M o n g -T h a o N g u y e n
Il
Il
était une fois
Yona Friedman,
était deux fois
Mexico...
Réflexions utopiques en provenance du monde contemporain
École
Mémoire de fin d’études N a t i o n a l e S u p é r i e u r e d e S a i n t -É t i e n n e
I l é t a i t u n e f o i s Y o n a F r i e d m a n , I l é t a i t d e u x f o i s M e x i c o ... Réflexions utopiques en provenance du monde contemporain © Mong-Thao Nguyen, janvier 2013
Enseignants référents : Monsieur Manuel Bello Marcano M o n s i e u r J e a n -M i c h e l D u t r e u i l Nos remerciements
à
: Monsieur Mario Avila Monsieur Francis Beldon Monsieur Manuel Bello Marcano M o n s i e u r J e a n -M i c h e l D u t r e u i l Mademoiselle Marion Goix M a d a m e M o n g -L a n N g u y e n
Illustration de couverture : Mexico & Friedman, Mario Avila
Table
des matières
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I n t r o d u c t i o n S u r l a va l e u r d e l ’ a r c h i t e c t u r e e n t e m p s d e c r i s e 9 P r o b l é m a t i q u e Sur les traces de Yona Friedman, comment l’architecture
s’applique-t-elle au service de l’utopie sociale contemporaine?
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P r e m i è r e p a r t i e C o n t ex t u a l i s e r d e s c o n c e p t s p o u r l’utopie au projet réel A Un individu, des individus - vers l’utopie réalisable B L’utopie sociale par excellence C La nécessaire abdication des experts 26 D e u x i è m e p a r t i e R é f l ex i o n s u t o p i q u e s h a b i t é e s d e m ex i c o § Vision du monde fragmenté § Souvenirs de l’éternel présent § Réflexions esthétiques § Autour de la convivialité
p as s e r d e
s u r l e s i n f ras t r u c t u r e s
42 D e r n i è r e p a r t i e
L’ u t o p i e s o c i a l e c o n t e m p o ra i n e a u t o u r d e s projets de survie A La survie de la nature - une implication directe de l’architecture B La survie de la convivialité - une application directe de l’architecture
57 C o n c l u s i o n s 60 74 75
...............................................................................................
Annexes Bibliographie Liste des figures et des illustrations
INTRODUCTION SUR LA VALEUR DE L’ARCHITECTURE EN TEMPS DE CRISE
L’OCCIDENT CONTEMPORAIN AU NOUVEAU MONDE Cette introduction fait tout d’abord écho à la préface de L’Utopie de Thomas More publiée en 20121, dans laquelle Guillaume Navaud rédige Platon au Nouveau Monde. Il raconte brièvement le bouleversement d’un continent devenu Vieux Continent après la découverte de l’Amérique en 1492, par l’apparition de schémas de pensée ainsi que d’organisations des groupes humains, s’ils n’ont rien de nouveaux, différents. Par l’écriture de la toute première utopie littéraire connue, Thomas More rapproche le mode de vivre des Utopiens (civilisations non-orientales et non-occidentales) à la république platonicienne. L’Occident contemporain au nouveau monde exprime concrètement la mise en scène du renversement du modèle capitaliste états-unien par la domination économique chinoise. Dans la vision rigide existante quant au rapport déclin/émergence des pays, l’Occident semble dans l’impasse de cette rigidité. Lui qui dût peu à peu se déshabituer au monde ethnocentrique pour finalement se rendre partisan du self-made-man américain ne trouve aujourd’hui plus sa position, ni ne sait laquelle adopter. Mais ne serait-ce pas le schéma modèle/modelé qui devrait être remis en cause ? Est-il possible d’adopter pour soi la sincérité d’autrui? Sa difficulté à s’ancrer dans le nouveau monde contemporain résulte de la dualité régnant sur le Vieux Continent actuel : d’une part le détachement de l’ethnocentrisme, soit l’acceptation du nouveau monde (celui dont théoriquement nous aurions tous fait le tour), et de l’autre la revendication d’une identité sur la scène internationale, soit le désir d’exister en tant que modèle. 1
Thomas More, L’Utopie, révisée et modernisée par Guillaume Navaud (professeur au Lycée Janson-de-Sailly, Paris) éd. Gallimard, coll. Folio Classique, Paris, 2012.
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Dans le XXIe siècle occidental, avec une société proche de sa fin pour l’Europe (en vue du déclin de la religion chrétienne, liant premier de la civilisation), et une France aux revendications quelque peu stériles depuis mai 1968, comment peut-on situer la crise architecturale ? Elle est sans doute le reflet de toutes les crises, économique, sociale, sociétale, esthétique. La crise économique est à souligner davantage pour expliquer les attitudes politiques actuelles.
LA CRISE Pour tenter une peinture de la crise, si l’on doit la situer entre la vision d’une impasse et celle de l’arrivée d’un monde nouveau, elle est la tension incontrôlable de la société. Le contrôle ou la régulation de la tension a en effet ses limites, et ne se réalise qu’à travers des règles, des prescriptions que nous nommerons dans le cadre des crises contemporaines des modes d’emploi. Par définition, le mode d’emploi sous-tend le mécanisme d’une action : il est censé conduire celle-ci à sa réussite, soit à la réalisation des attentes. Face à la rupture de ce contrat mécanique, la société assiste à la désacralisation du mode d’emploi dont les répercussions négatives sont grandissantes. Au fil de l’histoire, les « renouvellements » incessants des régimes politiques et des modèles économiques quels qu’ils soient témoignent de leur échec, autrement dit de cette rupture de contrat. Le groupe atteint de la désacralisation du mode d’emploi se compose de deux temps ou attitudes : l’attente passive d’une part, et de l’autre, par désolement et dévotion, l’action. La crise architecturale me semble traduite par celle des architectes en premier lieu. Il est nécessaire de préciser que la mesure d’une crise architecturale n’est possible qu’en fonction du statut de l’architecture sur la scène politique de son état. En observant le cas de la France, la crise mène les architectes à subir une forme dictatoriale de l’architecture (à travers de nouveaux modes d’emploi), visant à la réparation d’un monde en dysfonctionnement par la pénurie matérielle, autrement dit par les manques : argent, logements, ressources naturelles, espaces… Affectée par cette pénurie matérielle, notre société occidentale historiquement habituée au confort de l’abondance se voit ensevelie de restrictions budgétaires et décisionnelles, frappant l’architecture au moyen des normes et des plans . Or, dans cet environnement de travail hérité des après-guerres, si l’architecture de crise a su
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classer les modernes dans un mythe architectural d’avant-garde, l’architecture d’aujourd’hui, que nous qualifierons de préventionnelle d’une part, et de consommation d’autre part, ne déterminerait pas la position des architectes contemporains (hormis les collectionneurs de prix de beautés). Voués à produire des objets d’anticipation préventive des crises ou des objets de consommation, leur malaise est lisible à travers la justification obsessionnelle de l’objet créé, celui-ci conçu dans l’hypothèse guidée. Cette hypothèse de création est normée par le même mode d’emploi évoqué précédemment, ce mode d’emploi déjà désacralisé depuis plusieurs décennies en architecture. Ainsi, la crise des architectes proviendrait du fait que l’hypothèse ne soit plus un terrain libre, soit l’étape première sur laquelle se concentre l’imagination de l’architecte. Malgré leurs tentatives d’expression de l’objet architectural, il en résulte une incapacité à contribuer à la reconstruction sociale dans la société majoritaire. En acceptant un rôle attribué dans un monde où les réflexions sont préalablement encadrées, les architectes se confrontent forcément à la crise du sens.
Ingénieur-architecte d’origine hongroise, Yona Friedman vit à Paris comme citoyen français depuis 1957. Aujourd’hui âgé de 90 ans, il poursuit sa carrière en exposant ses œuvres, et en republiant ses anciens ouvrages commentés de ses expériences. Né de la génération d’après-guerre (1948), qu’on pourrait qualifier d’ancienne génération, son œuvre théorique enrichit fortement notre compréhension de la nouvelle génération dans le monde contemporain. Dès 1968, année de publication de son premier manifeste Architecture mobile, il analysait déjà avec pertinence la crise sociale connue actuellement ainsi que le rôle de la pénurie dont le monde entier est atteint, dans la construction des sociétés et dans la construction architecturale. D’autre part, son parcours séquencé de voyages et de séjours à l’étranger a su nourrir sa pensée dans le courant de la diversité. Avant son enracinement à Paris, il acheva ses études en ingénierie et débuta sa carrière d’architecte dans l’état d’Israël, à cette époque en pleine naissance. Après ce démarrage singulier, Yona Friedman ne dissocia jamais son discours architectural d’une réflexion globale sur la société. Il développa avant tout une argumentation remettant en cause le système économique de nos états capitalistes, source de
ill. 1 : Yona Friedman (source : yonafriedman.nl)
FRIEDMAN L’UTOPISTE, LE VISIONNAIRE, L’HOMME
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ill. 2 : Yona Friedman / Interior apartment (source : yonafriedman.nl)
l’appauvrissement de l’individu2. Auteur de peu d’édifices, son imagination reste concentrée sur des scénarios de sociétés, ce qui lui vaudra toute sa vie son statut sur la scène architecturale. Par-delà ses propositions purement techniques, c’est précisément cette polémique qui retiendra notre attention : alors qu’il se déclare architecte pour avoir étudié, pensé et créé dans le monde, le monde architectural ne le reconnaît uniquement qu’en tant qu’architecte de lettres. Le nom de Yona Friedman sera toujours associé à celui d’utopiste3. Or, Friedman admet dès le départ que chaque société est une utopie, dont la conception nécessite l’effort de s’abstraire de son époque et de son milieu, soit de sa culture pour élargir le champ de la réflexion architecturale. Il ne fait que dépeindre le monde actuel comme une contre-utopie vécue où l’histoire de la contemporanéité, si elle reste linéaire, mènera à la ruine de l’humanité. Comme tout architecte pragmatique, ses propositions techniques restent ancrées dans la réalité de leur époque. Cependant, il affirme courageusement sa quête de la réalisation de l’utopie à partir de son hypothèse de base :
« Tout individu est capable de se connaître lui-même, aussi bien qu’un autre peut penser le connaître. » 4
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Ce système économique entretient le gaspillage pour préserver une illusion de confort. Friedman démontre à travers des théories axiomatiques (dont il fait souvent appel) en quoi la gratuité serait la solution la plus rentable. Par ailleurs, il réoriente la quête du confort par l’abondance matérielle vers la quête du confort minimal nécessaire à la survie. Ce confort ne génèrerait pas l’appauvrissement de l’individu. 3
Après l’approche d’une partie de son œuvre livresque, cette association nous a paru injustifiée. Elle est tout d’abord fausse d’un point de vue étymologique. L’utopie, souvent confondue avec l’ atopie, n’est pas celle qui n’admet pas de paysage. D’après Thomas More, descendant lointain de Platon, l’utopie revendique son existence dans un paysage très éloigné temporellement et géographiquement, cette existence n’étant remise en cause que par cet éloignement. S’agirait-il de l’éloignement de l’entendement ? Dans un paysage philosophique? Bien plus que des récits utopiques, ses théories sont principalement des recherches de mise en application. 4 Yona Friedman, Architecture mobile, 1968, éd. Casterman Poche, Paris, p.92
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Problémathématique SUR LES TRACES DE YONA FRIEDMAN, COMMENT L’ARCHITECTURE S’APPLIQUE-TELLE AU SERVICE DE L’UTOPIE SOCIALE CONTEMPORAINE ?
Une fois l’établissement du champ lexical de l’auteur, nous réalisons que la portée de sa vision possède une valeur plus géographique (la distance) que temporelle : son œuvre semble bien la peinture d’un paysage existant sur l’autre continent. Ainsi, les réflexions utopiques de la deuxième partie sont nées du rapprochement entre les concepts friedmaniens et la ville de Mexico, dont la lecture provient d’une observation participante. Cette lecture permet principalement de soutenir notre interprétation de l’œuvre de Friedman. Que produisent de telles propositions utopiques (propositions architecturales) dans le champ social ? La dernière partie de la réflexion constituera un retour sur notre continent actuel, afin de découvrir les utopies réalisées ou en cours de réalisation de l’Occident contemporain. Quelles sont les nouvelles aspirations architecturales au nom de l’utopie sociale contemporaine ?
(Notons que tout propos sur la pratique de l’architecture est indissociable d’une réflexion sur la position de l’architecte : une position sociale ET sociétale.)
ill. 3 : mappemonde de Jaillot, 1694 (source : Larousse)
Il s’agira dans un premier temps d’étudier le mode d’emploi de l’utopie que propose cet architecte visionnaire de l’ancienne génération, en énonçant le plus fidèlement possible ses concepts basés sur un contexte ou des scénarios théoriques.
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10 ill. 4 : Utopia station, Biennale de Venise 2003 (source : yonafriedman.nl)
première partie Contextualiser des concepts pour passer de l’utopie au projet reel
A UN INDIVIDU, DES INDIVIDUS – VERS L’UTOPIE REALISABLE DE L’INSATISFACTION AU CONSENTEMENT5 En vue du contexte historique dans lequel s’est développée la vie de Yona Friedman, sa vision de la crise actuelle nous a semblé bien plus pertinente que la lecture faite par notre génération contemporaine. Plus qu’une simple crise sociale générée par l’accumulation d’erreurs décisionnelles, il s’agit pour lui de considérer l’insatisfaction individuelle et l’insatisfaction collective en premier lieu. Le terme de crise, tout comme celui de société tels qu’ils sont employés couramment, abstraient l’individu. Or, c’est la crise qui devrait prendre la valeur d’abstraction attribuée à l’individu, dont les aspirations finissent dissimulées derrière son anonymat dans la société de masse. L’insatisfaction, celle qui possède le pouvoir de mobiliser les foules, constituera donc un point de départ pour la construction d’une utopie réalisable. Le sentiment d’insatisfaction suscite l’imagination de l’individu, qui réfléchit à l’amélioration de la situation insatisfaisante. Cette amélioration peut s’obtenir soit par le changement de sa propre conduite, soit par le changement de conduite des personnes avec lesquelles il est en relation. En optant pour la première solution, son utopie atteignable par le changement de son propre comportement n’implique l’action d’aucun individu extérieur : réalisable, cette solution n’est alors qu’un projet. En n’accomplissant pas ce projet réalisable par le simple changement de son propre comportement, bien que cela pourrait résoudre le sentiment d’insatisfaction de l’individu, ce qui était alors projet se transfère dans la catégorie du rêve, qualifié de whishful thinking par les Anglo-saxons.
«Une société est une utopie réalisée : c’est un projet d’organisation très complexe, accepté par un certain nombre d’individus qui, dans leur comportement quotidien, manifestent leur accord à ce projet verbalement non-formulé. »6
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Cf. Yona Friedman, « Des utopies en général » dans Utopies réalisables, 2008, éd. de l’Eclat, Paris-Tel-Aviv, pp.1331 (une première édition en 2000)
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Yona Friedman, op. cit., p.32
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La deuxième solution consiste à faire changer la conduite des autres : ce procédé nécessite alors une phase de suggestions visant à convaincre ces autres en question. L’idée d’une telle entreprise paraissant difficile peut alors conduire l’individu à une résignation préalable : c’est dans ce cas précis que Friedman inscrit l’emploi courant du terme utopie. Dans l’aspect actif de cette utopie qui aspire au changement de conduite des autres, il s’agit de trouver une stratégie ou une technique permettant d’obtenir ce changement : l’utopie réalisable consiste tout d’abord à gagner le consentement. Friedman définit dans sa toute première théorie axiomatique ce qu’est l’utopie réalisable7 :
ill. 5 : Le temps (© Hugo Flammin)
a) Les utopies naissent d’une insatisfaction collective ; b) Elles ne peuvent naître qu’à condition qu’il existe un remède connu (une technique ou un changement de conduite), susceptible de mettre fin à cette insatisfaction ; c) Une utopie n’est réalisable que si elle obtient un consentement collectif. Partant du mécontentement collectif pour arriver au consentement collectif à l’application de la technique visant à faire disparaître ce mécontentement, il est entendu que les utopies réalisables sont essentiellement des utopies sociales : elles ne peuvent être l’entreprise d’un individu isolé.
LES LOIS DE DECALAGE8 « L’opération clé du projet est de savoir utiliser une technique, autrement dit l’utopie réalisable vient avant le projet. »9 En effet, la technique permet la transformation de l’utopie en projet réel. Sans la technique, l’idée même de l’utopie réalisable n’aurait pas pu voir le jour. Autrement dit, ce n’est que par la technique connue et assimilée que peut apparaître l’utopie réalisable. 7 8 9
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Yona Friedman, op.cit., p. 18 Cf. Yona Friedman, op. cit., pp. 20-23 Cf. Yona Friedman, op. cit., p. 19
Friedman compare l’insatisfaction à une maladie dont l’idée de guérison n’est envisageable qu’avec la découverte d’un remède. Sans la connaissance de ce remède, le malade n’aura d’autre choix qu’accepter sa fatalité. Or, le décalage existant entre maladie et remède met en jeu un nouveau facteur non-négligeable que l’utopie réalisable doit comprendre : le temps. Il établit comme loi des utopies le décalage entre insatisfaction (premier axiome) et technique applicable (deuxième axiome), et introduit le consentement (troisième axiome) nécessaire à l’application de la technique. De l’étude des axiomes entre-eux découlent deux lois de décalage, le décalage représentant le temps écoulé pour passer d’un axiome à l’autre. 1ère loi : Décalage entre insatisfaction et découverte d’une technique applicable. 2nd loi : Décalage entre technique applicable et consentement à son application. La 1ère loi implique alors un mécanisme de freinage : aucune situation insatisfaisante ne peut disparaître rapidement. La 2nd loi démontre une fois de plus que l’utopie réalisable est nécessairement une invention collective, et implique le temps nécessaire pour que chaque individu prenne connaissance de la technique afin de la valider, d’y consentir. Nous expliquerons dans les paragraphes suivants en quoi l’utopie ne peut être l’entreprise d’un seul technicien-auteur-du-projet. Il me semble que l’insistance de Yona Friedman sur le facteur temporel qu’est le décalage participe à son discours persuasif, l’auteur étant en quête du consentement du lecteur : il s’agit d’une invitation à la résistance, résistance au mécanisme préétabli du système dans lequel naît et grandit toute personne de notre génération. Il reconfigure la notion d’utopie en l’extrayant de sa dimension abstraite : l’utopie ne peut se dissocier du projet, et le projet doit rester lié à sa réalisation. En suivant la logique de son raisonnement, nous déduisons que le projet architectural ne peut se détacher du consentement collectif s’il aspire à l’utopie réalisable.
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LA SOCIETE UNIVERSELLE - LA
FIN D’UN MYTHE
La figure 1 représente une succession de graphes permettant à Friedman d’exprimer la société par une image simplifiée objective. Il se place alors comme observateur extérieur à la société observée. Les points représentent les individus ; les traits établissent le lien entre deux individus. Lorsque ce lien est orienté d’une flèche, il nomme celui-ci influence . L’influence se définit par la mise en communication de deux individus, un récepteur et un émetteur : il s’agit aussi du processus de changement de comportement. Ces influences n’ont pas de valeur déterminée : l’importance des relations n’étant pas mesurable objectivement (puisqu’elle diffère en fonction des individus), seule l’existence de l’influence est établie comme un fait réel, directement observable. Ainsi, la situation sociale d’un individu s’exprime par son bilan d’influences, soit par la différence entre les influences qu’il exerce et celles qu’il reçoit.
« Nous appelons société un ensemble d’individus assez particulier qui ne contient que des individus entre lesquels il existe obligatoirement une relation quelconque. Un individu qui n’a aucune relation avec au moins un autre individu appartenant cette société Fig. 1 : Diagrammes représentant laàsociété (source : Utopies peut réalisables, Yona Friedman) être considéré comme un homme hors de cette société. »10 10
14
Yona Friedman, op. cit., p.34
Ces schémas permettent d’expliciter les caractéristiques structurelles d’une société : ils correspondent à des cartes de propagation des influences. Il est alors possible de noter qu’une influence indirecte, soit la transmission d’une information par plusieurs intermédiaires, s’affaiblit en fonction du nombre d’intermédiaires. L’erreur de transmission d’un seul de ces intermédiaires altèrerait déjà le message. Bien que les moyens de télécommunication actuels rendent techniquement possible une société universelle (l’établissement de liens entre tous les êtres humains), sa mise en application n’aura qu’une valeur quantitative : il est impossible de prévoir la réaction de chaque individu, et de considérer son consentement ou son action au nom de l’utopie comme un fait. Tous ces moyens technologiques ne sauraient remplacer l’efficacité d’un échange face à face. C’est pourquoi le grand nombre rend non-réalisable l’utopie universelle, freinée au stade de l’insatisfaction. L’espèce humaine ne pourra jamais constituer une société universelle, par l’impossible situation sociale de l’individu parmi tant d’autres semblables. En considérant une échelle moins démesurée, celle de la société française par exemple, on assiste également à une communication généralisée fragile qui empêche souvent d’atteindre l’action collective.
Dans un tel cas, le facteur-temps sévit de nouveau : plusieurs générations seraient nécessaires pour obtenir un consentement collectif, sans omettre qu’au fil des générations, la transmission du projet utopique doit être assurée par les descendants des messagersconcepteurs de l’utopie (devant eux-mêmes donner leur consentement).
ill. 6 : La dernière ligne droite (© Gilbert Garcin)
Donc, plus une utopie nécessite du temps, plus elle échapperait à son potentiel de réalisation… ?
« Nous appelons société un ensemble d’individus assez particulier qui ne contient que des individus entre lesquels il existe obligatoirement une relation quelconque. Un individu qui n’a aucune relation avec au moins un autre individu appartenant à cette société peut être considéré comme un homme hors de cette société. »10 10
Yona Friedman, op. cit., p.34
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B L’UTOPIE SOCIALE PAR EXCELLENCE LA SOCIETE EGALITAIRE ET LE GROUPE CRITIQUE11
Fig. 2 : La société égalitaire (source : Utopies réalisables, Yona Friedman)
Le grand nombre à la source de l’insatisfaction individuelle, fige cet état d’insatisfaction. Le problème provient plus exactement de l’anonymat de l’individu : de sa transmission d’influences indirectes et de sa réception indirecte de messages (altérés) naît l’insatisfaction de ses liens sociaux. Hormis le temps qui s’écoule lors du processus de transmission d’influences, nous pouvons aussi dénoncer la qualité de l’échange. Cette qualité représentée à la fois par la rapidité et la « justesse » de la réponse ne peut exister qu’au sein d’un groupe restreint, le groupe critique. Pour effectuer la transition entre la fin de l’universalité et la fin de la masse, Friedman réitère l’importance de l’individu dans l’utopie sociale : elle est par excellence égalitaire. Tous les désirs et les goûts de chacun, s’ils ne peuvent être assouvis, sont au moins pris en compte. La traduction de ce concept (figure 2) montre que chaque individu reçoit et transmet le même nombre d’influences dans une société égalitaire ; la société égalitaire se distingue entre autres de la société hiérarchique (figure 3), dont les limites sont déductibles. La société hiérarchique ne peut constituer une utopie sociale « idéale » car elle affaiblit l’influence individuelle, en multipliant ainsi les probabilités de mécontentement. Au sein de cette société, le consentement du très grand nombre ne s’obtient que par la persuasion d’un individu (ou d’un groupe d’individus) par la propagande d’idées personnelles. Aussi, elle est limitée dans la qualité de l’échange : les risques d’altération de l’information sont multipliés, et la communication nécessite plus de temps. Il n’est pas surprenant de voir le fonctionnement des grandes organisations produire du mécontentement chez les gouvernés.
Fig. 3 : La société hiérarchique (source : Utopies réalisables, Yona Friedman) 11
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Cf. Yona Friedman, op. cit., chap. « Les utopies sociales » pp. 32-52 et « le groupe critique » pp. 53-73
De son côté, la société égalitaire ne peut être idéale qu’au sein d’un nombre limité d’individus, un groupe critique, où tous les membres de cette société ont la même situation sociale. La régulation de l’accès à l’information peut alors devenir réaliste, réalisable.
UTOPIES PATERNALISTES, UTOPIES
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NON-PATERNALISTES
Les utopies paternalistes et non-paternalistes se distinguent par la technique applicable (deuxième axiome abordé précédemment), suivant si cette technique est à la portée d’une élite, ou à la portée de tous. Dans les faits, la connaissance d’une technique applicable ne nécessite pas la connaissance par tous de cette technique. Dans cette mesure, le technicien-auteur du projet de l’utopie n’est autre qu’un inventeur de cette technique qui ne s’appliquerait pas au nom de la collectivité si elle n’est pas précédée de la généralisation de l’insatisfaction, ni suivie du consentement de chaque individu. Il en est de même lorsqu’il s’agit de plusieurs inventeurs voulant se confronter à la résolution de l’insatisfaction collective. Friedman pose alors un autre problème à la réflexion :
Celui qui a conçu l’utopie de départ appartient-il nécessairement à la collectivité ? Il émet ces deux solutions que nous commenterons ensuite :
a) Celui qui opère (individu ou collectivité) en concevant l’utopie ne fait pas partie de la collectivité consciente de son insatisfaction, elle qui va devoir consentir à l’application de la proposition technique (ou au changement de conduite) susceptible de rendre sa situation acceptable ; b ) celui qui opère (individu ou collectivité) en concevant l’utopie fait partie de la collectivité insatisfaite qui doit donner son consentement. Le premier cas définit celui de l’utopie paternaliste (parfois abusive, parfois nonabusive), qui a généralement recours à la propagande ; elle laisse des traces littéraires dans 12
Cf. Yona Friedman, op. cit., pp. 23-27
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ill. 7 : Brazil (image tirée du film de Terry Gilliam, 1985)
l’histoire (slogans, manifestes, théories), car il s’agit de son seul moyen de persuader sa société d’une insatisfaction. D’ailleurs, cette propagande s’adresse généralement à une masse, au détriment de l’individu avec lequel la qualité de l’échange est appauvrie. L’assurance de satisfaction envers la majorité au détriment de la minorité brise toute possibilité de société égalitaire, soit de l’existence individuelle en société. Le sentiment d’injustice sociale résumerait alors la pire des conséquences du paternalisme. Le second cas, celui de l’utopie non-paternaliste, ne se réalise qu’à la condition que les informations soient mises à la portée de chaque membre d’une collectivité. Cette accessibilité ne peut être garantie, une fois de plus, qu’au sein d’un groupe restreint. Contrairement au premier cas, aucun individu ne prétend savoir ce qui est bon pour les autres, puisqu’il est partie intégrante de l’insatisfaction. Ainsi, dans l’utopie sociale réalisable, il ne s’agira ni de faire abstraction de soi pour répondre de la manière la plus juste aux autres, ni de faire abstraction des autres, mais de déterminer un langage commun. Au lieu de s’associer au flou de la masse, l’intégrité du groupe est remise entre les mains de chaque individu.
RECONSIDERER NOTRE ENVIRONNEMENT13 Ce que renferme actuellement le terme de société, c’est-à-dire un ensemble d’objets et d’hommes reliés entre-eux, pourrait être remplacé par le terme d’environnement. Le rôle des objets est aussi important que celui des personnes dans l’accomplissement d’une utopie (communication d’information, techniques applicables…). Cependant, notre environnement actuel ne semble valoriser ni l’homme, ni l’objet, dans les rapports qu’ils entretiennent entre eux. Par exemple, la relation au confort sous-entend principalement un arrangement d’ordre technique visant à l’abondance matérielle. Friedman instaure alors la notion de « buts » pour établir une distinction claire : l’objet est un élément d’un l’environnement n’ayant pas de buts propres, communicables ; au contraire, l’individu est un élément d’un environnement pour lequel ses buts sont propres et importants. 13
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Yona Friedman, op. cit., chap. « L’environnement », pp.74-102
La valeur des relations entre l’homme et l’objet dans l’environnement de l’utopie réalisable est ainsi introduite : le paternalisme envers les objets est admissible, celui envers les hommes est inadmissible. Est-il nécessaire de rappeler que l’esclave était considéré comme un objet dans sa société… ? Friedman a su se détacher de ce conditionnement connu par tous, celui qui impose la société comme un cadre sans issue dans lequel chaque individu naît, se développe, contribue et meurt. Il rappelle que c’est avant tout la survie qui organise les hommes en sociétés. En partant de ce fait si évident qu’il en est presque oublié, l’expression de sélection naturelle ou sélection sociale peut retrouver sa dimension humaine : dans une société égalitaire, l’individu est à l’origine de la sélection de son environnement, soit des liens qu’il va créer avec l’extérieur (individus et objets). Ce n’est pas l’environnement qui décide de la survie de ses individus. Nous concluons simplement que l’environnement utopique dépeint par Friedman, plus humaniste que matérialiste, mettrait un terme au sentiment d’aliénation d’une part d’un individu envers l’autre, mais aussi par la reconsidération de notre dépendance aux objets.14
« On peut également retourner cette définition et dire que les paternalistes traitent les personnes humaines comme des objets et que les non-paternalistes ne traitent que les objets comme des objets. »15 14 La stabilité d’un tel environnement s’avère cependant difficile : la moindre panne ou le moindre manque peuvent être fatals au bon fonctionnement de cet environnement. Friedman explique tout au long de « l’environnement » dans Utopies réalisables pourquoi les individus ET les objets sont limités en nombre.
15
Yona Friedman, op. cit., p. 82
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C
LA NECESSAIRE ABDICATION DES EXPERTS16
ill. 8 : L’embarras du choix d’après Eliott Erwitt (© Gilbert Garcin)
LES EXPERTS - UN BLOCAGE D’IDEES NOUVELLES « L’utopie, avant More, n’est pas encore réservée aux intellectuels. » 17 Les médias ont toujours été les premiers contre lesquels la société et ses intellectuels s’insurgeaient. Diffuseurs d’image, dictateurs des désirs, experts de la société… En détenant le monopole de la communication internationale (via internet et la télévision), ils ont su briser rapidement un phantasme, celui de la diffusion de la culture. La censure ainsi que la sélection par l’élite pour l’élite de ce qui doit être répandu ou non nous semble néfaste à double sens. D’une part les pays en tête du développement économique décrètent la « mort de l’art ». D’autre part, les pays accédant aux images ne sont jamais à l’abri de voir en celles-ci un modèle… L’époque industrielle de la génération de Friedman, qui vivait aussi dans l’euphorie technologique, a vu se multiplier des courants artistiques et architecturaux qui réfutaient la société de consommation. Ces courants étaient désireux de changer le monde en décolonisant le quotidien, en le libérant de son excès de besoins artificiels. Le dépassement de l’art avait cette vocation. Et le dépassement de l’architecture… L’œuvre entière de Yona Friedman nous paraît une invitation contemporaine à la résistance. En réactualisant les propositions sociales marxistes, dont la dernière renaissance explosa avec l’Internationale Situationniste, il se différencie en mettant un terme à l’utopie unique. Il prône au contraire le cloisonnement des groupes au nom de leur accomplissement ; dans lesquels l’imagination de chacun formerait la force créatrice de cette cohabitation de mondes utopiques.
Cette partie de l’étude, composée de quelques citations, constitue principalement une interprétation personnelle de ses théories. 17 Yona Friedman, op.cit., p. 14 16
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universelle, la voie de la diversité… Il entrevoit à échelle plus reconditionnement de l’homme : chaque individu se détache afin d’atteindre une existence essentielle . Contourner la qui s’associerait à la survie et non à la surproduction (un L’épanouissement par l’hédonisme dans l’accessible réalité. les individus auraient l’opportunité de recommencer le mécanisme conditionné).
Dans un monde où les propriétés intellectuelles seraient des libertés (ou bien seraient bannies, tel que le proclamaient les situationnistes), il imagine l’architecture enseignée à l’école au même titre que la lecture.
ill. 9 : Être maître de soi, (© Gilbert Garcin)
Après l’impossible utopie réduite les mêmes scénarios de de l’artifice qu’est la société, dimension aliénante du travail, gaspillage d’énergie, laborieux). Pourvus de plus de libertés, comportement (puisque c’est un
L’INJUSTICE DE L’ARBITRE - VERS LE NOUVEAU ROLE DE L’ARCHITECTE18 Le développement des notions antérieures nous a permis d’amorcer la place de l’architecture dans l’utopie sociale contemporaine. Notons cependant que la maturité de l’ancienne génération s’avère difficile d’accès à notre génération nouvelle. Elle nécessitera une fois de plus un temps de latence. Après l’extinction de l’engouement de 1968, nous avons vécu une régression curieuse vers l’époque moderne. Malgré le génie architectural qui la possédait, sa transposition au monde actuel n’a fait qu’exacerber la faiblesse de ses aspirations sociales. Le règne du Modulor sur la masse devint le client anonyme rentable. Et pour sauver la productivité, la production en série. Pour résoudre une telle impasse à sa source, Friedman comprit que son rôle d’architecte ainsi que ce que l’architecture peu produire n’étaient pas une fin en soi, mais une qualité supplémentaire permettant de contribuer à la reconstruction sociale. Architecture mobile , son premier manifeste, exprimait déjà en 1968 l’injustice des décideurs : il se positionna alors en faveur de la responsabilisation individuelle. 18
Cf. Yona Friedman, Architecture mobile, op.cit. (note 4)
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Suivant un raisonnement exclusivement tourné vers l’habitat, il s’agissait de remettre aux habitants les conséquences de leurs choix, non sans les en avoir informés au préalable. De ce fait, pour ne pas interférer dans la multitude de préférences individuelles, il émet une conjecture sur la division des professions d’architectes et d’urbanistes en trois branches19 : a) L’architecte ou l’urbaniste de « laboratoire ». Sa tâche consisterait à chercher et à développer des méthodes de travail pour nos professions. Il ne serait pas en contact direct avec l’utilisateur20 et son domaine d’intérêt serait la généralisation. b ) L’architecte ou l’urbaniste de « contact ». Cette branche appliquerait les résultats de l’architecte ou de l’urbaniste de « laboratoire », ceci en collaboration avec l’utilisateur individuel. Cette branche de la profession ferait donc la liaison entre l’utilisateur, le laboratoire et les produits industriels nécessaires aux constructions physiques. Il s’agit de l’architecte ou urbaniste « commercial ». c) L’architecte ou l’urbaniste « artiste », à qui revient la construction des monuments, dont l’élaboration pourrait être décidée par vote public. Très pragmatique et scrupuleux dans la réalisation de l’idéal individuel, Friedman plaça l’architecture au même rang que la science afin d’assurer l’objectivité de l’expert. Bien que sa position paraîsse extrême, il entrevoit surtout l’abdication du créateur-tout-puissant que l’architecte pense parfois être. Il s’agit d’une redistribution des rôles, où l’architecte devient un technicien-consultant.
DE L’EDUCATION A LA RESPONSABILISATION
INDIVIDUELLE
- L’AUTOPLANIFICATION
Il est désormais admis que le futur utilisateur ou futur habitant serait l’expert de son emploi du quotidien, soit l’unique connaisseur de ses mécanismes et de ses désirs. Sa compréhension du langage architectural constitue la première priorité. Dans les Manuel I, Manuel II et Manuel III, le langage simple de Friedman se traduit sous forme de bandes Fig. 4 : Manuel d’autoconstruction (source : L’architecture de survie, une philosophie de la pauvreté, Yona Friedman)
19 20
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Cf. Yona friedman, op.cit. (note 4) pp. 152-153 Il sous-entend l’utilisateur réel, par opposition à « l’homme moyen ».
dessinées, afin que la lecture et la conception du plan architectural soient à la portée de tous (figure 4). L’autoplanification est la technique de l’utopie réalisable qui nécessite un changement de comportement de la part des individus. Friedman eut d’ailleurs l’occasion de l’expérimenter à trois reprises : le centre administratif de la compagnie CDC à Ivry ainsi que le musée des sciences technologiques à Madras pensés par les employés, et le lycée David d’Angers à Angers21 planifié par les élèves et les enseignants. Tous reçurent les bandes-dessinées pour la conception de leur lieu de travail. L’Architecture mobile (traitant aussi d’urbanisme) serait le remède à l’évolution constante de la société. Prévue pour n’avoir de conséquence ni dans l’habitat, ni dans la ville, elle s’adapterait au semi-nomadisme de l’ère contemporaine au moyen de deux entités physiques : - L’infrastructure comme extension du sol est un élément fixe22 ; - Les remplissages de l’infrastructure constituent les éléments amovibles : planchers, murs et autres équipements composant l’espace habité. L’exposition de 1975 au Musée d’Art Moderne de Paris ainsi que l’Utopie réalisée montrent cette fois comment l’auteur des Utopies réalisables donne corps à ses théories. Des années 1960 aux années 1990, son œuvre constitue un manifeste contre la dimension fataliste de l’espace. Friedman participa également au Xe Congrès International d’Architecture Moderne (CIAM) en 1956, axé sur le thème de la mobilité, au cours duquel il introduit la question sociale. Ses recherches visaient l’habitat personnalisé, afin que l’habitant ordonne lui-même (à volonté) les éléments fabriqués industriellement. Le Flatwritter de Friedman (voir la fig. 5)23 est un prototype des pensées d’une époque qui prône du choix pour ses usagers : il s’agit d’une machine à écrire imprimant des plans ; elle élabore l’ensemble du répertoire de possibilités d’assemblage. 21 22 23
Voir annexes pp. 64-69 Voir annexes pp. 62-63 Le Flatwritter a été exposé lors d’une conférence à Osaka en 1969.
Fig. 5 : Le Flatwritter (Yona Friedman, 1969)
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L’importance du consentement, caractéristique du discours Friedmanien, modifie la portée de l’utopie qui devient alors une utopie sociale : partir d’en bas au lieu de partir d’en haut, vers la mise en commun d’un idéal. L’utopie contient un projet (idéal), un projet peut être réalisable. Par déduction, nous comprenons que le projet utopique part de la technique. En suivant ce dessein, Friedman nous dirige vers une responsabilisation de l’individu concepteur de sa société. Il désengage l’architecte afin de placer l’individu à la base ET au coeur de la société : la production d’identité se voit alors remplacée par la production d’identification. L’autoplanification constitue sa réponse à la liberté de se connaître, ainsi qu’à la liberté de se construire. Suivant cette idée, l’intervention de l’architecte se limite à la proposition d’un répertoire complet des possibilités d’aménagement spatial, n’interférant pas dans les choix et les modes de vie propres à chacun.
Nous pouvons résumer la matérialisation de l’utopie sociale réalisable selon Friedman en ces termes : L’ARCHITECTURE COMME INFRASTRUCTURE HABITABLE.
Or, le triomphe d’un monde sans architectes (sans experts) serait équivalent à un monde d’individus-architectes. Bien plus qu’une vision décontextualisée, ce renversement de concept nous a semblé de l’ordre de la réexploration …
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ill. 10 : La ville spatiale, (source : yonafriedman.nl)
utopiques sur les
infrastructures habitées de mexico
ill. 11 : Las obras de los Chupas, (© Mong-Thao Nguyen)
deuxième partie 26
R é f l ex i o n s
REFLEXIONS SUR LE MONDE BATI Nous avons suivi de très près Yona Friedman, lui qui brise méthodiquement le paradoxe du non-lieu qu’est l’utopie (sociale) par l’utopie réalisable. Nous envisagerons désormais un retour sur l’entité spatiale que recouvrent les notions friedmaniennes, à travers une balade dans le Distrito Federal, autrement dit Mexico, capitale du Mexique. Par sa culture architecturale (en termes de pratique et de considération de l’architecture), elle représente littéralement le monde de l’utopie réalisable dépeinte par Yona Friedman, son incarnation physique. Notre approche, soit l’observation participante24, nous permet d’affirmer l’existence de ses infrastructures habitées tout comme son caractère non-institutionnel, ainsi que de retranscrire la singularité de son quotidien. Bien entendu, nous traiterons de la puissance utopique de la ville en termes d’expérience vécue, et non en termes de projet social mexicain. Vers le consentement de l’imaginaire. Ces dernières réflexions nécessiteront donc l’introduction de la subjectivité afin d’abstraire le réel. La dimension subjective se distingue de l’échelle individuelle tout en permettant de revisiter l’individualité. Elle reste la seule dimension intelligible dans l’entité spatiale. Elle est de même l’expérience absolue de la liberté.
J’ai eu l’opportunité d’effectuer un an d’échange universitaire à la UNAM (Universidad Nacional Autonoma de Mexico), ainsi qu’un stage en agence d’architecture dans la ville de Mexico. Mon séjour s’est déroulé du mois d’août 2011 au mois de septembre 2012. 24
« Nous pensons plus en images qu’en paroles (au moins la plupart d’entre nous. D’où l’importance de construire une image. (…) Le mot « image » ne veut pas dire « réalité », mais peut y être apparenté. L’image peut mener à des nouvelles observations qui, à leur tour, admettent de formulations mathématiques. Ainsi la boucle est bouclée. »25 « Et si la réalité n’était ni analytique ni holistique, mais simplement compliquée (enchevêtrée) ? Ce n’est pas exclu, mais nous n’avons aucun moyen de l’exprimer, ni par le langage courant, ni par un langage formel. Nous nous réfugions alors dans les émotions (poésie, mysticisme, etc.) qui ne sont pas communicables. »26
25 Yona Friedman, L’ordre compliqué et autres fragments, 2008, éd. de l’Eclat, Paris-Tel-Aviv, pp. 15-16 26 Yona Friedman, op.cit., p. 21
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VISION DU MONDE FRAGMENTE
ill. 12 : Iztapalapa, Distriti Federal (source : Google Map)
Au Distrito Federal, les espaces de la ville se manipulent d’une manière DECOMPLEXEE : son architecture SPONTANEE suit les besoins individuels. La capitale est souvent comparée à monstre gigantesque. Tout comme les images d’un rêve sont incommunicables, elle intimide l’imagination, la domine tant elle est saturée d’images confuses. Le voyageur ne peut saisir le paysage urbain, si le paysage sous-tend une cohérence suffisante pour pouvoir s’encadrer de lui-même : il n’y verrait qu’un collage urbain congestionné. Estimée à plus de 20 millions d’habitants, l’unique stratégie d’urbanisation ou d’installation de l’habitat repose sur la recherche de place disponible. De la manière dont s’implante le trop grand nombre par rapport à la superficie (soit de faire d’un espace un lieu), il n’y a pas de no man’s land. Et l’on se rend compte au fil du temps que l’absence de no man’s land donne à celui-ci une valeur soudaine. Dans un pays où il n’existe pour l’instant que peu de lieux physiques subissant quelque dictature normative ou étatique, Mexico donne à sa lecture spatiale une dimension de liberté. Bien plus encore, l’expérience de l’anarchie.
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Cette composition fragmentée en évolution incessante se densifie par addition d’éléments épars. Des liants se superposent à elle, lui conférant sans grande conviction une unité : la démultiplication des routes et des périphériques en surface, ainsi que le segundo piso27 en pleine croissance dans les airs témoignent de l’emprise de l’automobile. Ces liants constituent l’expérience principale que font les mexicains de leur ville : celle du lieu de travail. Comme autre liant, on retrouve le métro dont la majorité des habitants est quotidiennement dépendante. C’est alors l’expérience éprouvante du chaos, où l’on oublie presque le goût du ciel et la couleur de la surface. On se retrouve acteur du continuum humain qui dessine le continuum spatial, du métro aux escaliers du métro, des escaliers au
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Le projet d’un second niveau de circulation automobile (tel qu’il existe à Barcelone) a démarré en 2003 et continue aujourd’hui de s’étendre sur la ville. Contournant les problèmes urbains et ne répondant qu’aux besoins de l’automobile, il partage les citadins entre contestation et indifférence.
niveau zéro, il n’y a quasiment pas de place pour soi, et c’est rude, dur de se voir, dur de ne pas être les autres. Dans cette foule, on s’est noyé. Chaque sortie est une renaissance pour chacun, mais aussi une découverte insolite pour les voyageurs. Chaque station dessert son ambiance, atténuant la capitale à l’échelle du quartier sillonné. Le quartier-village qu’est Coyoacan, le quartier étudiant qu’est la UNAM desservie par la station Copilco, le quartier des ambassades à Polanco, le quartier de la culture à la Roma, la fête à la Condesa, le luxe à Santa Fe… Au-delà de leurs distinctions anecdotiques, on retrouve à l’intérieur de chacun de ces quartiers l’esprit rayonnant du Mexique ; cet esprit unique représenté par les marchés et les vendeurs de fruits, cireurs de chaussures et vendeurs de cigarettes à l’unité, cuisiniers ambulants et vendeurs de musique, et tant d’autres… Les rues sont authentiques, les scénographies forcées se font rares. C’est l’émotion artificielle qui n’a pas sa place dans la rue. (C’est peut-être pourquoi la visite des musées me plaisait de moins en moins.) Mexico des slums et des gratte-ciels. Les collines alentour (de sa situation géographique en cuvette) appartiennent encore au Distrito Federal, bien qu’elles semblent d’un autre monde. Entièrement recouvertes d’habitats autoconstruits, on ne perçoit principalement que le gris des parpaings, et par touches aléatoires les couleurs des maisons peintes par leur habitant. Mexico de la survie. Un jour, on a eu l’occasion de se retrouver dans l’une de ces maisons en hauteur parmi la multitude ; on a été dérouté par la sensation intense d’unité du corps bâti, comme si l’on vivait tous dans la même pièce. C’était déroutant, mais cela ne dérangeait pas non plus. La famille constituait nos voisins, et les voisins étaient de la famille. Il existe cependant des groupes qui n’apprécient guère cette forme de cohabitation. Dans chacun des quartiers cités plus haut, s’inscrivent aussi des zones privées, cloisonnées dans leur monde qui répudie le folklore des rues.
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Mexico des encerradas28. Il s’agit d’une version mexicaine des gate communities. On en fit l’expérience aussi. Ce n’était qu’un lotissement de maisons, chacune portant la signature d’un architecte différent, représentant l’originalité de ceux qui l’habitaient. Il y avait également une église. Des hommes en payaient d’autres pour qu’on ne les approche pas. Ils vivaient à travers les médias et les moyens de télécommunication l’expérience abstraite des autres. Ils réalisaient là leur utopie asociale. Mexicos fragmentées. La fragmentation de la ville répond à la pluralité des individus et des idéologies, esquissant un éparpillement géographique plus qu’une répartition claire. Cela est certain dans les parties les plus dynamiques de la ville29. Dans les zones plus résidentielles dont la majorité est autoconstruite, on ressent la même unité que sur les collines décrites précédemment. Elles se composent de nombreuses familles multigénérationnelles, et de très peu d’anonymes. Il s’y déploie l’essentiel du temps de chaque habitant, il s’y construit sa culture et ses valeurs. Des savoirs communs et des outils complémentaires rassemblent les individus en communautés. Le sentiment d’appartenance à leur quartier est fort, bien plus accessible que le sentiment d’appartenance à la ville démesurée. Rares sont ceux qui se plaignent au présent, rares sont les peu fiers de ce qu’ils ont construit eux-mêmes. Pourtant, un complexe persiste dans ces quartiers autoconstruits d’apparence si affirmée dans leur spontanéité.
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J’ai vécu dans une encerrada les quatre premiers mois de mon arrivée, ne connaissant rien du pays, ni personne. L’ambiance froide de ce type de quartier pavillonnaire (fermé) m’a rapidement fait envier l’animation du « Mexique pour tous ».
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Malgré son étalement urbain conséquent, les habitants considèrent comme « centre dynamique » de la ville les quartiers compris entre le centre historique dit « zocalo » et Coyoacan. Cette zone abonde de musées, universités, restaurants, bars, parcs…
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ill. 13 : Distrito Federal (auteur anonyme)
Ce complexe n’est autre que le contraste entre ce qu’ils vivent et ce qu’ils pensent vivre ; ce contraste se creuse par leur représentation de la « réalité » à travers des concepts établis par le monde globalisé.
« Un bidonville (qui se compose d’un ensemble de bidonvillages) est donc très différent d’une de nos villes industrialisées : c’est une juxtaposition de villes-États et il ne saurait être question d’y voir une fédération de villesÉtats ; le bidonville n’a ni conseil ni chef, et si le gouvernement décide de lui en octroyer un, cette décision n’aura aucun impact sur les habitants. »30 30
Yona Friedman, L’architecture de survie, une philosophie de la pauvreté, 2003, éd. De l’Eclat, Paris, p.145
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SOUVENIRS DE L’ETERNEL PRESENT31
ill. 14 : « Estela de luz » monument du bicentenaire de l’indépendance mexicaine (© Efrain Blowsmann)
Ayant élevé un monument pour le bicentenaire de l’indépendance du pays au cours de l’année 201O-2011, le Mexique tente de revendiquer son identité encore toute jeune. Peu à peu, les consciences s’éveillent sur l’importance d’établir leur histoire, en préservant leurs biens matériels. Malgré les apparences laxistes des règles d’édification de la ville, des lois de conservation du patrimoine ainsi que de cohérence du paysage urbain existent. Les règles sont peu connues de la majorité, et ceux qui les établissent restent également hésitants lorsqu’il s’agit de classer les édifices postérieurs à ceux du XIXe siècle.
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Le centre historique dit « zocalo », au-delà se ses symboles, conserve ses édifices de pierre déformés par le passage des séismes au fil des décennies. Depuis bien longtemps, ses rues ont perdu toute notion de verticalité. Tout en acceptant quelques tours de verre qui démesurent l’espace, il reste principalement massif et harmonieux. Au modèle du zocalo, les délégations du Distrito Federal entretiennent leurs avenues et grands boulevards rappelant des profils « haussmanniens » dans une certaine harmonie, qui tolèrent néanmoins quelques personnalisations des habitants ou des usagers. Ce sont surtout les façades des axes principaux que l’on ménage autant. Dans les rues « parallèles » éloignées de quelques pas, pourvues d’un flux de passagers aussi intense, nous retrouvons le Mexique où chacun s’est installé comme il a pu. Cette politique architecturale fort éloignée de celle de nos pays, voire cette nonpolitique, favorise avant tout l’usage de l’espace architecturé, dans une conception opposée aux projets contemporains réalisés en Occident : ce n’est pas la rue ou l’architecture qui décident de ceux qui vont les fréquenter. Quelle que soit leur vocation, les rues tout comme les édifices n’intimident pas ; dents creuses et terrains vagues sont une invitation. L’anarchie des pleins et des vides. 31
Titre emprunté à la bande dessinée de Schuiten, Souvenirs de l’Eternel Présent, Casterman, 2009, en référence à l’architecture chaotique illustrée par l’auteur ainsi qu’à l’histoire du personnage principal en quête de son passé oublié, voire jamais connu.
Cette maison autoconstruite que nous avons pénétrée un jour, juchée sur sa colline parmi ses semblables, a connu pour l’instant deux générations. La première s’était construite son espace domestique sur un niveau, ensuite augmenté d’un étage par la seconde qui nécessitait plus de place pour ses membres plus nombreux. Toute altération causée par le temps, de cette maison bâtie avec de modestes moyens, conduit à des travaux ponctuels effectués par les membres de la famille ; les enfants participent aussi. L’autoconstruction comme technique héritée de génération en génération prend alors tout son sens, car elle n’implique pas de tiers. Aussi, le processus de pérennisation de la maison ne s’établit pas à travers la recherche de son immuabilité, mais il s’effectue par sa transmission. La valeur foncière du terrain sur lequel tient tout juste la maison importe bien peu, comparée à la valeur sentimentale que lui accordent les habitants. Ils vivent à proximité de leurs parents les plus proches et les moins proches, et cette proximité privilégie une culture forte de la famille.
ill. 15 : Maison en plan (source : Google Map)
Le Mexique semble avoir toujours vécu dans la non-sacralité du monde matériel. Le « manque de moyens » ne justifie pas l’éphémérité de son architecture ; il s’agit tout simplement d’une culture qui ne cherche pas à pérenniser ses objets. De même, un lieu détient sa propre vie, sa propre mort. Puis sa renaissance désincarnée : celle d’un nouveau lieu qui ne gardera ni même l’ombre de l’ancien. Le Mexique entier est soumis à cette Loi Suprême, celle du processus naturel. La non-histoire de l’architecture.
ill. 16 : « Mi casa en el cerro », Ma maison sur la colline (© Mario Avila)
Où nulle règle n’est incontournable, ancien pays anarchique sur lequel tentent de se superposer les institutions. Le défi de l’état reste d’habituer les autres aux institutions, dans un Mexique vulnérable et corruptible. Le Mexique est corrompu. L’état l’est bien plus.
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Plus tard, les jeunes hériteront d’une histoire commune basée au sein de leur quartier, ils profiteront des liens tissés avec le voisinage. De la valeur sentimentale de l’habitat. Peu d’entre eux ont voyagé, quitté le pays ou le village. Et cette méconnaissance des mondes environnants ne semble pas manquer à leur quotidien. Ils détiennent une connaissance de la survie qu’évoquait Friedman. Ils connaissent le présent, et l’éternité n’est qu’un concept éloigné.
Le musée d’anthropologie de Mexico est considéré comme l’un des musées les plus prestigieux du monde ; il révèle la multitude culturelle du pays, qui en constitue sa richesse. Nous constatons que dans nombre de ses régions, les héritages sont restés intactes, inchangés sur plusieurs siècles : l’habillement, la cuisine, les outils et les techniques, la musique et ses instruments...
« L’architecture civile, de tout temps, n’a-t-elle jamais été autre chose qu’une architecture de survie ? En réalité, l’architecture de survie est la plus ancienne branche du noble art de l’architecture. Mais elle a le défaut de ne pas laisser de trace. »32 32
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Yona Friedman, op. cit. (note 30), p.192
ill. 17 : Familia mexicana (source : Grupo Editorial Centli)
Le Mexique au non-patrimoine matériel au patrimoine non-matériel.
REFLEXIONS ESTHETIQUES
Les Etats-Unis et l’Europe de la consommation sont visibles au quotidien dans les rues, dans certains plats qu’ils ingèrent, dans les modes vestimentaires de ces mêmes jeunes moins nombreux que les jeunes anciens et moins nombreux que ceux qui migrèrent à la capitale pour mettre fin à leur pauvreté économique. Nous en apercevons quelques-uns bien vêtus faire des joggings autour des parcs ouverts de la ville, encercler de leurs pas les ex-paysans qui vivent à présent de leurs productions artisanales. Nous remarquons les quelques autres assis sur le trottoir qu’ils occupent quotidiennement manger des burgers, dans l’attente de vendre à ceux qui courent les paniers et sacs qu’ils viennent de tresser. Mais la présence de ces pratiques étrangères ne saurait dominer les habitudes propres aux mexicains, tant soucieux de leur identité. Il s’agit d’une fusion des cultures qui privilégiera toujours la leur. Esthétique de la diversité = Esthétique de l’ensemble Et nous les voyons tous, chacun à leur tour, se promener au milieu des quartiers les plus neufs, les plus riches, les quartiers surabondants de vitres ; et leur reflet nulle part.
ill. 18 : Design de tire bouchon (artiste : Stephanie Suarez)
L’identité mexicaine actuelle s’exprime par deux attitudes au sein de la population. Tandis que l’ancienne génération fidèle à la tradition en constitue la mémoire, la nouvelle génération se charge de sa régénérescence. À la fois conscients de la richesse culturelle de leur pays et baignés dans une société mondialisée, les jeunes mexicains nourris aux arts et aux lettres n’hésitent pas à intellectualiser tous les éléments de l’environnement dont ils ont hérité. Ils réinvestissent les cultures villageoises en conceptualisant leurs formes et leurs couleurs, dont la diversité constitue un atout dans le monde des images et de la communication. Les artistes se plaisent à remettrent au goût du jour leurs cultures ancestrales, tout en revendiquant l’existence d’une minorité souvent oubliée sur la scène politique nationale. Esthétique de musée.
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« Elle pourra être tout aussi riche en couleur qu’une foule, elle aussi composée « au hasard », avec ses groupes qui se forment et se déforment, chacun vêtu à sa manière, capricieuse et diversifiée ; une telle foule n’est jamais « laide », malgré la laideur possible des visages et des vêtements individuels de ceux qui la composent. »33
Il n’y a pas que des buildings, d’où nous les observons. Les deux-étages se mêlent sans complexe aux boîtes à ascenseurs élancées si intimidantes ; de petits stands de particuliers se greffent au décor. Des bureaux et des boutiques bien établis partagent l’espace avec les commerces informels. Le Distrito Federal, lieu d’anachronisme lyrique. Les vieux de chez nous s’insurgeraient en voyant sa dégaine. Esthétique de l’authentique aléatoire. De leur côté, les villageois demeurent ignorants de ces pratiques mixtes, étrangers à ces modes. Occupés de leur quotidien, les villageois sont dépendants les uns des autres, leur commerce étant exclusivement local. Ils n’ont que faire de la capitale et ses institutions. On estime la part de l’autoconstruction à plus de 90% dans le Mexique architecturé. Au bord des plages, les maisons autoconstruites se prolongent toutes de terrasses, extensions de bois et de paillottes. Un jour, nous avons vu passer un ouragan dans l’un de ces pueblos nommé Mazunte34. Il n’a tout simplement pas résisté aux violences de la nature. Les problèmes de la nuit se résorbant avec le jour, les habitants ont entrepris sa restitution le lendemain même ; ils refaisaient le même. On ne parle pas d’architecture éphémère, mais bien d’architecture locale. En quittant ce Mazunte idyllique devenu Mazunte ravagé, nous avons rencontré sur la route des haciendas35 à l’abandon, devenues terrains de jeux des enfants du village. Ils savent se réapproprier ces lieux en ruine à la scénographie incroyable, puisque personne n’y prêtera jamais attention. Esthétique de l’abandon. Tandis que le pouvoir centralisé délaisse les villageois, les gens de la capitale les copient tout en continuant à se distinguer d’eux.
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Village situé au bord du pacifique, connu des touristes comme un village « hippie » pour sa tranquillité et son isolement, et pour la beauté de ses paysages. 33
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Yona Friedman, op.cit. (note 4), p. 136
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Les haciendas sont d’anciennes fermes agricoles appartenant à de riches propriétaires. Voir annexes pp. 72-73
ill. 19 : Dia de los muertos (© Victor Hugo Rojas)
Il existe cependant quelques jours dans l’année où l’on sait que le Mexique est uniforme, uniformément religieux. El dia de los muertos, traduit littéralement par le jour des morts, nous a semblé le plus prodigieux. Le soir de cette célébration, le pays entier s’illumine à la bougie, envahi de gens et de candélabres. Les tombes fleurissent abondamment dans un ton orangé qui se fond dans les couleurs d’un Mexique incandescent ; l’intégralité des rues est ornée de décorations en papier et de squelettes en carton. Malgré ses connotations funèbres, la nuit n’est pas triste, surtout pas. Et chaque fête religieuse ou fête nationale porte la même intensité, celle de l’engouement commun. Esthétique de la fête.
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AUTOUR DE LA CONVIVIALITE Les oiseaux ne gazouillent pas, ni les arbres ne frémissent (il n’y a jamais de vent) mais les voitures klaxonnent et freinent de bon coeur, juste pour participer à cette mélodie urbaine. Et les vendeurs ambulants sont tes musiciens préférés. Ils chantent en canon, et connaissent tous la même chanson. Au bout de deux semaines tu la connaissais aussi par cœur. Mais restais spectatrice. Cacophonie, calvaire, cacophonie, chaos, lieu de musique, lieu de migraine à laquelle tu t’habitues très volontiers.
ill. 20 : La foule du Zocalo, DF (© Mong-Thao Nguyen)
L’espace est pour tous, du tridimensionnel de la foule au multidirectionnel des autres. Dehors est publique. Tu y retrouves les pressés, les posés, les qui mangent, les qui dorment, les qui bossent, les qui p****** dans les coins d’immeubles, les qui arrosent les plantes avec un tuyau d’arrosage, les hommes. En cohabitation harmonieuse, ils se saluent avec sympathie sans même se connaître.
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Tu vois ce type quitter le « palais des glaces », chaussures cirées autant que sa chevelure, le visage qui gargouille et la panse qui grimace, se diriger vers la ruelle sombre par les trottoirs maculés. Il traverse la rue, en salit ses chaussures avec le sourire. Il ne s’en aperçoit pas, et sourit avec cinquante mètres d’anticipation. En tournant alors ton regard de l’autre côté de cette rue, tu vois l’autre type derrière ses fourneaux mobiles sourire lui aussi avec 50 mètres d’anticipation parce qu’il imite le premier type qui ne se rend pas compte qu’il salit ses chaussures, c’est une hypothèse, ou qu’il souille ses souliers avec bonheur, autre hypothèse. Tu crois comprendre qu’il commande la même chose que d’habitude parce qu’il ne commande rien, on le sert aussitôt qu’il s’assît. Aussi, ils cohabitent avec la faune industrielle ; dans la capitale tu croises des milliers d’animaux. Dans des sacs en plastique, dans les bacs et dans les boîtes, tous ces animaux dans leur box, dans les assiettes et les bouches aussi, et parfois à travers les bides en transparence. Ou alors c’était ton imagination, tout comme le Distrito Federal ne fut que ton rêve, un rêve de cent vingt secondes depuis ta sortie du métro, un songe de six mois depuis ton arrivée. Tu n’en es plus certaine.
Ainsi, les rues traversent les nuits qui s’enchaînent embaumées par l’odeur de gras. Tu entends les conversations et les rires, gras eux aussi, et tu te sens simplement apaisée. Dehors ils mangent, ils suent et ils embuent la ville, parce que manger c’est l’activité par excellence de la rue. Et ils t’ont filé l’appétit de vivre comme ça. Manger sans fin, je trouve que c’est raffiné ainsi. Dans le taxi. Tu as sauté dans l’un, n’importe lequel parce que ça se fait. Tu n’étais pourtant pas perdue, juste capricieuse, et aujourd’hui l’idée du métro ne te séduisait plus. « Calle Chiapas veintitres A por favor », voilà que ton accent te trahit. Il est impressionné parce que tu parles français, anglais, et espagnol, il aime ton accent frenchy et veut qu’on parle. Alors on discute. Pas de la pluie, ce n’est pas la saison (nous sommes en janvier), ni du beau temps (c’est trop banal). Certains mettent la radio à fond juste pour ne pas te parler, lui il l’a baissé tant qu’il a pu pour déchiffrer ton cafouillage timide.
Nous n’avons pas baissé les vitres des portières cette fois-là, nous ne le faisons d’ailleurs jamais. Le Distrito Federal est un collage de villages festifs, dont j’eus le temps de traverser le pétillant. Tout le monde se ressemble, les passants, les vendeurs et les vendeurs miniatures…
ill. 21 : Avoir 15 ans (© Mong-Thao Nguyen)
Au feu qui est rouge, des clowns jongleurs exécutent leur numéro ; ils se dressent en pyramide pour devenir trois fois un homme et pour doubler le battement de ton cœur. Tout comme les musiciens du métro parisien, tu te sens émue par leur art les premiers jours, et tu les laisses crever le reste du temps. Ils réussiront toujours à glisser un air de fête dans leur misère, tout comme s’introduit parfois un air de misère dans nos fêtes.
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Sous ses charmes exotiques, Mexico ne saurait masquer la fragilité de sa structure sociale. Vivant dans la culture de l’individualité, les limites de la fragmentation de la ville se révèlent à travers les limites de l’infrastructure habitable. D’une part, la création des liens sociaux s’effectue à travers l’abandon de tout idéal matériel. Cet abandon situe les habitants entre le CONSENTEMENT et l’ADAPTATION à leur environnement, DEUX ATTITUDES QUI REMPLACENT TOUTE EVENTUALITE DE PROJET SOCIAL. La mise en commun d’un idéal36, jamais ne constituera un idéal collectif. L’impossible utopie sociale. D’autre part, le 21e siècle mexicain dépeint précédemment n’évoque en rien un phénomène de contemporanéité. Il s’agit d’un phénomène de stratification, d’une culture « pré-architecturale » sur laquelle se superpose une autre culture qui n’a pas encore su conditionner les habitants : Mexico vit un DECALAGE entre l’arrivée de la modernité et consentement à la modernité. Soit l’identité moderne sans identification. SOIENT LES DEBOIRES CULTURELS DE LA STRUCTURE HABITABLE. Tandis qu’il nous est possible de dénoncer les méfaits de la mondialisation, nous ne pouvons nier la PUISSANCE DU VOYAGE dans la constitution des cultures, ainsi que dans la constitution des utopies. Les parcours de Yona Friedman à travers le monde lui ont permis de reconnaître la part exemplaire que pouvaient apporter les autres continents à l’Occident. Il est certain que nous portons un regard nouveau sur « l’ex-Nouveau-Continent », considéré comme une inspiration plus qu’un modèle. Friedman a su défendre 40ans plus tôt l’émergence des propositions « marginales » comme étant la seule issue de l’utopie. L’utopie sociale contemporaine orientée vers une culture locale. Nous verrons pourtant en quoi cette injonction constitue son dernier lien avec nos réalités actuelles. 36
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Idéal non absolu, idéal comme arrangement entre les individus.
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ill. 22 : DF_penultima region (Š Gerardo Suter)
42 ill. 23 : Le jardin d’Eden (artistes : Jan Brueghel l’Ancien & Peter Rubens)
dernière partie L’ u t o p i e s o c i a l e c o n t e m p o ra i n e
autour des projets de survie
A LA SURVIE DE LA NATURE – UNE IMPLICATION DIRECTE DE L’ARCHITECTURE L’IMPORTANCE DU DISCOURS DANS L’UTOPIE REALISABLE : DE FRIEDMAN A HOPKINS En lisant le Manuel de transition – de la dépendance au pétrole à la résilience locale37 de Rob Hopkins, j’ai établi une association directe avec l’Architecture de survie – une philosophie de la pauvreté (2003) de Yona Friedman, voire une descendance de la pensée. L’affiliation des deux auteurs se ressent en particulier dans la similitude de leur démarche : sensibiliser les lecteurs et les guider dans l’accomplissement d’une utopie. Leur discours se base tout d’abord sur l’inquiétude commune à toute personne occidentale entrevoyant l’avenir : l’appauvrissement. D’une part, l’appauvrissement économique, et de l’autre l’épuisement du pétrole, principale ressource de la société de consommation. L’un et l’autre sont indéniablement liés, car la société mobile et productiviste est incapable de se passer de pétrole. La dépendance au pétrole est en effet décrite comme la source du problème, permettant d’élaborer une argumentation autour d’un scénario-catastrophe propre à chacun, celui d’un monde sans pétrole. Sans abuser ni de la peur ni du désespoir pour exprimer l’urgence de l’action, ils offrent au contraire des « kits de survie de l’espèce humaine ». La communication et l’enseignement des techniques étant les phases de l’utopie réalisable qui précèdent le consentement et la mobilisation, j’ai jugé essentiel d’interpréter et de comparer les deux auteurs afin d’élucider le rôle de l’architecture dans l’utopie réalisable.
« N’importe quel imbé cile intelligent peut rendre les choses plus grosses, plus complexes et plus violentes. Il faut une pointe de génie – et beaucoup de courage- pour aller dans la direction opposée » « N’importe quel imbécile intelligent peut rendre les choses plus Einstein grosses, plus complexes et Albert plus violentes. Il faut une pointe de génie – et beaucoup de courage- pour aller dans la direction opposée » Albert Einstein
FRIEDMAN ET LA SURVIE Pour expliquer l’intitulé de son ouvrage cité précédemment, L’architecture de survie se veut à l’opposé de la survie de l’architecture (qu’il associe radicalement à la survie des 37
Titre original : The Transition Handbook, 2008 ; publication française en 2010 aux éd. Écosociétés, Paris.
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architectes). Elle constitue un outil pour la survie. Cette vision de l’architecture très éloignée du point de vue occidental résume pourtant la réalité des pays où domine l’autoconstruction. Friedman prononce principalement un éloge de la pauvreté : ce n’est qu’en situation de crise et de pénurie qu’il nous est possible d’imaginer la survie avec très peu de recours (la technique pouvant être tout aussi performante). Le bidonvillage est mis au devant de la scène comme modèle utopique spontané, servant de schéma à l’établissement de futures utopies réalisables : son organisation sociale est égalitaire et anarchique, il est entièrement autoconstruit. D’autre part, la pauvreté constituerait un mode de vie économique et écologique à la fois, car elle suscite la capacité d’adaptation à la nature des habitants. Les objets ou choix en matériaux étant limités les conduit à un recyclage constant de la matière, et l’absence de véhicule motorisé ou de route (lorsqu’ils sont coupés de la ville) favorise nécessairement la culture locale. Friedman entrevoyait déjà l’indissociabilité du « toit » et de la nourriture comme évidente dans le bidonvillage ; ce concept est en plein développement dans l’occident contemporain. C’est alors par l’agriculture urbaine qu’on anticipe le pic pétrolier prévu dans les deux décennies à venir, quand il ne sera plus possible de transporter les aliments du monde rural jusqu’à la ville. Ce kit de survie (élaboré par un architecte) indique également comment construire sa maison à partir de la nature (principalement grâce aux arbres et à la terre) ; ces guides ou méthodes sont illustrés par des bandes dessinées. Bien qu’intelligible par tous, son scénario de la pauvreté reste cependant distant de la réalité : Friedman considère en premier lieu une redistribution géographique des hommes dans une nature habitable (loin des climats hostiles nécessitant beaucoup de moyens). En ce sens, l’architecture de survie (à l’opposé de la survie de l’architecture) nous paraît l’utopie écologique par excellence. Il est évident qu’une adaptation totale de l’homme à la nature redéfinirait le confort en éliminant la pauvreté ; elle améliorerait donc la qualité de vie.
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Plus concret que pragmatique, Hopkins ne s’adresse pas aux « individus » mais aux citoyens, des citoyens vivant dans un cadre social préétabli. Il présente tout d’abord la réalité du pic pétrolier à venir afin de les sensibiliser. Loin de leur prescrire un comportement écologique strict, il sollicite davantage la créativité de chacun, les faisant participer aux débats et aux « jeux de société » organisés spécialement pour enseigner le concept de transition . La figure 638 tirée de son ouvrage explique en quoi ce concept diffère des mouvements écologiques existants. Il enseigne comment démarrer une Initiative de transition, soit la manière de sensibiliser par des contes simples, de rassembler autour de conférences et d’évènements afin d’atteindre un enthousiasme commun, de préparer à anticiper le traumatisme postpétrolier et le changement climatique. La transition d’une ville ou d’une communauté se définit par sa stratégie de descente énergétique. Au fondement de la transition, la résilience désigne d’une part l’attitude adoptée ou bien sa philosophie, et la permaculture son premier principe d’action. D’après B. Walker, la résilience est « la capacité d’un système à absorber un changement perturbant et à se réorganiser en intégrant ce changement, tout en conservant essentiellement la même fonction, la même structure, la même identité et les mêmes capacités de réaction. »39 La permaculture (contraction des mots « permanent » et « culture ») a été conçue dans les années 1970 au moment de la 1ère crise pétrolière une réponse au post-picpétrolier. Elle désigne l’usage efficace et productif des terres (plantation des éléments végétaux dans les zones qui leur sont le plus adaptées), elle se décline sous plusieurs formes dans l’agriculture urbaine, dont le paysage comestible en constitue une métaphore lyrique. Plus qu’un mouvement, il s’agit d’une utopie déjà réalisée dans plus de 250 municipalités, déclarées villes en transition officielles. Elle ne prétend en aucun cas s’étendre en tant que mouvement unique et total, mais s’exprime par des actions locales.
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Rob Hopkins, op. cit., tableau 18 p.133 B.walker, dans « Resilience, adaptability and transformabilyty in social-ecological systems »
ill. 24 : Tableau 18 (source : Manuel de transition, Rob Hopkins)
HOPKINS ET LA TRANSITION
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LA SURVIE DE LA NATURE Pour Friedman comme pour Hopkins (et bien d’autres), la survie doit rassembler les individus dans un monde où le manque produit souvent l’effet inverse. Il s’agit d’anticiper un chaos social, tout comme (pour citer Hopkins) d’éviter le traumatisme du post-pic-pétrolier. Bien que leurs discours autour de la survie de la nature ne placent l’architecture qu’au second rang, il nous a semblé essentiel de les évoquer dans le cadre de l’utopie sociale, puisque la survie de la nature est indissociable de la survie de l’espèce humaine. L’utopie sociale contemporaine prône donc un discours architectural en résonance avec la nature. La nature, sensiblement commune, semble au cœur de la sensibilité contemporaine. De l’architecture de survie à la résilience, les intérêts communs se concentrent autour d’elle, et les architectes s’intéressant à l’action collective ne peuvent se limiter à suivre des normes imposées aux bâtiments pour apaiser leur conscience écologique. Au-delà des émotions recherchées à travers le potentiel esthétique d’un corps bâti, notre étude tente d’approfondir la quête d’une architecture pour la société, contre la « crise de sens ».
ill. 25 : Illustration du Manuel de transition (© Jennifer Johnson)
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B LA SURVIE DE LA CONVIVIALITE - UNE APPLICATION DIRECTE DE L’ARCHITECTURE Au-delà de la survie économique de chaque individu, un regain d’intérêt se manifeste grâce à la formation de nouveaux groupes, pour lesquels le réinvestissement du cadre de vie se lie aujourd’hui avec l’écologie comme base commune des mobilisations. Tout au long des paragraphes suivants, nous aborderons l’utopie sociale contemporaine sous un angle nouveau, et plus particulièrement en France. Bien qu’elle ait animé ses projets par d’autres discours (et sous d’autres qualificatifs), il nous semble que l’utopie n’en perd pas moins son caractère.
L’HABITAT PARTICIPATIF REMIS AU GOUT DU JOUR EN FRANCE Le terme de « participation » n’était que peu employé jusqu’aux années 1970, bien que les premières expériences de l’habitat participatif remontent à la fin du XIXe siècle. Les démarches de cette période, très semblables aux démarches actuelles dans leur portée sociopolitique (soit la suppression des intermédiaires, la coopération, l’implication et mobilisation des habitants, autoconstruction, etc.), en constituent les prémisses. Nous pouvons dégager 3 grands moments dans l’histoire de l’habitat participatif. - Au début du XXe siècle : une première politique d’aide à la construction du logement populaire40 se met en place, conçue comme un soutien à l’initiative privée. Elle se destine à la fois aux investisseurs privés, industriels, philanthropes, mais aussi aux travailleurs eux-mêmes par la création de sociétés coopératives de construction. Les idées politiques sur l’association et la coopération ouvrière suscitent un intérêt particulier auprès d’une partie de l’élite réformatrice du pouvoir. Elles ont permis à la République encore fragile d’élaborer un compromis entre le pouvoir et les mouvements ouvriers. 40
Il s’agit de la loi Siegfried sur les habitations à bon marché, ou HBM, en 1894.
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- De l’entre-deux-guerres jusqu’à la fin des Trente Glorieuses : cette période de reconstruction fut marquée par une croissance de l’intervention des pouvoirs publics et de l’affirmation de l’État dans la production du logement, entrainant une mise à l’écart des approches coopératives portées par les travailleurs. Bien que marginal, le phénomène des squats et de l’auto-construction voit le jour en réaction aux lenteurs et aux incompréhensions suscitées par l’action de l’État. - Les années 1970, période la plus connue : d’une part la thématique participative s’affirme, menant une critique à l’encontre de l’interventionnisme public des années précédentes ; d’autre part il s’agit d’une critique culturelle à l’encontre des principes de l’architecture et de l’urbanisme moderne, qui remet en cause les modes de production du logement. Actuellement, la nouvelle crise du logement qui affecte les classes populaires et un grand pourcentage des classes moyennes a pour cause principale la hausse des prix du marché immobilier dans le secteur privé, en particulier due aux spéculations immobilière et foncière. Simultanément, la réduction des crédits publics (crise économique) se répercute sur l’inefficacité des décisions gouvernementales, pendant que la définition de l’habitat social vacille entre le logement des pauvres et le souci de mixité sociale. Cette position a finalement conduit les citoyens vers une redécouverte des différents héritages de l’habitat participatif, faisant renaître les expériences « alternatives » du siècle précédent. Certaines privilégient la tradition de 1968 en expérimentant le développement de nouveaux rapports collectifs, d’autres optent pour une nouvelle création immobilière, entre secteurs public et privé. Encore plus actuelle, la thématique du développement durable s’immisce dans ces deux idéologies, nous conduisant à réinterroger l’ensemble des politiques du logement pour une qualité de vie meilleure.41
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La décroissance constitue l’autre thématique de plus en plus explorée par les milieux « alternatifs ».
LES MOTIVATIONS DE « L’HABITAT ALTERNATIF » ACTUEL Il s’agit tout d’abord de résoudre les relations de voisinage, souvent problématiques dans le logement (social) collectif, en nouant des relations entre les personnes préalablement à l’emménagement. Cette forme de réintroduction du lien social permettrait d’enrayer d’éventuels conflits. Aussi, la formation des liens sociaux à travers le projet offre une perspective de redynamisation de l’immeuble voire du quartier, les habitants n’étant plus dans la « contrainte d’habiter » le lieu en question. Dans certains cas, le désir de convivialité et d’entraide dépasse le simple choix du voisinage. Par exemple, l’opération Village vertical de Villeurbanne se démarque par son engagement idéologique, prônant la construction de « nouvelles solidarités sociales ». Pour cela, le groupe des « villageois verticaux » s’est fortement investi dans l’intégration de quatre logements d’insertion. Ces logements seront par la suite gérés par une association de logement pour les jeunes. L’investissement des futurs habitants dans la conception de leur habitat met principalement en avant l’adéquation entre l’offre et la demande de logement : en définissant eux-mêmes le programme architectural, les habitants feraient une meilleure appropriation de leur lieu de vie. Les espaces partagés (tels une buanderie, une salle commune, etc.) sont caractéristiques du programme architectural de l’habitat alternatif. Plus que des espaces communautaires, ils représentent pour chacun un moyen de réduire la surface de son logement afin de baisser son coût, sans pour autant diminuer la qualité de vie. Le coût même de ces espaces partagés se voit réduit lorsque les habitants souhaitent en assurer une partie, tout comme les aménagements extérieurs ou les travaux minimes. La gestion de ces ensembles en est tout autant facilitée. De façon générale, les propositions innovantes sur le plan de la participation, du collectif, des équipements, et de l’architecture au cœur de l’intérêt des partenaires constituent un moyen de valoriser l’image des groupes à travers leur activité. Par ailleurs, hormis une approche globale qui renvoie à un modèle constructif (architecture bioclimatique), les valeurs écologiques font partie intégrante du projet alternatif, engageant les habitants à un mode de vie sobre, respectueux de l’environnement.
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Ils se doivent de développer une connaissance dans le domaine écologique, et l’idée séduit les partenaires. Ce désir de vivre autrement implique une certaine exigence citoyenne qui les conduit à revendiquer un « dialogue à égalité » avec les pouvoirs publics. « Ils ont la conviction de faire œuvre de pionnier pour un droit à la ville et à un habitat choisi. »42 Cependant, notre environnement institutionnel peine à s’adapter aux logiques d’expérimentation de « l’habitat alternatif » en pleine effervescence, ce décalage révélant les contradictions et les faiblesses des opérations.
L’ORGANISATION DES CITOYENS : LA DISTRIBUTION DES ROLES ENTRE LES HABITANTS ET LES PARTENAIRES
En vue d’une alternative à la promotion immobilière traditionnelle, deux grandes tendances se distinguent : les mouvements se retrouvant dans l’idée de coopératives d’habitants d’un côté, et ceux qui s’inscrivent dans une démarche d’autopromotion de l’autre. Nous verrons par la suite les déclinaisons existantes parmi ces deux tendances. Les coopératives d’habitants militent en faveur de l’accessibilité du logement sous un aspect purement économique et social. Leur vocation est d’obtenir des pouvoirs publics une modification du cadre législatif ainsi qu’une reconnaissance du statut de coopérative d’habitants. Elles visent l’accession à la propriété, soit une possibilité donnée à un collectif d’habitants de devenir collectivement propriétaire. En 2005, l’association Habicoop fut la première association reconnue sur la scène publique. Elle occupe aujourd’hui la position de tête de réseau engagée sur la question de la coopérative d’habitants, très proche des milieux alter-mondialistes. Selon l’association, la coopérative constitue « un outil de lutte contre l’exclusion et la spéculation immobilière » et un moyen de fédérer des projets collectifs.
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Camille Devaux, De l’expérimentation à l’institutionnalisation : l’habitat participatif à un tournant ?, 2012, [internet, consulté le 14/12/2012] <http://www.metropolitiques.eu/De-l-experimentation-a-l.html>
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La tendance de l’autopromotion , quant à elle, a pour ambition le développement de projets dans lesquels les futurs habitants auront une maîtrise totale de la qualité de leur lieu de vie. En endossant l’habit du maître d’ouvrage, ce groupe d’usagers-concepteurs se charge de la conception ainsi que du financement de son habitat. Cette forme d’initiative se rapproche de celles qui ont émergé dans les années 1970-1980, autrefois fédérées dans le Mouvement d’habitat groupé autogéré (MHGA). L’objectif d’une telle entreprise vise à « rompre l’asymétrie entre habitants-usagers et professionnels-décideurs et à faire prévaloir des formes de co-production », ce qui soustend le dépassement du caractère individualiste de l’habiter. Tout comme le milieu des coopératives d’habitants, elle favorise au sein du projet des espaces mutualisés, et se base sur des valeurs écologiques dans la réinvention du quotidien. Le groupe Eco-Logis, d’origine strasbourgeoise, est la référence notoire de l’autopromotion. Il joua un rôle majeur dans l’aboutissement de la politique de réservation de terrains par la ville de Strasbourg, dont bénéficie l’autopromotion depuis 2009. Aujourd’hui, ses membres parrainent dans toute la France les nouveaux groupes d’autopromoteurs formés principalement dans l’association Eco-Quartier43.
« Les cadres classiques de la négociation des projets entre élus, techniciens, professionnels de l’immobilier et citoyens se voient, en effet, remis en cause lorsque ces derniers revendiquent d’être davantage que des 44 consommateurs et des administrés. »
Afin de rendre crédible la démarche de l’habitat alternatif, ces deux idéologies ont récemment compris la nécessité de se regrouper, cherchant ensemble à s’imposer comme une troisième voie d’accès au logement, au côté du parc privé et du parc social. Leur nouvelle construction identitaire vise en premier lieu à interpeller les pouvoirs publics et à obtenir le soutien des collectivités locales. En guise d’appui, ils entreprirent en 2010 la rédaction du Livre blanc de l’habitat participatif, un argumentaire destiné aux collectivités, transcrit «dans un langage recevable par les élites politiques et donc traduisant le langage de la société dans le langage de l’action politique». Pas moins de 285 groupes-projets et opérations sont recensés en France, bien que ce nombre soit contrasté par le nombre de projets aboutis, celui-ci estimé à une vingtaine.
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Notons cependant que la recherche d’un statut d’occupation anti-spéculatif entre propriété et location est absente des préoccupations des groupes strasbourgeois.
Bacqué, M.-H. et Biau, V. (dir.), H a b i t a t s alternatifs : des projets négociés ?, 2010, plan urbanisme, construction et architecture (PUCA), Paris, p. 8
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ETUDE DE CAS : LA MAISON DU VAL, HABITAT AUTOGERE
Nous nous approcherons désormais du processus formel de la cohabitation et de la convivialité. Le choix de la Maison du Val à Meudon45 comme étude d’un lieu d’utopie réalisée se justifie tout d’abord par son processus de projet, très proche des prescriptions friedmaniennes concernant l’utopie sociale contemporaine. En tant que l’un des rares projets ayant abouti en 1980, il nous est aussi possible de voir sur trente années une transformation représentative de « l’habitat alternatif ». 45
L’étude de cas qui suit tire principalement ses sources d’une retranscription du témoignage d’Alain His, enquête menée par Olivier Ratouis, La maison du val , un habitat autogéré , 2012, [internet, consulté le 14/12/2012], <http://www.metropolitiques.eu/La-Maison-du-Valun-habitat.html>
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Après l’engouement des années 1968, des colloques et des réunions autour de l’habitat autogéré se succédèrent, rassemblant les citoyens (dont certains architectes et urbanistes) intéressés par cette dynamique. C’est au sein de ces assemblées que se fit connaître le mouvement du personnalisme communautaire d’Emmanuel Mounier46, personnage majeur de la pensée philosophique de l’époque. Dès lors, séduits par la possibilité de vivre différemment, des groupes d’individus se formèrent pour tenter une expérience nouvelle de l’habitat, une expérience « marginale ». Ils se composaient en général de quinze familles, certaines déjà habituées à la vie en communauté. Nous avons constaté que les premières difficultés se rencontraient toujours lors de la formation du groupe en quête d’homogénéité sociale, politique et financière47. Née de cette mouvance idéologique, la Maison du Val fut à l’initiative de 10 familles qui comptaient alors 18 adultes et 27 enfants. Le projet partit d’une volonté commune de s’épanouir grâce à une vie sociale plus développée, dont la conception architecturale serait adaptée à une forme de vie communautaire. Les familles fondèrent tout d’abord une société civile par attribution de parts en jouissance, trouvèrent un terrain, contractèrent par la suite un architecte, Jacques Bon, rencontré aux mêmes réunions sur l’habitat autogéré. En prenant connaissance de ses réalisations, l’architecte fit l’unanimité au sein du groupe. La conception de l’habitat en coopération avec Jacques Bon dura 18 mois, rythmée de réunions bimensuelles. L’architecte conçut le projet en fonction des relations personnelles que les gens avaient entre eux. Il apprit à connaître les familles, les modes de vie propres à chacune ainsi que les relations qu’elles entretenaient les unes avec les autres.
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Emmanuel Mounier (1905-1950) est un philosophe français, fondateur du courant personnaliste qui recherche une troisième voie « humaniste » entre le capitalisme libéral et le marxisme. La revue Esprit, dont il est l’initiateur, retranscrit les idées du personnalisme. 47
Les groupes d’habitants dont le projet est concluant se composent en général de personnes disposant de temps pour s’investir durablement. Ces personnes détiennent aussi cetaines compétences en urbanisme, architecture, droit, finances ou autres, de compétences en communication, et d’un sens du politique et de la négociation.
Malgré le temps qu’il consacra à connaître les habitants personnellement, les premiers projets esquissés ne réussirent à les convaincre. De même, les difficultés de communication surgissaient au moment où chacun devait s’exprimer en termes d’architecture, d’espace, de matériaux et de lumière.
Au bout de 30 ans, le témoin semble rester satisfait de la Maison du Val pour laquelle Jacques Bon réussit une architecture « animée et vivante ». L’occupation a évolué, entre le départ des enfants et la mutation socio-professionnelle des ménages. Il reste aujourd’hui 6 familles sur les 10, et de nouvelles familles (jeunes couples avec enfants) se sont installées. La relation très étroite qui s’était nouée entre les gens de la communauté semble maintenue entre les habitants vivant toujours au Val de Meudon. Les locaux collectifs programmés il y a trois décennies (environ 250m2 d’espaces partagés) n’ont pas perdu de leur utilité48. Ils autorisent d’ailleurs l’entrée de personnes extérieures à la maison, la connectant ainsi du reste de son quartier. En vue du nombre de projets recensés, nous comptons seulement 2000 familles expérimentant « l’habitat alternatif » en France. Son institutionnalisation n’étant pas encore assurée, les enjeux se concentrent désormais sur son éventuelle démocratisation.49 48 Un grand atelier sert aux concerts ou aux expositions ; un salon de musique sert de salle de répétition deux à trois fois par semaine ; une salle de réunion est investie par les associations…
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Dans le cas de l’Allemagne où l’habitat participatif est une pratique courante, des structures d’accompagnement spécialisées régulent les rapports entre participants, collectifs et intervenants extérieurs. L’absence de ces médiateurs en France expliquerait sans doute la stagnation du mouvement durant 20 ans, ainsi que les difficiles aboutissements des entreprises actuelles.
ill. 27 : La maison du Val / façade et jardin (© Olivier Ratouis)
La persévérance tout comme la tolérance et la compréhension de chacun ont permis de figer le projet au bout de 18 mois. Tandis que le processus d’élaboration d’un habitat alternatif est en moyenne de 10 ans, 12 mois suffirent à la réalisation des maisons du Val. Au sein du groupe, la cohésion sociale, politique et financière, ainsi que la volonté de voir l’aboutissement du projet a su dynamiser l’action collective.
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L’utopie sociale contemporaine répond en tant que projet de survie. Elle entreprend essentiellement la survie des groupes comme contrepoids nécessaire à l’infrastructure politique. À la différence des infrastructures habitées, « l’habitat alternatif » part d’un projet social. Son histoire commence avec la formation d’un groupe. Nous constatons que son processus architectural très long demande un certain niveau de culture de la part des habitants50. En effet, l’intellectualisation de l’utopie s’avère évidente, lisible à travers leur quête de liberté (droits d’expression ET d’utilisation des propriétés intellectuelles), ainsi qu’à travers leur quête du sens des groupes en général (unions par affinités et centres d’intérêts). De l’éducation à l’intellectualisation. L’intellectualisation comme technique contemporaine de l’utopie réalisable. Le projet « alternatif » s’éloigne de l’apolitisme friedmanien. Il cherche au contraire à se démocratiser ; la volonté des citoyens d’institutionnaliser les pratiques « marginales » témoigne de leur foi en la politique. Bien qu’il s’inspire d’idées anarchiques lointaines, son dessein égalitaire ne peut se détacher de son schéma historique : organisé et administratif. Existence de l’histoire, existence de la hiérarchie. L’ordre comme fait historique et comme foi politique. En revanche, cette tendance occidentale (non généralisée) ne nous semble pas frappée du « syndrome de l’adaptation ». Plus encore, elle révèle la formation d’un nouveau monde qui se préserve des schémas (raccourcis) modèle/modelé ; un nouveau monde dans lequel le « groupe marginal » ne se mesure plus en tant qu’unité locale, mais en comptant toutes ses petites entités dissimulées dans « l’Occident classique ». 50
Rappelons que le peu de projets qui ont abouti ont été soutenus par les architectes, urbanistes et autres spécialistes.
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ill. 28 : Affiche de mai 68 (source anonyme)
En quête d’une sincérité politique, Et pour cela, l’abstraction des infrastructures, Ainsi la réhabilitation du projet. L’ex-Vieux-Continent Soit la Nouvelle Génération.
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CONCLUSIONS
L’utopie contient un projet (idéal), un projet peut être réalisable. Par explorations, nous avons découvert comment un projet pouvait laisser fleurir l’idée d’une utopie sociale, celle-ci ne se prononçant qu’au moyen de l’action idéale (collective). Un projet peut être idéalisé (au nom de l’action), « utopisé », autant qu’une utopie peut être projetée, dans quel cas elle cesse d’être utopie (non-lieu). En exposant ce double sens moins interactif que parallèle, entre théories et mise en application de l’architecture au service de l’utopie sociale contemporaine, nous ne sommes parvenus à séparer l’utopie de sa dimension expérimentale.
YONA FRIEDMAN, ARCHITECTE
OU ECRIVAIN
?
Afin de démystifier l’utopie sociale contemporaine, Yona Friedman élabora un mode d’emploi situé à mi-chemin entre l’architecture maïeutique51 et l’architecture utopique52. Après 40 ans de recherches, il n’a jamais remis en question le concept d’infrastructure depuis sa parution dans l’Architecture Mobile, ni dépassé le stade de l’ossature architecturale dans ses présentations aux concours internationaux. Une telle ferveur suffit à trahir son appartenance à une époque, celle de l’euphorie méga structurelle des années 1950-1960, tout en prouvant qu’il subtilise les questions politiques découlant des sociétés.
Dans « l’architecture maïeutique », le scénario social précède au scénario architectural. La Saline de chaux de Ledoux en constitue un exemple. 52 Dans « l’architecture utopique », le scénario architectural précède au scénario social. L’infrastructure de Friedman, bien qu’épurée en termes d’espace, n’échappe pas à cette définition. 51
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Friedman échappe ainsi à la proposition utopique sociale. Ou bien serait-ce l’inverse ? Il nous semble que ses ambitions architecturales demeurent frustrées par ses convictions éthiques, qui elles-même impliquèrent son retrait du « monde architectural ». SES CONVICTIONS le firent basculer dans le monde de l’écriture et de l’art, dans lequel il enrichit abondamment les musées tout comme les bibliothèques. Son intégrité ne l’incita qu’à produire ce que nous nommerons des « œuvres préconsenties », car les œuvres artistiques ne peuvent avoir de conséquences sur les individus sans leur consentement53. S ES CONVICTIONS lui interdirent donc d’abstraire le monde réel au nom du projet architectural. Cependant, il sut abstraire le projet architectural au nom de la réflexion utopique54. Notre cheminement sur les traces de Yona Friedman n’aura donc pas été vain : il nous permit de démystifier la « crise de l’architecture », la « crise de l’architecte » tout comme de comprendre la « crise de l’utopie ».
CONTRE LA NEUTRALITE DE L’ARCHITECTE Nous résoudrons la crise de l’utopie en détournant les propos de Friedman. Nous pensons que cette impasse ne proviendrait pas de l’injustice causée par la neutralité de « l’architecte-arbitre » envers l’habitant ou l’usager anonyme. L’impasse se crée au moment où l’architecte démontre sa NEUTRALITE ENVERS L’ARCHITECTURE. L’art n’interdisant ni la polémique, ni l’ignorance, nous pouvons ignorer une œuvre d’art par absence de culture ou par mépris. La culture permet de déjouer l’œuvre, donnant une possibilité de la critiquer tout comme de l’ignorer. Les « œuvres préconsenties » ont déjà restreint leur groupe à un groupe d’individus consentants. L’architecture contraste de l’art dans l’habitat : le corps est incapable d’ignorer l’espace pratiqué. 54 Au final, son œuvre peut se traduire par un manque de conviction envers la société le plongeant dans la société hypothétique, composée d’individus s’ils ne sont anonymes, équivalents. Friedman ne voulant abuser d’une posture d’expert, se distingue alors par sa posture d’observateur. 53
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RECONSIDERONS L’ETHIQUE ARCHITECTURALE. Certes, les trois catégories d’architectes proclamées par Friedman existent (architecte de laboratoire, architecte commercial, architecte-artiste), mais doivent rester indissociables. Tout architecte peut reconnaître des lacunes tout comme des facilités dans l’une ou dans l’autre, mais son pouvoir sur l’utopie sociale réside en sa capacité à aboutir au projet. SANS ARCHITECTE, L’UTOPIE SOCIALE CONTEMPORAINE SOMBRE DANS LE COMA. PRONONS LA GRATUITE DE L’IMAGINAIRE COMME POSITIONNEMENT ETHIQUE PREMIER. L’erreur de Friedman (et celle de bien d’autres architectes) ne fut pas de considérer l’architecture comme une discipline, mais de définir la discipline en tant que limite. Ainsi, s’il ne veut sombrer dans la spirale des crises politiques et économiques, l’architecte devra accomplir un travail de mémoire, afin de recouvrir une foi en la transcendance des expériences physiques basées sur les cinq sens. Il se souviendra que l’HISTOIRE DE L’ARCHITECTURE représente bien plus qu’un témoin de l’histoire de l’humanité (que nous conservons maladivement), bien plus qu’un recyclage autorisé par l’introduction de techniques nouvelles. L’HISTOIRE DE L’ARCHITECTURE constitue une richesse acquise au fil des millénaires : pardelà son efficience pratique, le confort spatial puise ses qualités dans l’expérience ressentie. Soit l’émerveillement. Soit la sérénité. PRESERVONS L’EXPERIENCE SPATIALE. En guise d’ouverture… Le modèle paternaliste n’est autre qu’un modèle naturel, sans quoi ni l’éducation ni la culture ne sauraient exister. Mexico ne vit pas moins sous un modèle paternaliste que nos sociétés : ses transmissions de savoirs s’effectuent au sein de cercles familiaux élargis. De ce fait, dans quelle mesure l’architecte accomplit-il une utopie sociale, dont l’injonction de base serait un paternalisme envers l’objet architectural combiné au nonpaternalisme envers les usagers ?
Il s’agirait en premier lieu de redéfinir le mode d’emploi qu’offre à chaque nouvelle génération la discipline architecturale…
LIBERONS L’IMAGINAIRE.
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une
bIographIe pertInente de Par Caroline Cros, janvier 2009
Yona frIedman
Après une enfance en Hongrie, Friedman s’expatrie en Israël en 1946, où il fait l’expérience de la vie communautaire dans un kibboutz. Tandis qu’il travaille dans une entreprise de construction et achève ses études d’architecture commencées en Europe, il saisit les atouts de l’habitat précaire et mobile (Cylindral Shelters), qu’il tentera de mettre au point, une décennie plus tard, avec la complicité de Jean Prouvé. Tous deux sont passionnés par l’habitat pré-fabriqué et une esthétique de la simplicité, dénuée de style. Définitivement installé à Paris en 1957, il rédige et diffuse le Manifeste pour l’Architecture mobile, qui sera immédiatement relayé grâce au soutien d’architectes internationaux comme Frei Otto et les métabolistes japonais (Kenzo Tange, Kiyonori Kikutake), en phase avec ses principes architecturaux : mobilité, flexibilité, improvisation, renoncement à la construction. Très vite, Friedman est connecté avec le monde entier et fonde le Groupe d’Etude d’Architecture Mobile, à la recherche d’une architecture croissante, indéterminée et libre. De là, découle le principe de la Ville Spatiale, qui consiste à proposer des systèmes de constructions en nappes successives, qu’il déclinera, sous forme de photomontages, à partir de vues panoramiques (souvent des cartes postales de l’après-guerre) de Paris, Tunis, Monaco… En France, c’est surtout le milieu artistique, qui s’intéresse à la dimension utopique et expérimentale de ses travaux : d’abord en la personne de Pierre Restany, qui l’invite en 1963 à exposer à la galerie J, fief des Nouveaux Réalistes, à quelques pas d’ici, puis le classe parmi les « idéaires » dans le célèbre « manifeste » rouge publié à Milan en 1968. Jean Dubuffet est également attentif à ses travaux, tandis que Gottfried Honneger, principal défenseur de l’Art concret en France lui apporte tout son soutien. Dès 1975, l’ARC/Musée d’art moderne de la Ville de Paris retrace son parcours depuis une vingtaine d’années, sous le titre les Utopies réalisables . Depuis les années 2000, c’est la nouvelle génération artistique, qui se tourne encore vers lui : des figures internationales comme Olafur Eliasson et Pierre Huyghe le sollicitent pour des collaborations. Dès le départ, Friedman a cherché à élargir les champs d’application de l’architecture, considérant, à juste titre, cette pratique comme une discipline non spécialisée, à la croisée de la philosophie, de l’écologie, de la spiritualité, des mathématiques, et des sciences, en relation avec tous les domaines de la société. Dès lors, il a considéré que son rôle, en tant
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ANNEXES Sur Yona Friedman
qu’architecte, serait davantage celui d’observer les individus, leurs émotions et leurs actions, que de construire et d’imposer un modèle. « Je pense comme un sociologue », dit-il. Être en priorité un incitateur plutôt qu’un bâtisseur. Fondamentalement convaincu que l’univers, et, par conséquent, la nature humaine, sont imprévisibles et incontrôlables, il démontre, dans ses écrits et ses maquettes d’études, que la forme idéale en architecture est l’absence même de planification, d’angle droit, de standardisation, de logique… À cette nature intrinsèquement capricieuse doivent répondre des formes libres, erratiques, embrouillées et recyclées. La notion d’auteur devient alors obsolète et illusoire, préférant impulser une architecture organique, croissante et improvisée, à l’image du futur usager, à qui il accorde finalement le statut d’auteur et de créateur, comme l’ont fait, à d’autres périodes et dans d’autres domaines, Duchamp et Beuys. Dans cet immense laboratoire de maquettes et d’assemblages qui compose son univers domestique, on trouve, pêle-mêle, plusieurs typologies de maquettes : les « merzstructures » confectionnées à partir d’emballages pharmaceutiques, « les gribouillis » et « les macaronis », réalisés avec des câbles électriques, les « trains » avec des bouchons de liège tenus par des aiguilles, les « spaces-chains », qui sont des assemblages de bracelets indiens suspendus au plafond ou en équilibre sur une étagère, les « froissés » en suspension comme des nuages, puis les « laméllaires », des rouleaux de caisse enregistreuse agraphés les uns aux autres, et ainsi de suite. C’est un échantillon de ce laboratoire de formes et de gestes que la galerie présente ici avec la complicité de Friedman. Autour de ces centaines de maquettes, se trouvent des assemblages de polystyrène blancs ou recouverts de pictogrammes, et surtout des « frises » figuratives et polychromes, un peu comme les derniers papiers découpés de Matisse. Ces dessins muraux représentent des personnages mystérieux et enchanteurs, qui fascineraient n’importe quel enfant, pour Friedman, l’« utopien », par excellence. En réalité, ces personnages, qui ont des corps et des expressions humaines, sont des familles de licornes, qui expriment les quinze utopies fondamentales : le respect de la nature, la fraternité, l’égalité, la liberté, la parole libre, les droits de l’enfant, l’éducation, la santé pour tous, la liberté sexuelle, la laïcité, l’art libre, le revenu garanti, la justice, le droit au logement, et l’autogestion. Les messages de ces licornes entourent Friedman et lui permettent, tous les jours, de vivre et de partager avec les personnes qui lui rendent visite ses utopies paisibles et « réalisables ».
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CIAM
de
Dubrovnik
en
1956
ANNEXES
du tétrahedron_Principes de la ville spatiale_1955_Présenté au
Sur Yona Friedman
Détail
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Projet
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non-réalisé
CDC Dubonnet Byrrh_Ivry_Projet : 1974_Autoplanification
ANNEXES
administratif de la compagnie
Sur Yona Friedman
Centre
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: 1978_R é a l i s a t i o n : 1980_A u t o p l a n i f i c a t i o n
ANNEXES
d ’A n g e r s _A n g e r s _P r o j e t
Sur Yona Friedman
L y c é e D av i d
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Simple Technology_Madras, India_1982_Bambou
et
Papier dâ&#x20AC;&#x2122;aluminium_Autoconstruction
ANNEXES
of
Sur Yona Friedman
Museum
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70 Taxco (© Mong-Thao Nguyen)
Guanajuato (© Mong-Thao Nguyen)
Sur Le Mexique
Quintana Roo (© Mong-Thao Nguyen)
Yucatan (© Mong-Thao Nguyen)
Quelques
ANNEXES
villages autoconstruits...
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72 Hacienda_Yucatan (© Mong-Thao Nguyen)
Hacienda_Yucatan (© Mong-Thao Nguyen)
Hacienda_Yucatan (© Mong-Thao Nguyen)
haciendas de la péninsule du
Sur Le Mexique
Hacienda_Yucatan (© Mong-Thao Nguyen)
Les
ANNEXES
Yucatan
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Bibliographie F r i e d m a n (Yona), 1970 (première édition en 1958), L’architecture mobile , Paris, Ed. Casterman Poche, 159p. F r i e d m a n (Yona), 1985, Une utopie réalisée – Catalogue de l’exposition d’art moderne de la ville de Paris, 82p. F r i e d m a n (Yona), 2003 (première édition en 1978), L’architecture de survie - une philosophie de la pauvreté , Paris, Ed. de l’Eclat, 202p. F r i e d m a n (Yona), 2008 (première édition en 2000), Utopies réalisables , Paris-Tel-Aviv, Ed. de l’Eclat, 250p. F r i e d m a n (Yona), 2008, L’ordre compliqué et autres fragments , Paris-Tel Aviv, Ed. de l’Eclat, 142p. F r i e d m a n (Yona) & H o m i r i d i s (Marianne), 2010, Yona Friedman - Dessins et maquettes 1945-2010 , Paris, Ed. Les presses du réel - Galerie Kamel Mennour, 1040p. M o r e (Thomas), L’utopie , 2012, dir. Guillaume Navaud (première traduction en 1550), Paris, Ed. Gallimard, col. Folio classique, 380p. H o p k i n s (Rob), 2010, Manuel de transition – de la dépendance au pétrole à la résilience locale , Paris, Ed. Ecosociété, 216p. B a c q u é (Marie-Hélène) & B i a u (Véronique) (dir.), 2010, Habitats alternatifs : des projets négociés? , Paris, PUCA, 303p.
Articles
consultés en ligne
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< http://www.metropolitiques.eu/Le-Village-vertical-la-longue.html>, (consulté le 14 décembre 2012) H i s (Alain) & R a t o u i s (Olivier), 26 octobre 2011, « La Maison du Val, un habitat autogéré (entretien avec Alain His) », Métropolitiques, <http://www.metropolitiques.eu/La-Maison-du-Val-un-habitat.html> (consulté le 14 décembre 2012) B a c q u é (Marie-Hélène) & C a r r i o u (Claire), 11 octobre 2012, « La participation dans l’habitat, une question qui ne date pas d’hier », Métropolitiques, <http://www.metropolitiques.eu/La-participation-dans-l-habitat.html> (consulté le 14 décembre 2012) D’O r a z i o (Anne), 16 janvier 2012, « La nébuleuse de l’habitat participatif. Radiographie d’une mobilisation », Métropolitiques , <http://www.metropolitiques.eu/La-nebuleuse-de-l-habitat.html> (consulté le 14 décembre 2012) D e v a u x (Camille), 23 janvier 2012, « De l’expérimentation à l’institutionnalisation : l’habitat participatif à un tournant ? », Métropolitiques , <http://www.metropolitiques.eu/De-l-experimentation-a-l.html> (consulté le 14 décembre 2012) D e b a r r e (Anne) & S t e i n m e t z (Hélène), 6 février 2012, « L’invention de l’autopromotion à Strasbourg », Métropolitiques , <http://www.metropolitiques.eu/L-invention-de-l-autopromotion-a.html> (consulté le 14 décembre 2012)
Recommandations A r i è s (Paul), 2009, Désobéir et grandir – vers une société de décroissance , Paris, Ed. Ecosociété, 211p. B o u c h a i n (Patrick), 2008, Construire autrement , Arles, Actes Sud, 190p. B r e c h t (George), 2002, L’imagerie du hasard , Paris, Ed. les presses du réel, 160p. B u c i -G l u c k s m a n n (Christine), 2003, Esthétique de l’éphémère , Paris, Ed. Galilée, 90p. I l l i t c h (Ivan), 2003, La convivialité , Paris, Ed. du Seuil, col. Points Essais, 158p. I l l i t c h (Ivan), 2003, Une société sans école , Paris, Ed. du Seuil, col. Points Essais, 219p. F r e y (Pierre), 2010, Learning from vernacular , Arles, Actes Sud, 173p. H u yg e n (Jean Marie), 2008, La poubelle et l’architecte : vers le réemploi des matériaux , Arles, Actes Sud, 183p. M a l l a r m é , (Stéphane), 1914, Paris, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard , Gallimard, 28p.
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Liste
des figures et des illustrations
fig. 1 : Diagrammes représentant la société (source : Utopies réalisables , Yona Friedman) p.14 fig. 2 : La société égalitaire (source : Utopies réalisables , Yona Friedman) p.16 fig. 3 : La société hiérarchique (source : Utopies réalisables , Yona Friedman) p.16 fig. 4 : Manuel d’autoconstruction (source : L’architecture de survie, une philosophie de la pauvreté , Yona Friedman) p.22 fig. 5 : Le Flatwritter (Yona Friedman, 1969) p.23 ill. 1 : Portrait de Yona Friedman (source : yonafriedman.nl) p.7 ill. 2 : Yona Friedman / Interior apartment (source : yonafriedman.nl) p.8 ill. 3 : Mappemonde de Jaillot, 1694 (source : Media Larousse) p.9 ill. 4 : Utopia station, Biennale de Venise 2003 (source : yonafriedman.nl) p.10 ill. 5 : Le temps (© Hugo Flammin) p.12 ill. 6 : La dernière ligne droite (© Gilbert Garcin), p.15 ill 7 : Brazil (image tirée du film de Terry Gilliam, 1985) p.18 ill. 8 : L’embarras du choix d’après Eliott Erwitt (© Gilbert Garcin) p.20 ill. 9 : Être maître de soi, (© Gilbert Garcin) p.21 ill. 10 : La ville spatiale, (source : yonafriedman.nl) p.25 ill. 11 : Las obras de los Chupas, (© Mong-Thao Nguyen) p.26 ill. 12 : Iztapalapa, Distrito Federal (source : Google Map) p.28 ill. 13 : Distrito Federal (auteur anonyme) p.31 ill. 14 : « Estela de luz » monument du bicentenaire de l’indépendance mexicaine (© Efrain Blowsmann) p.32 ill. 15 : Maison en plan (source : Google Map) p.33 ill. 16 : «Mi casa en el cerro», Ma maison sur la colline (© Mario Avila) p.33 ill. 17 : Familia mexicana (source : Grupo Editorial Centli) p.34 ill. 18 : Design de tire bouchon (artiste : Stephanie Suarez) p.35 ill. 19 : Dia de los muertos (© Victor Hugo Rojas) p.37 ill. 20 : La foule du Zocalo, DF (© Mong-Thao Nguyen) p.38 ill. 21 : Avoir 15 ans (© Mong-Thao Nguyen) p.39 ill. 22 : DF_penultima region (© Gerardo Suter) p.41 ill. 23 : Le jardin d’Eden (artistes : Jan Brueghel l’Ancien & Peter Rubens) p.42 ill. 24 : Tableau 18 (source : Manuel de transition , Rob Hopkins) p.45 ill . 25 : Illustration du Manuel de transition (© Jennifer Johnson) p.46 ill. 26 : La crise du logement, où habitent les jeunes... (source : entre2cafe.canalblog.com) p.48 ill. 27 : La maison du Val / façade et jardin (© Olivier Ratouis) p.53 ill. 28 : Affiche de mai 68 (source anonyme) p.55 Annexes sur Yona Friedman (source : yonafriedman.nl) pp. 62-69 Annexes sur le Mexique (© Mong-Thao Nguyen) pp. 70-73
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S’adressant principalement aux (futurs) architectes, ce mémoire a pour dessein de rétablir une confiance (perdue ?) en l’architecture. En ce début de 21e siècle, il paraît évident que la « crise », celle qui semble régir notre monde décadent, soit le terme le plus récurrent des échanges quotidiens. Comment peut-on dépeindre la crise en architecture ? Plus qu’un phénomène général, nous envisageons la crise architecturale comme un ressenti, soit une notion subjective, affectant les architectes tout autant que les habitants. Par ailleurs, nous soupçonnons l’ère industrielle, génératrice de nouvelles formes de production, d’avoir conduit l’architecture vers une crise de sens . L’UTOPIE a constitué notre hypothèse de base pour démystifier la crise de sens dont il est question. Nous avons décidé de suivre l’oeuvre de Yona Friedman (architecte aujourd’hui âgé de 90 ans) afin de développer nos réflexions : il entreprit quelques décennies plus tôt l’établissement d’un mode d’emploi de l’utopie réalisable. Ses écrits (à la fois poésie mathématique et ode à l’individu) prônent l’objectivité de l’architecte pour mettre fin à la crise architecturale. Or, le paysage utopique qu’il propose nous a semblé proche de la ville de Mexico. La mise en parallèle de ces deux mondes, friedmanien et mexicain, nous a conduit à la complexité existant entre théorie et pratique, soit la tension entre l’abstraction et la réalisation du projet architectural. Notre étude restant ancrée dans une pensée contemporaine, nous avons également observé l’utopie en termes de réalisations actuelles. L’étude de ces trois entités nous a permis de définir les limites du rôle de l’architecte et de l’architecture dans l’utopie contemporaine, ce qui équivaut aussi à la redécouverte des libertés de l’architecte.