HYPNOTEXTURE Métropole en état de songes (extrait)

Page 1

S U O Y A cS

Mar

H

X E T O N P Y

E R U T

n e e l opo

MĂŠtr

1

e

d t a t ĂŠ

s e g n so



3

METROPOLE EN ETAT  DE  SONGES

h y p n o t e x t u r e



DU

DAN

S

R UR

5

JO

SOM

CL A LA

L ET E

N

AMBU


6


MÉTÉORE Quelques feuilles blanches étaient centrées sur la grande table ovale, placée devant une baie vitrée où la Méditerranée se donnait en spectacle au gré de fines variations. Le Mistral nettoyait le paysage depuis deux jours et les fenêtres de bois craquaient comme un navire antique. Seul dans cette pièce où, huit ans auparavant, ma mère s’était éteinte, j’avais l’espoir de ciseler ici les prémices d’une littérature lyrique et stylisée. Je m’en sentais capable et mon esprit était parfaitement rompu à l’exercice qui consiste à imaginer ce que pourrait être ma littérature à la condition de trouver une approche vraiment personnelle qui en vaille la peine. Je cherchais incessamment, j’imaginais en boucle, je divaguais souvent sans jamais renoncer à l’avènement d’une découverte. Je crois même que je préférais cet exercice à la sobriété austère de l’écriture, tant il est stimulant et délicieusement infini. J’avais au moins évité les écueils de l’ambition en me laissant glisser sur cette dérive poétique : aucun simulacre d’œuvre à mettre à mon actif, pas la moindre tentative de récit copié sur un modèle standard digne de recevoir les louanges médiatiques. Non ! je n’avais rien publié et ne m’en portais pas si mal. En risquant ce silence, j’avais apprivoisé tout empressement et il en serait ainsi tant que je ne trouverai pas de quoi nourrir pleinement mon appétit pour l’innovation. Après avoir dompté mon inspiration capricieuse, je me disséminais sans excellence vers d’autres arts, multipliant les projets inachevés et me laissais déborder enfin par mes activités professionnelles. Une manière sûre d’exercer ma patience. Mais, là, sur la table familiale, je ne pouvais feindre d’ignorer que depuis l’enfance, la souplesse du langage m’animait et je mesurais combien ce que tissent les mots en secret se nouait malgré moi. Transporté par l’azur parfait de ce ciel lumineux et glacé soulignant un paysage révélé par le vent, j’inscrivais sur la feuille blanche cette pensée qui me traversa telle une météore. « Imagine ! dépeindre la texture du songe, de l’illusion, de la 7


rêverie éveillée et autres phénomènes oniriques. C’est un territoire infini, ultime continent, où s’embrase toutes les chimères des êtres vivants. Soufflet continuel dans cette forge brûlante, l’esprit se répand comme un cyclone dévastateur qui pulvérise les repères stables. Tes pensées se font légères comme l’air emporté ici et là. Détachée des contraintes de l’objet, la figure libre fait enfin force de loi. Oui, imagine cette texture du songe et le poème moderne s’éveillera. » L’encre à peine sèche, je pressentis l’attraction du paragraphe sans me douter que je reviendrai vers lui, des années durant, ne pouvant le délaisser. Là, toute mon attention était en orbite, satellisée par la force d’une intuition, ma nouvelle planète.

180° Le fichier Métropole 08 tournait sur le dictaphone de poche argenté, posé à plat sur mon bureau. Je reconnus le son du gravier, foulé d’un pas lent, sur le chemin du cimetière. « Je ne trouve pas... j’évite pour l’instant. » La marche modifiait ma voix, légèrement tremblante. « J’évite seulement d’écrire n’importe quoi... un roman par exemple... Pourquoi faire ?... Tout semble si droit, reproductible à l’infini, avec ces textes compulsifs alignés sur des kilomètres d’étagères rectilignes et ces lecteurs distraits qui passent le temps... Non, non et non... Ma ligne de conduite désire le virage. Je ne veux plus voir cet horizon constant et son morne “point de fuite”. » Un petit rire moqueur puis des frottements désordonnés précédèrent la mise sur pause. Interruption sonore, trois secondes. Reprise. L’atmosphère reposait maintenant sur le silence. La pièce semblait étroite, sans réverbération, donnant présence à la moindre empreinte sonore : le tabouret en bois aux pieds instables, le froissement infime des vêtements et même la respiration calme et contrôlée. Comme un signal de départ imprévu, le refroidissement du frigidaire s’enclencha, lançant sa vibration polyphonique légère : un bourdon grave et régulier doublé à l’octave d’une 8


ondulation douce, parsemée de quelques tremblements légers de la bonbonne de gaz. Je cessais d’espérer le silence et, après un rapide raclement de gorge, me lançais d’une voix posée, très grave. Une lecture rythmée, mais neutre, sans apport d’expression ni intention marquée. « J’imagine parfois la beauté d’un genre littéraire délassé des habitudes et prêt à m’époustoufler d’une voie superbe à laquelle mon expérience n’aurait su m’exposer. J’espère une évolution radicale, une confrontation sidérante à la découverte, une différence confondante, la gifle magistrale de la liberté portée à la figure du style surveillée, l’apparition d’un élan brutal de l’écrivain griffant le réel d’une ardeur tranchante pour affirmer la voracité des mots et leur tracer un lit de douceur, une vie d’extase, un avenir à la page… J’ai soif, j’ai faim, je chasse l’obscur par la flèche de ce désir : trouver ma forme libre et sauvage, lâcher ma bride et me lancer avec ferveur vers ce qui reste à naître. Depuis trop longtemps, je piétine. Je me fais penser à un fauve en cage qui, d’aller en retour, nombre les pas de son ennui. » Je soufflais profondément.

LE FILIGRANE C’était une plume en or, souple et rapide, répandant son fluide noir sans effort. Je ne voyais qu’elle, ondulant sur les syllabes et traçant sans encombre la matière de ma pensée. De petits reflets miroitaient à sa pointe, au gré de la courbure des mots. Ma main droite donnait l’élan, les doigts ajustaient le tempo, mes yeux suivaient l’alliance des rondeurs à la ligne, mon esprit jouissait de cet envol où le geste rencontre la fièvre du sens par l’élégance du signe. Inscription sans rature, cette plume ductile traçait comme une proue le chemin que j’allais suivre : « ciseler les apparitions furtives dans la trame confuse des choses, modifier les angles de vue et la lumière, pour transfigurer le réel, le traduire, le sublimer : mon approche est là. Écrire en filigrane. Entre fiction 9


romanesque, description présumée réaliste ou réflexion raffinée, je ne tranche pas et délaisse le choix d’un genre bien défini pour me placer en toute liberté dans l’espace libre du style. Je veux saisir des lueurs diaphanes, de celles qui attestent discrètement plus qu’elles ne prouvent, pour être à l’esquisse d’une peinture fragile, esthétique et personnelle qui prendra forme d’univers, mon poème moderne. Filigrane 1 - expérience première : dépeindre la texture du songe ! L’intuition-météore enflamme encore le ciel de mes espoirs. L’attrait persiste, mon désir s’éclaire, l’hypothèse s’illumine : un récit peut-il se construire exclusivement sur la part de l’ombre, celle où règnent les rêves dissimulés, les chimères, les mirages, les illusions, les pertes d’attention, les songes éveillés, les actions imaginaires, les désirs, les fantasmes, les hallucinations, les délires et les cauchemars ? » La plume se fixa. Concentré sur la pointe d’or, ma pensée continuait sa route : « Pour semer le récit sans perdre pied, il me faut une terre fertile. Ensoleillée comme une enfance au bord d‘un rivage radieux... associant personnes et personnages... sur des trajectoires complexes. Réaction immédiate, une cité maritime prend forme en moi... Infinie et blanche... Immense maquette d’architecte, terre d’utopie... Elle attend ses couleurs, magistral projet en carton plume. » Plume ! Je revins à ma page. Je réfléchis puis retrouvais le fil de l’encre. « Portrait d’une métropole en état de songes : esquisse d’une communauté de destins reliés par leurs rêves, lieu d’artifices où s’entrecroisent signes complexes et abstraits, matières ordonnées, techniques précises. Une métropole en état de songes : noyau expérimental et narcotique de toutes les illusions. En elle, tout s’efforce d’amener au triomphe de la raison humaine pour célébrer un être idéal gouvernant ses passions, ses émotions et ses pulsions en bonne entente, porté par une armada de congénères, suivant tant bien que mal cette extase de l’animalité contrôlée. En elle, le ballet des actifs répondant aux ordres, dans des décors qui semblent à jamais stables lors

10


même qu’ils ne cessent de se modifier. En elle, véhicules, bateaux, trains, avions, vent, électricité sous tension, eaux brûlantes, gaz toxiques, humeurs aléatoires fluent et refluent accompagnés d’un cortège d’imprévisibles accidents et d’incroyables surprises. En elle, chaque être suit tranquillement le fil de ses illusions et jamais ne suppose que celles-ci pourraient tramer une histoire plus vaste ; milliers de somnambules en catalepsie, habités par une infinité de rapports idolâtres qui projettent en secret sur les choses les valeurs les plus fantasques au nom d’une prétendue rigueur. Là, en elle, tout ce qui s’effrite et s’efface sous l’effet de l’oxyde semble vouloir se transformer en valeurs stables, monumentales, répudiant l’éphémère sous la pierre, le métal et le verre. » « Périlleuse difficulté sur le chemin de mon style : comment raconter cette cité en état de songes, par essence secrète, dont le souvenir fuit toutes les mémoires ? A peine vécue, déjà la ville illusoire se dissipe en autant de fragments provisoires qu’il fallut de cœurs battants pour la faire naître ? Comment la rendre visible contre cette destinée fatale, condamnée comme Troie au légendaire enfouissement ? Je l’ignore et sous ma plume dorée, c’est une flaque d’encre qui se répand et obscurcit maintenant la maquette blanche. La nuit prend le dessus et engloutit mon filigrane. Me voici chat de toutes les gouttières dont la silhouette obscure se détache sur le disque lunaire et qui contemple chaque fenêtre comme les chapitres possibles d’un furtif récit qu’il ne saurait encore écrire. »

ENTRÉE EN MATIERE Ce fut une lente éducation, un exercice subtil de ma patience. Apprendre à percevoir ce nouveau monde, au demeurant bien réel, partagé par tous mais si discret. Devenir ce peintre capturant l’effet du vent dans le feuillage qui frissonne, ce parfumeur cherchant la fragrance d’un paysage à la belle saison dans la fraîcheur de l’éveil naturel. Représenter l’insensible. 11


J’avais prohibé le recours aux témoignages personnels pour recenser la matière des rêves. De fantasmes tempérés en émotions brutales, tout au plus aurais-je reconstruit un théâtre d’automates désarticulés sur une dramaturgie factice, perdant l’impulsion de chaque création. Comme la pupille, l’intime s’obture sous de fortes lumières. Plonger à corps perdu dans le merveilleux m’était aussi interdit et j’avais donc rayé de ma carte le pays d’Alice. Je voulais dépasser l’extravagance autant que l’affectation confiées si souvent à la narration des songes. Plus qu’une étrangeté singulière et fantasque, je cherchais les instants présents où se manifeste ce que l’humanité voudrait être par le plus court chemin pour y parvenir. J’habitais une capitale depuis vingt cinq ans. Je connaissais ses rues historiques, sa splendeur d’apparat et ses recoins sombres, le flux continu des visages et la débauche d’expressions qu’aucun spectacle n’aurait pu égaler. Et pourtant j’errais désormais, au gré de mes parcours, dans une nouvelle métropole, encore blanche comme ma première page. Je cherchais ses couleurs, ses nuances et ses contrastes. Comme je l’avais fait autrefois pour m’approprier la beauté du monde par le tracé juste du dessin, regardant les objets dans leur placement géométrique exact, je détaillais chaque chose pour comprendre sa place dans l’ensemble, malgré la diffraction forte et spontanée d’une vue immédiate, toujours floue, globale et finalement presque aveugle aux détails. J’exerçais à nouveau cet esprit anatomique, coupant en petits morceaux mes perceptions pour en comprendre les liens. J’essayais de ne plus me laisser prendre par la puissance massive du réel et de pressentir une autre expression du sens au gré de mes ballades. D’illusions perdues en songes trouvés, c’est incroyable ce que les humains font en pensant à autre chose. Peu à peu, je discernais ces moments d’égarements. Cette personne marchait, révisant à tue-tête ce qu’elle devait dire pour parvenir à l’inflexible autorité, cette autre pleurait sur un banc pensant qu’autour d’elle le monde 12


s’effondrait vraiment, tandis qu’une petite fille regardait sa poupée d’un air désapprobateur annonçant sans détour l’hécatombe prochaine, la fessée plastique. Je m’approchais à pas feutré de ceux que je prenais pour porteurs d’illusions. Ils avaient dans leur crâne cette petite créature sauvage que personne ne saurait apprivoiser, toujours prête à s’échapper à la moindre vibration d’un intrus. Lorsque ma discrétion s’imposait, j’observais enfin au plus près le phénomène. L’art de veiller, en somme, pour attraper les songes. L’art tout court, peut-être.

LE SANG DES MACHINES Je travaillais dans un musée aussi splendide que singulier. Il conservait les principaux trésors de l’invention humaine. Du premier avion aux ponts monumentaux reliant les territoires, et du télégraphe à l’imprimerie en passant par le cinématographe, les grands espoirs humains s’y trouvaient révélés et comblés. Dans ce temple de l’imagination prométhéenne, le visiteur n’aurait jamais pu se douter qu’une direction imbécile donnait le contrepoint à tant d’intelligence en un seul lieu. Deux handicapés de la générosité poursuivaient, par leurs choix médiocres, la dernière œuvre inachevée de Gustave Flaubert. Là où tant de lumières brillaient encore par-delà les siècles dans chaque recoin du musée, eux s’illustraient chaque jour avec obstination par leur absence totale de clairvoyance. Vieil homme et vieille femme, ils formaient un couple stérile et destructeur. Leurs cœurs secs dévoilaient encore et toujours un éventail de viles attitudes fondées sur l’atteinte d’honneurs misérables – cette recherche factice de reconnaissance, désir des grands titres, que partagent toujours ceux qui ne les méritent pas. À la fois rivaux et complices, ils asphyxiaient inexorablement toute velléité de faire vivre avec passion ce lieu. Je me sentais condamné à l’exil, opposant malgré moi, sans pouvoir servir cet espace que j’aimais tant et qui allait me le rendre au centuple en m’indiquant le moyen de dépeindre ma métropole onirique. 13


Après avoir vécu la pantomime journalière de l’idiotie et les figures imposées par ces deux grandeurs relatives, je remontais chaque soir le fleuve de l’invention, en traversant les salles vides du musée fermé. Cette odyssée replaçait immédiatement le sens en face du signe. Chaque pièce immense, au plafond très élevé, amplifiait le grincement du parquet ancien et chaque pas était comme le balancier d’une horloge rappelant ma plongée dans le temps. De mon bureau à la sortie du personnel, et de machine en machine, plusieurs itinéraires étaient possibles, mais je privilégiais souvent le parcours dédié à l’épopée de la mémoire, où se trouvaient des trésors d’ingéniosité pour apprivoiser le son, reproduire l’image, transposer les paroles en messages au bout du monde, et prendre la lettre au mot pour l’imprimer. Les noms se succédaient comme un inventaire merveilleux : la lanterne magique, le fantascope, le zootrope, le praxinoscope et le zoogycoscope, le phonographe. Ici, la technique brillait mais ce lustre n’était que conséquence, résidu d’une poésie initiale désirant s’emparer des instants éphémères pour tracer de nouvelles façons de vivre. Le songe est le sang des machines, il circule et abreuve la matière pour lui donner sa fonction. Sans lui, la technique n’est que maîtrise morte, poids lourd d’une arme dépassée, bronze inerte d’une sculpture sans forme, dévorée par l’oxyde. Le sang des machines est le songe et pour qu’elles subsistent, utiles, intelligentes et influentes, aucune hémorragie n’est supportable. Au milieu de l’été, sous le soleil déclinant, j’aimais m’asseoir un instant sur un large fauteuil de cuir noir permettant de contempler l’enfilade des salles sur plus de trois cents mètres. Je profitais de ma solitude en compagnie des vestiges du temps pour réfléchir à mon poème en forge et lui trouver une introduction bien inspirée. Comment réussir un glissement subtil dans cette métropole en état de songes ? Encore et encore, mon sujet résistait et je ne trouvais pas de voie séduisante pour ce passage. Transporté par la lumière douce et orangée du début de soirée, mon attention finissait toujours par se reporter sur les machines avant de conclure inlassablement qu’il manquait ici une œuvre majeure, un dispositif que l’humanité n’avait pas souhaité construire à moins que toutes 14


ne fussent concernées. L’onirographe. On avait imaginé le moyen de communiquer ses pensées, sa voix, son regard, ses mots à distance ; on avait trouvé la façon de voir ses os rompus et ses organes en souffrance et même d’enregistrer les manifestations ondulatoires de nos cervelles Mais on avait pris soin de laisser tranquille ses rêves. Tout se passait comme s’ils ne pouvaient être à la fois le sang et la machine pour rester comme spectres ou féeries au fond des ombres de chacun. C’est aux premières neiges que me vint l’idée, dans le musée glacé, passant et repassant devant l’émouvante chambre de Louis Daguerre dont j’admirais le procédé. Cette fois la vitrine ancienne ne me parut pas être réceptacle d’un lointain passé, celui d’un vieux mécanisme mis à distance par le manque d’usage. Au contraire, j’entrais dans le rêve porté par cet objet, qui s’imposa à moi comme le reflet impose le miroir. Tout se passa comme si je devinais une pensée plus secrète de Daguerre : « Regardez mon appareil, il est votre métaphore. Vous êtes le bois, vous êtes le cuivre, l’iode et le mercure, vous êtes la perception de la lumière et vous êtes la chimie humaine, charnel révélateur. Depuis trop longtemps sa seule fonction vous obsède. Qu’importe la vérité que capture un tel système, seules la construction d’une apparition et la célébration d’une vision stable y triomphent pour réaliser l’état des choses insaisissables. Regardez mon appareil ! je l’ai créé à notre image. Camera obscura. » Me percevoir comme cet espace clos en lequel la lumière venait se révéler sur un fond d’ombre, me laissant libre d’inventer ma perspective ? Combien de fois, par mes nuits et par mes jours, avais-je aperçu ces fines lueurs reconstituant sur ma surface sensible ce que pourraient être le monde ? Somnambule dans la clarté du jour, je compris que je ne pourrai jamais entrer dans cette métropole en état de songes. Nous y étions déjà ! tous ! mais encore fallait-il le pressentir réellement. Seules conditions pour parvenir à mes fins : être cette chambre noire, voir clair en moi, retrouver les traces de ces femmes et 15


de ces hommes que j’avais vu rêver, qu’ils soient endormis ou éveillés, et qui persistaient comme des images fragiles en ma mémoire. Ressentir leurs spectres subsistant en moi et en développer la fresque. Sur ma surface sensible et mes profondeurs discrètes, je trouverai les éléments d’un poème en lumière. J’étais l’onirographe, l’intuition en chambre noire, et quel autre moyen pourrait-il mieux me permettre d’accéder aux rêves des autres que je recelais encore comme des formes captieuses et obreptices ? Planté devant la vitrine de Daguerre, j’imaginais que nous étions des milliers dans la ville, véritables appareils tissant la dentelle du réel avec le fil du songe. Comme sur la plaque de cuivre fixée sur cette machine, on aurait pu graver sur nos fronts une inscription : « Nul n’entre ici, s’il n’est en état de songes ». Et de fait, sous mon regard désormais tous le seraient. Le diaphragme s’ouvrit. Le sentiment d’une lumière chaude envahissant la chambre obscure après un long sommeil m’envahit, effaçant toutes mes incertitudes. Ce fut un éblouissement.

AU FIL DU SONGE Au creux des sentiments intenses, des idées précises et des actions majeures que retrace le prestigieux récit de ses péripéties et folies remarquables, l’assemblée humaine aux cœurs disparates dévide chaque seconde plus discrètement son écheveau de songes nébuleux, d’illusions furtives et de mirages troublants. Amarres lancées à l’abordage des apparences, ce sont mille et mille fils invisibles qui s’enroulent autour des êtres et des choses en mouvement. Ils s’accrochent aux fragments d’un imprévisible monde qui jamais ne se donne pleinement lors même qu’il se laisse facilement deviner. Ces filaments s’ancrent aux profondeurs, se hissent vers les cimes, s’enroulent aux aiguilles du temps pour renverser sa course, adoucir sa corrosion. Entrelacés à la volée, ils finissent par relier les contours du réel et tramer d’une fine dentelle ses zones perdues, substituant au vide de l’ignorance la plénitude de l’invention. 16


Si intense soit-elle, la fibre imaginaire rompt facilement et condamne le songeur, artiste naturel, à reconduire sans cesse la projection de ses espoirs. Chacun veut une existence maîtrisée au fil du songe : une vie picturale, sublime et suspendue, où l’état des choses serait compréhensible, uni, sans excédent d’ombre ni abus de lumière. Aucun ne peut se résigner à vivre dans l’incertitude complète en s’abandonnant aux âcres baisers des furies de l’éphémère. Tous oublient les abysses de l’approximation lorsque l’abordage provisoire a permis de s’emparer enfin d’un sens. Je ferme les yeux. Songe parmi les songes, dans ma chambre obscure, mon propre fil m’enflamme, m’illumine et me révèle. Je perçois mon ciel d’encre, dense et abyssal. Je me lance dans son mystère. J’imagine que je suis torche. J’attrappe un autre fil. Il scintille en absorbant mon feu. Toute la dentelle apparaît, s’embrase, un court instant…

17


S’oublier

Sur le fil embrasé, plus de chambre, plus d’obscur, juste un minuscule monde reflété par cette aurore du câble enflammé, fragments de pierres blanches sur des façades de verre. Fixe, dans l’équilibre et le silence, je traque la vie, l’animal, l’autre. Je perçois un souffle tiède, l’air. Le ciel d’encre s’éclaircit très doucement et contraste des formes encore indécises. Suis-je vraiment dans le vide, au-dessus d’une ville en éveil, paralysé par ce que je crois voir, pieds posés à l’extrémité de mon fil étiré après cette avancée dans l’obscure chambre ? « Somnambule et funambule... » À cette pensée, je vacille au premier vertige, ma main rattrape mon fil, je tombe et deviens ce balancier du temps disloqué. Je traverse les cieux, prisonnier de ma peur parmi les volumes naissants. La gravité ne s’impose pas et le fil distendu m’amène sans violence au contact d’une rue arborée. Le sol tinte au premier pas. Je marche sur la chaussée encore froide, au centre d’une rue bordée de platanes immenses. Je n’éprouve pas encore le besoin de savoir où aller. Le chemin n’a pas encore trouvé de sens, si ce n’est celui de se laisser surprendre. Un homme s’approche. Petite taille, costume sombre et cheveux longs, la cinquantaine. Il me regarde fixement et, arrivant près de moi, son majeur m’adresse un signe négatif puis m’indique la voie qu’il suit tout en continuant sa route. Aucun doute, je viens de me croiser. Je suis bien en état de songes. Pas question de me suivre. « Caminante, no hay camino, se hace camino al andar. » Le conseil d’Antonio Machado, gravé sur la tombe de ma mère, fait autorité. Je m’attendais plutôt à trouver des trajectoires de rêveurs au gré des constellations de mes souvenirs. Je distingue mon reflet sur une vitrine et je devine : mon corps se fait discret, je disparais. Je laisse place. Je me retourne pour voir ce qu’il advient de lui et j’aperçois cet autre moi-même qui se disperse. La première voiture est suivie d’une autre et encore d’une autre et le temps que je lève le regard, c’est toute la vie d’une cité que je pressens sous le soleil levé qui m’efface. Dans l’intime, je m’éclipse. Camera obscura. Enfin la métropole est là.

18


19

METROPOLE EN ETAT  DE  SONGES

h y p n o t e x t u r e


METROPOLE EN ETAT  DE  SONGES

h y p n o t e x t u r e

Phosphorescence - Une mémoire stupéfiée


Elle éteignait la lumière et disparaissait soudain pour faire place au sommeil. Son parfum flottait encore dans l’air. Ce parfum d’une mère esseulée qui partait là-bas, dans le monde infini de l’adulte qui sait. Lentement, apparaissait dans les hauteurs nimbées de la chambre, cette petite sculpture posée sur ce qui fut une étagère. Une forme minuscule entre jaune et vert, une lumière intérieure qui prenait la place de l’absence les bras tendu. Elle était la sensation accessible de l’amour, cette mère d’un Christ perdu dans son mystère et ses blessures luisait dans la noirceur. Pas de sang, pas de larmes. Seule cette phosporescence qui permettrait aux songes de venir, là pour apaiser le gouffre de la nuit.



e x t r ac t i o n   d u   mat e r i au   r a r e Ils émergeaient déjà, se rassemblant comme une cohorte hypnotique avide de distinguer ce qui ne se voit pas, ne se t o u c h e p a s e t t o u t e c e s c h o s e s q u i r e s t e n t à i n v e n t e r, à d é c o d e r, à c o m p r e n d r e , c e q u i t o u j o u r s e s t e t n’ e s t p a s . Le m o n d e é t a i t une mine, un amas de filaments rares qu’ils voudraient extraire pour relier l’ensemble. Contre l’indéfini, permanent

ils faisaient le vœu

de tisser la dentelle du réel avec la matièrere du mystère.

23


EXTRACTION DU MATERIAU RARE

15.05. 2015 8 : 2 2 : 22 >

IMMERSION

S

ur le fil des structures, à la lisière des volumes, au bord de l’usage des choses, elle resta paré des atouts de la vigilance que l’on s’efforce de porter

Thalia Héliadora 36 ans, violoncelliste.  Zone urbaine 172, rue de la Misère Quartier du parc Baudelaire, 22° C - plein soleil

 Actions Marche dans la rue jusqu’au n°105 puis attend le bus.

Etat sensoriel Température : 37,3° Petites douleurs articulaires Entend le bruit de ses pas, le chant des oiseaux qui s’éveillent dans le parc à droite de la rue. Perçoit confusément l’odeur de l’herbe humide. Flux onirique discret

au monde des solides, désemparé de n’en percevoir qu’un fragment minuscule. Les objets quotidiens étaient en place, les mouvements prévisibles, aucun obstacle ne sollicitait son attention. Elle marchait d’un pas vif dans cette rue où se jouait une nouvelle fois, avec la constance d’une mécanique céleste, l’harmonie des petites habitudes. Chaque mètre parcouru offrait à son esprit la liberté de s’abandonner à sa passion pour la dérive. Elle flottait déjà sur son océan d’incertitudes au gré d’un courant plus profond. Qu’importe qu’elle fut en retard puisque ce courant l’arrachait à toute condition. Il l’aspirait délicieusement là où la contrainte se dilue, encre turquoise en expansion dans une eau claire. Elle ne maintiendrait bientôt en veille qu’un souvenir ouaté de la surface des choses. Automate face au réel, son cortex libéré tissait maintenant le fil du songe avec l’habileté propre aux arts maîtrisés. Elle s’accrocha à ce fil pour plonger au plus profond et s’ensevelir dans les jardins discrets où s’enracine la personnalité en toutes saisons, parmi la rose rare, les feuilles mortes et les herbes folles. Obligations

confuses,

perceptions

désordonnées,

impressions vécues, fragments de sens, chimères hybrides, 24


intuitions éphémères, cicatrices émotives, désirs insatisfaits, toute la constellation de l’intime s’agitait en elle, disposait sa nouvelle conjonction et l’invitait à la projection. C’était une lueur fine qui prenait naissance pour dépeindre un monde possible. Sa délicatesse transparaissait avec la douceur subtile d’un filigrane lorsqu’il vient à la lumière et atteste l’authenticité originale. Se souviendrait-elle de s’être arrêtée devant l’abribus, les yeux dans le vague, orientés là-bas, vers la chaussée ? Cette lueur nouvelle en elle se confondait avec le rayon solaire enflammant son visage, première volupté de l’été. Sur un fond de blancheur persistante dans ses rétines éblouis, une poudre d’or s’effritait. Rue, parc, véhicules, piétons n’avaient pas d’existence, seule cette poudre luminescente scintillait. Les poussières orifères se métamorphosaient en teintes infinies. Vert absinthe, indigo, pourpre, acajou, aigue-marine, safrané, zinzolin, passe-velours, incarnat, aile de corbeau, sang de bœuf, blond vénitien, rouge vermillon, vert Véronèse, bleu de Klein, miel et mimosa. Le nuancier universel s’effondrait en particules légères. Elle frissonna, pressentant qu’il y avait là tous les pigments de la Terre qui se décollait du réel, pulvérisé sous le choc d’un simple rayon solaire, une avalanche du visible dont il ne resterait bientôt que cette aveuglante blancheur et ferait d’elle une sorte 25

Etat onirique Rêve éveillé en forme d’absence lyrique


EXTRACTION DU MATERIAU RARE

d’Œdipe meurtri sans faute ni énigme. Mais la poussière chromatique convergeait lentement vers elle, attirée par sa chair déjà recouverte par ce mélange poudreux, léguant son corps comme une offrande à la peinture. Elle était en suspension, une sorte d’apesanteur dans ce vide lumineux. Elle bougea l’index et toutes les poussières en un ensemble remuèrent pour la repeindre à nouveau. Haut, bas, droite, gauche ne dépendaient donc que d’elle, seule et sans contrainte, drapée par toutes les nuances visibles qui venaient à elle pour la faire vivre. Elle bougea à nouveau le doigt, et le bus s’arrêta. Elle laissa passer une vieille femme, reprit ses esprits et monta dans le véhicule.

y

26


27


EXTRACTION DU MATERIAU RARE 15. 05. 2015 8 : 2 2 : 20 >

Noémie Chagalle 75 ans, Graveur.  Zone urbaine Hôpital de la Charité 22° C Chambre n°44 ombragée

 Actions Sous perfusion, dans son lit.

Etat sensoriel Température : 38,8° Corps insensible sous l’effet des dérivés morphiniques. Seule dans ce nouveau matin qui sera le dernier, elle a l’impression de flotter dans l’air en parlant à sa petite fille qui n’est pas pourtant pas là. Flux onirique discret

PÉTALES ROUGES

C

ela n’arrive que tous les dix ans. Oui, tous les dix ans ! Un phénomène rare. J’ai déjà 75 ans et pourtant je suis encore novice. Et toi tu ne les as jamais vu. Alors bientôt nous irons ensemble au pied de ces grands arbres, ma jolie, et je peux te l’assurer : ce sera un beau moment. Les personnes afflueront, pendant trois jours et trois nuits au cœur de la ville, vers la place des trois arbres. Certains disent que la cité s’est construite autour d’eux et qu’ils auraient plus de trois mille ans. C’est sûrement faux mais pourtant j’aime le croire. Ils seront là, immenses, au centre de la place. En temps normal, le mois de mai les couvrent de feuilles très vertes et rien de plus si ce n’est l’imposante présence des oiseaux qui trouvent refuge dans la richesse offerte des branchages. Mais cette année, ces arbres se couvriront de fleurs rouges aux mille pétales charnus. Trois jours. Trois nuits. Les habitants viendront poser leurs souhaits aux racines des arbres. Chaque nuit, ils ajouteront une petite bougie. Au troisième jour, le vent se lèvera. Tu peux en être certaine. Un souffle sans violence venu d’on ne sait où. Les pétales rouges s’envoleront, transportés peu à peu dans l’air tiède au gré des rues et des croisements. Ils se répandront comme le fluide s’infiltre dans toutes les artères. Nous essaierons d’en capturer au vol. Au contact de ta petite main, sur chaque pétale tu découvriras une lettre noire. Tu ne seras pas la seule à t’emmerveiller du phénomène. Certains verront un présage dans cette simple lettre, d’autres chercheront un sens, un symbole. La plupart essaiera de composer une phrase. Place des trois arbres, l’origine mystérieuse des langues que l’on porte malgré soi se trouvera provisoirement résolue et Babel ne sera plus qu’un mythe. 28


Les rues de la ville se transformeront peu à peu dans ce flux de lettres noires sur fond rouge. Je ne connais pas de sensation plus agréable que ces pétales qui glissent sans force sur le visage du promeneur et parfois s’y attachent. Personne ne sait pourquoi ce vent hémorragique se calmera, comme ça, sans prévenir. Chaque pétale tombée au sol deviendra plus transparent, insignifiant. Une nouvelle décennie commencera. Peut-être penseras-tu à moi quand je ne serai plus avec toi le jour des grands arbres ? Peut-être croiras-tu que c’est moi qui revient près de toi pour te souffler des mots par-delà les barrières du temps et célébrer la beauté de l’existence dans le miroir des apparences. Et de fait, ce sera plus que raison.

o

29


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.