of work. »20

Toutefois, les féministes matérialistes ont beaucoup été critiquées sur leur croyance en une société sans classes21. En effet, il pouvait y avoir un tel écart entre leur vie et celle des servantes qu’elles ne prenaient presque jamais en compte les paramètres de classe sociale dans leurs analyses et leurs propositions. Des propositions socialistes de villages-modèles ont été pensées, et parfois expérimentées, où l’économie est divisée en trois domaines : l’agriculture, la production industrielle et le travail domestique. L’idée est de mettre à profit le travail de tous, hommes et femmes, pour le bien de la communauté tout entière. Ces initiatives ont pour avantage de rompre l’isolement physique ou intellectuel qui était le lot quotidien des fermiers individuels, des ouvriers et des femmes au foyer, en faisant participer tous les individus et en partageant les tâches de manière égalitaire. 19. Ibid. 20. Ibid, p. 6. 21. Ibid, p. 8.

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I. Fin XIXème siècle : Premiers Questionnements Portrait de Melusina Fay Peirce.

En outre, ces services collectivisés sont censés se dérouler dans de meilleurs lieux de travail, et être sujets à une rémunération égale – ce qui constitue un grand pas pour l’émancipation des femmes. La nécessité et l’utilité du travail domestique sont reconnues par l’ensemble de la communauté, et le fait de collectiviser les besognes ménagères en fait un travail social, afin que les femmes n’aient plus à assumer seules la cuisine et l’entretien de leur maison. Les cuisines communautaires constituent des lieux de sociabilité, de réels lieux de vie sociale. Les ouvrières y travaillent en groupe en chantant, et se font le relais des nouvelles et des rumeurs locales ; et ces espaces peuvent aussi accueillir des fêtes de village22. Un second point fort des cuisines communautaires socialistes est la division et la spécialisation des tâches ménagères : chaque tâche est valorisée et peut faire l’objet d’un apprentissage, qu’il s’agisse de jardinage, de conservation des aliments, de nettoyage, de cuisine, de lessive, de repassage ou encore de garde d’enfants. Les cuisines ne sont plus des espaces individuels, sombres et à l’écart du reste de la maison, mais deviennent de véritables ateliers, des magasins, au service de la collectivité. Le travail domestique, tout comme la production industrielle ou les travaux des champs, fait l’objet de règles concernant les horaires de travail et la qualité des locaux ; des règles qui s’appliquent de la même manière aux hommes et aux femmes. De plus, collectiviser les travaux domestiques permet d’envisager plus facilement des progrès en termes 22. Ibid, p. 39.

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de conception, d’aménagement, de design, ou encore d’équipement technique des cuisines. En effet, il est plus difficile financièrement pour un ménage d’investir dans l’amélioration de sa propre cuisine individuelle que pour un village entier de mettre une grande cuisine moderne et performante à disposition de ses habitants, qui l’auront chacun financée en partie. « Communitarian socialists took pride in providing themselves with the latest in heating, lighting, and sanitarian devices, designed to ensure the health of their members and lighten domestic labor. And what they didn’t acquire, the women and men of the group might invent. »23

Melusina Fay Peirce est l’une des pionnières du féminisme domestique. Excédée par l’épuisement et le vide intellectuel dans lesquels la plongeaient ses propres obligations domestiques de femme au foyer, elle enrage contre le « sacrifice coûteux et contre nature »24 de son potentiel et de ses talents personnels25 à cause de tâches ménagères éreintantes et inintéressantes. Elle rappelle qu’à l’époque coloniale, les femmes contribuaient bien plus à l’économie : « […] by helping crops, caring for animals, and making cloth, clothing, soap, candles, and numerous other necessities. Industrialization began to remove these tasks from the home in the early nineteenth century, leaving some women exploited as factory workers and servants, and others idle as lazy, parasitical “ladies” who were forbidden to work at all. »26

Dès 1868, elle imagine un modèle d’organisation économique où les femmes prendraient le contrôle de leurs propres vies et de leur propre travail, et exige une rémunération du travail domestique. Melusina Fay Peirce introduit la notion de « travail ménager coopératif » (« cooperative housekeeping »), un modèle où les femmes s’associeraient pour accomplir ensemble leurs besognes domestiques, et factureraient ces services à leurs maris en tant que frais d’adhésion. Les groupes, comptant entre douze et cinquante femmes, utiliseraient cet argent pour acquérir un bâtiment, et équiper ce quartier général de manière adéquate, avec tout le nécessaire de cuisine, de pâtisserie, de lessive et de couture, ainsi que l’approvisionnement d’une réserve coopérative pour les provisions. La proposition de Peirce implique de grandes transformations au niveau de l’urbanisme des quartiers et de l’architecture des maisons, ainsi que de revoir les notions de maison et de foyer. Les locaux d’une coopérative doivent comporter un premier niveau avec des salles dédiées au comptage, à la vente, à des consultations et à des essayages ; un second niveau avec des ateliers ; et au troisième niveau se trouvent une salle à manger équipée d’un monte-plats, un gymnase et une salle de lecture. Les pièces peuvent être ouvertes les unes sur les autres pour organiser un bal, et les deux premiers niveaux com23. Ibid, p. 48. 24. Melusina Fay Peirce, Cooperative Housekeeping: How Not to Do It and How to Do It, a Study in Sociology (Boston: James R. Osgood, 1884), cité dans Hayden, The Grand Domestic Revolution, p. 67.. 25. Hayden, The Grand Domestic Revolution, p. 67. 26. Ibid, p. 68.

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I. Fin XIXème siècle : Premiers Questionnements

haut : Beth Ganister, d’après les descriptions de Melusina Fay Peirce. Schéma des locaux d’une coopérative ménagère. bas : Paul Johnson, d’après les descriptions de Melusina Fay Peirce. Plan schématique d’un quartier (encadré indiquant A) de trente-six maisons sans cuisines (B) et un bâtiment de coopérative ménagère (C).

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portent des vestiaires confortables, équipés de salons avec fauteuils et de toilettes. Depuis Cambridge, dans le Massachusetts, où elle vit, Peirce lance une campagne auprès des femmes de son quartier, épouses ou filles de l’élite littéraire et intellectuelle de cette ville hébergeant les plus prestigieuses universités américaines, et rencontre un écho immédiat. Avec les femmes de son voisinage, elle loue en novembre 1869 une vieille maison pour héberger ce premier essai de collectivisation des services ménagers. Mais elles se retrouvent vite confrontées à l’hostilité de nombreux hommes, et certains maris interdisent à leurs épouses de prendre part à cette initiative, d’assister aux réunions : « What! […] my wife ‘cooperate’ to make other men comfortable? No indeed! »27 Certains d’entre eux fondent “The Club”, un cercle masculin privé organisant des dîners entre initiés, dont il est fort probable qu’il ait servi à critiquer et saboter le projet de leurs épouses. Finalement, la maison de la coopérative de Peirce n’a tenu que jusqu’en 187128. Ironie du sort, Peirce déplorait justement, dès ses premières réflexions sur le sujet, la complaisance paternaliste avec laquelle les hommes dénigraient les ambitions des jeunes femmes souhaitant mettre à profit leurs talents, exercer une activité pour laquelle elles seraient douées, voire osant espérer en faire leur métier, contre la pression de leur entourage ; et la jubilation de pouvoir, en cas d’échec, les ramener à leur prétendue incapacité et les enjoindre à redevenir des femmes « raisonnables » 29. En Belgique, si les revues catholiques vantaient les mérites de la figure de la mère et épouse au foyer, leurs concurrentes socialistes encourageaient simultanément les femmes à combiner une vie familiale à un emploi rémunéré. Les associations féminines socialistes ne niaient pas le rôle de mères nourricières et aimantes, cependant elles considéraient tout de même le travail rémunéré comme un point crucial pour leur indépendance financière. D’autant que pour de très nombreux foyers, il était nécessaire que les femmes travaillent la journée, faute de rémunération suffisante à la survie de toute une famille avec un seul salaire. Le travail des femmes, à l’intérieur comme à l’extérieur du logis, devait être laissé à la libre appréciation des concernées, lesquelles avaient droit à des services communaux pour simplifier leur travail ménager. Parmi ces voix en faveur de la collectivisation de services domestiques, l’association Socialistische Vrouwenbeweging était particulièrement active. « In the early 1920s, the Socialistische Vrouwenbeweging had insisted on the implementation of collective services, such as communal laundries and kitchens. However, those services were slow in materializing. Therefore, the socialist women’s magazines also took up the issue of rational housekeeping, giving numerous tips to facilitate domestic tasks, for example, on using a self-heater or haybox […], on the application of electricity (such as the electric cooker) […], on the importance of a good lighting

27. Hayden, The Grand Domestic Revolution, p. 81. 28. Ibid. 29. Melusina Fay Peirce, « Cooperative Housekeeping », Atlantic Monthly 22 (novembre 1868), évoqué dans Hayden, The Grand Domestic Revolution, p. 67..

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I. Fin XIXème siècle : Premiers Questionnements and how to achieve it […], on rational furniture […]. »30

De manière générale, le modèle de la cuisine communautaire a permis de valoriser le travail domestique, de le sociabiliser, et de le rendre éligible aux innovations techniques ou organisationnelles ; toutefois dans les faits, l’égalité salariale n’était que rarement atteinte, et les femmes restaient encore une fois reléguées aux métiers domestiques31.

30. Heynen et Van Caudenberg, « The Rational Kitchen in the Interwar Period in Belgium », p. 35. 31. Dolores Hayden, « 2. Socialism in Model Villages », in The Grand Domestic Revolution: A History of Feminist Designs for American Homes, Neighborhoods, and Cities (Cambridge, Mass: MIT Press, 1981), p. 39.

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II. Années 1910 et 1920 : Taylorisme et émancipation

Chapitre II

Années 1910 et 1920 : Taylorisme domestique et émancipation Les années 1910 et 1920 ont servi de relais crucial aux premières propositions architecturales pour réformer les cuisines, qui ressurgissent sous de nouvelles formes après s’être nourries des théories d’économie les plus récentes.

1. Espace public, monde du travail et « nouvelles femmes » Le monde du travail masculin, ses lieux et ses méthodes d’efficacité et de rendement, sont une inspiration pour le lieu du travail domestique, promettant aux femmes l’émancipation d’un travail ressemblant à celui des hommes, bien que toujours confiné à leur propre intérieur. Mais quel rapport entretiennent les femmes à l’espace public, au monde du travail ou à l’isolement du foyer ? Les femmes du XIXème siècle n’étaient pas les bienvenues dans l’espace public, peu accueillant et tolérant ; aussi les rues des villes européennes et américaines étaient-elles marquées par leur absence. En effet, il était très mal vu pour une femme « vertueuse » de s’aventurer dans les rues sans être accompagnée d’un homme. Cette oppression spatiale flagrante, relatée par Janet Wolff dans l’article « The Invisible Flâneuse »1, reclut davantage les femmes dans l’univers du foyer. C’est ce que déplorait encore Virginia Woolf en 1929 dans A Room of One’s Own2. Son livre traite justement de cette oppression spatiale, de ces conditions qui freinent l’expression intellectuelle et artistique des femmes et les empêchent d’exercer un métier. Alors qu’elle était sollicitée pour donner son opinion sur le thème « les femmes et le roman », Woolf élude le sujet et préfère répondre dans ce pamphlet en refusant de traiter de ce qui caractériserait éventuellement l’écriture des femmes, mais en s’interrogeant plutôt sur les raisons qui font que si peu de femmes sont parvenues à se faire un nom dans le milieu littéraire. Ce qui manque le plus aux femmes, selon Woolf, c’est la liberté financière et l’isolement spatial, autrement dit la possibilité de gérer soi-même ses finances et disposer d’une pièce uniquement à 1. Janet Wolff, « The Invisible Flâneuse. Women and the Literature of Modernity », Theory, Culture & Society 2, no 3 (1 novembre 1985): 37-46, cité dans Heynen, « Modernity and Domesticity. Tensions and Contradictions », p. 106-107. 2. Virginia Woolf, Une Chambre à Soi, trad. par Clara Malraux (Paris: Denoël, 2012).

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soi – sans mari ni enfants pour interrompre leur concentration.

« All I could do was to offer you an opinion upon one minor point--a woman must have money and a room of her own if she is to write fiction; and that, as you will see, leaves the great problem of the true nature of woman and the true nature of fiction unsolved. »3

En effet, si les femmes des années 1910-1920 sont cantonnées à la sphère domestique, ce n’est pas pour autant qu’elles jouissent de la liberté d’y exercer une activité professionnelle, notamment artistique dans le cas de Woolf. Sans cesse ramenées à des préoccupations de gestion domestique, une solution pourrait être de se tourner vers l’extérieur pour réfléchir, se cultiver, écrire, dans le calme d’un parc ou d’une bibliothèque, par exemple. Mais l’auteure raconte l’expérience de discrimination spatiale qu’elle – en tant que femme lambda – aurait pu faire, en se voyant refuser le droit de marcher sur la pelouse dans un parc, ou d’accéder à la bibliothèque sans être accompagnée ou autorisée par un homme. Alors qu’elle se promenait simplement en pensant à une idée qu’elle venait d’avoir, ou se dirigeait vers la bibliothèque afin de consulter un ouvrage indispensable à sa réflexion, elle voit apparaître devant elle des hommes se chargeant de lui rappeler sa place. Ces interdits sont ressentis comme un frein à sa liberté intellectuelle et créative, puisqu’elle ne se sent même plus autorisée à réfléchir dans l’espace public. Cependant, Woolf ne remet pas en cause l’existence même de la société dans laquelle elle vit, où l’espace public n’appartient qu’aux hommes. Elle regrette plutôt que les femmes ne disposent d’aucune alternative. À défaut d’empiéter sur l’espace public de ces messieurs, Virginia Woolf estime que les femmes devraient au moins avoir la possibilité d’un espace à elles, où se retirer hors des obligations familiales afin d’exercer tranquillement leur art. Les hommes et les femmes évoluent dans des sphères différentes, sans se côtoyer ; d’autant que ces dernières étaient en général tenues à l’écart du monde du travail, hormis en tant que domestiques dans la maison d’une autre. Ce n’est qu’en temps de guerre, alors que la majorité des hommes sont envoyés au front, que les industries font appel aux femmes pour continuer leur production. C’est le cas lors de la Première Guerre Mondiale, ce qui permet une incursion féminine dans le monde du travail ; mais cette percée est de courte durée, et les femmes sont invitées à retourner à leur foyer dès la fin de la guerre et le retour des hommes. Cependant, Elisabeth Wilson4 tient à apporter une nuance aux propos de Janet Wolff : dans les métropoles du XIXème siècle, les femmes n’auraient pas été aussi confinées qu’on peut le croire. Wilson parle des grandes villes comme de 3. Virginia Woolf, « A Room of One’s Own », Bibliothèque d’e-books libre de droits, Project Gutenberg Australia, (octobre 2002), http://gutenberg.net.au/ebooks02/0200791.txt. 4. Elizabeth Wilson, « The Invisible Flaneur », in The Contradictions of Culture: Cities: Culture: Women (London: SAGE Publications Ltd, 2001), évoqué dans Heynen, « Modernity and Domesticity. Tensions and Contradictions », p. 108.

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II. Années 1910 et 1920 : Taylorisme et émancipation

Virginia Woolf à sa maison de campagne, Monk’s House, Rodmell, Royaume-Uni

lieux de transgression, permettant plus de liberté qu’ailleurs, où l’on pouvait déjà croiser de plus en plus de femmes actives de classe aisée. Ce d’autant plus que de nombreux magasins et lieux de restauration florissaient en ville, apportant aux femmes de nouvelles justifications à leur présence dans les rues. Aux États-Unis, la fin du XIXème siècle voit apparaître la figure de la « Nouvelle Femme » aussi appelée la « garçonne », qui se répand et s’installe en Europe dans les années 1920, notamment en Allemagne pendant la République de Weimar. De nouvelles opportunités, ainsi qu’une présence croissante des femmes dans l’espace public, le milieu du travail et la scène publique permettent aux femmes d’accéder à un nouveau mode de vie, plus émancipateur. La Nouvelle Femme vit seule, sort avec ses ami.e.s, est sexuellement libérée, compétente, confiante, cultivée… et gère sa maison grâce aux méthodes du taylorisme.5 L’indépendance financière des femmes est défendue par les voix de Virginia Woolf – qui revendique le droit d’exercer une activité indépendante dans les meilleures conditions – ou encore de Paulette Bernège – qui incite directement les femmes à avoir un métier en-dehors de chez elles. Celles que l’on surnomme les « garçonnes » représentent un modèle attirant pour les jeunes filles, et leur apparence, devenue à la mode, évoque effectivement la modernité et l’émancipation. Les silhouettes se font fines et sveltes, les courbes s’effacent dans des robes aux coupes droites, et les nouvelles femmes ressemblent plus à de jeunes 5. Heynen, « Modernity and Domesticity. Tensions and Contradictions », p. 109.

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Garçonnes fumant des cigarettes dans un train, vers 1920. Smithsonian Magazine.

garçons qu’à l’image traditionnelle de la féminité. Mais le modèle de la garçonne ne s’éternise pas. Les esprits conservateurs voyaient déjà d’un mauvais œil cette mode qui détournait les jeunes filles de leur futur rôle de femme, comme en témoigne l’engagement d’associations religieuses contre ces nouvelles valeurs6. En outre, alors que ces figures de « nouvelles femmes » sont assez largement présentes dans l’Allemagne des années 1920, elles sont éclipsées avec l’arrivée au pouvoir du parti nazi dans la décennie suivante ; en particulier par la mise en place d’une politique nataliste et traditionaliste par rapport au rôle des femmes.

6. Heynen et Van Caudenberg, « The Rational Kitchen in the Interwar Period in Belgium ».

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II. Années 1910 et 1920 : Taylorisme et émancipation

2. Le taylorisme chez soi : la cuisine fonctionnelle de Christine Frederick Le point de pivot autour duquel se sont structurés les projets de rationalisation du travail ménager se situe en la personne de Christine Frederick, qui transforme les idées esquissées au siècle précédent pour les appliquer de manière plus poussée à la cuisine et au travail ménager en général. Les écrits de Catharine Beecher, ainsi que ceux de nombreuses féministes américaines issues de la bourgeoisie du milieu du XIXème siècle, sont à rapprocher des travaux de Christine Frederick, comme le souligne l’historienne du design Lore Kramer7. Outre ces écrits féministes, ce sont surtout les travaux de Frederick Taylor qui inspirent Christine Frederick. Au cours des deux dernières décennies du XIXème siècle, Taylor met en place une nouvelle méthode de travail, fondée sur sa division en tâches élémentaires simples et répétitives ainsi que sur le travail à la chaîne. Les ouvriers se spécialisent, chacun exécutant une tâche unique à l’infini, les uns à la suite des autres. Cette méthode a l’avantage de faire gagner du temps et d’économiser de la main-d’œuvre, et donc de produire avec un meilleur rendement. Frederick Taylor distingue les étapes de conception et de réalisation, et établit une délimitation claire entre les deux. Afin d’obtenir un rendement maximal, il repense l’organisation du travail de manière à ce que les travailleurs n’aient plus besoin de réfléchir : ils se contentent désormais d’exécuter et de répéter des gestes le plus rapidement possible, à la chaîne, en évitant tout mouvement superflu pour ne pas perdre de temps. La méthode tayloriste préconise aussi de faire en sorte que les ouvriers utilisent un outillage adéquat. Lorsque Taylor publie en 1911 The Principles of Scientific Management8, l’idée germe chez Christine Frederick d’associer ces principes à des réflexions féministes pour de meilleures conditions de travail domestique. Christine Frederick publie en 1913 The New Housekeeping: Efficiency Studies in Home Management9. Elle défend dans cet ouvrage l’idée que la vie domestique des femmes est susceptible d’être étudiée avec autant d’attention que la production industrielle. Elle applique les idées tayloristes à la gestion du foyer, qui est tout autant un travail que les activités professionnelles des hommes. Ainsi, alors qu’il avait toujours été méprisé ou simplement considéré comme indigne d’intérêt, Christine 7. Jerram, « Kitchen Sink Dramas », p. 543. 8. Frederick Winslow Taylor, The Principles of Scientific Management (New York, N.Y, USA and London, UK: Harper & Brothers, 1911). 9. Christine Frederick, The New Housekeeping : Efficiency Studies in Home Management (Garden City, N.Y.: Doubleday, Page & Co., 1913).

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gauche : Portrait de Christine Frederick. droite : Femme utilisant une table spécialeent conçue pour la préparation des légumes. Christine Frederick, Household Engineering, 1919

Frederick attire l’attention sur le travail ménager et sur celles qui l’exécutent, en dénonçant l’ampleur de la charge de travail que doivent gérer les femmes, et l’épuisement qu’il engendre. Pour ce faire, Frederick reprend les codes des lieux de travail masculins, en mettant l’accent sur la production et l’efficacité, et en se référant à « l’ouvrière » (« the worker ») plutôt qu’à « la femme » ou « la maîtresse de maison ». En parlant des conditions de travail des femmes, elle donne au travail domestique une connotation plus professionnelle, et revendique qu’il fasse l’objet d’une attention et d’une organisation particulières. La rationalisation de la cuisine devient synonyme de libération des femmes. Frederick considère cette pièce – séparée du reste de la maison – comme un véritable lieu de travail où se rendent les femmes, tout comme les hommes se rendent à l’usine la journée. “The model for the newly divided kitchen was to be the man’s world of industry: ‘The bench of the mechanic can serve as a model for the kitchen… The kitchen must follow this workshop ideal’.10 Just as the man left the home to go to his workshop, so the woman must leave it to go to hers, making her efficient, and also rewarding her with the dignity of a workplace without allowing her to leave the home.”11

Si Christine Frederick recommande l’utilisation d’appareils permettant de rendre les tâches ménagères moins chronophages et surtout moins fatigantes, sa 10. Christine Frederick, Household Engineering : Scientific Management in the Home, Routledge; American School of Home Economics (London; Chicago, 1919), p. 34, cité dans Jerram, « Kitchen Sink Dramas », p. 545. 11. Jerram, « Kitchen Sink Dramas », p. 547.

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grande priorité est liée à l’aménagement. Pour elle, repenser celui-ci est une nécessité si l’on veut réduire le temps et l’énergie accordés à la cuisine. Elle préconise une disposition judicieuse des meubles et équipements de cuisine les uns par rapport aux autres, dans une pièce qui ne doit pas être trop grande afin de limiter les déplacements. « En quarante-cinq minutes, je lavais (mal) quatre-vingts assiettes. En surveillant mes gestes et en déplaçant quelque peu ce qui en avait besoin, j›ai réussi à gagner un quart d›heure. J›aurais fait mieux encore si l›architecte qui avait été chargé d›agencer la cuisine avait scellé l›évier à une meilleure hauteur, et prévu des plans de travail (table ou autre) également à une hauteur correspondant à la taille moyenne des femmes. »12

Christine Frederick définit une « cuisine fonctionnelle » tout d’abord par sa configuration : de taille moyenne et de forme plutôt carrée, avec des postes de travail – table, évier, cuisinière, four, meubles de rangement – disposés de manière à éviter les allers-retours superflus. Elle divise les corvées entre celles liées à la préparation du repas, et celles de lavage et de rangement. Tout l’aménagement de la pièce doit suivre ce principe, afin d’enchaîner les postes de travail naturellement. Frederick présente dans son livre deux propositions de plan opposées pour une même cuisine : un bon et un mauvais exemple de disposition des éléments. Les schémas montrent par des flèches le parcours que doit effectuer la ménagère d’un poste de travail à l’autre. Les flèches marquées d’un A illustrent le cheminement nécessaire de la préparation du repas jusqu’au service ; et celles portant la mention B montrent le trajet de retour, du débarrassage au nettoyage de la vaisselle. Le « badly grouped kitchen equipment », le premier schéma, illustre une cuisine avec de nombreux espaces perdus, des meubles gênant le passage, et un parcours plutôt chaotique d’un équipement à un autre. Dans le second, « efficient grouping of kitchen equipment », on voit une cuisine dont les différents éléments sont disposés en périphérie, contre les murs, afin de laisser l’espace central libre ; les parcours A et B sont clairement distincts et trouvent leur place chacun d’un côté de la pièce. Dans les deux exemples, on accède à la salle à manger par une porte à double battant, ce qui laisse penser que cette configuration existait déjà dans les maisons. Les meubles de rangement font aussi l’objet de recommandations de la part de Christine Frederick. Ils doivent être pensés avec précision afin de contenir la vaisselle et les ustensiles de manière fonctionnelle : chacun doit y trouver son emplacement précis et attitré, y compris les objets de petites dimensions. « Les meubles de rangement doivent être compris rationnellement et prévoir de nombreuses alvéoles pour les petits ustensiles. Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place épargne plus de pas et de fatigue qu›on ne le croit. »13

12. Christine Frederick, « Le Taylorisme chez soi », in The New Housekeeping : Efficiency Studies in Home Management, trad. par Anne Laurens, 1927, p. 167. 13. Ibid, p. 168.

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Christine Frederick, Household Engineering, 1919. Schémas d’un mauvais et d’un bon aménagement de cuisine.

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Frederick conseille une bonne source de lumière, non seulement pour mieux voir ce que l’on fait, mais aussi pour des raisons d’hygiène : les recoins sombres sont propices à la prolifération de bactéries, et pour elle, « l’idéal serait qu’une cuisine puisse être rendue stérile comme une salle d’opération ».14 La lumière, qu’elle soit naturelle ou artificielle, doit permettre d’éclairer suffisamment les activités réalisées sans être aveuglante. L’emplacement de la fenêtre a donc une influence directe sur la disposition des différents postes de travail. Frederick parle également de l’importance de la ventilation, indispensable pour un lieu de travail sain. Partisane du progrès technologique pour faciliter le travail des ménagères, elle suggère l’installation d’un système de ventilation mécanique, si le foyer peut se le permettre financièrement. Dans le même esprit, les femmes sont invitées à s’aider des derniers appareils inventés par l’industrie, pour s’épargner bien des efforts inutiles : ces nouveautés ne sont pas forcément à la portée de toutes les bourses, mais ils permettent un gain de temps non négligeable, surtout pour les familles nombreuses. Et après tout, leur production fait la fierté non seulement de leur pays, mais aussi de leurs hommes, lesquels sont rémunérés pour les fabriquer. Ainsi, la cuisine commence progressivement à se peupler de machines pour laver la vaisselle (qui ne sont rentables qu’à partir d’une certaine quantité de vaisselle quotidienne), de lessiveuses… Bien sûr, il n’est pas toujours possible ou aisé de modifier l’aménagement de sa cuisine ; et les appareils ménagers déjà disponibles à l’époque n’étaient pas pour autant accessibles à tous les budgets. En parallèle de ces mesures architecturales et technologiques, Christine Frederick donne aussi des conseils pratiques applicables facilement par les ménagères chez elles. « (…) tout le monde n›a pas les moyens d›acquérir ce qui se fait de plus élaboré en matière d›appareils ménagers, mais tout le monde peut rendre son travail moins pénible en l›organisant, en le systématisant, en utilisant son esprit d›observation et son expérience pour parvenir à une «normalisation des gestes». »15

Ainsi, que ce soit pour cuisiner, faire la vaisselle, nettoyer ou s’occuper du linge, l’étude de la gestuelle est capitale pour optimiser son temps et son énergie. Frederick explique que l’analyse de ses propres mouvements permet de se rendre compte des mauvaises habitudes inconsciemment ancrées dans le quotidien, afin de commencer à réfléchir dessus pour trouver une meilleure manière de procéder. « (…) il faut de temps en temps faire son travail très lentement, en décomposant les gestes et en les analysant. On découvre très vite les corrections à apporter aux gestes traditionnels. »16

Quant au nettoyage des lieux, il est conseillé aux femmes de répartir leurs tâches selon un programme hebdomadaire, puisque toute la maison n’a pas besoin 14. Ibid. 15. Ibid. 16. Ibid, p. 167.

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d’être astiquée quotidiennement de fond en comble. En décomposant la corvée de ménage en différentes tâches demandant les mêmes gestes, on peut les exécuter plus rapidement, tout comme les ouvriers à la chaîne : nettoyer les vitres un jour, les bibelots le suivant, passer l’aspirateur encore un autre jour de la semaine… The New Housekeeping sera publié au Royaume-Uni à partir de 1920 sous le titre Scientific Management in the Home: Household Engineering17. De là, il sera traduit en plusieurs langues et se diffusera en Europe dans la décennie qui suit. Christine Frederick, forte de son succès, met ses idées en pratique en installant chez elle un véritable centre d’expérimentations liées au travail domestique. « In the 1920s Christine Frederick […] established and directed the Applecroft Home Experiment Station from her home in Greenlawn, New York, where she carried out tests of step-saving food preparation processes and investigated 1,800 different products, from household appliances to foodstuffs. »18

Les idées de Christine Frederick pour une cuisine fonctionnelle ont servi de point de départ à une importante relève en matière de réflexion sur les femmes et leur travail domestique, à travers la redéfinition architecturale de la cuisine, et la prise de conscience de l’importance de cet espace sur le bien-être de son utilisatrice principale. Toutefois, peut-on réellement parler d’une « libération » ? Au niveau spatial, la cuisine idéale selon Christine Frederick permet de gagner en efficacité ; mais sous prétexte de prendre au sérieux leurs conditions de travail, elle isole les femmes du reste de l’appartement, dans la solitude d’un « laboratoire » où tout se mécanise progressivement. Justement, la course au rendement qu’a lancée Frederick a tôt fait de placer les femmes au centre d’une injonction à la perfection, dont l’intimité de la maison aurait peut-être gagné à être épargnée. Du point de vue de la planification, son idée de répartir les tâches ménagères en gérant soi-même ses propres horaires peut être vue comme un début de prise de pouvoir des femmes sur leur propre travail. « On voit ainsi disparaître le nettoyage à fond qui est si lassant, le gain de temps est d’au moins vingt minutes. »19

Même si vingt minutes économisées peuvent sembler un résultat peu satisfaisant par rapport aux heures de travail domestiques restantes, il y a déjà lieu de constater un relatif progrès dans la perspective de rendre caduc le nettoyage à fond quotidien. En admettant que la maison n’a pas besoin d’être entièrement nettoyée chaque jour, peut-être commençait-on enfin à invalider l’idée selon laquelle le rôle 17. Christine Frederick, Household Engineering. Scientific Management in the Home (Place of publication not identified: Hardpress Publishing, 1919). 18. Juliet Kinchin et Aidan O’Connor, Counter Space: Design and the Modern Kitchen (New York: Museum of Modern Art, 2011), p. 6. 19. Frederick, « Le Taylorisme chez soi », p. 167.

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Christine Frederick, c. 1912-1914. Mesure de l’efficacité d’un batteur à œufs Dover, à l’Applecroft Home Experiment Station.

des femmes serait de ne faire que ça toute la journée ? De plus, bien que les idées de Christine Frederick soient reprises et interprétées comme progressistes et libératrices envers les femmes, notamment par Ernst May et Margarete Schütte-Lihotzky qui s’en inspireront largement, il faut être conscient du fait que les intentions de Frederick sont plus complexes. Dans son article « Kitchen sink dramas: women, modernity and space in Weimar Germany »20, Leif Jerram attire l’attention sur les motifs de Christine Frederick, qui serait bien plus préoccupée de « libérer » les femmes pour en faire de parfaites consommatrices, rejetant le spectre du communisme, que pour leur simple émancipation. Christine Frederick insiste effectivement beaucoup sur l’importance de posséder de bons équipements, incitant les femmes à se procurer les dernières nouveautés. Par ailleurs, le taylorisme offre une justification à l’obsolescence programmée, présentée comme une garantie de bonne santé du secteur industriel, un moteur de croissance économique, et encouragée comme une manière d’être un bon citoyen. Frederick le soutiendra elle-même clairement dans son célèbre livre Selling Mrs. Consumer21, expliquant aux industriels et aux publicistes comment s’adresser aux consommatrices pour leur vendre plus. « today the modern woman is chiefly a consumer, and not a producer. […] every wom-

20. Jerram, « Kitchen Sink Dramas », p. 547. 21. Christine Frederick, Selling Mrs. Consumer (New York: The Business Bourse, 1929).

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Christine Frederick, Household Engineering, 1919. Cuisine de l’Applecroft Home Experiment Station.

an should be a trained consumer, whether she has a family […] or not. »22

En outre, le taylorisme rend le travail plus monotone et finalement intellectuellement épuisant ; et l’homme, en imitant la machine, perd une part d’humanité. Il en va de même pour le taylorisme domestique, qui veut imiter des conditions de travail masculin finalement peu enviables. La taylorisation des cuisines entend émanciper les femmes en reproduisant à la maison les conditions de travail des hommes… mais elle reproduit en même temps l’aliénation d’un travail machinal et l’oppression par un patron. Penny Sparke avance que l’œuvre moderniste entière aurait contribué à instrumentaliser les femmes et à « déféminiser » la maison23.

22. Frederick, Household Engineering. Scientific Management in the Home, p. 316-317, cité dans Jerram, « Kitchen Sink Dramas », p. 546. 23. Penny Sparke, As Long as it’s Pink: The Sexual Politics of Taste (London: Pandora, 1995), cité dans Jerram, « Kitchen Sink Dramas », p. 546.

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3. La rationalisation en famille : la cuisine pratique des époux Gilbreth Lilian et Frank Gilbreth, un couple d’ingénieurs américains, poussent la gestion scientifique des corvées ménagères à son paroxysme, et en font la pierre angulaire de leur vie familiale. Les expérimentations qu’ils mènent à leur domicile font partie d’un réel projet de vie, qui nourrit leurs recherches. Frank Gilbreth ayant travaillé aux côtés de Frederick Taylor, les travaux de ce dernier constituent une source d’inspiration majeure pour les époux Gilbreth. Ils se spécialisent dans l’analyse des gestes professionnels, décomposent et étudient les gestes des ouvriers à leur travail à l’aide de la photographie, de diagrammes et de sculptures, afin d’apporter leurs conseils aux industriels. Frank Gilbreth est le « fondateur de l’ergologie24 par ses études des cadences et du mouvement » 25, ses méthodes avancées d’analyse et d’optimisation de chaque type de tâche. Ses expériences s’appliquent à des ateliers de travail à la chaîne, qu’il s’agisse de polissage de barres de savon ou d’étiquetage d’emballages, mais aussi à des chantiers de construction, en améliorant de 200% le rendement pour la pose de briques, par exemple26. Décidés à fonder une famille de douze enfants, Frank et Lilian travaillent ensemble à établir une meilleure organisation de la maison et de la vie familiale. Pour mener à bien ce projet de vie, les Gilbreth transposent leurs travaux sur le monde industriel à leur propre maison, et s’attèlent à l’étude des corvées ménagères effectuées par les femmes. Comme pour l’étude du travail des ouvriers, le « ménage scientifique » n’épargne aucune tâche de la maison : « organisation des services, planification, gestion des stocks, courrier, déplacements, gestuelle et pauses du personnel »27. Les Gilbreth vont même encore plus loin : ils appliquent le principe de rationalisation à leurs enfants, afin de combiner leurs diverses tâches et activités aux devoirs scolaires.28 La famille devient une usine où aucun geste n’est laissé au hasard : tout doit être rationnel et efficace. En plus de cette efficience ménagère, les enfants Gilbreth sont élevés de manière à devenir d’excellents élèves. Lilian Gilbreth délègue des tâches à chacun de ses enfants, afin que tous participent au fonctionnement de la maisonnée. Lilian 24. En anglais « time and motion studies ». 25. Valérie Piette et Eliane Gubin, « Travail ou non-travail ? Essai sur le travail ménager dans l’entre-deuxguerres », Revue belge de philologie et d’histoire 79, no 2 (2001), p. 658. 26. Frank Gilbreth et Lilian Gilbreth, Original Films of Frank Gilbreth (Part I), (Chicago Chapter of the Society for the Advancement of Management, 1910). 27. Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 55. 28. Deux des enfants Gilbreth (Ernestine et Frank) publieront plus tard le fameux roman Treize à la Douzaine (1949), suivi de Six filles à marier (1950), racontant leur vie de famille si originale.

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Portraits de Lilian et Frank Gilbreth.

Gilbreth est une femme très active, non seulement avec ses travaux professionnels, mais aussi dans une association de femmes et bien sûr avec ses douze enfants. À la maison, elle est multitâche et s’adonne à plusieurs activités en même temps, que ce soit pour les corvées ménagères, la lecture, le tricot... mais elle ne cuisine pas, engageant à cette fin des domestiques. La méthode Gilbreth, appliquée de manière aussi poussée au foyer, peut avoir pour inconvénient de ne pas laisser de place à la spontanéité. Puisque la famille devient une usine, une petite entreprise réglée comme une horloge, il existe un risque d’instrumentalisation, de mécanisation des individus et des vies. Lilian Gilbreth, diplômée de psychologie, compense en tenant compte de la personnalité de chacun dans la répartition des tâches, ce qui lui permet non seulement d’améliorer leur efficience dans les corvées, mais surtout d’améliorer la satisfaction de chaque membre de la famille29. Leur méthode est de diviser les actions en éléments irréductibles qu’ils nomment « therbligs » (une anagramme de « Gilbreth »), à l’aide de mesures de l’espace, de données quantifiables et d’un nouvel instrument : le cyclogramme30, qui traduit les actions en statistiques en les reprenant sur une grille en fonction de données temporelles et spatiales. À l’aide d’une bague ou d’un bracelet émettant un point lumineux, ils parviennent à retranscrire les mouvements sous forme de lignes lu29. Jill Nelson, « Biography - Lillian Gilbreth: A Revolutionary in the Home », Women in Science (East Lansing, Michigan: Michigan State University Libraries, s. d.). 30. En anglais « chronocyclegraph ».

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ci-dessus : liste des «therbligs» répertoriés. page précédente : vue du coin bureau servant à planifier ses menus, ses tâches, et répondre au téléphone.

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ci-dessus : Frank et Lilian Gilbreth, 1914. Méthode du cyclogramme. ci-dessous : détail de la bague lumineuse.

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ci-dessus : Frank et Lilian Gilbreth, 1914. Méthode du cyclogramme.

mineuses qui reproduisent sur la même image le trajet parcouru pendant un temps donné. « At the same time that the housing debate was raging in Germany, this ‘time and motion’ discourse united with a new set of technologies to produce the ultimate flattening of time into space. The experiential time of human life, lived out in cycles of growth and seasons, was transformed into a set of spatial measurements and manipulable data. »31

Tous les gestes sont mesurés, analysés, optimisés, afin de rendre les tâches plus efficaces. Ils peuvent être effectués dans n’importe quel ordre, selon les besoins de « l’ouvrière ». Ce concept, poussé par un idéal de rationalisation extrême du travail, rendra aussi les gestes complètement mécaniques et répétitifs, à l’image de ceux des ouvriers. « Not only is labour divided between members of society, but the divided labour of individuals has itself been scrutinized and redivided in the service of capitalist modes of production. » 32

Malgré une rationalisation ménagère tout aussi poussée, voire plus, que chez Christine Frederick, la cuisine des Gilbreth n’est pas un exemple d’optimisation 31. Jerram, « Kitchen Sink Dramas », p. 544. 32. Ibid, . 545.

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d’espace. Elle est encore à l’image des cuisines de son époque : spacieuse, car conçue pour plusieurs domestiques. Malgré les tentatives des parents Gilbreth d’y apporter des améliorations dictées par les sciences ménagères, les domestiques y étaient réfractaires, préférant travailler dans un espace plus traditionnel. En 1924, après la mort de Frank, lorsque des journalistes lui proposent un reportage filmé chez elle, Lilian décide de modifier sa cuisine et entreprend des travaux pour mieux la faire correspondre aux principes développés avec son mari depuis une quinzaine d’années. Elle conçoit donc un nouveau modèle de cuisine dite « pratique », qui attirera beaucoup l’attention de la presse. En l’espace d’une matinée, Lilian et ses enfants déménagent une partie des meubles, tracent au sol le nouveau plan d’aménagement, convoquent un plombier et un employé de la compagnie de gaz, et reconstruisent leur cuisine de manière scientifique et rationnelle. Les éléments sont disposés de manière à harmoniser les mouvements, à les enchaîner dans un ordre logique et à diminuer le nombre de pas nécessaires entre chaque tâche. La cuisine pratique est équipée de quelques meubles ergonomiques et répondant à plusieurs fonctions, tels qu’un buffet avec une glacière et une tablette rétractable, devant laquelle s’asseoir pour lire un livre de recettes, préparer les menus de la semaine, et répondre au téléphone ; ou encore une table haute avec un côté arrondi pour un meilleur positionnement du corps pendant la découpe des aliments, et un bac intégré pour récupérer les épluchures. Cette cuisine retiendra aussi l’attention de Paulette Bernège, une journaliste française qui s’intéresse depuis quelques années déjà à la taylorisation du travail domestique. « Lorsque Paulette Bernège […] présente cette cuisine en 1931 dans la revue La Construction moderne, elle précise dans la légende de la photographie : La « cuisine pratique » est conçue pour enseigner les méthodes culinaires à la fillette sans encombrer la maman dans son travail33. Ainsi donc les fillettes Gilbreth sont à marier, et Paulette Bernège semble penser qu’elles ne sont pas destinées à disposer, comme leur mère, d’un cuisinier. »34

Ce que Bernège oublie de préciser, c’est que les enfants Gilbreth sont tous, garçons comme filles, tenus de participer à l’organisation de la maison. En effet, Lilian Gilbreth accorde une grande attention au bien-être de chacun, surtout si cela contribuait à la bonne marche de l’ensemble du foyer. Elle refusait de reproduire une division genrée des rôles chez elle35, et encourageait les hommes à participer aux tâches domestiques : 33. Paulette Bernège, « Etude de cuisine rationnelle », La Construction moderne, juin 1931, p. 603, cité dans Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 59. 34. Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 59. 35. Nelson, « Biography - Lillian Gilbreth: A Revolutionary in the Home ».

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ci-dessus : la «cuisine pratique» de Lilian Gilbreth. ci-dessous : Lilian Gilbreth et une de ses filles, photographie telle que reprise ensuite dans La Construction Moderne.

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II. Années 1910 et 1920 : Taylorisme et émancipation « If a man wishes to cook or perform some other household activity, if it gives him pleasure or allows him to relieve someone else who hates that particular work, he should be allowed to do it. » 36

36. Lilian Gilbreth, The Home-Maker and Her Job, s. d, p. 39, cité dans Nelson, « Biography - Lillian Gilbreth: A Revolutionary in the Home ».

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III. Années 1920 et 1930 : Modernisme et cuisines rationnelles

Chapitre III

Années 1920 et 1930 : Modernisme et cuisines rationnelles Les cuisines « fonctionnelle » et « pratique » des Américaines Christine Frederick et Lilian Gilbreth commencent à se faire connaître en Europe au cours des années 1920, convaincant quelques architectes de travailler sur cet espace. Au tournant des années 1930, la cuisine devient peu à peu un sujet de préoccupation architecturale.

1. En Allemagne : la cuisine de Francfort Après une période de chaos faisant suite à la Première Guerre Mondiale, le régime de Weimar permet à l’Allemagne de retrouver une certaine stabilité et de mettre fin à la crise du logement qui frappe la plupart des grandes villes allemandes au tournant des années 1920. Une fois la prospérité économique retrouvée, la ville de Francfort met en place en 1925 « un important programme de restructuration urbaine et de reconstruction de logements sociaux [et] se dote de moyens économiques, techniques et juridiques nécessaires pour le mener à bien. »1 Comme l’explique Leif Jerram dans son article « Kitchen sink dramas : women, modernity and space in Weimar Germany »2, l’un des grands défis de la reconstruction était alors de fournir des logements sains et abordables au plus grand nombre, dans des villes fonctionnelles. Inspirés par l’industrie consumériste américaine et son discours de scientific management, les politiques et urbanistes allemands s’emploient à proposer différents moyens de réformer la ville et son citoyen. De nombreux experts en planification urbaine et en architecture s’attellent à la tâche, et leurs dessins laissent transparaître leurs conceptions respectives de la bonne manière d’habiter une ville, un appartement, ainsi que de la vie familiale, du genre et de la domesticité. La maison et l’espace domestique deviennent alors un objet d’étude politique, au même titre que l’urbanisme. Jusqu’alors ternes, insalubres, à l’abri des regards et négligées par les professionnels, ce n’est donc qu’après la Première Guerre mondiale que les cuisines commencent à attirer l’attention de réformateurs sociaux, ainsi que d’architectes, industriels ou fournisseurs de services publics. Quant au travail domestique des femmes, puisqu’il avait lieu dans le secret du foyer, il n’était aupa1. Catherine Clarisse, Cuisine, Recettes D’architecture, Collection Tranches de Villes (Besançon: Editions de l’Imprimeur, 2004), p. 77. 2. Jerram, « Kitchen Sink Dramas », p. 538.

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ravant pas encore considéré comme du ‘vrai’ travail, et n’était donc pas susceptible de faire l’objet de ce type d’organisation. C’est à cette époque que les concepteurs prennent conscience de la charge de travail à laquelle étaient soumises les femmes, et de la nécessité de réformer les cuisines afin de mieux organiser leur travail. Comme nous l’avons vu, Christine Frederick avait déjà introduit le concept de taylorisme appliqué au domaine des tâches ménagères avant la Première Guerre mondiale. Mais ce n’est qu’en 1919 que son succès The New Housekeeping : Efficiency Studies in Home Management, publié en 1913, refait surface en Angleterre, où il est rebaptisé Household Engineering : Scientific Management in the Home3.De là, il commence à être traduit et diffusé en Europe, et en particulier en Allemagne, où il est traduit par Irene Witte, députée sociale-démocrate au Reichstag. Les travaux de Frederick y sont alors publiés par les architectes Bruno Taut en 19244 et Erna Meyer en 19265. Erna Meyer, architecte originaire de Munich, avait déjà réalisé des cuisines modèles en collaboration avec différents architectes – dont Jacobus P. Oud pour sa maison au Weissenhof de Stuttgart ; c’est donc tout naturellement qu’elle s’intéresse aux idées de Christine Frederick. Elle publie Der Neue Haushalt, grand succès ayant largement contribué à la diffusion du modèle fonctionnel décrit par Frederick. Meyer en reprend les principes, et montre elle aussi des dispositions optimales de meubles en les illustrant de lignes de parcours (« Ganglinien ») – une méthode de représentation qui se répandra chez les architectes en Allemagne. Cette version fait aussi la publicité d’une sélection d’ustensiles et autres articles de cuisines des designers allemands les plus en vogue, notamment issus du Bauhaus. « Elle n’expliquait pas seulement comment exécuter les différentes activités domestiques au moyen de bons et mauvais exemples, mais préconisait aussi une organisation rationnelle du ménage à l’aide d’un « häuslisches Büro » qui attribuait à la « femme qui réfléchit » (« denkende Frau ») un nouveau rôle et un nouveau statut. »6

Cependant, les éléments du mobilier et les équipements de la cuisine, tout comme chez Christine Frederick, conservaient leur forme traditionnelle, et restaient des éléments individuels. Le système modulaire que l’on connaît aujourd’hui ne naîtra que deux ans plus tard, avec Margarete Schütte-Lihotzky. L’architecte et urbaniste Ernst May, figure incontournable du Mouvement Moderne, est désigné par la ville de Francfort pour prendre en charge la nouvelle politique de logements. Il travaille en collaboration avec Margarete Schütte-Lihotzky, la première femme diplômée d’architecture en Autriche, à laquelle il a fait 3. Frederick, Household Engineering : Scientific Management in the Home. 4. Christine Frederick et Bruno Taut, Die neue Wohnung, die Frau als Schöpferin (Leipzig: Klinkhardt & Biermann, 1924). 5. Christine Frederick et Erna Meyer, Der neue Haushalt, ein Wedweiser zur Wissenschaftlichen Hausfeuerung (Stuttgart, 1926). 6. Caroline Mierop et al., éd., Louis Herman de Koninck, architecte des années modernes (Bruxelles: Archives d’Architecture Moderne, 1998), p. 198.

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appel spécialement pour gérer la question des cuisines. Il semblerait même que May l’ait sollicitée justement parce qu’il s’agissait d’une femme, et que par conséquent il lui semblait naturel qu’elle soit mieux placée qu’un homme pour dessiner des cuisines...En réalité, Schütte-Lihotzky travaillait déjà au début des années 1920 avec Adolf Loos, architecte viennois lui aussi, sur des projets de logements pour des vétérans de la Première Guerre Mondiale. C’est à cette occasion qu’Ernst May découvre son travail, dont il apprécie la clarté et la fonctionnalité des logements et des cuisines. May l’invite donc en 1926 à rejoindre l’équipe de Francfort. « That Schütte-Lihotzky was to design the kitchens helped promote the modernization of housing in Frankfurt to those who viewed cooking and cleaning as women’s work, but, she pointed out, “The truth of the matter was, I’d never run a household before designing the Frankfurt Kitchen, I’d never cooked, and had no idea about cooking.”7

Pour les planificateurs de Francfort, la femme est un citoyen comme les autres, travaillant pour la société au même titre que l’homme ; son travail domestique mérite donc d’être passé à la loupe afin d’être réorganisé de manière plus efficace. La gestion scientifique du travail ménager permettait aux femmes de consacrer du temps à d’autres activités, et en particulier à un emploi rémunéré ; ce qui importait beaucoup à Lihotzky : « […] women’s struggle for economic independence and personal development meant that the rationalization of housework was an absolute necessity. »8

La cuisine de Francfort s’inscrit dans les canons modernistes des années 1920. Dessinée en 1926 par Margarete Schütte-Lihotzky et Ernst May, elle s’inspire des nouvelles logiques de production et d’organisation du travail à l’américaine, et des travaux de Frederick Taylor, Henry Ford, Christine Frederick, Frank et Lilian Gilbreth… Household Engineering : Scientific Management in the Home de Christine Frederick 9en particulier aura une réelle influence sur Schütte-Lihotzky et May. C’est cet ouvrage qui a fait connaître à Margarete Schütte-Lihotzky le principe de la cuisine équipée et l’idée que la vie domestique des femmes est susceptible d’être étudiée avec autant d’attention que la production industrielle. Il conduit les deux architectes à s’affranchir de la Wohnküche – la cuisine ouverte – pour séparer la cuisine de l’espace de séjour. Les deux architectes rejettent le modèle traditionnel de la classe ouvrière allemande – une même pièce pour la cuisine et le séjour – et vont plutôt diviser l’espace, et séparer ainsi pour les femmes l’espace de travail de l’espace social. La cuisine devait devenir un véritable espace professionnel, sérieux et efficace, afin de donner de la valeur aux tâches qui y étaient accomplies, au même titre que le travail rémunéré des hommes en-dehors de la maison. En outre, le cœur 7. Kinchin et O’Connor, Counter space, p. 20. 8. Ibid, reprise des propos de Margarete Schütte-Lihotzky. 9. Frederick, Household Engineering. Scientific Management in the Home.

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Portrait de Margarete Schütte-Lihotzky.

de cible de la cuisine de Francfort n’est pas la femme au foyer, mais plutôt celle qui cumule un emploi rémunéré avec ses obligations domestiques. Il était donc nécessaire de rompre avec les habitudes en termes de conception des cuisines, pour les adapter à ce nouveau type d’utilisatrices. Le choix de la cuisine séparée est un gage d’efficacité pour la femme – ou plutôt « l’ouvrière » domestique – en quête de rapidité. La cuisine de Francfort est conçue à la manière d’un laboratoire, voire d’un atelier ou d’une manufacture industrielle. Toutes les connaissances de l’époque en termes d’hygiène, de méthodes pour l’optimisation des gestes et du temps sont condensées dans cette cuisine, qui prenait exemple sur les cuisines professionnelles comme celles des trains ou des bateaux. De plus, Margarete Schütte-Lihotzky a mené des entretiens avec des femmes au foyer et des associations féminines, afin que son projet réponde le mieux possible à leurs besoins10. La cuisine devient un lieu à caractère utilitaire, et se limite au strict nécessaire, d’autant que les logements doivent rester bon marché. Le projet mené par Ernst May entend offrir des logements avec télécommunications et cuisines entièrement équipées, et raccordés au gaz, à l’électricité et à l’eau chaude courante, tout en gardant des loyers accessibles aux ouvriers les plus pauvres. Il fallait donc ruser pour rendre abordables toutes ces infrastructures, en réduire les surfaces au minimum vital tout en restant pratique. La séparation des pièces d’eau vis-à-vis des pièces de vie, par exemple, fait partie des normes d’hygiène de plus en plus suivies à l’époque. « La tradition philanthropique de la ville, les filiations de certains architectes de

10. Kinchin et O’Connor, Counter space, p. 20.

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Margarete Schütte-Lihotzky, plan de la cuisine de Francfort, 1926.

l’équipe avec le Bauhaus, l’intérêt des différents protagonistes pour les expériences récentes de construction d’habitats sociaux en Hollande, en Autriche et en Allemagne expliquent la qualité du projet, qui va permettre d’offrir à un grand nombre de citoyens un habitat bénéficiant des derniers progrès techniques de l’époque. »11

La cuisine de Francfort est entièrement équipée, un luxe permis par l’économie réalisée grâce à sa petite surface. En effet, sa superficie très réduite de 6,27 m² permet de rassembler et exécuter toutes les tâches en évitant au maximum les déplacements. Selon la taille de la maison ou de l’appartement, la cuisine change de disposition au sein du logement ; ce qui permet de décliner le modèle de base en quelques variantes, même si la version la plus répandue est celle du célèbre cliché ci-contre, publiée dans Das Neue Frankfurt12. Elle est disposée par rapport à la rue ou à une cour, en fonction du niveau d’urbanisation du quartier. Séparée du séjour par une porte coulissante, cette cuisine, surnommée « Wirtschaftszentrale des Hauses » (« centrale économique de la maison »)13, est aménagée à la manière d’un laboratoire. Elle dispose d’un évier préfabriqué en béton, à double bac pour rendre la vaisselle plus efficace – au-dessus duquel se trouve un égouttoir pour les assiettes–, d’une table à repasser pliable et d’un tabouret à roulettes. Tous les éléments sont pensés pour faciliter l’organisation : des rangements intégrés, un placard à balais, 11. Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 78. 12. Margarete Schütte-Lihotzky, « Rationalisierung im Haushalt », Das Neue Frankfurt 1, no 5 (avril-juin 1927). 13. Mierop et al., Louis Herman de Koninck, architecte des années modernes, p. 201.

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un placard à poubelle juste en-dessous, des tiroirs en métal pour stocker les ingrédients de base achetés en vrac dont la forme permettait de faciliter le versement, et marqués des mentions « farine », « riz », « sucre », etc. Schütte-Lihotzky équipe sa cuisine d’une gazinière, d’une hotte, d’une marmite norvégienne – qui permet non seulement de faire mijoter des plats préparés à l’avance, mais aussi de faire tremper le linge– et d’un radiateur. Cependant, on n’y trouve pas encore de réfrigérateur, encore peu répandu en Europe et trop consommateur en électricité. Afin d’économiser de l’énergie, le plan de travail est disposé sous la fenêtre, et il n’y a qu’une seule lampe : un plafonnier ajustable14 monté sur un rail afin d’accompagner la cuisinière dans ses déplacements. Pour faciliter le nettoyage, le plan de travail en bois comporte un tiroir encastré et amovible conçu pour récupérer les déchets comme les épluchures, et la disposition des autres éléments de mobilier est également pensée à cet effet : « Les éléments bas sont posés sur des socles de maçonnerie en retrait, produisant l’impression qu’ils « flottent » sur le carrelage sombre. Une disposition qui permet de balayer facilement, mais aussi de placer les pieds sous les éléments pour travailler. »15

Les meubles de rangement sont standardisés, et se déclinent en plusieurs types de blocs : des armoires hautes, des étagères à provisions munies de petits tiroirs métalliques, des casiers de rangement avec portes coulissantes en verre… Pour une cuisine d’un logement de classe modeste, celle de Schütte-Lihotzky a le mérite d’être généreuse en termes de qualité des finitions. Les matériaux sont soigneusement choisis : du hêtre pour les surfaces de découpe pour résister aux taches et aux marques de couteaux, des boîtes à farine en chêne pour éviter les insectes… L’ensemble fait preuve de raffinement par sa simplicité toute étudiée : « […] l’élégance des lignes, l’imbrication sobre et savante des volumes qui agrandissent les petits espaces et les rendent plus sereins : retombées en plafond régnant avec menuiseries et tringles, étagères se retournant sur un angle et reliant les éléments, utilisation de la couleur pour égayer, souligner ou effacer des volumes (choix d’une laque bleue pour éloigner… les mouches !). »16

L’exposition Die Wohnung, organisée à Stuttgart en 1927 par le collectif du Deutscher Werkbund, présentait des prototypes d’appartements conçus par d’illustres architectes allemands, dont Peter Behrens, Walter Gropius, Mies Van der Rohe et Lily Reich, Hans Scharoun, ainsi qu’Erna Meyer et Bruno Taut, premiers disciples allemands de Christine Frederick. On y trouve aussi quelques réalisations étrangères, signées par Jacobus P. Oud, Mart Stam, Victor Bourgeois, ou encore le trio Le Corbusier-Pierre Jeanneret-Charlotte Perriand. C’est autour d’événements comme celui-ci que se forge un réseau d’architectes intéressés par la question du 14. On retrouve également une lampe similaire dans la cuisine en « L » de Jacobus J.P. Oud, à l’exposition du Werkbund de Stuttgart, en 1927. 15. Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 80. 16. Ibid.

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page précédente : Margarete Schütte-Lihotzky, cuisine de Francfort, 1926-1927, telle que publiée dans Das Neue Frankfurt 1, n°5, 1927. ci-dessus : reconstitution de la cuisine de Francfort lors de l’exposition Counter Space : Design and the Modern Kitchen, Museum of Modern Art, New York, 2010-2011.

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ci-dessus : Principe de fonctionnement d’une marmite norvégienne.

logement qui se concrétise dès l’année suivante dans les CIAM. L’occasion permet de comparer ce qui se fait dans le milieu et les solutions proposées en matière de cuisines, et on y trouve même une cuisine en L réalisée par des étudiants du Bauhaus en 1923. La cuisine moderne connaît une véritable émulation grâce au modèle inventé par Margarete Schütte-Lihotzky : la cuisine de Francfort. Celle-ci a donné lieu à un élan pour la « Nouvelle Cuisine »17 qu’elle incarne si bien, rendant les corvées moins pénibles et permettant d’optimiser le rendement. Cependant, le caractère inédit de ces cuisines fonctionnelles les rend complexes pour qui n’a pas appris à s’en servir ; c’est pourquoi on voit apparaître des écoles ménagères, munies de plusieurs exemplaires de cuisines de Francfort. Planifiées de manière rationnelle et prévues pour être produites industriellement pour le plus grand nombre, ces cuisines innovent, simplifient les plans de logement et font appel à la préfabrication d’éléments de construction en usine. En tout, 15 000 logements équipés de la cuisine de Lihotzky seront construits rien qu’entre 1926 et 1930.Ernst May convainc la municipalité d’ouvrir des ateliers de préfabrication, pour produire en série des matériaux de construction novateurs, comme par exemple le béton de pouzzolane. Ces chantiers d’un nouveau type mobilisent de nombreux ouvriers, et fournissent du travail à une main-d’œuvre locale qui avait encore du mal à se relever écono17. Dénomination utilisée dans Kinchin et O’Connor, Counter space.Les auteurs emploient l’expression « The New Kitchen », p. 11.

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ci-dessus, haut : reconstitution de la cuisine de Francfort lors de l’exposition Counter Space : Design and the Modern Kitchen, Museum of Modern Art, New York, 2010-2011. ci-dessus, bas : Margarete Schütte-Lihotzky, tiroirs verseurs pour aliments en vrac, 19261927, apartenant à la reconstitution ci-dessus.

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gauche : Das Neue Frankfurt 1, n°5, couverture. droite : affiche du CIAM de Francfort, 1929

miquement depuis la Grande Guerre. La recherche technologique effectuée dans l’entre-deux-guerres a pu donner accès à de nouveaux matériaux tels l’aluminium et le verre thermorésistant, qui ont permis le design d’équipements et de toutes sortes d’objets modernes. La démocratisation des raccordements à l’électricité et au gaz ont également facilité ce développement créatif et industriel. Mais cette période de prospérité économique et de foisonnement industriel se trouve freinée au tournant des années 1930, à cause de la crise financière de 1929, qui impacte négativement les entreprises du secteur de la construction. De plus, « la montée du nazisme assigne les femmes aux « 3 K » : Küche, Kinder, Kirche (cuisine, enfants, église) alors que cette cuisine avait initialement été conçue pour une femme qui passait sa journée au-dehors pendant que la choucroute qu’elle avait préparée pour le soir mijotait dans la marmite norvégienne. »18 La célèbre photographie montrant une vue d’ensemble de la cuisine de Francfort depuis l’entrée sera diffusée d’abord par la revue Das Neue Frankfurt19, puis reprise de nombreuses fois, et « détient depuis un record de publications. »20 La cuisine de Francfort aura également bénéficié d’une grande publicité à travers de nombreuses expositions. À la Foire de Francfort, le public pouvait en découvrir trois variantes différentes, et même un modèle conçu pour les wagons-restaurants de la 18. Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 79. 19. La revue Das Neue Frankfurt publie entre 1926 et 1931 un concentré de la vie dans le Francfort avant-gardiste des années folles : actualités architecturales, théâtre, sport, réforme de l’enseignement, présentations de films, d’objets du quotidien… 20. Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 83.

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Reichsbahn. À l’exposition Die Wohnung à Stuttgart, en 1927, elle est présentée en compagnie de la cuisine Eschenbacher d’Erna Meyer. La cuisine de Schütte-Lihotzky est exposée à nouveau à Francfort lors du CIAM tenu en 1929, qui l’a fait connaître aux architectes du monde entier. Le 2ème Congrès International d’Architecture Moderne, organisé à Francfort sur le thème du logement minimum, expose les propositions d’habitats réduits au minimum vital, réalisées par des architectes de différents pays. Les projets sont représentés à la même échelle et avec des codes graphiques strictement identiques, afin de ne pas perturber la lecture de l’espace, et de se concentrer sur l’architecture elle-même. Les participants rivalisent d’ingéniosité pour offrir aux habitants les plus modestes des espaces très réduits, mais restant qualitatifs, et les cuisines sont concernées par ces efforts. « Il pourrait aussi s’agir du concours de la plus petite cuisine dans le plus petit logement… »21Même l’affiche publicitaire du CIAM de Francfort est illustrée d’un plan d’appartement de May équipé de la cuisine de Lihotzky. Pourtant, la question des cuisines n’est pas le centre de l’attention lors de ce Congrès, et ne fait pas l’objet de débats aussi intenses que d’autres aspects du logement, comme le type d’habitat – individuel ou collectif –, la hauteur des blocs, la forme des toitures, l’espacement entre les logements, etc. L’expression « cuisine-laboratoire » est utilisée chez plusieurs participants, mais ne fait l’objet d’aucune théorisation. La cuisine se contente d’être petite, séparée du reste du logement (et ventilée naturellement) pour des raisons d’hygiène. Pourtant, la cuisine de Schütte-Lihotzky y gagne une véritable visibilité internationale : chaque visiteur se fait une opinion de la cuisine de Francfort, favorable ou non, et de nombreux architectes s’en inspireront plus ou moins ostensiblement. Le programme de logements mené par May remporte un tel succès qu’en 1930, le gouvernement soviétique lui demande de diriger une équipe de bâtisseurs (dont fait partie Lihotzky) pour appliquer les enseignements de Francfort à la planification de villes nouvelles industrielles en URSS22. Mais la cuisine de Francfort, pourtant présentée comme un modèle libérateur pour les femmes, ne parvient pas à convaincre de nombreuses femmes de la classe ouvrière. La première cause de ce rejet est économique : en effet, bien que les hygiénistes recommandent que chacun ait sa chambre, mais surtout que la cuisine soit séparée des pièces de vie, les familles d’ouvriers vivent plutôt dans des appartements de type « cuisine-salle » ou « cuisine-salle-chambre »23. La plupart des familles ne pouvait donc pas se permettre un appartement avec une cuisine séparée du séjour, alors qu’elles logeaient souvent à quatre ou cinq personnes dans un deux-pièces. 21. Ibid, p. 86. 22. Kinchin et O’Connor, Counter space, p. 21. 23. Jonas Geist, « La réduction des ménages et l’agrandissement des logements. L’actualité des logements pour le Minimum Vital à la fin des années 20 en Allemagne », in La maison: espaces et intimités, éd. par Monique Eleb Vidal et Anne Debarre-Blanchard (Paris: Ecole d’Architecture Paris-Villemin, 1985), p. 49.

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La cuisine développée par Lihotzky et May n’était donc pas abordable pour tous, car ils n’avaient pas tenu compte des réalités économiques de leur public. De plus, cette cuisine avec mobilier intégré empêchait les familles d’apporter avec eux les meubles de leurs anciens appartements, auxquels elles étaient attachées matériellement et sentimentalement. Mais la résistance est également idéologique : pour la plupart des femmes allemandes de la fin des années 1920, une maison chaleureuse et accueillante devait être remplie de bibelots et décorations, ce qui compliquait la tâche de nettoyage… car c’était justement ce niveau de difficulté qui permettait à la maîtresse de maison d’affirmer un certain statut auprès du voisinage. Vivre dans un logement facile à entretenir enlevait en quelque sorte à la femme au foyer une part de mérite et de reconnaissance sociale aux yeux de ses pairs. « Whereas ‘experts’ priviledged what they considered to be rational arrangements of space, women themselves used complicated spatial and visual arrangements as a way of asserting their status amongst neighbours. »24

À Munich, les détracteurs du modèle de Francfort résistent au modèle rationnel en développant un contre-modèle. La ville de Munich mène un programme de logements sous la direction de Karl Meitinger, urbaniste municipal à Munich dès 1928, dans lesquels on adopte des cuisines plus abordables pour les foyers les plus pauvres. La cuisine de Munich fut utilisée dans de nombreux projets de logements sociaux allemands et même britanniques, sans pour autant recevoir autant d’attention que celle de Francfort. Appelée « Kochnische » (« coin cuisine », ou littéralement « niche de cuisine »), elle est plus petite, donc moins chère que la cuisine de Francfort. On peut la considérer comme l’ancêtre de la kitchenette d’aujourd’hui. Accolée au séjour comme une extension, la cuisine de Munich fait tomber les barrières érigées par les modernistes entre l’univers social et familial et celui du travail de préparation des repas et de gestion du foyer. L’espace domestique est utilisé pour renforcer les liens entre travail et vie sociale de la femme au foyer.À la suite de celle de Stuttgart, la ville Munich organise en 1928 l’exposition Heim und Technik dans le but de promouvoir le programme de logements sociaux munichois. Comme à Stuttgart, on peut y voir des reconstitutions grandeur nature d’appartements, au-dessus desquels les visiteurs déambulent dans des couloirs surplombant l’exposition. Parmi les trente intérieurs présentés, cinq sont consacrés à l’habitat pour la « nouvelle » femme célibataire. En effet, alors que les modernistes théorisaient leurs travaux en s’adressant à une cible unique, la femme considérée comme « ouvrière » – une sorte d’allégorie représentant toutes les femmes –, à Munich on s’employait plutôt à créer différents habitats pour différents types de travailleuses, en fonction des différents quartiers et contextes sociaux. La cuisine de Munich a permis de détourner un peu l’attention des canons du 24. Jerram, « Kitchen Sink Dramas » p. 548.

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Cuisine de Munich, vers 1928.

modernisme, qui dominaient le débat à l’époque. Même si le conseil municipal de Munich avait l’intention de réformer l’habitat – et s’autorisait quelques emprunts aux discours sur l’efficacité, il s’opposait cependant au modèle de Francfort, à l’observation scientifique et à la rationalisation des tâches ménagères, et aux paradigmes modernistes comme celui de la « machine à habiter » de Le Corbusier. « The so-called modern building method will be for us, therefore, not so much a stylistic as a practical question… The impact of the [council’s] buildings . . . will not stem from the idea of the ‘machine for living’, but from the demands of developing a sense of belonging and family. »25

Aux yeux des concepteurs de Munich, la cuisine de Francfort avait fini par transformer les femmes en unités de production, et donc par les déshumaniser. Bauamtmann Joseph Jelinek, architecte municipal et curateur de l’exposition Heim undTechnik, parle du projet munichois comme d’un « mariage de raison » entre l’univers de la maison et la technologie : il consent à ce que le progrès technique et la planification des tâches ménagères soient une solution contre l’esclavage domestique des femmes ; mais il nuance et se positionne à la manière de Catharine Beecher ou de Christine Frederick :»the strongest cradle of the soul [...] is the home. The 25. « Die Siedlungen der Gemeinnützigen Wohnungsfürsorge AG München » (Munich: Gemeinnützige Wohnungsfürsorge AG München, 1928), p. 6.

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woman is its protector”.26Par conséquent, le travail féminin n’était pas rationalisable, car cela reviendrait à l’instrumentaliser. À Munich, on idéalisait les femmes en les considérant comme des êtres mystérieux et insaisissables, impossibles à analyser de manière rationnelle. On leur concédait une intelligence et un talent censés s’exprimer dans l’organisation de leur foyer, sans aide aucune puisque là était leur passion – et des capacités spécifiques pour s’y adonner. “The housewife has a lot to do – potatoes will never peel and boil themselves. We have not come that far – and never will, and never want to. Because it is the joy of the housewife to create in the home, to organize her home herself, to make it homely and cosy…” 27

L’exposition employait une rhétorique de la “femme comme créatrice” ; pour Jelinek, les femmes suivaient des lois naturelles devant rester implicites et se passant de démonstration scientifique : “In the flower […] lies something outside the laws of nature, something unattainable, a something which will always defy definition (…). And it is this something which is related to the nature of woman, (and) distinguishes flower and woman from the grandest and smartest gadgets which technology has produced.” 28

Selon l’auteure britannique Penny Sparke, un tel état d’esprit est à l’image du Modernisme et de son époque : l’exposition de Jelinek essentialise les femmes et leurs capacités, et « minimise l’importance des liens entre l’esthétique, le féminin et la culture commerciale, ce qui traduit selon elle une volonté d’écarter les femmes d’un marché du travail qu’elles ont tout juste commencé à conquérir »29. Finalement, bien que la cuisine de Francfort soit considérée comme le modèle-phare de cuisine avant-gardiste et féministe de l’entre-deux-guerres, sa large médiatisation n’est pas à l’image de sa diffusion réelle. Dans les logements ouvriers allemands des années 1930, la Kochnische et le mobilier indépendant conservent la préférence, en raison du budget que représente une cuisine avec équipement intégré. C’est également le cas en Suisse, où le groupe CIAM de Zurich continuait de dessiner en 1930-1932 des cuisines plus traditionnelles, avec point d’eau, foyer, table et armoire séparés, comme dans le projet Werkbundsiedlung Neubühl. Plutôt que de céder à la rationalisation et à la réduction extrême de l’espace, cela permettait d’individualiser les cuisines, au lieu de les uniformiser.

26. Ibid, cité dans Jerram, « Kitchen Sink Dramas », p 550.. 27. Ibid, p. 55 . 28. Ibid. 29. Sparke : ‘eliminate women’s increased authority in the marketplace by condemning and devaluing the alliance between aesthetics, the feminine and commercial culture’, évoqué dans Jerram, « Kitchen Sink Dramas », p. 552. Traduction personnelle.

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2. En France : les méthodes de Paulette Bernège Enseignante et journaliste, Paulette Bernège est une personnalité incontournable de l’étude et de l’organisation ménagères, bien qu’on ne trouve que peu de sources qui en parlent aujourd’hui. Dans le portrait qu’en dresse Marie-Jeanne Dumont dans la revue Criticat30, on découvre une personnalité active et très engagée. Journaliste, secrétaire administrative du Syndicat de la presse technique et secrétaire de rédaction de la revue Mon Bureau, elle œuvre à la création d’une revue d’organisation ménagère (Mon Chez-moi), à celle du Syndicat des Appareils Ménagers et de l’Organisation Ménagère, ainsi que celle d’écoles ménagères. La première traduction en français des travaux de Christine Frederick date de 1927, et Paulette Bernège commence alors à s’intéresser au taylorisme et à son application à la vie domestique. En 1928, Paulette Bernège publie De la méthode ménagère31, un livre très fortement inspiré de celui de Christine Frederick, Le Taylorisme chez soi32. Ce livre est en quelque sorte une application des principes décrits par Christine Frederick, adaptés aux réalités des logements français et étoffée d’expérimentations réalisées par Bernège elle-même. Mais Christine Frederick n’est pas l’unique inspiration guidant ses recherches. Paulette Bernège s’intéresse à plusieurs autres écrits au sujet du travail et de son organisation ; notamment Claude Bernard, Frederick Taylor et Henri Fayol, ou encore des plus anciens tels les philosophes Xénophon et Descartes33. En effet, Paulette Bernège explique remonter jusqu’à l’Antiquité car Xénophon « avait déjà décrit le principe de la division du travail et (…) en avait même vu les applications domestiques »34, dans l ‘Économique en 370 av. J-C. À Descartes, Bernège emprunte les principes généraux de sa méthode de travail : tout remettre en question, même ce qui semble acquis ; analyser un problème en le divisant en plusieurs étapes ; commencer par le plus simple pour aller vers le plus difficile ; et enfin chercher à résoudre les problèmes en profondeur. Claude Bernard, un des pionniers de la médecine expérimentale, inspire à Bernège le goût de la vérification et de la validation de ses idées au moyen d’expériences scientifiques. 30. Marie-Jeanne Dumont, « Si les femmes faisaient les maisons : la croisade de Paulette Bernège », Criticat, no 10 (Automne 2012): 54-63. 31. Paulette Bernège, De la méthode ménagère, Dunod (Paris: Ligue de l’Organisation Ménagère, 1928). 32. Christine Frederick, L’Organisation Ménagère Moderne : Le Taylorisme Chez Soi, trad. par A.D.T. (Paris: Dunod, 1927). 33. Joyce Van Nieuwerburgh, « Paulette Bernège : La méthode Bernège ou les complexités d’une figure de l’entre-deux-guerres » (Mémoire de fin d’études, grade de Master, Faculté d’Architecture La Cambre Horta, ULB, 2016). 34. Bernège, De la méthode ménagère, p. 18, cité dans Van Nieuwerburgh, « Paulette Bernège : La méthode Bernège ou les complexités d’une figure de l’entre-deux-guerres », p. 24.

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Portrait de Paulette Bernège.

« Nous ménagères, nous ne nous contenterons donc pas seulement d’observer ce qui se passe, mais nous provoquerons volontairement des expériences pour en connaître les résultats. »35

Et c’est cette valeur scientifique présente dans les travaux de Paulette Bernège, la précision de ses observations, l’utilisation des mathématiques ou d’outils avancés comme la décomposition cinématographique des mouvements, qui permettront à son livre d’être validé par ses pairs et de mériter l’attention de professionnels des secteurs concernés. Tout comme Christine Frederick, Paulette Bernège s’appuie sur Frederick Taylor, dont le livre est traduit en français en 191236. Elle s’inspire elle aussi – à l’instar du couple Gilbreth – de la décomposition des activités en tâches courtes et simples, et de la notion de rendement. Mais Bernège ne s’arrête pas au taylorisme, et s’intéresse aux travaux de l’ingénieur français Henri Fayol. Dans L’Administration Industrielle et Générale37, publié en 1916, celui-ci dépasse l’idée de rendement des travailleurs et insiste plutôt sur le rôle du chef d’entreprise, la tête pensante, l’administration qui règne sur l’ensemble des travailleurs. Fayol souligne l’importance de prévoir les tâches à l’avance, ainsi que des notions de pouvoir et de coordination des différentes activités. Paulette Bernège considère la maîtresse 35. Ibid, cité dans Van Nieuwerurgh, p.25. 36. Frederick Winslow Taylor, Principes d’organisation scientifique des usines, trad. par Jean Royer (Paris: H. Dunod & E. Pinat, 1912), cité dans . 37. Henri Fayol, L’Administration Industrielle et Générale (Paris: Dunod, 1916).

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de maison comme un chef d’entreprise, et veut mettre en avant chez les femmes une qualité dont on ne leur demandait jamais de faire preuve jusque-là : l’autorité. « […] la direction est la fonction essentielle d’une entreprise. Toute affaire ne vaut que par son chef, l’âme qui la conduit. Toute maison ne prospère que par le travail de la femme qui la dirige. »38

De la méthode ménagère rend compte de toutes les recherches et expériences scientifiques de Paulette Bernège concernant l’économie domestique, ainsi que de ses conseils pratiques d’organisation des travaux ménagers, adressés à toutes les femmes. Traduit en plusieurs langues et réédité quatre fois en France, jusqu’en 1969, l’ouvrage rencontre une large audience et permet de sensibiliser de plus en plus de femmes, mais aussi de professionnels, aux revendications concernant le travail domestique. La « méthode Bernège » consistait à répertorier chaque tâche à effectuer, ainsi que les rapports entre les unes et les autres, d’évaluer le temps requis par chacune, de les réorganiser spatialement puis de comparer avec le temps qu’elles auraient pris dans une cuisine traditionnelle. Paulette Bernège en arrive à évaluer à deux heures par jour la perte de temps engendrée par de mauvaises installations, ce qui représenterait un manque à gagner de 65% du budget du foyer, et par conséquent de l’économie française. L’enchaînement de tâches différentes oblige à changer de gestes, à poser un outil pour en prendre un autre, ce qui représente une perte de temps certaine. Paulette Bernège conseille de regrouper les tâches à exécuter en fonction de leur nature, comme par exemple passer l’aspirateur ou épousseter les bibelots dans toute la maison d’abord, avant de passer à une autre tâche. Ainsi, la ménagère bénéficie de la rapidité de la répétition et d’une plus grande efficacité. Les conseils de Bernège peuvent se résumer en ces trois points essentiels : prendre connaissance de l’ouvrage à accomplir, s’équiper des meilleurs outils, et travailler méthodiquement. Elle recommande également la mécanisation des mouvements, l’utilisation d’un chronomètre – pour contrôler sa propre efficacité et la corriger si besoin ; ainsi que l’enseignement de ces méthodes de travail aux filles, dès le plus jeune âge. Suivant l’exemple de Descartes, Bernège conseille de commencer par définir la nature et l’ampleur de la tâche à réaliser. Ensuite, s’assurer d’être en possession de tous les outils nécessaires, sachant qu’à chaque tâche doit correspondre un outillage adéquat. En effet, travailler en utilisant du matériel inadapté est source d’inconfort, de travail mal exécuté et de peine excessive. Il faut aussi prendre le temps au début, comme le recommandait Taylor, de réfléchir à la meilleure manière d’accomplir chaque corvée, un temps qui sera récupéré puisque la corvée en question sera accomplie plus rapidement. Enfin, en bon chef d’entreprise, la ménagère doit veiller à l’enchaînement des tâches les unes après les autres, dans un ordre le 38. Van Nieuwerburgh, « Paulette Bernège : La méthode Bernège ou les complexités d’une figure de l’entredeux-guerres », p. 27.

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plus judicieux possible : c’est la « loi harmonique », enseignée par Fayol.

« Car c’était là son originalité, et sans doute une part de son succès : elle considérait la direction d’un ménage comme une petite entreprise et poussait le raisonnement économique jusqu’à demander la prise en compte du travail ménager, au même titre que le travail professionnel, dans le calcul des ressources des familles et dans l’économie nationale. »39

Pour Paulette Bernège, l’émancipation des femmes doit passer par la valorisation du travail ménager en tant que métier comme les autres. La technicisation et la rationalisation qu’elle veut insuffler aux activités ménagères est une façon de professionnaliser ces corvées, et de donner aux femmes le sentiment d’être reconnues elles aussi pour leurs capacités intellectuelles. Mais là où Bernège valorise le mieux le travail et l’intelligence des femmes, c’est dans la comparaison avec le chef d’entreprise. Puisque « la maison est le lieu de repos des hommes et le lieu de travail des femmes »40, alors il faut accorder à ce lieu de travail tout le sérieux qu’il mérite. Et puisque c’est aux femmes que revient la charge de l’entretien du logement et de la préparation des repas, c’est donc à ces dernières que doit revenir la responsabilité et l’honneur de l’organisation de ce lieu. À une époque où on voit apparaître la première génération de femmes diplômées d’architecture, Bernège incite les femmes à se tourner vers la carrière d’architecte, ou du moins à collaborer avec des bureaux 39. Dumont, « Si les femmes faisaient les maisons : la croisade de Paulette Bernège », p. 58. 40. Bernège, De la méthode ménagère, supra note n°63, cité dans Van Nieuwerburgh, p. 51.

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ci-dessus, et page de gauche : Paulette Bernège, De la Méthode Ménagère, 1928. Schémas des activités de la ménagère.

d’architecture pour les conseiller au sujet des cuisines41. De manière générale, Paulette Bernège incite directement les femmes à étudier et à se professionnaliser dans leur rôle de ménagère, afin d’acquérir une légitimité en tant que telles. Si les industriels et les ingénieurs avaient déjà compris l’intérêt de créer des objets pour faciliter le quotidien des femmes, le travail ménager ne faisait toujours pas l’objet en France de discussions de fond, et personne ne s’intéressait encore à réformer la cuisine. Paulette Bernège, pourtant, donnait des conférences et publiait régulièrement dans Mon Chez-Moi au sujet du confort dans le logement, et de normes de confort qu’elle exhortait les architectes à prendre en compte dans leurs projets. La même année que De la méthode ménagère, elle publie une brochure adressée au ministre du Travail et de la Prévoyance Sociale, Louis Loucheur. Si les femmes faisaient les maisons…42 proteste contre le manque de considération accordé à la cuisine et au travail ménager, et réclame que la question soit prise en compte par des architectes, des urbanistes, et par l’État en imposant des normes à respecter. « Il fallait revoir l’aménagement des logements et notamment des pièces techniques telles que la cuisine et la salle de bains, diffuser les éléments de confort, développer l’électroménager, former les ménagères à ces métiers… »43

41. Dumont, « Si les femmes faisaient les maisons : la croisade de Paulette Bernège », p. 61. 42. Paulette Bernège, Si les femmes faisaient les maisons, Mon Chez Moi (Paris, 1928). 43. Dumont, « Si les femmes faisaient les maisons : la croisade de Paulette Bernège ».

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ci-dessus et page de droite : Paulette Bernège, De la Méthode Ménagère, 1928. Schémas «Les distances vampires»

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Avec son titre provocateur, le pamphlet fait mouche, et attire l’attention des architectes. À l’intérieur, Bernège résume ses travaux avec une clarté sans appel, à l’aide de schémas et de quelques chiffres qui font de son discours un argumentaire implacable afin de convaincre de l’importance des arts ménagers. Afin de mieux sensibiliser à sa cause, Bernège y décrit avec précision chaque geste de chaque corvée, afin de montrer toute la complexité de ces gestes qui paraissent anodins ou faciles pour ceux qui n’ont jamais eu à les exécuter. Elle insiste aussi sur la difficulté du travail ménager, qui combine en réalité toute une série de métiers différents : agent de nettoyage, blanchisseuse, cuisinière, puéricultrice… Au contraire des hommes qui exercent des métiers précis et de plus en plus spécialisés, le « métier » de femme au foyer est bien plus varié, et mérite d’être reconnu à sa juste valeur. Puisqu’il s’agissait d’un métier, et d’autant plus qu’il se révélait si complexe, il fallait qu’il soit enseigné. L’opinion publique, ainsi que les architectes et planificateurs, commencent alors à ouvrir les yeux sur l’esclavage domestique que subissent les femmes, et la nécessité de s’emparer du problème. Dans un contexte de crise du logement, Louis Loucheur va donc porter en 1928 une loi prévoyant un programme de construction de logements, avec des objectifs de salubrité et d’hygiène à intégrer dans leur conception. La loi Loucheur a pour programme 200.000 nouveaux logements pour les classes populaires et 60.000 pour les classes moyennes44, à réaliser en cinq ans. Le concours d’architecture lancé l’année suivante par la ville de Paris pour répondre à cette loi Loucheur demande donc de respecter des normes de confort, correspondant à trois classes de loyers. Mais dans les faits, ces recommandations ne seront pas respectées, et le projet se contentera de suivre à peu près les normes de la classe de confort la plus faible. Les logements construits seront donc loin d’être satisfaisants, semblant piétiner les revendications de Bernège pour l’amélioration de la condition des ménagères. En 1929, Paulette est invitée au second Congrès International d’Architecture Moderne, tenu à Francfort sur le thème de l’habitat minimal. Elle y découvre la cuisine de Margarete Schütte-Lihotzky, qui lui démontre le bien-fondé de sa propre démarche, et l’intérêt qu’on portait déjà outre-Rhin à la cuisine. Elle prendra aussi connaissance des travaux de Le Corbusier, qui rejoignent sa pensée sur certains points, et sera conquise par son concept de « machine à habiter ». En 1930, elle ouvre l’École de Haut Enseignement Ménager, où se donneront des cours de comptabilité et d’efficience ménagère, des cours plus techniques (éclairage, chauffage…) et même des cours d’architecture, de design, d’urbanisme et de psychologie. Pour Bernège, il est primordial de mettre au cœur de cette formation l’ensei44. Marie-Jeanne Dumont, Le Logement social à Paris: 1850-1930 : les habitations à bon marché (Liège: Pierre Mardaga, 1991).

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gnement de bonnes méthodes, le développement d’une logique, et de valoriser de la vivacité d’esprit et la capacité d’adaptation. Toutefois, le diplôme reçu à la fin de la formation n’était pas reconnu officiellement, même s’il promettait d’autres débouchés que celui de femme au foyer. Bernège publiera encore dans les années 1930 des ouvrages au sujet des arts ménagers, dont J’installe ma cuisine45 et Le Ménage simplifié ou la Vie en rose46 ; ainsi que plusieurs articles dans la revue Art Ménager : « Quand une femme construit sa cuisine »47, « Psychotechnique ménagère »48, « L’organisation ménagère est à l’honneur »49, ou encore « Un projet de création d’un Institut des Sciences Domestiques »50. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Paulette Bernège quitte Paris et s’installe à la campagne, d’où elle continue d’écrire sur l’économie domestique. Elle commence aussi à s’intéresser à l’organisation ménagère en milieu rural, et écrit notamment J’organise ma petite ferme51 en 1949. Finalement, si Paulette Bernège a grandement contribué à une réflexion sur les cuisines et le travail ménager, ses contemporains n’étaient pas tous convaincus par sa vision : pour les plus conservateurs d’entre eux, s’occuper de sa propre maison et de sa propre famille ne devrait pas être considéré comme un métier. La vision de Paulette Bernège est jugée trop matérialiste, notamment par les défenseurs d’une politique nataliste52 : Bernège s’attaque à la « nature » de la femme et à son rôle inné d’épouse et de mère. Puisque la femme est programmée biologiquement pour donner naissance, le rôle nourricier ne peut être considéré comme une activité professionnelle ; d’ailleurs les hommes ne sont pas prédestinés à leurs métiers respectifs. D’autre part, des voix féministes s’élèvent également contre Paulette Bernège, accusée d’aller justement à l’encontre d’une émancipation des femmes par le travail. En érigeant la condition de femme au foyer au rang de métier, et en poussant les femmes à se former sérieusement à celui-ci pour acquérir des connaissances et des techniques scientifiques, la démarche de Paulette Bernège pourrait être considérée comme émancipatrice. En effet, elle donne aux femmes des clés pour reprendre le pouvoir sur leur propre condition. Mais si les intentions de Paulette Bernège sont en priorité de faire reconnaître le travail féminin, son 45. Paulette Bernège, J’installe ma cuisine, Éditions de la Maison Heureuse, La technique ménagère (Lyon, 1933). 46. Paulette Bernège, Le Ménage simplifié ou la Vie en rose, Stock (Paris, 1935). 47. Paulette Bernège, « Quand une femme construit sa cuisine », Art Ménager, août 1933, 173-175. 48. Paulette Bernège, « Psychotechnique ménagère », Art Ménager, août 1934, 470-473. 49. Paulette Bernège, « L’organisation ménagère est à l’honneur », Art Ménager, février 1936, 90-91. 50. Paulette Bernège, « Un projet de création d’un Institut des Sciences Domestiques », Art Ménager, no 123 (1937): 248-51 ; 278-9. 51. Paulette Bernège, J’organise ma petite ferme, Éditions du Salon des Arts Ménagers (Paris, 1949). 52. Van Nieuwerburgh, « Paulette Bernège : La méthode Bernège ou les complexités d’une figure de l’entredeux-guerres », p. 43.

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engagement pour l’instituer comme « métier des femmes » contribue plutôt au cloisonnement des genres dans leurs cases respectives53. Madeleine Pelletier, militante féministe et première femme psychiatre de France, réfute la notion de « métier » de ménagère, qui entretient l’idée de rôles prédéfinis en fonction du genre, et justifie encore que les femmes soient maintenues dans leur éternelle servitude. Il faut également préciser que, si Paulette Bernège prétend s’adresser à toutes les femmes, en réalité ce seraient plutôt les femmes de classes moyennes à aisées qui seraient visées. Avec la crise des domestiques, de nombreuses ménagères doivent renoncer à se faire aider par une employée de maison, et se retrouvent désormais seules à assumer les charges du foyer. Valoriser les corvées ménagères et les élever au rang de métier à part entière peut être vu comme un moyen de convaincre celles qui avaient pour habitude de se faire servir, de leur montrer leur place et leur rôle. Un rôle à la fois scientifique et artistique, à endosser avec fierté. Plus récemment, pour Marie-Jeanne Dumont54, Paulette Bernège milite contre ce qu’elle n’hésite pas à qualifier d’« esclavage » domestique et d’oppression des femmes par les hommes, mais sans pour autant remettre en question le fait que les corvées ménagères reposent uniquement sur les femmes. Loin encore de parler de répartition équitable des tâches entre hommes et femmes, Bernège travaille plutôt à optimiser et alléger le travail domestique, en se concentrant sur l’aménagement spatial et les appareils électroménagers. Néanmoins, bien que le travail domestique soit loin d’être un choix pour les femmes, l’idée de considérer les ménagères comme les cheffes d’entreprise de leur propre foyer est une perspective qui leur redonne un pouvoir et un contrôle sur une condition qu’elles subissent tous les jours de leur vie. Alors que les ingénieurs se préoccupent déjà aux questions d’organisation domestique, et qu’en Allemagne on parle de cuisines rationnelles depuis quelques années, les architectes français tardent à s’intéresser à la question, et les idées modernes sont peu diffusées. C’est la publication en 1928 de « Si les femmes faisaient les maisons… »55, dans le cadre de l’adoption de la loi Loucheur et du lancement de son programme de logements sociaux56, qui éveillera finalement leur curiosité. Dans ce pamphlet contre les habitats mal conçus et l’asservissement des femmes, Bernège dénonce la perte de temps et d’énergie qu’ils entraînent dans la vie des femmes. Le titre, une petite provocation à destination de ces messieurs les architectes, fait écho à un article paru trois ans plus tôt dans Mon Chez Moi57, où elle encourage les femmes à s’orienter vers la profession d’architecte. 53. Ibid, p. 103. 54. Dumont, « Si les femmes faisaient les maisons : la croisade de Paulette Bernège », p. 58. 55. Bernège, Si les femmes faisaient les maisons. 56. « 13 avril 1928 : adoption de la loi Loucheur », Les Oubliettes du Temps (France Inter, avril 2013). 57. Paulette Bernège, « Architectes ménagères », Mon Chez Moi, mai 1925, 61.

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ci-dessus : affiches publicitaires du Salon des Arts Ménagers, Paris, 1930, 1935 et 1936. ci-dessous : Salon des Arts Ménagers, Paris, 1930, concours de la meilleure ménagère.

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Au tournant des années 1930 se constituent des réseaux d’artistes et d’architectes comme l’Union des Artistes Modernes, l’Union des Artistes Écrivains Révolutionnaires, et bien sûr le groupe CIAM français, dont les idées modernes circulent par le biais d’événements comme le Salon des Artistes Décorateurs ou encore le Salon d’Automne. À Paris en 1930, l’association allemande d’artistes d’avant-garde Deutscher Werkbund est invitée à exposer ses travaux au Salon des Artistes Décorateurs58. Mais les cuisines rationnelles se font surtout connaître grâce aux Salons des Arts Ménagers, tenus de 1923 à 1983. Ces événements sont régis par la famille Breton, dont le père, André-Jules-Louis Breton, est sous-secrétaire d’État aux Inventions durant la Première Guerre Mondiale, puis devient ministre de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance. C’est également l’un des promoteurs de la politique nataliste. Au sein de l’Office National des Recherches Scientifiques, Industrielles et des Inventions, il organise un concours d’inventions d’appareils ménagers, qui sera reconduit en exposition au Champ de Mars à Paris. Au fil des ans, l’exposition prend de l’ampleur, et s’installe au Grand Palais dès 1926 sous le nom de Salon des Arts Ménagers. Son inauguration attire énormément de visiteurs, toutes classes sociales confondues, ainsi que des ministres et une grande couverture par la presse, la radio, et la télévision. « Le Salon contribue à l’évolution des habitudes alimentaires : c’est là que sont présentés les nouveaux produits d’importation (l’attrait pour l’exotisme se généralise à cette époque), que se font des échanges régionaux, que s’établissent au cours de causeries, de publications les nouvelles normes alimentaires (panneaux d’exposition pédagogiques illustrant les rations quotidiennes à consommer selon l’âge, le sexe et l’activité exercée par exemple). Paulette Bernège y présente, lors de causeries organisées dans les années 1920-1930, les cuisines américaines et leurs schémas d’organisation. Peu à peu sont exposés, à côté des appareils ménagers, des éléments de mobilier, puis des propositions de cuisines complètes. »59

Le commissaire général du Salon des Arts Ménagers n’est autre que Paul Breton, un des fils d’André Breton. Son frère, Louis Breton, dirige dès 1928 la revue Arts Ménagers, qui prodigue des conseils par rapport à l’hygiène, l’organisation de la cuisine, des recettes, des publicités, des listes de trousseaux… En 1934, une partie du Salon est consacrée à l’habitation, organisée conjointement par la revue L’Architecture d’Aujourd’hui, ainsi que des architectes et artistes membres de l’Union des Artistes Modernes et du groupe CIAM français (Charlotte Perriand, Francis Jourdain, Le Corbusier, Fernand Léger, André Lurçat, Jean Prouvé…). Le Salon aura un succès grandissant, dont l’apogée aura lieu dans les années 1950 et 1960. La circulation en France d’idées nouvelles sur le logement populaire donne à 58. Jean-Louis Cohen, « Le neues Bauen face à la critique : le Weissenhofsiedlung, Stuttgart, 1927 », in Architectures en Allemagne 1900 - 1933, Centre Pompidou/CCI (Paris, 1979), 80-90, évoqué dans Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 64-65. 59. Ibid, p. 68.

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la ville de Paris des outils pour répondre à son problème de logement. En effet, suite à un exode rural massif au cours du XIXème siècle, la population de la ville de Paris augmente massivement, ce qui se solde par une crise du logement. Les prix augmentent alors même que les habitants sont logés de plus en plus couramment dans des taudis, appartenant à des propriétaires privés peu soucieux des conditions de vie de leurs locataires. C’est lorsque l’insalubrité devient un réel problème de santé publique, entraînant des épidémies, que la situation des populations les plus pauvres devient inacceptable et attire l’attention des politiques, médecins, ingénieurs... Il fallait de toute urgence fournir à ces catégories défavorisées un grand nombre de logements, et surtout des conditions de vie décentes. Les hygiénistes débattent de la meilleure manière de bâtir des logements sains ; dans les années 1900 et 1910, des fondations philanthropiques enquêtent sur les conditions de vie des citoyens et organisent des concours d’architecture60. La Ville de Paris se constitue maître d’ouvrage d’un grand programme de logements, initié par la Loi Loucheur en 1928. La ville commande à des architectes des plans-types pour des habitations de trois catégories de confort : « bon marché », « intermédiaires », et « à loyer moyen »61.Dans ces logements sociaux, les cuisines et les salles d’eau sont regroupées près de la cage d’escaliers, et séparées des pièces de vie que sont le séjour, la salle à manger et les chambres. Toutes les cuisines sont munies d’une fenêtre. « Plus que les surfaces et la disposition des pièces, ce sont les équipements de confort (chauffage central, ascenseur, vide-ordures) et sanitaires qui distinguent les différents types de logements : de la douche « minimum » donnant sur la cuisine à la salle de bains ouvrant sur un dégagement pour la catégorie supérieure. »62

Les cuisines des classes pauvres du début du XXème siècle – c’est-à-dire celles de la plupart des logements parisiens – faisaient aussi office de salle de bains. En effet, il était encore courant dans les années 1920 et 1930 de se laver dans la cuisine. C’est encore le cas dans la cuisine rationnelle présentée par la Compagnie du gaz de Paris dans le cadre de l’exposition des Arts Décoratifs en 1925. Par contre, l’usage de prendre ses repas dans la cuisine perd du terrain et devient obsolète. « […] un côté de la salle était réservé exclusivement à la cuisine […]. Sur l’autre côté, consacré à l’hygiène, on trouvait un lavabo en grès et un bac destiné au lavage du linge qu’un rideau isoloir permettait de transformer en bain-douche. »63

En regard des plans, on constate effectivement que la composition architecturale varie relativement peu d’une catégorie de confort à une autre. L’appartement « à bon marché » et celui de type « intermédiaire » ont chacun deux chambres, pour des superficies totales de 60 m² pour le premier et de 66 m² pour le second. La 60. Ibid, p. 47-48. 61. Ibid, p. 89. 62. Ibid. 63. André Davy, L’Architecture d’Aujourd’hui, mai 1933, p. 51, cité dans Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 89.

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Cuisines, domesticité et condition féminine ci-contre, haut : Plan-type d’une cuisine d’appartement « bon marché », ainsi que du coin douche et des toilettes. ci-contre, milieu : Plan-type d’une cuisine d’appartement « intermédiaire ». ci-contre, bas : Plan-type d’une cuisine d’appartement « à loyer moyen ».

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différence se joue dans la salle de bains et l’articulation de celle-ci avec la cuisine. La cuisine de l’habitation « à bon marché » mesure 6,8 m² et donne directement sur une petite pièce contenant une douche, comme il était encore d’usage à l’époque. La pièce contenant les toilettes, tout aussi réduite, est également accolée à la cuisine, mais on y accède par le couloir. Dans la cuisine, les éléments principaux sont disposés de part et d’autre de la fenêtre du fond, en prenant soin de laisser un passage au milieu ainsi que pour sortir ou accéder à la douche. Le logement « intermédiaire » comporte une cuisine de 7 m², donc à peine plus grande que celle de catégorie inférieure, mais possède une véritable salle de bains, qui ne communique pas avec la cuisine. La cuisine de cette habitation est donc aménagée autrement : la porte fait face à la fenêtre, devant laquelle est installé un grand plan de travail intégrant l’évier et la cuisinière, et suivant la forme des deux angles de la pièce qui entourent la fenêtre. Quant à l’appartement « à loyer moyen », il ressemble assez fortement à un logement bourgeois. D’une surface totale de 100 m², il compte trois chambres, et la salle de séjour est divisée en deux parties : d’une part une salle à manger, plus proche du reste de l’appartement, et d’autre part un salon où trône un piano, du côté de l’entrée. Comme dans les deux modèles précédents, on entre dans l’appartement par un couloir qui distribue les différentes pièces. Ici, le couloir est plus vaste, et sépare encore mieux le séjour, espace de vie et de représentation, des pièces techniques (la salle de bain et la cuisine) ou d’intimité (les chambres). Au niveau de la cuisine, la grande différence est qu’elle ne donne pas du tout sur le couloir d’entrée : ses deux entrées latérales forment un passage entre la cage d’escalier de l’immeuble et un second couloir qui donne accès aux chambres et à la salle de bains. Cette cuisine, qui mesure 8,3 m², est donc une pièce servante, à laquelle on accède directement de l’extérieur par une porte de service, et qui se cache des pièces de réception. Elle est équipée d’un plan de travail continu, disposé en longueur contre le mur de la cage d’escalier. Il y a même un vide-ordures, qui évacue les déchets directement dans un conduit intégré dans le mur de la cage d’escaliers. Les logements créés par la ville de Paris répondent à l’objectif de loger un grand nombre de familles à moindres frais, et apportent un certain confort en comparaison avec les habitats insalubres dans lesquels vivaient les citoyens les moins aisés. Ils mettent en application les instructions hygiénistes pour des logements plus sains. Toutefois, les recommandations de Paulette Bernège, qui étaient prises en compte dans la consigne du concours, n’ont même pas été suivies, et les normes de confort prévues ont été revues à la baisse. En réalité, les appartements et les cuisines de la ville de Paris répondent plutôt à des préoccupations politiques et budgétaires, celles de loger à moindres frais, qu’à de vrais positionnements sur les conditions de vie des habitants et des habitantes. 83


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III. Années 1920 et 1930 : Modernisme et cuisines rationnelles

3. En Belgique : le système de cuisines CUBEX Dès 1925, on constate déjà chez l’architecte belge Louis Herman De Koninck de premiers signes d’intérêt pour une « architecture nouvelle ». Attiré par le thème du logement autant que par l’industrialisation de la construction, De Koninck imagine dans les années 1920 des systèmes permettant de bâtir des logements préfabriqués, avec des matériaux innovants comme le voile de béton armé qu’il est le premier à utiliser en Belgique64. Dans le domaine de l’aménagement intérieur, De Koninck créait au début des années 1930 des meubles en tubes d’acier et en verre – des matériaux considérés à l’époque comme nouveaux. Fabriqués d’abord par la marque française Thonet, puis par les Anciennes Usines Annoye en Belgique, les meubles TUBAX seront largement commercialisés jusqu’en 1935. En parallèle, c’est à l’occasion du troisième Congrès International d’Architecture Moderne, en novembre 1930 à Bruxelles, que De Koninck se fait réellement connaître comme faisant partie de l’avant-garde internationale, en y exposant sa fameuse cuisine CUBEX. Cette idée de standardisation du mobilier de cuisine était aussi présente chez Le Corbusier. Dans ses premiers projets, à La Chaux-de-Fonds dans les années 1910, les meubles de rangement avaient déjà « des traits ‘’architectoniques’’ et étaient souvent intégrés dans les murs »65. On observe dans son mobilier une évolution depuis les simples armoires traditionnelles vers un ensemble tout à fait moderne : le système d’assemblage à « casiers standard » qu’il présentera en 1925 dans son Pavillon de l’Esprit Nouveau, lors de l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs à Paris. À l’instar de ses autres travaux, l’ensemble du Pavillon est marqué par un dépouillement, un ameublement minimaliste, caractéristiques de la rupture de Le Corbusier d’avec les « arts décoratifs » traditionnels. L’ouvrage collectif Louis Herman de Koninck, architecte des années modernes, publié par les Archives d’Architecture Moderne en 1998, décrit lesdits casiers standards de Le Corbusier en ces termes : « […] unités prismatiques qui – tout comme les cellules d’habitation type du Pavillon de l’Esprit Nouveau elles-mêmes – pouvaient être librement juxtaposées et superposées. À l’intérieur des contenants construits en contreplaqué de 15 mm d’épaisseur pouvaient trouver place différents agencements correspondant aux besoins du moment. Les éléments eux-mêmes étaient dépourvus de toute fonction précise ; c’étaient des unités architecturales. Ils devenaient ainsi des éléments de répartition neutres de l’espace et de ce fait des éléments inséparables de la composition architecturale. »66

64. Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 105. 65. Mierop et al., Louis Herman de Koninck, architecte des années modernes, p. 196. 66. Ibid, p. 196-197.

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ci-dessus : Portrait de Louis Herman De Koninck page de droite, haut et bas : cuisines CUBEX avec placards fermés et ouverts, 1932.

De son côté, De Koninck concevait dès 1923 des meubles de rangements similaires, « donnant l’impression d’être constitués d’éléments de couleur »67, mais sans véritable démarche d’assemblage ou de standardisation. Ce n’est que cinq ans après Le Corbusier que Louis Herman De Koninck s’intéresse véritablement aux meubles de rangement, et en particulier aux cuisines, influencé également par la vague d’architecture rationnelle venue d’Allemagne. Charlotte Perriand et Le Corbusier présentent bien une version de cuisine rationnelle au Salon d’Automne de Paris en 1929, mais sans suite. De Koninck, quant à lui, se spécialise réellement dans les « cuisines-types », au-delà de simples meubles de rangement. Au CIAM de Francfort sur l’habitat minimum, Louis Herman De Koninck découvre la cuisine de Francfort, et critique les « cuisines semi-industrialisées de Mme Schütte-Lihotzky ». Le Belge reprochait à la cuisine de Francfort de ne pas être suffisamment flexible, à cause du nombre restreint d’éléments de base : « chaque cuisine, composée de trois ou quatre éléments seulement, oblige les architectes à n’adopter qu’un nombre limité de modèles d’agencement »68. Selon lui, il fallait aller plus loin pour rendre le système réellement universel, en augmentant le nombre de modules pour le rendre adaptable à l’infini. 67. Ibid, p. 197. 68. Ibid.

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Dépliant publicitaire pour la cuisine CUBEX, 1932.

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III. Années 1920 et 1930 : Modernisme et cuisines rationnelles « The equipment of the CUBEX kitchen […]consisted of a kitchen composed of standardized elements—four cupboard types that could be arranged in ten different ways—that allowed for 200 different kitchen models. […] Since De Koninck had had the opportunity to investigate in detail the “semi-industrialised” Frankfurter Küche (during CIAM II in Frankfurt), he had been increasingly interested in built-in furniture. »69

De Koninck est aussi influencé par Yvonne Trouard Riolle, agrégée de sciences physiques et docteure ès sciences naturelles, qui s’intéresse de près à la question du travail domestique. On lui doit des enquêtes sur la fatigue dans les travaux ménagers, réalisées auprès de 35 femmes. Ces travaux70 sont présentés au 4e Congrès de l’Organisation Scientifique du Travail de Paris, en 1929. L’année suivante, ces recherches serviront de base à De Koninck pour classifier les différentes fonctions de la cuisine dans le but d’améliorer l’organisation des corvées. La cuisine-type de Louis Herman De Koninck mesure donc 2,50m x 2,80m, et se désigne comme un « laboratoire spacieux » permettant de cuisiner pour une famille d’environ quatre à six personnes. Son agencement est semblable à celui de la cuisine de Francfort, avec un côté réservé aux rangements – vaisselle et aliments –, et en face un plan de travail entouré d’un évier et d’une cuisinière. La principale différence avec la cuisine de Francfort est l’aboutissement du système modulaire : « Ce qui était séduisant dans ce projet, c’était que toute la composition consistait en quelques éléments prismatiques de base qui pouvaient être combinés en largeur et en hauteur. Le « casier primaire » mesurait 60 x 60 cm et avait une profondeur de 45 ou 60 cm. Pour arriver à une hauteur de travail de 85 cm, on posait les casiers sur un socle de 18 cm, ce qui était très avantageux tant pour le nettoyage du sol que pour l’utilisation. En plus des « casiers primaires » il y avait des éléments doubles qui pouvaient être placés verticalement aussi bien qu’horizontalement. Les deux types de casiers pouvaient être placés verticalement aussi bien qu’horizontalement. Les deux types de casiers pouvaient être équipés de 9 éléments supplémentaires différents – des tablettes, des tiroirs ou des dispositifs pour ranger le vin, les fruits, les pommes de terre ou les poêles. D’autres éléments n’étaient nécessaires que pour les placards contenant les ustensiles de nettoyage, les armoires suspendues, l’évier, les étagères à condiments et le passe-plat vers la salle à manger. »71

Cette cuisine, baptisée CUBEX, est installée pour la première fois dans la maison que De Koninck réalise pour Jean Canneel en 1931, et connaitra un succès grandissant dans les années 1930 à 1950 en Belgique. Louis Herman De Koninck la décrit comme un « système d’ensembles diversifiés constitués par un petit nombre d’éléments juxtaposables pouvant s’agencer de différentes manières ». Cette idée rappelle en effet le système de rangement du Pavillon de l’Esprit Nouveau, dont il est inspiré : des « éléments de base prismatiques, dont l’intérieur peut être équipé différemment 69. Heynen et Van Caudenberg, « The Rational Kitchen in the Interwar Period in Belgium », p. 27. 70. Yvonne Trouard Riolle, « Quelques essais de mensuration de la fatigue dans les travaux ménagers » (4e Congrès de l’Organisation Scientifique du Travail, Paris, 1929). 71. Mierop et al., Louis Herman de Koninck, architecte des années modernes, p. 207.

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Cuisines, domesticité et condition féminine Publicités Van de Ven pour la cuisine CUBEX, vantant les multiples rangements et la table rétractable. 1932.

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III. Années 1920 et 1930 : Modernisme et cuisines rationnelles Publicité Van de Ven pour la cuisine CUBEX, 1932.

selon leur utilisation »72. Mais la philosophie de Louis Herman De Koninck est différente de celle de Le Corbusier. En effet, les casiers standard, chez Le Corbusier, sont des « éléments de répartition de l’espace architectural »73, voire servent de « module de base pour la création de ses intérieurs »74, mais ce n’est pas le cas chez De Koninck. De plus, celui-ci n’est pas particulièrement intéressé par les idées puristes de Le Corbusier. Finalement, Le Corbusier ne parviendra pas de son vivant à faire produire en série son système de cuisine ; il ne sera commercialisé que plus tard, lors d’une réédition dans les années 1970. Par contre, on retrouve chez les deux architectes le même inconvénient : afin de pouvoir assembler les éléments entre eux, et permettre aux casiers d’être changés ou déplacés à souhait, il a fallu dédoubler leurs parois. Or, ce doublement entraîne un surplus de matière, et donc un surcoût, et n’est utile que dans la rare hypothèse où l’on voudrait modifier l’installation ultérieurement. La cuisine CUBEX, pourtant créée par un architecte, dépasse le cadre du projet d’architecture pour s’identifier plutôt au meuble qu’à l’immeuble. Standardisée pour être produite et vendue à grande échelle, la cuisine de Louis Herman de Koninck n’est pas une pièce, mais un ensemble de mobilier universel, à agencer à l’envi. Elle devient un objet du quotidien que tout le monde peut se procurer, puisque 72. Ibid. 73. Ibid. 74. Ibid.

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Cuisines, domesticité et condition féminine Louis Herman De Koninck, 1930. Vue axonométrique d’un projet de bungalow préfabriqué en tôle d’acier, équipée de modules standardisés qui composent le système CUBEX.

ses dimensions lui permettent de trouver sa place dans n’importe quelle cuisine. « On peut aussi considérer Louis Herman De Koninck comme le précurseur de nos actuels cuisinistes. En effet, connaissant une période de « creux » de commande architecturale et ayant une famille à nourrir, il imagine de développer la production de ce mobilier standard. Il installe à Anvers un showroom où il expose différentes combinaisons d’installations pour la cuisine et l’ensemble de l’habitation. »75

L’entrepreneur Émile Jean Van de Ven, amateur d’innovations techniques, s’est spécialisé dans l’importation de matériaux et éléments de construction nouveaux, notamment des portes standardisées depuis les États-Unis. Il a notamment travaillé avec l’architecte Jean-Jules Eggericx, une des figures principales du groupe CIAM belge ; ce qui le met également en lien avec Louis Herman De Koninck. C’est Van de Ven qui prend l’initiative de déposer la marque CUBEX. En 1931, il signe un accord avec ses auteurs dans le but de répartir les revenus liés à la commercialisation de ces cuisines. L’aventure est un succès, et la production des cuisines CUBEX est si rentable qu’elle permet à Van de Ven de continuer à employer 80 travailleurs même en temps de guerre. La cuisine CUBEX sera exportée aux États-Unis et en Angleterre sous le nom de « CUBAX », moyennant quelques modifications pour l’adapter au système de mesures anglo-saxonnes. Le succès des cuisines CUBEX/ CUBAX inspire d’autres architectes, en-dehors de Belgique : 75. Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 107.

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III. Années 1920 et 1930 : Modernisme et cuisines rationnelles « […] en 1933, l’architecte Peet Zwart conçoit sur le même principe en Hollande des meubles de cuisine modulaires et standardisés pour l’entreprise Brunzeel, qui seront très largement distribués en Europe, et feront école en ce domaine. »76

La production des cuisines de De Koninck ne s’arrêtera que dans les années 1960, suite à la faillite de l’entreprise Van de Ven. Ce n’est justement qu’après la Seconde Guerre Mondiale que se démocratise la standardisation des éléments de cuisine. Cela permettra de diffuser et de vendre la CUBEX à une plus grande échelle ; cependant elle perdra un peu de la clarté qui rendait si intéressantes ses premières versions. Plusieurs modifications eurent lieu au cours de la production. Par exemple, les éléments en bois massif de 15mm d’épaisseur, trop coûteux, ont été remplacés par une ossature plus modeste recouverte de contreplaqué de 4mm d’épaisseur, et uniquement sur les côtés visibles. De plus, les poignées deviennent semi-circulaires en laiton chromé et affichent l’inscription « CUBEX ». En outre, les cuisines CUBEX étaient à l’origine équipées en réfrigérateurs par la marque Electrolux. Ensuite, Van de Ven fait appel à la firme américaine d’appareils électroménagers Norge, ce qui déplaît fortement au fournisseur suédois. Ce dernier réplique en attaquant la cuisine CUBEX dans une brochure intitulée « Le problème du froid domestique dans les immeubles d’appartements ». Il y est fait état de la quantité de bois superflu dans l’installation, causée par les doubles parois qui lui confèrent un « aspect de lourdeur »77, et des joints inesthétiques qui nécessitaient un raccord supplémentaire pour paraître homogènes. La cuisine CUBEX est dénoncée comme pas du tout économique, et très peu logique ou fonctionnelle. Van de Ven parvient à faire saisir ladite brochure, et à obliger juridiquement Electrolux à distribuer 10.000 brochures corrigées. Cette ferveur pour les cuisines rationnelles, auquel Louis Herman De Koninck contribue, ne démarre réellement en Belgique qu’en 1929, lors de leur visite du CIAM de Francfort, auquel assistent entre autres Victor Bourgeois, Louis Herman de Koninck, Jean-Jules Eggericx, ou encore Raphaël Verwhilghen. À leurs yeux, la cuisine commence à devenir non seulement une pièce de la maison digne d’intérêt architectural, mais bel et bien le centre de la vie domestique. Les femmes méritent donc qu’on accorde de l’attention à leur espace et leurs conditions de travail. « La cuisine est la pièce du logis dont l’équipement mérite d’être étudié avec le plus de précision. Ne s’agit-il pas de créer le cadre pratique où la ménagère passera une importante partie de ses jours; au détriment de sa santé si le problème est mal résolu. »78

Du 22 au 25 novembre 1930, le groupe CIAM belge organise à Bruxelles les Journées de l’Habitat Minimum, afin de débattre de la construction de logements 76. Ibid. 77. Mierop et al., Louis Herman de Koninck, architecte des années modernes, p. 211. 78. Maurice Gaspards, « Pour l’hygiène de la ménagère: la cuisine et l’office », Bâtir 2, no 4 (1933): 146-148, cité dans Heynen et Van Caudenberg, « The Rational Kitchen in the Interwar Period in Belgium », p. 43.

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en Belgique, tout en préparant l’organisation du troisième CIAM à venir la semaine suivante. Celui-ci, tenu à Bruxelles du 27 au 29 novembre 1930, est organisé sur le thème des lotissements rationnels. Y sont exposés différents modèles de lotissements, bien sûr, mais aussi une partie de l’exposition de Francfort de l’année précédente sur l’habitat minimum. Dans cette salle attenante a discrètement lieu la première présentation d’une cuisine-type « composée avec les éléments standardisés pour l’équipement des cuisines CIAM.B. »79 : la cuisine CUBEX. Elle est exposée en tant que travail collectif – bien que les plans soient signés De Koninck – aux côtés d’une cuisine bruxelloise traditionnelle avec cheminée et cuisinière à bois, en comparaison. Les architectes belges intéressés par l’organisation scientifique de la cuisine adoptent les mêmes procédés de conception que leurs prédécesseurs comme Frederick, les Gilbreth, et Schütte-Lihotzky : l’analyse des gestes et le regroupement de tâches, puis la réorganisation spatiale en fonction des groupements précédemment établis. Ces architectes, parmi lesquels Louis Herman de Koninck, mais aussi Pierre Gilles ou Claire-Lucille Henrotin, écrivent à leur tour sur le sujet de l’organisation scientifique du travail ménager pour faire connaître la démarche, notamment dans des revues comme La Cité ou Bâtir, ou encore dans le bulletin du Comité National Belge de l’Organisation Scientifique. « Several articles written by modern architects in different journals testify to their systematic approach to the subject (De Koninck 193180; Gilles 193181; Henrotin 1932a82, b83, c84, 193385). First, they set out to determine the different activities in the kitchen and to group activities that belonged together.14 Secondly, they arranged those activity centers in a logical order to minimize necessary movements and to arrive at a rational plan requiring the minimum of steps between different activities. »86

Outre les architectes eux-mêmes, ce sont aussi les associations ouvrières qui ont fait connaître au public les nouvelles cuisines rationnelles. Angéline Japsenne, 79. Mierop et al., Louis Herman de Koninck, architecte des années modernes, p. 204. 80. Louis Herman De Koninck, « La cuisine standard industrialisée », La Cité 9, no 9 (1931): 105‑18. 81. Pierre Gilles, « Le confort moderne : la cuisine électrifiée », Bâtir 1, no 23 (1931): 888‑91. 82. Claire-Lucille Henrotin, « La construction rationnelle de la cuisine moderne: Définition de la cuisine et des opérations qui s’y effectuent », Bulletin Ergologique, Annexe mensuelle au Bulletin du Comité National Belge de l’Organisation Scientifique, 2, no 6 (1932): 23. 83. Claire-Lucille Henrotin, « Le Mobilier rationnel de la Cuisine moderne (1er article) », Bulletin Ergologique, Annexe mensuelle au Bulletin du Comité National Belge de l’Organisation Scientifique, 2, no 10 (1932): 43‑44. 84. Claire-Lucille Henrotin, « Le Mobilier rationnel de la Cuisine moderne (2e article) », Bulletin Ergologique, Annexe mensuelle au Bulletin du Comité National Belge de l’Organisation Scientifique, 2, no 12 (1932): 51‑54. 85. Claire-Lucille Henrotin, « Le Mobilier rationnel de la Cuisine moderne (3e article) », Bulletin Ergologique, Annexe mensuelle au Bulletin du Comité National Belge de l’Organisation Scientifique, 3, no 3 (1933): 9‑10. 86. Heynen et Van Caudenberg, « The Rational Kitchen in the Interwar Period in Belgium », p. 26.

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Publicité pour la cuisine CUBEX, 1932.

secrétaire générale des Ligues Ouvrières Féminines Chrétiennes, se rend elle aussi au Congrès de Francfort an 1929 ; une présence qui atteste de l’intérêt que portaient à l’époque les associations féminines à la rationalisation ménagère. Agréablement surprise, elle en rapporte ses impressions dans le magazine La Femme Belge87, publication liée à son association. Son article « La Maison Minimum » marque le début d’une campagne d’amélioration des logements ouvriers, menée par l’organisation ouvrière chrétienne en question. Les cuisines rationnelles apparaissent désormais dans les revues féminines belges. En 1930, Japsenne regrette le manque de cuisines rationnelles abordables, et exhorte les architectes à se consacrer à l’amélioration des cuisines, et surtout à s’enquérir de l’avis des futures utilisatrices pendant la phase de conception : « Mais de grâce, Messieurs les architectes, consultez des femmes de ménage avant de faire vos plans ! »88

87. Angéline Japsenne, « La Maison Minimum », La Femme Belge, no 9 (novembre 1929): 553-557. 88. Angéline Japsenne, « A propos de l’Habitation Minimum », La Femme Belge, no 10 (décembre 1930), p. 582, cité dans Heynen et Van Caudenberg, « The Rational Kitchen in the Interwar Period in Belgium », p. 42, cité dans Heynen et Van Caudenberg, « The Rational Kitchen in the Interwar Period in Belgium », p. 42.

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4. Détournements des cuisines rationnelles à des fins conservatrices L’engouement autour des cuisines rationnelles montre une volonté de libérer les femmes de la pénibilité excessive et du temps perdu à cause de leurs corvées ménagères, en accord avec l’idée qu’elles puissent consacrer leur temps à un emploi rémunéré, et puissent accéder à une certaine autonomie financière. Mais l’idée de rendre les femmes plus indépendantes n’est pas approuvée par tous ; et si l’on considère la tendance à vanter la formation en écoles ménagères comme l’ultime formation professionnelle féminine, il n’est pas surprenant que les modèles de cuisines prétendant délivrer les ménagères soient récupérés pour les maintenir dans leur rôle. Avec Angéline Japsenne, les Ligues Ouvrières Féminines Chrétiennes belges s’emparent de la question du logement des ouvriers et prennent le parti de la cuisine de Francfort, découverte au CIAM de 1929. La campagne de promotion de logements ouvriers de qualité, initiée par l’article de Japsenne « La Maison Minimum »89, a pour but non seulement de fournir des logements décents aux classes populaires, mais également – et surtout – de convaincre les femmes du bien-fondé du rôle de la parfaite ménagère. En effet, favoriser, pour les classes les plus pauvres, l’accès au logement et à la propriété à travers des habitations conçues de manière judicieuse et économique, devait s’accompagner de conseils quant à la manière d’optimiser ces nouveaux logements. C’était en particulier la cuisine qui nécessitait un apprentissage – ou du moins un minimum de communication. « A good dwelling, however, would only be really useful when the inhabitants lived in it in an appropriate manner. Therefore the families, mainly the women, had to be taught how to arrange their home, and principally the kitchen, according to a more rational conception. »90 Puisque l’aménagement rationnel n’était pas encore familier aux habitants, il fallait expliquer aux futures utilisatrices les règles de base d’hygiène et les techniques pour gagner du temps. Les revues promouvant le modèle de la cuisine rationnelle encourageaient du même coup les femmes à mettre en pratique leur potentiel de ménagère. En outre, Angéline Japsenne et son organisation chrétienne soutenaient l’idée d’ouvrir des écoles ménagères afin d’offrir une à toutes les jeunes filles une formation en organisation domestique, et leur enseigner leur futur métier 89. Japsenne, « La Maison Minimum ». 90. Heynen et Van Caudenberg, « The Rational Kitchen in the Interwar Period in Belgium », p. 24.

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de femme au foyer. Les Ligues ouvrent donc des écoles ménagères et organisent des centaines de cycles de conférences, réparties géographiquement à travers toute la Belgique. « A la Xe Semaine sociale universitaire catholique, en décembre 1932, Angéline Japsenne, au nom des Ligues ouvrières féminines chrétiennes, conclut à la nécessité « d›un enseignement ménager obligatoire pour les jeunes filles de toutes les classes sociales » […]91. En 1934, l’Ecole pratique de Formation familiale ménagère est créée sous l’égide du mouvement associatif féminin catholique et doté d’un organe de liaison spécifique, La Navette […]. Dans chaque section locale, les Ligues ouvrières féminines chrétiennes multiplient les cours de cuisine, de repassage, de raccommodage ; elles organisent des « écoles familiales», c’est-à-dire des cycles de conférences ménagères de 40 heures/année. »92

Dans les années 1930, les groupes chrétiens entretiennent une réelle propagande familialiste, en prônant activement les valeurs conservatrices d’une vie domestique épanouie, à l’aide d’arguments essentialistes, mettant en avant « le bonheur d’effectuer un travail qui correspond « le mieux à notre santé, à notre tempérament féminin»93», et la joie de consacrer ses journées à s’occuper de son logis. Car pourquoi libérer du temps pour les femmes ? À l’origine, dans les années 1920, les cuisines rationnelles, comme celles des époux Gilbreth ou de Margarete Schütte-Lihotzky, étaient destinées à permettre aux femmes de pouvoir travailler la journée en-dehors de chez elles ou de bénéficier de temps de repos ou de loisir à elles. Frank Gilbreth, par exemple, justifiait le gain de temps engendré par la rationalisation : « pour travailler, si c’est ce que vous aimez. Pour la science, pour la beauté, pour l’art, pour le plaisir. (…) Ou pour jouer aux billes, si le cœur vous en dit ! »94 Et pourtant, l’idée de gain de temps est ici détournée par les associations chrétiennes, le justifiant comme une occasion pour les femmes de se consacrer encore mieux au bien-être de leur époux et de leurs enfants. Le modèle rationnel a été récupéré pour en faire un argument rendant la vie domestique plus attrayante. La décennie suivante trouve une nouvelle signification au gain de temps pour les femmes : plus convenable, plus catholique, baignant en plein culte du « care » et de la natalité, il sera illustré en Allemagne par la formule « Küche, Kinder, Kirche »95. Par ailleurs, Japsenne avait bien tenté d’encourager des collaborations entre architectes et ménagères, afin d’apprendre à connaître les besoins de ces dernières et d’être à même de concevoir des cuisines qui y répondent vraiment. Mais ce type de coopération, comme il y a pu en avoir en Allemagne et aux Pays-Bas, 91. Angéline Japsenne, « Le travail de la femme » (Résumé des leçons de la Xe Semaine sociale universitaire catholique, Bruxelles, 1932), p. 7. 92. Piette et Gubin, « Travail ou non-travail ? », p. 666 93. « Joie et travail », mars 1938, cité dans Piette et Gubin, « Travail ou non-travail ? », p. 666. 94. Ernestine Gilbreth et Frank Gilbreth, Treize à la douzaine, Editions de Flore (Paris, 1949), cité dans Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 185. 95. “Cuisine, enfants, église”, cité dans cité dans Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 79.

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n’a finalement jamais eu lieu en Belgique96. La femme au foyer, qui occupait pourtant le débat architectural autour des cuisines, ne le faisait qu’en apparence. Même lorsque les architectes daignaient se préoccuper de la cause des femmes, celles-ci ne restaient finalement que des objets d’étude, plutôt que des sujets contribuant activement à leurs propres existences et espaces de vie.

96. Heynen et Van Caudenberg, « The Rational Kitchen in the Interwar Period in Belgium », p. 30.

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Conclusion

Conclusion

Au cours de ce travail, nous avons brossé un tableau de l’évolution des cuisines au début du XXème siècle : des premières remises en question des conditions de travail domestique, parties des États-Unis, aux premiers grands débats d’architectes à leur sujet, en Europe ; en passant par les évolutions sociétales qui les ont vus naître. Nous avons pu observer la dimension politique de la cuisine, à travers ce que cet espace traduit des rapports entre femmes et hommes, et ce que chaque modèle exprimait en termes d’émancipation ou d’aliénation. Les cuisines du début du siècle dernier ont été marquées par un mouvement de rationalisation, lié à des préoccupations d’hygiène de pénibilité, ou de valorisation du travail ménager par la technique. On observe une diminution de l’espace, ainsi que la suppression, depuis l’apport de Catharine Beecher, de la grande table accompagnée de chaises qui trônaient au centre des cuisines du XIXème siècle. Comme le résume Catherine Clarisse dans Cuisine, Recettes d’architecture1, la plupart des cuisines du XXème siècle ont été conçues en suivant le principe « pour gagner du temps, il faut perdre de l’espace ». La fin du XIXème siècle a entamé de premières réflexions sur les conditions et les lieux du travail domestique, à travers la cuisine des sœurs Beecher ou des expériences de cuisines communautaires. Les années 1910 et 1920 ont été celles du taylorisme domestique, porté par Christine Frederick ainsi que Lilian et Frank Gilbreth. Ces modèles s’exportent ensuite en Europe et donnent naissance à de grandes innovations au cours des années 1920 et 1930, dont nous avons abordé celles concernant Margarete Schütte-Lihotzky, Paulette Bernège et Louis Herman de Koninck. Il faut rappeler que les grandes transformations qui ont eu lieu dans les cuisines et qui ont mené à l’aboutissement des cuisines rationnelles n’auraient pas été possibles sans des progrès techniques comme la standardisation de la production en usine, ni surtout sans la démocratisation de l’accès à l’électricité et les appareils ménagers novateurs que celle-ci a permis : « Grâce à elle, finie l’asphyxie dans le taudis enfumé qu’était la cuisine à l’âge du charbon, quand il fallait se lever à l’aube pour allumer un fourneau fantaisiste, dépendant des vents favorables ou non, du tirage de la cheminée, du bois sec ou humide, des allumettes introuvable, etc… La cuisine électrique s’impose comme un 1. Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture.

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Or les progrès techniques mettent toujours un certain temps à se diffuser de l’inventeur à l’utilisateur et ne se répandent pas en même temps dans tous les foyers, dont les réalités diffèrent selon les pays, les classes sociales, et entre villes et campagnes. En effet, si le paramètre du genre déterminait le travail des femmes, leurs expériences du monde domestique différaient du tout au tout en fonction de leur classe économique ; entre la maîtresse de maison qui employait des servantes, la femme au foyer qui se chargeait seule de son ménage, et l’employée domestique payée pour accomplir les corvées des autres3. De plus, l’innovation technologique allant toujours plus vite que sa diffusion, les changements ne se mettaient en place que lentement. Selon les historiennes Ruth Schwartz Cowan, Susan May Strasser et Susan Kleinberg, même longtemps après leur mise en vente, de nombreux équipements censés libérer les ménagères restaient absents des foyers ouvriers ou de classe moyenne4. De même, les changements n’ont pas forcément lieu des deux côtés de l’Atlantique, du moins pas en même temps. Les premiers projets américains de cuisines fonctionnelles ont mis quelques années à s’exporter vers l’Europe, mais le succès y a été encore plus tangible puisque ce modèle répondait à une réalité d’habitats de plus en plus petits, au cœur d’une crise du logement. Les idées modernistes sur l’habitat ne seront pas reprises aux États-Unis avant la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Toutes ces innovations ont permis un gain certain en termes de confort permis d’alléger les charges domestiques. Mais la modernité la modernité et l’efficience des cuisines font-elles l’émancipation de la libération des femmes ? La cuisine inventée par Catharine Beecher est prévue pour une femme aidée de domestiques ; le modèle communautaire de Melusina Fay Peirce regroupe les femmes pour rompre l’isolement et à l’épuisement des corvées effectuées seules. Pourtant, ces deux exemples ne nourrissent aucune volonté d’émancipation des femmes, ils se contentent d’améliorer leurs conditions de travail. La proposition de Peirce se fonde sur une rémunération du travail domestique, valorisé en tant que service rendu à la collectivité, comme tous les autres métiers ; mais le métier reste genré au féminin. Mis à part ces projets pionniers, toutes les autres cuisines étudiées ici considèrent ce lieu comme celui d’une femme seule en cuisine, et malgré leurs avantages, produisent un isolement social de la femme par rapport au reste de la famille ou aux visiteurs : ils l’enferment dans la solitude d’un « laboratoire ». Christine Frederick, Lilian et Frank Gilbreth, Margarete Schütte-Lihotzky, et Paulette Bernège 2. Gilles, « Le confort moderne : la cuisine électrifiée », cité dans Heynen et Van Caudenberg, « The Rational Kitchen in the Interwar Period in Belgium », p. 44. 3. Hayden, The Grand Domestic Revolution, p. 21. 4. Ibid, p. 12.

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Conclusion

ont comme point commun d’attirer l’attention sur la réelle charge que représente le travail domestique, et de lui accorder l’attention scientifique et la technicité dont bénéficient les métiers masculins. Cette nouvelle génération de cuisines est conçue selon la croyance tayloriste que la rationalisation est synonyme de libération ; mais elles reproduisent finalement l’aliénation du travail ouvrier des hommes. Alors que Louis Herman De Koninck ne semble pas s’être prononcé sur le rôle des femmes, les modèles rationnels de cuisine, d’abord considérés comme émancipateurs, ont facilement été récupérés par des visions essentialisantes de la nature et du rôle des femmes. À l’opposé, bien que la cuisine de Frederick s’adresse à une femme au foyer à temps plein, les Gilbreth, Schütte-Lihotzky et Bernège encouragent les femmes à travailler en-dehors de la maison, ou simplement à s’accorder du temps pour elles. Dans leurs manières d’organiser les tâches ménagères, on peut déceler chez Christine Frederick, Lilian et Frank Gilbreth et Paulette Bernège un soupçon d’empowerment (bien que le terme soit anachronique) : les femmes sont considérées comme maîtresses de leur petite entreprise, et gèrent librement leur emploi du temps. Mais on peut leur reprocher, en envisageant de façon si sérieuse le « métier » de ménagère, de conforter la société dans ses rôles genrés, et les femmes dans leur éternelle position de dominées. Finalement, bien que chaque type de cuisine ait apporté son lot d’améliorations au sort des ménagères, on ne peut pas dire pour autant que les femmes se soient entièrement affranchies des charges qui pèsent sur leur genre. Les logements et les cuisines dans lesquels nous vivons et cuisinons aujourd’hui, dans les grandes villes européennes, portent l’héritage de ceux construits dans l’entre-deux-guerres, alors qu’ils ne sont plus adaptés aux réalités familiales des habitants. Par exemple, le fait que les femmes exercent désormais majoritairement un emploi rémunéré permet de se rendre compte des conflits que peuvent engendrer l’inadéquation de cette forme d’habitat dépassée et de services communaux insuffisants5. La cuisine, quant à elle, a tellement rétréci sous prétexte de rationalisation qu’elle a même fini par restreindre les mouvements de la femme. Comme le fait remarquer Catherine Clarisse: « l’espace se resserre autour de la ménagère pour lui éviter de faire trop de mouvements. Pourrait-on aller jusqu’à évoquer une « cuisine-corset » ? »6 En effet, on peut remettre en question l’intérêt de cette tendance à la « petite cuisine pratique », dont les critères ont fini par être dépassés. Les cuisines exigües que l’on trouve encore aujourd’hui dans la majorité des logements sont le fruit du succès du CIAM 1929 ; pourtant elles sont rarement aménagées et équipées de manière aussi réfléchie et fonctionnelle. De par son expérience personnelle de cuisines similaires à celles, dites rationnelles, des années 1930, Catherine Clarisse les juge trop petites 5. Ibid, p. 28. 6. Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 19.

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et trop peu intuitives, et souligne le fait qu’il fut nécessaire à l’époque de créer des écoles ménagères pour apprendre aux femmes à les utiliser7. Comme héritage du Mouvement Moderne, seul le critère de la petite taille a été conservé, mais on ne trouve plus ce travail minutieux d’organisation de l’espace. Le rétrécissement de l’espace était vu comme une marque de modernité puisqu’il renvoyait à la productivité et au gain de temps. L’importance de la productivité, symptomatique de cette époque, influence encore aujourd’hui la perception des usages de la cuisine. L’espace y est sacrifié, et n’offre aux ménagères que des espaces étroits et isolés du reste, sans que l’on se demande s’il est agréable. Or, comme l’exprime l’architecte Mario Botta, « on peut avoir plus de plaisir à faire dix pas de trop dans sa cuisine qu’un demi-geste de moins »8. L’ouvrage Counter Space, produit en 2011 par le Museum of Modern Art de New York en marge d’une exposition sur les cuisines modernes, rappelle que les auteurs de la cuisine de Francfort avaient à l’esprit que leur modèle était un moyen de lutter contre les inégalités9, car il permettait aux femmes de continuer à exercer un emploi rémunéré à temps plein, tout en leur facilitant la vie lorsqu’elles rentraient le soir. Mais cette avancée est relative en comparaison avec l’ampleur de ce qui reste encore à déconstruire avant d’atteindre l’égalité, à commencer par la répartition de la charge de travail domestique : « Théoriquement la concentration spatiale des tâches permet un gain de temps, en partant du principe qu’elles doivent être accomplies par une seule personne ».10La question du partage des tâches au sein du foyer paraît pourtant assez évidente aujourd’hui, quand bien même elle ne serait toujours pas résolue ; mais dans le contexte de la première moitié du siècle dernier, cette cause était loin d’être à l’ordre du jour. Au cours du XXème siècle, les cuisines des différentes classes sociales ont fini par s’homogénéiser, reproduisant le même schéma de la femme seule en cuisine, contrairement aux grandes cuisines prévues pour plusieurs domestiques. La Taylorisation a décomposé la préparation des repas en tâches ennuyeuses et répétitives. En outre, alors que la vaisselle se faisait souvent à plusieurs, et servait de moment de discussion, les cuisines modernes ont anéanti cette possibilité : la cuisine est désormais si petite qu’il est soit impossible de s’y trouver à plusieurs, soit seulement en s’y tournant le dos. Les femmes ont donc été spatialement condamnées à assumer seules les tâches quotidiennes, rendues encore plus ennuyeuses et pénibles, sans distraction ni aide possible. « À force de répéter depuis soixante-quinze ans que cette cuisine est performante, on a certainement oublié que le plus innovant pour cette période était sans doute la préfabrication, l’eau courante et l’unique suspension électrique. Mais pour ce qui est de la vaisselle faite à la main, de la cuisson des mets et du trempage du linge

7. Ibid, p. 80. 8. Alain Schifres, « Botta : “Je veux rentrer à la maison” », Le Nouvel Observateur, 21 janvier 1983, cité dans Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 207. 9. Kinchin et O’Connor, Counter space, p. 19. 10. Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 79.

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Conclusion dans la marmite norvégienne, du travail debout seule, du stockage des denrées sans réfrigérateur, de l’éclairage en plafond sur trolley, ce modèle est-il encore bien d’actualité ? »11

Après-guerre, le phénomène de la petite cuisine pour une femme seule continuera de se confirmer, mais sans fenêtre et ouverte en double jour sur le salon ou la salle à manger, afin d’offrir aux femmes un semblant de vie sociale – même si cette communication est souvent limitée à un comptoir ou passe-plat, comme chez Le Corbusier12. Les années 1950 et 1960 seront une période de reconstruction et apporteront de nouveaux changements dans les cuisines grâce à de nouveaux progrès techniques et un assouplissement des normes liées à l’hygiène : les cuisines apprendront à se passer de fenêtre et à s’ouvrir sur le séjour. Une société de consommation de masse, dont on observait les débuts dans les années 1920, prend racine et lance un nombre croissant d’appareils ménagers modernes à la conquête des foyers13. Cette profusion d’innovations et la publicité qui l’accompagne, dont la production est dominée par des hommes, vendent une vision de liberté et d’épanouissement auxquels il serait possible d’accéder par la consommation et l’affirmation de son rôle de parfaite femme au foyer. Au nom de l’efficacité et du temps gagné, les plats préparés, surgelés et l’électroménager qui envahiront progressivement les cuisines deviendront indispensables aux femmes actives à cause de leur « double journée ». Mais cela ne fera pas diminuer le temps consacré par les femmes aux tâches ménagères. En effet, parmi les différents aspects du travail domestique, seuls ceux pouvant être considérés comme rentables trouveront une alternative dans des inventions techniques promettant de libérer les femmes – comme les appareils ménagers ou les plats préparés. Par contre, cuisiner, nettoyer et s’occuper des enfants ne feront pas l’objet de brainstormings d’ingénieurs, et resteront l’apanage des ménagères14. En outre, alors qu’au début du XXème siècle on n’attendait des femmes qu’elles ne soient que de bonnes épouses et mères au foyer, la banalisation de la figure de femme professionnellement active, sans aucune mesure prise pour déléguer les corvées domestiques aux hommes, les enfermera dans un mythe de la « Superwoman ». Comme nous avons pu le voir, la place des hommes en cuisine est loin d’être à l’ordre du jour au début du XXème siècle ; il faudra attendre les années 1970 et 1980 pour qu’une réflexion ne s’installe à ce sujet. On pourra toutefois accorder aux années 1950 d’entamer, avec la revue Playboy et le modèle du bachelor’s pad, un processus de « reconquête » masculine de la domesticité15 à travers un modèle plus 11. 12. 13. 14. 15.

Ibid, p. 83. Ibid, p. 123. Hayden, The Grand Domestic Revolution, p. 23-25. Ibid, p. 26. Preciado, Pornotopie, p. 39.

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viril de l’espace domestique – mais dont les intentions sont bien plus proches de la libération égocentrique de l’homme que de l’émancipation de la femme au foyer. Si aujourd’hui de plus en plus d’hommes cuisinent, c’est que la perception de ce lieu a changé : la cuisine peut être considérée de nos jours comme un hobby, un loisir créatif, un plaisir à partager avec ses enfants – qui en étaient jusque-là exclus par sécurité16 –, voire un atout de séduction. « Cuisiner est à la mode »17 : en témoigne le succès, non seulement des livres de recettes, mais aussi des cours de cuisine ou encore des blogs qui fleurissent sur Internet. La cuisine rationnelle des années 1930 tend à laisser place à une cuisine plus agréable, plus grande, une véritable pièce à vivre où la table et les chaises sont réintroduites pour passer des moments en famille, accomplir les tâches ménagères à plusieurs et accueillir ses amis en toute simplicité. On pourrait éventuellement interpréter le modèle de la cuisine américaine avec un îlot central comme un retour du « foyer », au sens étymologique de « feu », qui constituait le centre de l’habitation dans les premiers établissements humains.

16. David Snyder, « Playroom », in Cold war hothouses: inventing postwar culture, from cockpit to playboy, éd. par Beatriz Colomina, Annmarie Brennan, et Jeannie Kim (New York: Princeton Architectural Press, 2004), 124-142. 17. Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, p. 24.

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Bibliographie

Bibliographie

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Ouvrages collectifs

Heynen, Hilde, et Gulsum Baydar, éd. Negotiating domesticity: spatial productions of gender in modern architecture. London ; New York: Routledge, 2005. Kinchin, Juliet, et Aidan O’Connor. Counter Space: Design and the Modern Kitchen. New York: Museum of Modern Art, 2011. Mierop, Caroline, Jean-Louis Cohen, Pamela Johnston, Anne Van Loo, et Louis Herman De Koninck, éd. Louis Herman de Koninck, architecte des années modernes. Bruxelles: Archives d’Architecture Moderne, 1998. -

Monographies

Berman, Marshall. All That Is Solid Melts into Air: The Experience of Modernity. London New York: Verso, 1982. Clarisse, Catherine. Cuisine, recettes d’architecture. Collection Tranches de villes. Besançon: Editions de l’Imprimeur, 2004. Dumont, Marie-Jeanne. Le Logement social à Paris: 1850-1930 : les habitations à bon marché. Liège: Pierre Mardaga, 1991. Hayden, Dolores. The Grand Domestic Revolution: A History of Feminist Designs for American Homes, Neighborhoods, and Cities. Cambridge, Mass: MIT Press, 1981. Preciado, Beatriz. Pornotopie: « Playboy » et l’invention de la sexualité multimédia. Traduit par Serge Mestre. Paris: Climats, 2011. Sparke, Penny. As Long as it’s Pink: The Sexual Politics of Taste. London: Pandora, 1995. Woolf, Virginia. A Room of One’s Own. London: Penguin Books, 2012. ———. Une Chambre à Soi. Traduit par Clara Malraux. Paris: Denoël, 2012. 107


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Chapitres de livres

Geist, Jonas. « La réduction des ménages et l’agrandissement des logements. L’actualité des logements pour le Minimum Vital à la fin des années 20 en Allemagne ». In La maison: espaces et intimités, édité par Monique Eleb Vidal et Anne Debarre-Blanchard, 4162. Paris: Ecole d’Architecture Paris-Villemin, 1985. Snyder, David. « Playroom ». In Cold war hothouses: inventing postwar culture, from cockpit to playboy, édité par Beatriz Colomina, Annmarie Brennan, et Jeannie Kim, 12442. New York: Princeton Architectural Press, 2004. -

Articles de revues

Dumont, Marie-Jeanne. « Si les femmes faisaient les maisons : la croisade de Paulette Bernège ». Criticat, no 10 (Automne 2012): 5463. Heynen, Hilde, et Anke Van Caudenberg. « The Rational Kitchen in the Interwar Period in Belgium: Discourses and Realities ». Home Cultures 1, no 1 (2004): 2350. doi:10.2752/174063104778053581. Jerram, Leif. « Kitchen Sink Dramas: Women, Modernity and Space in Weimar Germany ». Cultural Geographies 13, no 4 (1 octobre 2006): 53856. doi:10.1191/1474474006cgj374oa. Martin, Martine. « Ménagère : une profession? Les dilemmes de l’entre-deuxguerres ». Le Mouvement social, Métiers de Femmes, no 140 (septembre 1987): 89 106. Piette, Valérie, et Eliane Gubin. « Travail ou non-travail ? Essai sur le travail ménager dans l’entre-deux-guerres ». Revue belge de philologie et d’histoire 79, no 2 (2001): 64578. doi:10.3406/rbph.2001.4538. -

Articles de colloques

Heynen, Hilde. « Modernity and Domesticity. Tensions and Contradictions », 10113. Actes. Sophia, 2005. -

Entrées de dictionnaires

« Domesticité ». Larousse, s. d. http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/domesticit%C3%A9/26364. « Domesticité ». CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), s. d. 108


Bibliographie

http://www.cnrtl.fr/definition/domesticit%C3%A9. « Domesticity ». Oxford Living Dictionnaries, s. d. https://en.oxforddictionaries. com/definition/domesticity. « Domesticity ». Cambridge Dictionnary, s. d. http://dictionary.cambridge.org/fr/ dictionnaire/anglais/domesticity. « Domesticity ». Merriam-Webster, s. d. https://www.merriam-webster.com/dictionary/domesticity. -

Travaux universitaires

Van Nieuwerburgh, Joyce. « Paulette Bernège : La méthode Bernège ou les complexités d’une figure de l’entre-deux-guerres ». Mémoire de fin d’études, grade de Master, Faculté d’Architecture La Cambre Horta, ULB, 2016. -

Références en ligne

Nelson, Jill. « Biography - Lillian Gilbreth: A Revolutionary in the Home ». Women in Science. East Lansing, Michigan: Michigan State University Libraries, s. d. http://womeninscience.history.msu.edu/Biography/C-4A-9/lillian-gilbreth-/. -

Références filmographiques

Gilbreth, Frank, et Lilian Gilbreth. Original Films of Frank Gilbreth (Part I). 400 × 300 pixels. Chicago Chapter of the Society for the Advancement of Management, 1910. https://archive.org/details/OriginalFilm. -

Émissions de radio

« 13 avril 1928 : adoption de la loi Loucheur ». Les Oubliettes du Temps. France Inter, avril 2013. https://www.franceinter.fr/emissions/les-oubliettes-du-temps/ les-oubliettes-du-temps-12-avril-2013.

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Cuisines, domesticitĂŠ et condition fĂŠminine

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Iconographie

Iconographie

Page de couverture Chaplin, Charles. Extrait du film Les Temps Modernes. Photographie, 1936. https://www.elconfidencial.com/cultura/cine/2015-04-24/paulette-goddard-lavida-fue-facil-siendo-rubia-y-mujer-de-chaplin_778067/. Fin XIXème siècle : Premiers questionnements Révolution industrielle, révolution domestique Van Schaick, Charles. Photographie de Sept Servantes à Black River Falls, Wisconsin, c. 1905. State Historical Society of Wisconsin. https://www.wisconsinhistory.org/Records/Image/IM1919. La pionnière des cuisines modernes : la cuisine sans table de Catharine Beecher Portrait de Catharine Beecher, s. d. https://inequalitybyinteriordesign. wordpress.com/2012/06/03/designing-homes-that-made-life-better-and-worsefor-women/. Beecher, Catharine. Maison sans domestiques permanents, plans du rez-dechaussée. Extrait de Beecher, Catharine, et Harriet Beecher Stowe. The American Woman’s Home. New York: J. B. Ford and Company, 1869. http://www.radford. edu/rbarris/Women%20and%20art/amerwom05/housing.html. ———. Cuisine de Catharine Beecher, gravure. Extrait de Beecher, Catharine, et Harriet Beecher Stowe. The American Woman’s Home. https://en.wikipedia.org/ wiki/Kitchen#/media/File:Beecher_kitchen.jpg. Entre socialisme et féminisme : les cuisines communautaires McCarthy, Margaret William. Portrait de Melusina Fay Pierce. Photographie, c 1895. Amy Fay : America’s notable woman of music. http://www.unav.es/gep/zina. html. Ganister, Beth. Schéma des locaux d’une coopérative ménagère, d’après Les Descriptions de Melusina Fay Peirce. Plan, s. d. Extrait de Hayden, Dolores. The Grand Domestic Revolution: A History of Feminist Designs for American Homes, Neighborhoods, and Cities. Cambridge, Mass: MIT Press, 1981, p. 70-71. Johnson, Paul. Plan schématique d’un quartier avec cuisine communautaire, 111


Cuisines, domesticité et condition féminine

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Iconographie

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