Ce que nous devons à l'Afrique

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Parcourir, des premiers temps de l’homme aux questions d’aujourd’hui, la très longue histoire du continent africain, sans omettre l’immense apport de ses cultures et de ses productions artistiques, tel est le défi que relèvent cet ouvrage et l’exposition qu’il prolonge. Tel est aussi l’ambitieux projet que se sont donné, autour du Musée dauphinois, les associations et partenaires culturels de l’Isère en réfléchissant ensemble à « ce que nous devons à l’Afrique ». De Louise-Marie Diop-Maes à Emmanuel Terray, en passant par Théophile Obenga, Djibril Tamsir Niame, Chenntouf Tayeb, Étienne Féau, Claude-Hélène Perrot ou Anne-Cécile Robert, pour ne citer qu’eux, des spécialistes tentent ici, chacun dans leur discipline, de procéder à cette évaluation. L’objectif, ainsi que nous y invite Edgard Pisani, étant de « réinventer [avec l’Afrique] une relation fondée sur le respect mutuel ».

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Photo Hans Silvester

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CE QUE NOUS DEVONS À L’AFRIQUE

30/09/10

MUSÉE DAUPHINOIS

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Ce que nous devons à l’Afrique

Musée Dauphinois Grenoble Octobre 2010


© Patrimoine en Isère/Musée dauphinois Dépôt légal : octobre 2010 Réalisation du catalogue : Cent pages Isbn : 978-2-35567-047-3


Sommaire

Ouvrage coordonné par Jean-Claude Duclos et Olivier Cogne

Préface André Vallini

Avant-propos Jean-Claude Duclos et Bernard Gilman

Analyse démo-géographique et historique sur la place de l’Afrique dans le monde d’aujourd’hui Louise-Marie Diop-Maes

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Ce que nous devons à l’Afrique : l’histoire L’Afrique, berceau de l’humanité Yves Coppens

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L’ancrage africain de la civilisation égyptienne Théophile Obenga

31

Un aperçu de l’apport de l’Afrique à l’humanité au temps de l’Égypte ancienne Cheikh M’Backé Diop

35

La Charte du Mandé de 1236 et sa portée pour le respect des droits de l’individu Djibril Tamsir Niane

43

Histoire et mémoire des « traites négrières » et de l’esclavage Éloi Coly

55

La contribution de l’Afrique à la prospérité de la France (xviii e-xx e siècles) Elisabetta Maino

63

Pourquoi enseigner l’histoire de l’Afrique ? Chenntouf Tayeb

71

Ce que nous devons à l’Afrique : les cultures « Alors l’homme blanc et l’homme noir seront amis » (Jean Rouch) Marie-Isabelle Merle des Isles

77 79

« Vous êtes invités à venir faire le tour du monde en un jour » Nadine Wanono Gauthier

85

Apports de l’oralité africaine au patrimoine mondial Claude-Hélène Perrot

91

La place des valeurs culturelles dans l’organisation des communautés locales dans l’Afrique d’aujourd’hui Yao Assogba

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Sommaire

Conceptions du travail en Afrique Marianne Lemaire

105

Les apports de l’immigration africaine en France Jacques Barou

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Ce que nous devons à l’Afrique : l’art Qu’est-ce que l’art africain ? Étienne Féau

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L’apport des cinémas africains Dominique Wallon

129

Ce que les habitants de la vallée de l’Omo rappellent des humains que nous sommes Entretien avec Hans Silvester

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Comment vivre avec le poids de notre histoire commune ? Entretien avec Moridja Kitenge Banza

145

Ce que nous devons à l’Afrique : le politique Les Africains et la démocratie Emmanuel Terray

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Ce que l’Afrique pourrait nous apporter Anne-Cécile Robert

157

Ce que nous devons à Edgard Pisani Jean-Claude Duclos

163

Ce que l’Isère doit à l’Afrique L’Afrique et l’Isère à l’épreuve de l’esclavage et de la colonisation Olivier Cogne

169 171

Du Dahomey à l’Isère Entretien avec Christian Zohoncon

177

Penser la présence africaine en Isère aujourd’hui Abdellatif Chaouite

183

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Préface

André Vallini Président du Conseil général Député de l’Isère

Reconnaître la part d’humanité qui nous vient de l’Afrique L’Afrique souffre. La malnutrition, le Sida , les changements climatiques et les guerres ne cessent d’y sévir avec des conséquences dramatiques. Pourtant l’Afrique est riche mais elle n’en profite pas. Depuis des siècles, en effet, l’Afrique donne. Des hommes, des matières premières, d’immenses territoires désormais exploités au profit de puissances étrangères, de l’argent pour rembourser des dettes interminables… : les prélèvements sont tels que l’on se demande jusqu’à quand ils seront supportés. Telles sont les réalités de ce grand continent, peuplé d’un milliard d’habitants dont un sur deux vit avec moins d’un dollar par jour. Certes, des solidarités se manifestent pour tenter d’améliorer leur sort. Nous-mêmes, dans le cadre de la coopération décentralisée du Conseil général de l’Isère, avons noué des accords de partenariat avec deux régions du Maroc et deux autres du Sénégal. Toutes indispensables qu’elles soient, ces formes de solidarité ne parviendront pas à changer sensiblement le cours des choses si le reste du monde n’y adhère pas et n’accepte pas de se restreindre. Si les partenaires de l’opération que conduit notre Musée dauphinois et les auteurs qu’il a rassemblés dans ce livre ne sous-estiment en rien la gravité de ces questions, c’est cependant sous un angle un peu différent qu’ils ont voulu aborder les réalités africaines.

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Ce que nous devons à l’Afrique

Le titre de cet ouvrage et de l’exposition qu’il prolonge, « Ce que nous devons à l’Afrique », autant que la foule des événements culturels qui lui sont associés, de l’automne 2010 à l’été 2011, suffit à comprendre leur objectif : reconnaître la part d’humanité qui nous vient de l’Afrique en procédant à l’état des lieux de ce qu’elle apporte. Chacun des articles de ce livre en témoigne : l’apport de l’Afrique au monde est considérable. Gageons que cette tentative de bilan nous aide à mieux percevoir ce qu’il y a d’africain en nous. Alors, peutêtre, les conditions d’un nouveau partage basé sur la reconnaissance mutuelle et la solidarité devraient permettre d’envisager autrement nos relations avec ce continent. Tel est, avec nos nombreux partenaires, le pari de cette exposition.

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Avant-propos

Jean-Claude Duclos

Bernard Gilman

directeur du Musée dauphinois

adjoint à la Culture de Grenoble de 1965 à 1977, membre du comité de pilotage A friquisère

Ce que nous devons à l’Afrique… Si la formule est devenue le titre de cet ouvrage et de l’exposition qui l’accompagne, c’est parce que, dès l’annonce du projet, nos partenaires l’ont faite leur. Les représentants de quelque quatre-vingts associations, réunies en juin 2009 au Musée dauphinois, en raison des liens qu’elles entretiennent avec l’Afrique, ont en effet accueilli comme une évidence la nécessité de cette évaluation. La célébration du cinquantenaire de l’indépendance de 14 pays d’Afrique n’y était pour rien. Leur adhésion venait du désir et de la volonté de mieux préciser et d’approfondir le sens des coopérations engagées par les villes et associations du département. Plus précisément, leur objectif était de lutter contre des attitudes de paternalisme, de méfiance et d’arrogance qui persistent encore trop souvent dans notre pays. Le discours de Dakar en est une triste illustration. Comme de nombreux experts, tels René Dumont ou Edgard Pisani, l’ont démontré, le fossé qui nous sépare des Africains ne saurait se creuser davantage et le décalage économique s’aggraver encore, sans qu’un nouveau désastre se produise tôt ou tard dont nous subirions tous les conséquences. Rester aveugles à la commu­nau­té de destin que nous partageons avec l’Afrique et les Africains serait une grave erreur. C’est ainsi qu’au sein des associations rassemblées autour du musée et avec d’autres ralliés peu à peu, militants et opérateurs culturels, une réflexion collective s’est développée. Elle connut notamment quatre temps forts lors de séminaires sur l’Afrique – son histoire, ses cultures, ses productions artistiques et ses politiques –, dont le but était de nourrir l’événement culturel dont ce livre est aujourd’hui 7


Ce que nous devons à l’Afrique

l’une des principales composantes. Ce sont les contributions des experts qui ont été invités à ces séminaires autant que les débats qui suivirent, qui ont en effet orienté la préparation du projet. Certes, un comité de pilotage, aidé de l’équipe du Musée dauphinois en a guidé les étapes, mais en s’attachant toujours à reprendre chacune des idées ou des questions exprimées pour les intégrer au projet. Aussi l’ouvrage, l’exposition et l’ensemble des manifestations qui leur sont associées, constituent-ils une réelle création collective à laquelle des centaines de personnes ont pris part.

Affiche du Festival Afrique noire, automne 1982, coll. Musée de Grenoble.

Avant d’évoquer le nom de quelques-unes d’entre elles, rappelons qu’une opération semblable avait mobilisé, autour du Musée de peintures et de sculptures (aujourd’hui Musée de Grenoble) et de son conservateur, Pierre Gaudibert, tous ceux que la région comptait de connaisseurs et d’amis de l’Afrique. Ainsi l’avaient voulu le maire, Hubert Dubedout, et son adjoint à la Culture, René Rizzardo. C’était, à l’automne 1982, le Festival Afrique noire qui avait notamment bénéficié du concours de l’association « Culture et développement » et de son responsable, Francisco D’Almeida, par ailleurs membre du comité de pilotage de cette nouvelle opération. Évoquant la persistance de « formes de néocolonialismes », Hubert Dubedout disait alors : « Notre ville souhaite être un milieu d’accueil pour ceux d’Afrique et du tiers-monde qui ont quelque chose à dire tant sur leur culture que sur leurs créations contemporaines, au contact de l’influence occidentale ». Il précisait que le Festival Afrique noire n’avait pas l’ambition de traiter des problèmes de l’Afrique mais d’opérer une confrontation entre « culture traditionnelle et création contemporaine pour permettre à tous de participer au débat ». Ce « permettre à tous », est révélateur de la conviction qu’avaient cet élu et son équipe de la nécessité du partage des connaissances comme base du fonctionnement démocratique dans la vie de la cité.

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Avant-propos

La similarité de nos objectifs, vingt-huit ans plus tard, signifierait-elle que les mentalités n’ont guère évolué depuis à l’égard de l’Afrique ? Et que rien n’est vraiment gagné sur ce plan ? Les événements de juillet 2010, à La Villeneuve de Grenoble, pourraient le laisser penser. Observons que ce qui vient d’arriver à La Villeneuve en a désemparé plus d’un parmi les militants, les syndicalistes et les politiques qui œuvrent depuis si longtemps dans cette ville pour l’accueil et l’intégration des populations d’origine immigrée. Ces événements nous semblent constituer une raison de plus, en ce Musée dauphinois où la mise en lumière de la mémoire des Isérois venus d’ailleurs est une habitude, de proposer cette nouvelle rencontre avec les Africains. Tout dépendra ensuite de la médiation que ce musée et les institutions culturelles qui lui sont associées sauront mettre en œuvre. Souhaitons que les habitants des quartiers de l’agglomération et du département où le sentiment d’appartenir à la même communauté citoyenne se perd viennent nombreux à Sainte-Marie d’en-Haut et participent aux manifestations proposées. Les plus jeunes y sont particulièrement attendus. Reconnaître ce que nous devons à l’Afrique apparaît alors comme une proposition parmi d’autres pour faire l’apprentissage de l’altérité. Une étape obligée pour prendre conscience des droits et des responsabilités qui en résultent, tant au sein de sa propre communauté de vie que de celle, plus large, des habitants de la planète. Encore faut-il, à l’orée de cet ouvrage et des nombreuses manifestations qui s’y rattachent, évoquer, comme nous l’avons annoncé, quelques-unes des personnes qui nous ont inspirés et nourris de leur pensée, de leur œuvre et de leurs travaux. Parmi les ouvrages qui nous ont guidés, il en est un vers lequel nous sommes très souvent revenus. Il s’agit du livre dirigé par Adame Ba Konaré, historienne, fondatrice du musée de la Femme de Bamako et ancienne Première Dame du Mali. Nous avons puisé dans les contributions qu’elle y a rassemblées, en guise de réponse au discours de Dakar du 26 juillet 2007, du Président Nicolas Sarkozy, comme dans une base de données et sommes heureux de l’accueillir à Grenoble fin novembre 2010. La lecture de son livre nous a notamment convaincus d’étendre la réflexion à l’ensemble du continent africain et d’en montrer l’histoire, toute l’histoire, des origines à nos jours. Grâce à elle, nous sommes entrés en contact avec d’autres historiens, tels Elikia M’Bokolo ou Tayeb Chenntouf.

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Ce que nous devons à l’Afrique

Le deuxième personnage auquel nous nous sommes souvent référés, et dont une partie de l’exposition reprend quelques-uns des travaux, est Jean Rouch, l’ethnologue du musée de l’Homme et le cinéaste, mort en 2004 au Niger dans un accident de voiture. Pourquoi Jean Rouch ? Parce qu’au-delà de l’Afrique, et notamment celle de l’Ouest qui est demeurée le « terrain » de sa vie d’ethnologue, il est l’un des premiers à reconnaître aux personnes auprès desquelles il enquête, la qualité d’expert de leur propre connaissance. Fondamentalement anticolonialiste, cette attitude qui caractérise aussi depuis longtemps les travaux du Musée dauphinois, l’a conduit à proposer une « anthropologie partagée » dans laquelle ethnographiés et ethnographes questionnent ensemble la réalité, pour leur profit commun. L’occasion est bonne pour rappeler que cette pratique de l’ethnologie reste malheureusement marginale aujourd’hui.

1. Edgard Pisani, Vive la révolte – Un vieil homme et la politique, Seuil, 2006, p. 147.

S’agissant de l’art, qui peut aussi trouver place dans un musée d’ethnographie et occupe quoi qu’il en soit une place immense dans ce qu’il faut devoir à l’Afrique, nous avions très tôt pensé que les travaux du photographe Hans Silvester correspondraient à ce que nous souhaitions montrer. La force, l’humanité et la somptuosité des photo­gra­phies qu’il a faites auprès des populations pastorales de la vallée de l’Omo, en Éthiopie – seule région d’Afrique jamais colonisée et lieu de découverte de la célèbre Lucy – témoignent en effet d’un rapport à la nature d’une telle harmonie, qu’elles nous sont apparues représentatives de l’art africain. L’humanisme et la délicatesse du photographe se hâtant de capter les merveilles de cet art provisoire, auprès de cette population menacée, n’échapperont pas au visiteur. Tout en contemplant la beauté singulière, éphémère et joyeuse dont les Africains sont capables quand ils vivent en symbiose avec leur milieu naturel, il prendra aussi conscience de sa grande fragilité. Le danger qui la menace et tous les maux, malheureusement nombreux, qui affectent gravement l’Afrique ont été particulièrement bien analysés par Edgard Pisani. C’est une des raisons pour lesquelles ses ouvrages nous ont particulièrement inspirés. Non seulement pour ses analyses lucides des conséquences de l’héritage et des changements en cours, mais aussi pour les recommandations qu’il formule, « avec l’utopie comme méthode », dans sa proposition d’un « pacte international de renaissance de l’Afrique »1. Partageant son espoir et son ambition, nous voudrions, avec beaucoup d’immodestie sans doute, que la reconnaissance de ce que nous devons à l’Afrique génère sur elle un nouveau regard. 10


Avant-propos Marie-Joséphine Koné lors d’une des rencontresformations préparatoires à l’exposition Ce que nous devons à l’Afrique et au programme A fr iqu isèr e , Musée dauphinois, 5 juin 2010, coll. Musée dauphinois.

Aux noms qui précèdent, nous ajouterons encore celui de Moridja Kitenge Banza. L’œuvre de ce jeune plasticien d’origine congolaise (de la République démocratique du Congo), lauréat en 2010 de la biennale de Dakar, avait attiré notre attention pour les liens qu’elle établit entre l’histoire et l’actualité de l’Afrique. Au cours nos échanges et du rapport de confiance qui s’est établi avec lui, il nous a proposé d’exprimer son avis sur l’évaluation de ce que nous devons à l’Afrique. Nous lui sommes par avance reconnaissants des réflexions que ne va pas manquer de susciter la création qu’il a décidé de réaliser spécialement pour l’exposition et dont il révèle ici le message. Exprimant combien l’apport d’Adame Ba Konaré, Jean Rouch, Hans Silvester, Edgard Pisani et Moridja Kitenge Banza avait été déterminant dans notre cheminement, nous avons retracé le plan de cet ouvrage et de l’exposition qu’il prolonge. C’est au fil d’un parcours dans le temps long de l’histoire du continent africain, des premiers temps de l’homme aux questions d’aujourd’hui, prolongée d’une évocation de l’apport de ses cultures et de ses productions artistiques que lecteurs et visiteurs sont en effet invités à mesurer ce que l’on doit à l’Afrique. 11


Ce que nous devons à l’Afrique

Bien d’autres personnes devraient être ici remerciées, à commencer par les personnalités qui ont bien voulu parrainer l’opération, les membres de son comité de pilotage, les partenaires associatifs, les acteurs culturels et, bien sûr, les auteurs des contributions qui ont nourri cet ouvrage. Qu’il nous soit permis de citer encore celui de notre ami Cécil Guitart qui, sans doute parce qu’il fut conservateur du musée des Arts africains et océaniens, s’est particulièrement investi dans la préparation de cette opération, et surtout, celui d’Olivier Cogne sans qui elle n’aurait pu être renseignée et réalisée avec autant de précision, de rigueur et de souci du partage. Souhaitons enfin que l’écho de cette opération résonne jusqu’en Afrique et que cet ouvrage y soit lu, grâce au relais des instituts culturels français. Quoi qu’il en soit, nous tenterons, avec l’aide de nos partenaires, de faire perdurer la réflexion engagée afin qu’elle continue de s’enrichir et de produire ses effets bien au-delà de la durée de l’exposition. Tandis que la municipalité d’Hubert Dubedout installait le Musée dauphinois dans les bâtiments restaurés de l’ancien couvent de Sainte-Marie d’en-Haut, mission lui était donnée de « resituer dans leur contexte historique les questions d’aujourd’hui ». La question africaine, du fait de l’intérêt qu’elle suscite en Isère, se trouve aujourd’hui resituée dans son très large contexte historique, jusqu’à l’actualité la plus vive. Ainsi le musée joue le rôle qui lui avait été assigné et que sa tutelle d’aujourd’hui, le Conseil général de l’Isère, n’a cessé de confirmer. Cet heureux concours de circonstances permet qu’une telle réflexion sur l’Afrique soit lancée. Souhaitons qu’elle incite à plus de respect à l’égard des Africains et intensifie nos relations avec eux, c’est le moins que nous leur devions.

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Analyse démo-géographique et historique sur la place de l’Afrique dans le monde d’aujourd’hui

Louise-Marie Diop-Maes Démo-géographe Docteur d’État en géographie humaine

De nos jours, la place de l’Afrique dans le monde est très réduite, et ce, dans tous les domaines (sauf en ce qui concerne les réserves de terres, de pierres précieuses, de métaux rares, de pétrole…). Ses habitants, en majeure partie, vivent en dessous du seuil de pauvreté. Exception faite de l’extrême nord et de l’extrême sud, cet état de choses est attribué essentiellement aux conditions naturelles jugées « accablantes » : grandes étendues de forêts denses, de semi-déserts (hors le Sahara et le Kalahari), de sols gréseux, sableux, granitiques, latéritiques ou lessivés, multiples maladies caractéristiques des pays chauds ; la « barre », l’isolement relatif… À ces causes naturelles, sont ajoutées, secondairement, les guerres intestines, la traite des captifs et le « choc colonial ». Cependant, les facteurs naturels favorables ne manquent pas : des températures permettant de cultiver toute l’année, un ensoleillement puissant, des pluies, inégalement réparties certes, mais assez abondantes, de nombreux cours d’eau, une végétation souvent luxuriante, une relative profusion de graminées, de tubercules, de fruits, d’oléagineux, de poissons, d’animaux divers et aussi de métaux utilisés dès le troisième millénaire (le fer au Niger oriental). Tout compte fait, des conditions analogues à celles de l’Asie méridionale. L’Afrique, du Sahel au Cap, d’un seul tenant et berceau de l’humanité à tous les stades de l’hominisation, avec la succession ininterrompue des industries lithiques et un foisonnement du néolithique, 13


Ce que nous devons à l’Afrique

Gravure extraite de l’œuvre de Frédéric Cailliaud, Voyage à Méroé, Paris, Imprimerie royale, 1826-1827, 4 vol. Situé dans l’actuel Soudan, Méroé est une cité antique de Nubie réputée pour ses nécropoles pyramidales. Capitale d’un empire (i i i e siècle av. J.-C. – iv e siècle apr. J.-C.) qui succéda aux royaumes de Kerma et de Napata, elle périclita avec l’arrivée du christianisme. Le site fut découvert en 1822 par l’explorateur nantais Frédéric Cailliaud qui remonta le Nil et put ainsi étudier différents sites nubiens.

pourrait même avoir été plus propice que l’Asie du Sud à la multiplication des habitants et à l’homogénéité de leur répartition, au départ et jusqu’à la fin du xvie siècle. Il est prouvé en effet que, même sur sol médiocre, et avec les seules cultures traditionnelles, les densités de population avaient pu atteindre de vingt à plus de cent habitants au km2, ainsi en pays Dogon (Mali) et Kabré (Togo). Les nombreux greniers et, au besoin, des déplacements, permettaient de « tenir » lors des années de sécheresse ou d’inondation. Les hauts plateaux sont et étaient particulièrement bien peuplés. Une ville en basse Nubie (région de Nabta-Playa) date du viiie millénaire. Sous l’Antiquité, se sont formées, en Haute-Égypte, (3250 av. J.-C.), l’extraordinaire civilisation pharaonique, « mère des lettres, des arts et des sciences », en Nubie, les civilisations de Kerma, Napata et Méroé (Nil moyen), la civilisation pré-axoumite et axoumite en Éthiopie, celles de Nok au Nigéria, de Jenné au Mali, de Daima et de Sao au Tchad, d’autres, autour des grands lacs, en Zambie et au Zimbabwe. Des « Blancs » apparaissent (en Libye) vers 2300 av. J.-C., ensuite, les Phéniciens, les Grecs, les Romains, les Vandales et les Arabes qui, aux viie et viiie siècles après J.-C., s’installeront de l’Égypte au Maroc.

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Analyse démo-géographique et historique sur la place de l’Afrique dans le monde…

Durant le Moyen Âge européen, se constituent progressivement dans presque toute l’Afrique d’importants royaumes. Du xive à la fin du xvie siècle, existaient en Afrique subsaharienne plusieurs villes considérables pour l’époque (soixante mille à cent quarante mille habitants ou plus), de gros villages, souvent dans le cadre d’empires remarquablement organisés, et aussi des territoires à habitat dispersé dense. C’est ce que révèlent les vestiges archéologiques1 ainsi que les sources écrites très diverses : arabes, européennes et autochtones. À titre d’exemple, citons les subsahariens, M. Kâti et son petit-fils (xvie et xviie siècles), auteurs du Tarikh el Fettach, (trad. Houdas & Delafosse, éd. J. Maisonneuve) p. 262 : « … Des gens du Soudan [pays Haoussa] eurent une discussion avec les gens de Gao [capitale du Songhaï], les Soudanais disant que Kano était plus… grande que Gao… Des jeunes gens de Tombouctou et quelques habitants de Gao intervinrent et, prenant du papier, de l’encre et des plumes, ils entrèrent dans la ville de Gao et se mirent à compter les pâtés de maisons en commençant par la première habitation à l’ouest de la ville et à les inscrire l’un après l’autre : maison d’un tel, maison d’un tel, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés aux derniers bâtiments du côté de l’est. L’opération dura trois jours, et l’on trouva 7 626 maisons, sans compter les huttes construites en paille. » (Tarikh el Fettach signifie « Chronique du Chercheur ». On peut compter douze ou treize personnes par « maison ». La scène se passe vers 1584). Plus loin, p. 270, Kâti énumère plusieurs milliers de barques abordées à Gao. (Cette chronique est écrite en arabe, langue de la religion, comme le latin en Europe). Agriculture, élevage, chasse, pêche, artisanat varié (métallurgie, textile, céramique, bois…) étaient bien développés et très actifs, ainsi que le commerce, avec poids et monnaies spécifiques. Au milieu du xive siècle, le grand voyageur arabe, Ibn Battûta, traversant l’empire du Mali, loue la « sûreté complète et générale dont on jouit dans tout le pays » et le « petit nombre d’actes d’injustice » que l’on y observe. Avant l’utilisation des armes à feu, la traite arabe était restée relativement marginale par rapport à l’ensemble de l’activité économique et par rapport au volume de la population. Début xvie siècle, dans sa Description de l’Afrique, Léon l’Africain précise que, pour capturer des esclaves, le roi du Bornou (région tchadienne) « ne peut faire cette expédition sans danger qu’une fois par an » (trad. Épaulard, éd. J. Maisonneuve, p. 481).

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1. C. Becker, C. Bonnet, G. Connah, W. & B. Fagg, F. Geus, M.-C. van Grunderbeek, E. Huysecom, J. Hurault, S.&R. Mac Intosh, J.-Y. Marchal, D.W. Phillipson, J. Polet, M. Posnansky, G. Quéchon, G. Savonnet, J.-E.-G. Sutton, P. Vidal,…


Ce que nous devons à l’Afrique Page de titre du livre de Léon l’Africain, Description de l’Afrique, tierce partie du monde, … : escrite de nôtre temps par Jean Leon, African, premièrement en langue arabesque, puis en toscane, et à présent mise en françois. Plus cinq navigations au païs des Noirs…, Lyon, Jean Temporal, 1556, coll. Bibliothèques municipales de Grenoble (A 2102).

Durant le même siècle, les Portugais déstabilisent le Congo, s’emparent de l’Angola, attaquent et ruinent les ports de la côte orientale, envahissent le Mozambique. En 1591, les Marocains attaquent et battent l’empire Songhaï qui résiste pendant 8 ans. Les armes à feu assurent aux Arabes, comme aux Portugais, la victoire sur les Subsahariens qui n’en ont pas. Des milliers d’habitants sont tués ou capturés et réduits en esclavage. Les vainqueurs, tant portugais que marocains, prennent tout : hommes, animaux, provisions, objets…

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Analyse démo-géographique et historique sur la place de l’Afrique dans le monde…

Les empires et royaumes sont alors disloqués en principautés amenées à se faire la guerre afin de posséder des prisonniers destinés à être échangés notamment contre des fusils devenus indispensables pour se défendre ou attaquer. Ainsi s’installe, progressivement jusqu’au cœur du continent, une insécurité généralisée et sans cesse croissante. Au début du xixe siècle, le lettré tunisien, El Tounsy, rapporte qu’au nord-est de la Centrafrique, on comptait jusqu’à quatrevingts razzias par an2. Les gens furent souvent réduits à l’autosubsistance dans des sites de défense difficiles à cultiver ou à alimenter en eau. La demande extérieure arabe et européenne a entraîné l’offre. En 1526, le roi Afonso du Congo écrivait à Jean III du Portugal : « Notre volonté est que dans ces royaumes [du Congo] il n’y ait jamais ni commerce, ni marché d’esclaves »3. Au début n’étaient vendus que les condamnés « pour ne pas les exécuter »4. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, sauf pendant les années de guerre franco-anglaise, des centaines de navires embarquaient, chaque année, quelque cent cinquante mille captifs5 tandis que, sur place, les morts se multipliaient au rythme des razzias génératrices de disettes, famines, maladies locales et importées, endémies, épidémies meurtrières. Ainsi, alors que le nombre des naissances diminuait, une surmortalité considérable sévissait. Comme pendant la guerre de Cent Ans qui fit perdre à la France la moitié de sa population, la diminution de la population subsaharienne s’est faite de façon irrégulière et différemment selon les régions. Le dommage global devint massif à partir du milieu du xviiie siècle, d’autant que la traite arabe en Afrique orientale s’intensifiait parallèlement. La diminution de population qui en résulta peut être évaluée en comparant les descriptions des villes et villages par les explorateurs du xixe siècle à celles des auteurs des xive, xve et xvie siècles. Le rapport approximatif est de un à quatre en Afrique occidentale. Du cap des Palmes au sud de l’Angola, les pertes furent plus élevées encore. Gwato, le port du royaume de Bénin (dans l’actuel Nigéria) comptait deux mille feux lors de l’arrivée des Portugais et n’en avait plus que vingt à trente quand les explorateurs du xixe siècle y accostèrent6. L’historien William G. Randles montre que la population de l’Angola avait aussi été réduite dans de très grandes proportions7. Par contre, les régions du Tchad sont restées assez bien peuplées jusque vers 1890 (avec des villages de trois mille habitants en 1878). Quand on examine

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2. Pierre Kalck, Histoire de la République centrafricaine, Berger-Levrault, Paris, 1995. 3. Basil Davidson, Mère Afrique, Paris, PUF, 1965. 4. William G. Randles, « De la traite à la colonisation. Les Portugais en Angola », dans Annales Économie, Société, Civilisations (ESC), 1969, p. 289305. 5. Id. 6. Duarte Pacheco Pereira, Esmeraldo de situ orbis, Bissau, Centre d’études de Guinée portugaise, Mémoire n° 19, 1956. 7. William G. Randles, op. cit.


Ce que nous devons à l’Afrique

ainsi chaque région, on voit que, dans l’ensemble, il paraît raisonnable de conclure que la population d’Afrique noire était, au xixe siècle, trois à quatre fois moindre qu’au xvie siècle. La régression, dans tous les domaines, alla de pair. La conquête coloniale (artillerie contre fusil de traite), le travail forcé multiforme et généralisé, les réquisitions, la répression des nombreuses révoltes, la sous-alimentation, les diverses maladies locales et de nouveau les maladies importées, ainsi que la continuation de la traite orientale ont encore réduit la population qui restait d’environ un tiers entre 1880 et 1930. À cette date, quelques mesures administratives et sanitaires ont amorcé un lent redressement démographique. Par ailleurs, l’acculturation s’incrusta. Après correction pour défaut de déclaration, la population noire africaine recensée en 1948 et 1949 a été évaluée approximativement à cent quarante millions de personnes, soit sept habitants au km2. Compte tenu de l’accroissement enregistré entre 1930 et 1948, on peut estimer qu’en 1930 cette population se chiffrait à quelque cent trente millions d’individus, lesquels représentent donc les deux tiers de la population des années 1870-1880. Celle-ci s’évalue ainsi à environ deux cents millions, chiffre qu’indique aussi le géographe Daniel Noin8. On en conclut que la population noire africaine devait compter, au xvie siècle, de l’ordre de six cents millions de personnes au moins, soit une moyenne d’environ trente habitants au km2 (le même ordre de grandeur qu’en Inde à la même époque).

8. Daniel Noin, L’humanité sur la planète : la population de l’Afrique subsaharienne, Éditions de l’Unesco, 1999.

Après la Seconde Guerre mondiale, les populations indigènes purent élire quelques représentants, le travail forcé fut aboli, mais toute velléité de protestation ou d’indépendance a été noyée dans le sang : Sétif (Algérie), Thiaroye (Sénégal), les Bamilékés (Cameroun), les Mao-Mao (Kenya), Sharpeville (Afrique du Sud), Madagascar… Néanmoins, sous la pression des événements, les institutions évoluèrent vers l’autonomie puis vers l’indépendance politique. La vie socio-économique profita quelque peu des retombées des « Trente Glorieuses » et de la paix. Des infrastructures scolaires, universitaires, sanitaires, industrielles et routières furent créées. Le passage aux indépendances nominales (qui se produisit à partir des années 50, mais surtout dans les années 60) n’empêcha pas la prolongation de l’impérialisme économique et culturel, avec les effets bien connus que cela implique. Dans les années 1980, débuta l’ère des « ajustements

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Carte : Thomas Lemot - Musée dauphinois

Analyse démo-géographique et historique sur la place de l’Afrique dans le monde…

Indice de développement humain 1,00 0,85 0,78 0,65 0,50 0,25 Données non disponibles

N

L’INDICE DE DÉVELOPPEMENT HUMAIN (IDH) EN 2005

0

2000 km

(éch. à l’équateur)

Source : Programme des Nations Unies pour le développement (Pnud). L’idh, compris entre 0 (exécrable) et 1 (excellent), est la moyenne de trois indices quantifiant santé/longévité, niveau d’éducation et niveau de vie.

structurels » imposés par le Fmi et la Banque mondiale, c’est-à-dire une restriction draconienne des services publics. L’Administration et l’enseignement utilisent encore la seule langue de l’ancien colonisateur, ce qui détermine un pourcentage très élevé de redoublements, d’abandons et autres effets pervers. Les habitants instruits du niveau du secondaire et du supérieur (particulièrement en science et technique) sont trop peu nombreux par rapport à l’ensemble de la population et ne constituent pas encore une « masse critique ». Les mécanismes économiques établis entre les pays aujourd’hui riches et les pays pauvres ou appauvris, empêchent l’enrichissement de ces derniers, techniquement sous-développés : concurrence déloyale (coton, sucre), prix bas imposés pour les produits exportés (uranium), surfacturation des services et produits importés, bénéfices « rapatriés », non réinvestis sur place, zones franches, addictions introduites… Ainsi persiste la pauvreté paralysante malgré des réussites et des progrès ponctuels et, depuis 2000, de forts taux de croissance (6 %) mais abaissés par la crise. L’Idh (Indicateur de développement humain) reste très faible.

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Ce que nous devons à l’Afrique

Conclusion L’analyse démo-géographique et historique permet de comprendre pourquoi et comment la plupart des pays d’Afrique, aujourd’hui encore, sont généralement classés parmi les cinquante derniers rangs dans les différents domaines d’activité.

9. Par exemple, la participation systématique des femmes à la direction des affaires publiques (des siècles avant tout autre), la représentation directe des différentes catégories sociales et professionnelles auprès du gouvernement central et de l’exécutif provincial (y compris les « esclaves » chez les Mossi). Au plan mondial, une cour internationale de justice économique serait très utile (cf. J. Echeverria, Le Monde diplomatique, fév. 1980).

Vers 2000 seulement, la population subsaharienne a retrouvé son niveau du xvie siècle ! Les civilisations africaines ont été détruites, ses habitants, profondément aliénés. La Chine et l’Inde qui ont échappé à cela, émergent maintenant, avant l’Afrique (mais selon des modèles discutables). La grave crise actuelle frappe presque tous les pays du monde. Cependant, l’Afrique, bien dotée, reste un champ d’expansion pour les anciens colonisateurs et pour les pays émergents. Elle est restée une proie. La création de nombreuses écoles bilingues (langue européenne/langue africaine véhiculaire du pays ou de la région), à tous les niveaux d’enseignement, est indispensable et urgente, de même la formation de cohortes d’ingénieurs, de techniciens, d’entrepreneurs consciencieux et de dirigeants politiques clairvoyants. À l’échelon de chaque État, deux pays plurilingues et très soucieux de justice sociale devraient retenir notre attention : la Finlande et le Kérala en Inde. Il serait approprié de s’inspirer aussi de certains éléments institutionnels des anciennes sociétés traditionnelles de l’Afrique noire, toujours valables, même à l’ère de l’ordinateur9.

Conseils bibliographiques

Basil Davidson, Mère Afrique, Paris, Puf, 1965, 284 p. Louise-Marie Diop-Maes, Afrique noire : démographie, sol et histoire : une analyse pluridisciplinaire et critique, Paris, Présence africaine/Khepera, 1996, 387 p. José Echeverria, « Pillage du tiers-monde et crimes d’État », Le Monde diplomatique, février 1980. Pierre Kalck, Histoire de la République centrafricaine, Paris, Berger-Levrault, 1974, 341 p. Mahmoud Kâti ibn al Hâdj al-Motawakkil Kâti, Tarikh el-Fettach ou Chronique du chercheur pour servir à l’histoire des villes, des armées, et des principaux personnages du Tekrour, trad. française par O. Houdas, M. Delafosse, Paris, J. Maisonneuve, 1981, 361 p.

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Léon l’Africain, Description de l’Afrique, trad. de l’italien par A. Épaulard, Paris, J. Maisonneuve, 1980, 629 p. Daniel Noin, L’humanité sur la planète : la population de l’Afrique subsaharienne, Éditions de l’Unesco, 1999. Duarte Pacheco Pereira, Esmeraldo de situ orbis, Bissau, Centre d’études de Guinée portugaise, Mémoire n° 19, 1956, 226 p. William G. Randles, « De la traite à la colonisation. Les Portugais en Angola », dans Annales Économie, Société, Civilisations (Esc), 1969, pp. 289-305.


Ce que nous devons à l’Afrique l’histoire



L’Afrique, berceau de l’humanité1

Yves Coppens Paléontologiste et paléoanthropologue Professeur honoraire au Collège de France

L’humanité, ce sont tous les êtres humains : depuis les débuts de son existence, il y a trois millions d’années, elle a été représentée par cent milliards d’individus, soit deux cent mille générations. D’origine animale, l’humanité fait partie de l’histoire de la vie, donc de la terre, puis de l’univers – non pas de son origine, qui nous reste inconnue, mais du commencement de nos connaissances à son sujet, soit une quinzaine de milliards d’années environ – douze milliards et demi peut-être… Confrontés à un tel mystère, certains scientifiques ont pensé que peut-être, quelque part, dans ce vide sans borne, une mystérieuse et prodigieuse force était nichée. Comprimée et concentrée à un tel degré que soudain… BANG ! dans une déflagration d’une brièveté et d’une puissance inouïe, cette force envoie dans toutes les directions une matière qui sous l’effet d’une chaleur plus brûlante que mille milliards de soleils, se transforme en un instant, en un magma gazeux et incandescent, dans un indescriptible chaos sans forme ni sens. Aussitôt l’horloge de l’univers se met en marche. Dix milliards d’années après le big-bang, parmi une multitude d’étoiles, resplendit le soleil, autour duquel va tourner une planète singulière : la nôtre. C’est dans cette planète, la terre, qu’il y a 5 milliards d’années va naître la vie, avec des êtres unicellulaires d’abord, et pluricellulaires ensuite. Ils vont s’organiser autour de ce que l’on va appeler le règne végétal et le règne animal. Ces animaux vont sortir de l’eau, vers 500 millions d’années, avant de devenir les mammifères que nous connaissons.

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1. Extrait de Y. Coppens, « L’Afrique, berceau de l’humanité », dans L’Afrique, les Rendez-vous de l’Histoire, Blois, 2003, Éditions Pleins Feux, 2004, pp. 29-39. Le Musée dauphinois remercie sincèrement Cécil Guitart qui a favorisé la publication de ce texte.


Ce que nous devons à l’Afrique

O c é a n

Boxgrove St-Acheul Cro-Magnon

Atapuerca

CAUCASE

Dmanisi (Homo georgicus)

Tautavel Ceprano

Orce-Venta Micena Salé Rabat

EUROPE

Homo heidelbergensis Vertesszollos Peştera cu Oase

Tighennif

Khorramabad

Ubeidiya DELTA DU NIL

MÉSOPOTAMIE

Riwat

VALLÉE DE L’INDUS

SAHARA

Toros Menalla (Toumaï)

Bula

Koro-Toro (Abel)

Ardipithecus ramidus Bodo Lucy Kibish (Omo 1) Ouest-Turkana Koobi-Fora Allia Bay Australopithecus anamensis Lothagam Orrorin tugenensis Kanapoi Samburupithecus Aust. bosei (Olduvaï) Laetoli VALLÉE DE L’OMO

Uhara

A t l a n tiqu e Kabwe

Aust. africanus (Taung) Oranjemund Elandsfontein

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Océa n

Indien Makaparagat Sterkfontein, Kromdraai, Swartkrans, Drimolen

Florisbad


L’Afrique : berceau de l’humanité

SIBÉRIE AMÉRIQUES

Océan

Zhoukoudian (Homme de Pékin)

Jinniushan

LES ORIGINES AFRICAINES DE L’HOMME

Lantian Jianshi Longgupo Yuanmou

Hexian

CHINE

Fossiles préhumains (de -9 à -1,2 millions d’années)

Renzidong

Fossiles d’Homo habilis, erectus, ergaster… (de -2,5 à -0,3 M.a.)

Maba

Fossiles d’Homo sapiens (de -400 000 à -10 000 ans) Fossiles d’Homo neanderthalensis (de -300 000 à -30 000 ans)

Ban Mae Tha

Migration des premiers Homo (de -2,5 à -1,5 M.a. ) Expansion de l’Homo sapiens dans le monde (depuis 200 000 ans)

Sources : L’Histoire n°293 ; Y. Coppens et P. Picq, Aux origines de l’humanité (Fayard, 2001) ; J. Jolly, L’Afrique et son environnement européen et asiatique (Paris Méditerranée, 2002) ; C. Griggo (Institut Dolomieu, Grenoble).

JAVA

Modjokerto Wadjak Homme de Flores Sangiran Trinil (Homo floresiensis)

AUSTRALIE

N

Lacs Willandra Melbourne

Kow Swamp

0

1000

2000 km

(échelle à l’équateur)

25

Carte : Thomas Lemot - Musée dauphinois

Pacifique


Ce que nous devons à l’Afrique

C’est seulement vers 70 millions d’années qu’apparaissent les primates, classification zoologique qui recouvre les singes et les hommes. Les primates arrivent par des voies mystérieuses dans cette Afrique qui était alors une île. Ils s’y sont développés et, pendant un certain temps, y sont même demeurés de manière endémique. Ce n’est en effet qu’aux alentours de dix-sept ou dix-huit millions d’années que la plaque africaine, montant vers le nord-est, est entrée en collision avec l’Eurasie, créant un pont naturel, qui a permis le passage aussi bien de l’Eurasie vers l’Afrique, que de l’Afrique vers l’Eurasie – notamment des grands singes. Mais revenons au continent africain. L’arbre généalogique des primates y aboutit, vers dix-huit millions d’années, à ce que j’appelle « l’embranchement » ou « carrefour sacré », c’est-à-dire le moment où les grands singes, chimpanzés et bonobos, vont se séparer des hominidés. Cet « embranchement sacré », si essentiel dans notre histoire est donc africain. C’est bien vers les tropiques africains qu’il fallait chercher nos ancêtres pré-humains. Nous les avons cherchés. Nous les avons trouvés. J’en ai compté quinze. Nous connaissons aujourd’hui quinze pré-humains. Cela étonne qu’il y en ait tant, c’est en fait le mode de diversification de tous les mammifères. Je vais maintenant vous présenter quelques-uns de ces préhumains, tous africains. Découverts dans le sud, le centre et l’est de l’Afrique, ils sont plutôt des habitants de la savane. 2. Le foramen magnum ou trou occipital est un orifice situé à la base du crâne, par lequel passent les artères spinales et vertébrales, les racines spinales, les nerfs crâniens, la moëlle épinière et l’axis. La position du trou occipital par rapport à l’ensemble du crâne permet de donner des informations sur la position générale du corps. Chez les quadrupèdes, le trou occipital est en arrière de la tête, dans le prolongement de la colonne vertébrale. Chez l’hominidé, plus la posture bipédique est marquée et plus le foramen magnum se retrouve sous le crâne.

Le Samburupithecus, découvert au Kenya, est le plus ancien, dans la mesure où c’en est un ; il a neuf millions et demi d’années, des grosses dents, pourvues d’un émail épais, usées à plat comme chez les autres hominidés, et des prémolaires élargies. Le suivant s’appelle Toumaï, de son nom scientifique Sahelanthropus tchadensis. Il a sept millions d’années et vient du Tchad. Nous n’en connaissons pas encore les membres, mais son crâne a une bonne allure d’hominidé, avec un foramen magnum2 situé en dessous et en avant, comme pour quelqu’un qui se tient debout. Le troisième originaire du Kenya s’appelle Orrorin. Il a six millions d’années ; on ne connaît pas son crâne, mais ses membres : son humérus, par exemple, et ses phalanges montrent qu’il grimpe, ses fémurs prouvent qu’il est debout et bipède.

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L’Afrique : berceau de l’humanité

Plus près encore de nous, se trouve Ardipithecus : éthiopien, vieux de quatre et demi à cinq et demi millions d’années, il semble se tenir debout et être arboricole. Plus haut encore dans le temps, il y a Lucy, Australopithecus afarensis, vieille de trois à quatre millions d’années, dont vous avez certainement entendu parler : elle me suit même lorsque je ne l’évoque pas ! Nous l’avons trouvée en 1974 en Éthiopie : elle offre cet intérêt extrême de posséder cinquante-deux ossements, au lieu de deux ou trois ordinairement éparpillés. C’est sur Lucy, que nous avons observé pour la première fois que ces pré-humains étaient en même temps arboricoles et bipèdes – même s’il ne s’agit pas de la bipédie facile, exclusive, d’aujourd’hui, impensable pour qui grimpe aussi dans les arbres – Lucy est devenue célèbre car elle était plus complète que les autres, mais aussi petite, féminine, ancienne, ancêtre, baptisée d’un nom que beaucoup ont retenu…

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Radiographie du crâne de Toumaï (a. homme actuel, Homo sapiens ; b. chimpanzé ; c. australopithèque ; d. Toumaï), 2005. © Mission paléoanthropologique franco-tchadienne. La radiographie du crâne de Toumaï comparée à celles d’autres espèces montre clairement que l’angle formé par le plan du foramen magnum (Fm ) et le plan des orbites (Op ) est très proche de celui des australopithèques et des Homo sapiens, et complètement différent du chimpanzé actuel (Pan troglodyte). Cet angle, directement en relation avec la posture de locomotion, étaye l’hypothèse que Toumaï était bipède.


Ce que nous devons à l’Afrique

Et nous en arrivons à l’Homme. Autour de trois millions d’années, apparaît un autre primate supérieur, un autre hominidé, doté seulement d’une bipédie exclusive, mais encore d’une grosse tête, qui contient un cerveau plus important, avec un beau développement du cortex. Le cerveau ne se fossilise pas, mais on peut effectuer des moulages de l’endocrâne dont l’examen révèle à la fois le volume du cerveau, l’empreinte des circonvolutions cérébrales, et une certaine partie de son irrigation, celle des méninges. La comparaison des résultats donne ainsi pour Toumaï 300 cm3, pour Lucy 400 cm3, et jusqu’à 700 cm3, pour ces premiers humains. Il s’agit là d’une réelle augmentation de la quantité de matière grise. Les mâchoires de ce nouveau Primate supérieur portent des dents d’omnivore : pour la première fois, et par nécessité, il va découvrir la viande. Depuis trois millions d’années, nous avons à la fois des dents et une physiologie qui nous permettent de manger et de digérer la viande. L’émergence de l’être humain est donc un fait africain. Avec l’homme apparaissent délibérément les outils. Quelqu’un a eu alors l’idée de prendre un caillou, puis un autre, de taper sur le premier avec le second, afin d’en changer la forme à son profit. C’est le début de l’action des hommes sur leur environnement, action qui n’a jamais cessé depuis. Les chimpanzés ramassent des pierres, mais s’en servent directement. Il s’agit bien chez l’homme de l’apparition d’une certaine réflexion. L’émergence, l’origine, la racine de la culture et de la conscience sont donc aussi africaines. Avec l’apparition de la conscience se sont donc développées à nouveau la complication et l’organisation incessantes de la matière.

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L’Afrique : berceau de l’humanité

Si l’humanité prévaut parmi les espèces vivantes, nous pourrions aller vers une forme de supra-pensée. Pourquoi pas ? Or à partir d’une richesse d’hominidés, nous arrivons aujourd’hui à une seule espèce d’Humain. Et il est finalement plus étrange d’avoir un seul « Homo sapiens » partout sur la terre, que quinze pré-humains à une certaine époque en Afrique. Les Humains vont bien s’adapter au climat et aux nouveaux écosystèmes : cela va leur permettre une certaine croissance démographique. Améliorés, leurs outils vont se diversifier pour des fonctions plus variées. Ils mangent en outre de la viande, ils chassent donc ; en chassant, deviennent plus mobiles, et comme leur cerveau s’est agrandi, ils bénéficient d’une réflexion meilleure. À cela s’ajoute une pression probable de l’environnement, ils se sont par la suite déployés rapidement. Par curiosité, grâce à leur mobilité, leur démographie, leurs équipements meilleurs, ils ont agrandi leur niche écologique jusqu’audelà de ses limites, au point même d’en conquérir d’autres. De proche en proche, ils se sont déployés à travers l’Afrique entière, et puis le Proche-Orient, et à partir de cette croisée des chemins, aussi bien vers l’ouest – en Bretagne par exemple – que vers l’est, jusqu’en Chine. Le peuplement de l’Eurasie à partir du peuplement africain s’est fait de façon normale en Asie, mais de façon particulière en Europe. Pour des raisons de glaciation, l’Europe s’est fermée. Elle est devenue une sorte d’île, et les premiers arrivés s’y sont trouvés enfermés. Un peuple enfermé ne dispose plus du même choix d’alliance, et ce peuplement va dériver génétiquement jusqu’à devenir Néandertal. L’Europe fabrique donc cette humanité particulière : l’homme de Néandertal, qui va coexister, mais derrière ses glaciers, avec « l’Homo erectus », en Afrique et en Asie, et c’est cet « Homo erectus » qui va s’y transformer en « Homo sapiens ». L’homme moderne apparaît donc en Afrique et en Asie, peutêtre même à nouveau en Afrique d’abord, bien avant d’apparaître en Europe. Mais même si l’Afrique n’a pas été à l’origine exclusive de l’homme moderne, elle a participé à sa genèse, et puis l’homme moderne, « l’Homo sapiens », il y a cinquante mille ans, a poussé de nouveau ses limites, vers l’Amérique par le détroit de Béring émergé, vers l’Australie, et vers l’Europe. Cet homme moderne y a ainsi coexisté avec l’homme de Néandertal.

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Ci-contre Le squelette fossilisé de Lucy, coll. Muséum national d’Éthiopie à Addis-Abeba. Avec ses 52 ossements, le squelette de Lucy est le premier fossile relativement complet d’australopithèque qui ait été découvert.


Ce que nous devons à l’Afrique

La séparation essentielle entre grands singes et humains, ce « grand embranchement », est donc africaine ; le bouquet de pré-humains l’est également, de même que l’émergence de l’être humain, celle de l’outil et donc de la culture, et enfin celle de la conscience. Pour la première fois au monde, l’apparition de la matière pensante, après quatre milliards d’années de la matière vivante, après quinze milliards d’années d’histoire de la matière inerte, cette première irruption de la matière pensante est africaine. L’Afrique a au moins participé à la création de l’homme moderne, si elle ne l’a pas créé. Le rôle de l’Afrique dans notre histoire est par la suite considérable, est-il besoin de le préciser ?

Conseils bibliographiques

Yves Coppens, Pascal Picq, Aux origines de l’humanité, Paris, Fayard, 2001, 2 vol., 649 et 569 p. Yves Coppens, « L’Afrique, berceau de l’humanité », dans L’Afrique, les Rendez-vous de l’Histoire, Blois, 2003, Éditions Pleins Feux, 2004, pp. 29-39.

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Yves Coppens, Le Présent du passé. L’Actualité de l’histoire de l’Homme, Éditions Odile Jacob, Paris, 2009, 288 p.


L'ancrage africain de la civilisation égyptienne

Théophile Obenga Historien et linguiste Professeur à l’université d’État de San Francisco (États-Unis)

L’étude de l’Égypte ancienne, pour diverses motivations, s’est enracinée longtemps dans l’orientalisme, c’est-à-dire dans le cadre exclusif du Proche-Orient, d’où viennent toute sagesse et toute lumière. Cette vision commune s’est faite tenace, devenant une espèce de préjugé invincible. Or, à ce sujet, le colloque scientifique international sur le peuplement de l’Égypte, organisé par l’Unesco, au Caire, en 1974, avait abouti à des conclusions positives très nettes : l’Égypte antique appartenait, sans partage, à l’univers culturel africain. La crédibilité scientifique de ce célèbre colloque tient à la qualité des participants, tous égyptologues savants, venus d’Allemagne, de France, des Usa , du Canada, du Sénégal, du Danemark, de l’Autriche, d’Égypte même, du Soudan, etc. Depuis ce colloque, l’ancrage africain de l’Égypte ancienne apparaît de plus en plus comme un fait historique intrinsèque, longtemps occulté par l’accoutumance des idées préconçues. Même à grandes esquisses, sans détails techniques encombrants, la démonstration d’un tel ancrage n’est que probante. L’Égypte ancienne se définit comme l’une des plus vieilles civilisations de l’humanité dont les genèses historiques inscrites sur des palettes lithiques apparaissent vers 3500 av. notre ère. Ces genèses s’inaugurent en Haute-Égypte et dans les pays méridionaux, en HauteNubie, le Delta ou la Basse-Égypte se trouvant encore sous les eaux marines. Du reste, l’antériorité de la Haute-Égypte sur la Basse-Égypte est formellement inscrite dans la titulature royale pharaonique, et cela a duré près de 35 siècles d’histoire nationale vivante. 31


Ce que nous devons à l’Afrique

Tête de la reine Tiyi, épouse du roi Amenhotep III HeqaOuaset Neb-Maāt-Rā (vers 1386 –vers 1349 av. J.-C.), coll. Musée de Berlin, Inv. 21834. Provenant de Gouroub, cette tête est en bois d’if peint. Ce visage de grâce et de lumière est celui d’une authentique femme africaine, noire.

L’État de l’Égypte ancienne fut organisé et administré sous forme de royaume, localisé au nord-est du continent africain, dans la basse vallée du cours inférieur du Nil, – le plus long fleuve de l’Afrique et du monde. La dignité de la royauté fut incarnée par un roi, tenu pour un être sacré, aux pouvoirs transcendants. Le roi d’Égypte ou Pharaon pouvait commander aux éléments de la nature. Trois conditions naturelles constituent l’environnement de ce pays : un soleil permanent, ardent, avec un climat sec ; un désert (le Sahara oriental) aride et brûlant ; enfin un fleuve nourricier, apportant l’eau pour les plantes, les animaux et les humains. À quoi il faut ajouter le génie créateur de l’habitant de la vieille Égypte. Basée sur le Nil, la civilisation égyptienne fut essentiellement hydraulique, agraire, pastorale, aux rythmes des trois saisons, akhet (inondation), peret (retrait des eaux niliennes, dépôts du limon fertilisateur) et shemu (récolte, vendange, stockage des grains dans les greniers d’État). L’observation de l’environnement et des éléments climatiques saisonniers a conduit l’Égypte à créer un calendrier astronomique précis : une année de trois saisons, une saison de quatre mois, un mois de trente jours, une semaine de huit jours, un jour de vingt-quatre heures (12 heures de jour et 12 heures de nuit). Les documents vérifiables montrent que le concept de « minute » était connu dans la vieille Égypte. De façon non moins certaine, la religion égyptienne était fondée sur une théologie solaire, car la puissance vivifiante du soleil (ra, rā) était considérée comme une manifestation de Dieu (Ra, Rā) lui-même. Pharaon, sous le soleil d’Égypte, si éblouissant et si cosmique, était regardé comme le « fils de Rā » (sā Rā). Chez les Djoukor du Tchad, Rāa est le nom même de Dieu. Le mot Égypte, on le sait, est grec d’origine, donc étranger au royaume africain de la basse vallée du Nil, dans l’Antiquité. Les habitants autochtones appelaient leur pays par : Kmt (Kemet), mot qui signifie en toute rigueur : « pays noir », la « Noire » (la Nigritie), et les hommes et les femmes du pays noir se nommaient : Kmtyw, Kemetiu, les « Noirs ». Les habitants de l’Afrique noire sont des Noirs africains ou Négro-africains : c’est la même logique avec Kmt et Kmtyw.

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Ancrage africain de la civilisation ég yptienne

L’ancrage africain de l’Égypte ancienne est bien fixé par le mot km : langue égyptienne pharaonique : km, « noir » (charbon) copte (égyptien évolué) : kem, kam, kemi, kami, « noir » (grec melas) mbochi (Congo) : i-kama, « devenir noir par excès de feu », « charbonner » bambara (Mali) : kami, « réduire en braise » Certes, le mot est arbitraire, mais pas les systèmes phonétiques, sémantiques. Ici, le champ sémantique est formellement le même : le champ sémantique africain-égyptien kame (kem, kemi, kami, -kama, etc.) contraste assez avec le champ sémantique grec (melas), latin (niger, nigra, nigrum), pour une même valeur de signification : noir, au sens propre et rigoureux du terme. Au nouvel Empire égyptien, le dieu national suprême fut Amon (Amon-Rā), au grand temple de Karnak, en Haute-Égypte. Ce nom divin est typiquement africain : égyptien : Imn, « Amon », « Amen » copte : Yamoun, Amoun rwanda : Imana, Dieu suprême ruundi : Imana, Dieu suprême dogon (Mali) : Amma, Dieu créateur jukun (Nigeria) : Ima, Dieu créateur À des variantes près, le nom du dieu est le même partout, indiquant une même théologie fondamentale et un même panthéon, une spiritualité ancestrale partagée, depuis l’Égypte pharaonique. Le plus important concept de toute la civilisation égyptienne est celui de maāt. Il est symbolisé par une déesse portant une plume d’autruche sur la tête. Les contenus sémantiques expriment les concepts de « Vérité-justice », « Règle de conduite universelle », « Loi suprême transcendantale », « Espérance divine et humaine d’une vie bienheureuse dans l’Au-delà ». Ici aussi, l’ancrage africain culturel, linguistique et spirituel de l’Égypte ancienne est palpable au ras des faits : égyptien ancien : maāt, « vérité » ; maā, « juste, vrai » copte (égyptien évolué) : me, mèè, mie, meei, « vérité, droiture, justice » nuer (Nilotique, Soudan) : mat, « totalité des valeurs », « somme des forces » qui guident la vie

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Portrait de Amenhotep IV Akhenaton Neferkheperou-RāWā-en-Rā (vers 1350 – vers 1334 av. J.-C.), Nouvel Empire, xviii e dynastie, coll. Musée égyptien du Caire, galerie Amarna. Visage dont les lèvres ne mentent pas.


Ce que nous devons à l’Afrique

fang (Gabon) : ngbaka (Rca) : mada (Nord Cameroun) :

mye, mie, comme en copte (égyptien évolué) ma, médicament magique pour découvrir la vérité mat, « génie » (spécialisation sémantique).

Ainsi, par la géographie (basse vallée du Nil, désert du Sahara oriental, fleuve Nil), le nom du pays et de ses habitants (Kmt, Kmtyw), la théologie, la spiritualité (Rā, Amon ; Rāa, Imana), les valeurs, l’éthique, le droit (maāt, mei, maa), par la vie rurale et paysanne aux bords du Nil (irrigation, nilomètre, navigation, canalisation, orientation géographique, etc.) et par l’égalité de l’homme et de la femme (société matrilinéaire, femme de pouvoir d’État, culte royal des ancêtres maternels, importance socio-politique des enfants royaux, nombreux conseillers bien hiérarchisés à la cour royale), par la psychologie et le tempérament, l’Égypte pharaonique relève entièrement de l’univers culturel négro-africain. Ce fut aussi la perception de tous les savants grecs, notamment d’Hérodote et d’Aristote. Et cette Égypte pharaonique a énormément contribué à la civilisation de l’humanité en fournissant : architecture monumentale en pierre de taille, calendrier astronomique encore en usage de nos jours, médecine (techniques inégalées de momification), mathématiques (conception et notation du zéro), papyrus soit le papier de toute l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge, les droits humains de dignité et d’égalité, la conception de l’immortalité de l’âme humaine pour la première fois dans l’histoire humaine, la sagesse, la philosophie. Il est heureux et salutaire de reconnaître, enfin, certains héritages de l’humanité dans leur véracité historique.

Conseils bibliographiques Collectif, Le peuplement de l’Égypte ancienne et le déchiffrement de l’écriture méroïtique : Actes du colloque tenu au Caire du 28 janvier au 3 février 1974, Paris, Unesco, 1978, 137 p. Cheikh Anta Diop, Nouvelles recherches sur l’égyptien ancien et les langues africaines modernes, Présence Africaine, Paris, 1988, 221 p.

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Théophile Obenga, Origine commune de l’égyptien ancien, du copte et des langues négro-africaines modernes. Introduction à la linguistique historique africaine, éd. L’Harmattan, Paris, 1993, 401 p.


Un aperçu de l’apport de l’Afrique à l’humanité au temps de l’Égypte ancienne

Cheikh M’Backé Diop Docteur ès sciences physiques Professeur à l’Institut national des sciences et techniques nucléaires (Instn)

Introduction Un préjugé tenace, lié à l’histoire de ces cinq derniers siècles (traites esclavagistes, colonisation 1), a donné de l’Afrique noire l’image d’un espace de tout temps arriéré, où la science, la technologie, la réflexion philosophique, … étaient inconnues des autochtones avant le contact avec les Arabes et les Européens. Les travaux de préhistoriens, d’historiens et de scientifiques, en particulier ceux de Cheikh Anta Diop2, ont rendu caduc ce présupposé idéologique, chargé et accompagné d’un cortège de violences symboliques inouïes3. La paléontologie et l’archéologie, associées à d’autres disciplines (méthodes de datations, génétique, …), ont montré que l’Afrique est le berceau de l’humanité et que c’est sur ce continent que se sont manifesté les premières réalisations culturelles de l’Homme moderne. Dans différents écrits, C. A. Diop restitue l’« Apport de l’Afrique à la civilisation universelle »4. Il distingue trois grandes périodes : de la haute préhistoire au début de l’écriture, puis l’Antiquité avec notamment l’Égypte pharaonique, civilisation négro-africaine5, et enfin la période allant approximativement du viie au xve siècle dans laquelle se situe l’apport de la civilisation arabo-musulmane à la Renaissance européenne. Nous avons fait, ici, le choix de présenter de manière très succincte et sélective, par conséquent nécessairement simplifiée, la partie consacrée à l’apport de la civilisation égyptienne pharaonique dans les domaines des sciences, de la philosophie et de l’organisation politicosociale, tout en faisant aussi référence à d’autres travaux.

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1. L.-M. Diop, Afrique noire – Démographie, sol et histoire, Paris, Khepera/Présence Africaine, 1996. 2. C. A. Diop, Nations nègres et Culture, Paris, Présence Africaine, 1954. 3. Cf. en particulier les œuvres d’Aimé Césaire et de Frantz Fanon. 4. C. A. Diop, Civilisation ou Barbarie, Paris, Présence Africaine, 1981 ; Communication de C. A. Diop au colloque Centenaire de la Conférence de Berlin, 1884-1885, Brazzaville 26 mars – 5 avril 1985, Présence africaine, Paris, 1987, pp. 41-71. 5. T. Obenga, Origine commune de l’égyptien ancien, du copte et des langues négroafricaines modernes. Introduction à la linguistique historique africaine, Paris, L’Harmattan, 1993.


Ce que nous devons à l’Afrique

Relevé du plafond astronomique de la tombe de Senmout, architecte du temple de la reine Hatchepsout à Deir el-Bahari : représentations calendériques sothiaque et lunaire, vers 1490 avant J.-C., XVIIIe dynastie.

6. Voir aussi A. S. von Bomhard, Le Calendrier égyptien, une œuvre d’éternité, London, Periplus, 1999. 7. Il sera divinisé en raison de son génie.

De la mesure du temps aux arts mathématiques L’observation des astres a joué un rôle déterminant dans le processus d’élaboration d’une division du temps et de calendriers. C. A. Diop rappelle ainsi les trois calendriers, lunaire, solaire et sidéral inventés par les anciens Égyptiens et en décrit les spécificités. Le plafond astronomique de la tombe de Senmout, architecte et intendant royal de la reine Hatchepsout (vers 1490 av. J.-C.) en est un exemple6. Le calendrier sidéral, fondé sur l’observation de l’étoile Sirius, a une périodicité de 1460 ans faisant remonter son invention au moins à 4236 av. J.-C. Le calendrier solaire égyptien, de 365 jours, est à l’origine de notre calendrier actuel. Les Égyptiens avaient constaté le décalage d’un quart de jour chaque année donnant aujourd’hui lieu à l’ajout d’un jour tous les quatre ans (année bissextile). Ce décalage était suivi par les Égyptiens sur une période de 1460 ans du calendrier sidéral à l’issue de laquelle ils ajoutaient une année ! Nous leur devons aussi la division du jour en 24 heures égales. Ils inventèrent des instruments de mesure du temps : la clepsydre et l’horloge à ombre. L’observation du ciel a également savamment guidé l’orientation des monuments érigés par les ingénieurs égyptiens. La majestueuse architecture égyptienne, de Memphis à Abou Simbel, du complexe funéraire du pharaon Djoser (vers 2670 av. J.-C.) à Saqqarah, conçu par le vizir et savant polyvalent Imhotep7, au temple de Deir el-Bahari 36


Un aperçu de l’apport de l’Afrique à l’humanité au temps de l’Ég ypte ancienne

de la reine Hatchepsout, est l’une des manifestations concrètes des mathématiques égyptiennes. Le philosophe grec Aristote (384-322 av. J.-C.) écrit dans Métaphysique : « … C’est pourquoi les arts mathématiques sont nés d’abord en Égypte, car là-bas on avait laissé du loisir à la caste des prêtres »8. Les anciens Égyptiens ont élaboré des traités de mathématiques9 parmi lesquels ceux remontant au Moyen Empire (environ 2000-1700 av. J.-C.) comme le papyrus de Moscou, le papyrus de Kahun, le papyrus de Berlin, le papyrus Rhind, commentés par C. A. Diop dans Civilisation ou Barbarie. Il en ressort les éléments suivants qui traduisent le caractère novateur et révolutionnaire des mathématiques égyptiennes replacées dans leur contexte historique : – l’existence d’un vocabulaire désignant des êtres mathématiques : longueur (aou), hauteur (meryt), triangle (sepedet), sphère (iner), fraction (er) …10 ; – la reconnaissance de divers types de nombres : entiers, pairs, impairs, premiers, rationnels (fractions), irrationnels : incommensurabilité de racine de 2 et du rapport de la circonférence du cercle à son diamètre (le nombre ∏)11; – l’utilisation de différents systèmes de numération : binaire, décimal ; – l’utilisation d’opérations sur les nombres : addition, soustraction, multiplication, division, inverse, extraction d’une racine carrée ; – l’introduction d’une notation mathématique, par exemple pour écrire une fraction ; – l’élaboration du concept de mesure : exemple de la définition d’un système d’unités de mesure cohérentes pour les longueurs, les surfaces et les volumes ; l’unité de longueur fondamentale qu’est la coudée royale vaut 52,36 cm12 ; – la reconnaissance de propriétés mathématiques générales : proportionnalité, homothétie, commutativité, distributivité de la multiplication et de l’addition, … ; – l’élaboration de formules mathématiques générales exactes13 qui en découlent : périmètres, aires (carré, rectangle, triangle, trapèze, cercle,

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8. Aristote, Métaphysique, Livre A, 981b, 20, Paris, Flammarion, p. 74. 9. Peu d’entre eux nous sont parvenus. 10. T. Obenga, La géométrie égyptienne, Paris, Khepera/L’Harmattan, 1995. 11. Cf. aussi Platon, Les Lois, Livre VII, Paris, Les Belles Lettres, pp. 56-59. 12. R. J. Gillings, Mathematics in the time of Pharaohs, New York, Dover Publications, Inc, 1972, p. 220. 13. O. Gillain, La Science égyptienne – L’arithmétique au Moyen Empire, Bruxelles, Éd. de la Fondation de la Reine Élisabeth, 1927 ; P. K. Adjamagbo, C. M. Diop, « Sur la mesure du cercle et de la sphère en Égypte ancienne », Ankh n° 4/5, 1995-1996, pp. 222-245. Coudée (règle) de Mâya, ministre des Finances du pharaon Toutankhamon, vers 1330 avant J.-C., xviii e dynastie, coll. Musée du Louvre (N1538).


Ce que nous devons à l’Afrique Partie du Papyrus mathématique Rhind (du nom de l’écossais Henry Rhind qui l’acheta en 1858 à Louxor), vers 1650 avant J.-C., coll. British Museum. Daté de la période du Moyen Empire égyptien, ce papyrus a été rédigé par le scribe Ahmès. De dimension modeste (40 cm de largeur par 51 cm de longueur), il comporte près d’une centaine de problèmes mathématiques avec leurs solutions.

14. S. Fargeot, De la pente des pyramides, Irem de Toulouse, université Paul Sabatier, 1995. 15. G. Robins, C. Shute, The Rhind Mathematical Papyrus, an ancient Egyptian text, London, British Museum Press, 1987.

cylindre, sphère), volumes (cube, parallélépipède, cylindre, pyramide), pente d’une pyramide14, résolution d’équations du 1er et du 2e degré (notion d’inconnue), somme de progressions géométriques, … ; – l’élaboration d’algorithmes ou techniques de calcul, de tables numériques dédiées aux applications pratiques : pavage, quadrature, décompositions des fractions en fractions de numérateur unitaire, représentation des nombres en base 2 pour la multiplication et la division, … ; – la production de recueils de problèmes avec exposé du problème, de sa résolution : démonstration et preuve ; – l’invention d’instruments de mesure dont certains sont encore en usage aujourd’hui : la règle, l’équerre, la balance, … Le titre du papyrus Rhind15, écrit par le scribe mathématicien égyptien Ahmès, « Méthode correcte d’investigation [dans] la nature pour connaître tout ce qui existe, chaque mystère, tous les secrets » reflète cet évé38


Un aperçu de l’apport de l’Afrique à l’humanité au temps de l’Ég ypte ancienne

nement majeur dans l’histoire de la pensée scientifique, sur le continent africain : la découverte de la possibilité pour l’esprit humain de connaître la Nature grâce à l’investigation mathématique. Plus de mille ans après, des Grecs intellectuellement curieux et persévérants comme Thalès, Pythagore, Platon, Aristote, … vinrent acquérir en Égypte (séjour de 22 ans pour Pythagore, 13 ans pour Platon) une formation scientifique et philosophique16. Une étude épistémologique prenant véritablement en considération les sources documentaires existantes (papyrus mathématiques égyptiens, écrits de Jamblique, …) aboutit à la conclusion que sont abusivement attribués à Thalès et à Pythagore des résultats mathématiques qui leur sont antérieurs de plus de mille ans ! Jean-François Champollion (1790-1832), le génial déchiffreur de l’écriture égyptienne pharaonique, avait déjà souligné que « L’interprétation des monuments de l’Égypte mettra encore mieux en évidence l’origine égyptienne des sciences et des principales doctrines philosophiques de la Grèce »17. Les cosmogonies égyptiennes à la source de la philosophie grecque Les sources écrites et architecturales (Textes des Pyramides, Textes des Sarcophages, Stèle de Shabaka, …) montrent en effet que les Égyptiens avaient élaboré des systèmes cosmogoniques d’explication de l’origine de l’univers18. On en identifie trois principaux : le système hermopolitain, le système héliopolitain, le système memphite. Ainsi, dans la cosmogonie héliopolitaine des prêtres de la ville d’Héliopolis en Égypte : – l’univers émerge d’une matière incréée inorganisée, le noun (« eaux primordiales ») qui contient les êtres à l’état potentiel ; – cette matière comporte un principe d’évolution, de transformation, le kheper. Loi du devenir, le kheper permet aux êtres potentiels de « venir à l’existence » ; – Ra, Dieu autogène, émerge du noun comme matière prenant conscience d’elle-même ; il achève la création par le Verbe, créant la Grande Énnéade formée de trois couples divins et d’une triade : [Shou (l’air), Tefnout (l’humide)], [Geb (la terre), Nout (le ciel : lumière, feu)], [Seth, Nephtys – le couple stérile], [(Osiris, Isis – le couple fécond), Horus (l’enfant du couple)].

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16. T. Obenga, L’Égypte, la Grèce et l’École d’Alexandrie – Histoire interculturelle dans l’Antiquité – Aux sources égyptiennes de la philosophie grecque, Paris, Khepera / L’Harmattan, 2005 ; S. Sauneron, Les prêtres de l’ancienne Égypte, Paris, Perséa, 1988. 17. Cf. Discours inaugural de J.-F. Champollion introduisant son cours sur la Grammaire égyptienne au Collège royal de France, le 10 mai 1831. 18. T. Obenga, La philosophie africaine de la période pharaonique, 2780-330 avant notre ère, Paris, L’Harmattan, 1990 ; Y. Somet, L’Afrique dans la philosophie – Introduction à la philosophie africaine pharaonique, Paris, Khepera, 2005.


Ce que nous devons à l’Afrique

19. T. Obenga, « La déesse Isis et son Odyssée en Europe occidentale », Ankh , n° 17, 2008, pp. 86-130 ; C. DesrochesNoblecourt, Le fabuleux héritage de l’Égypte, Paris, Pocket, 2006. 20. The Egyptian book of the dead – The book of going forth by day, The Papyrus, of Ani, translation R. Faulkner, San Francisco, Chronicle Book, 1994. Cf. chap. 125. 21. B. Menu, Égypte pharaonique – Nouvelles recherches sur l’histoire juridique, économique et sociale de l’ancienne Égypte, Paris, L’Harmattan, 2004. 22. G. Bréand et al., Aux origines de Pharaon, Cerdac, 2009. 23. Y. Somet, « Le Scribe en Égypte ancienne », Ankh , n° 16, 2007, pp. 28-42. 24. C. DesrochesNoblecourt, op. cit., pp. 44-45.

C. A. Diop met en évidence les composantes matérialiste, idéaliste (au sens philosophique de ces termes) et religieuse des cosmogonies égyptiennes. Les composantes matérialiste et idéaliste sont à la base des conceptions du monde et de l’Être professées par différents philosophes grecs : Thalès, Anaximandre, Héraclite, … soutiennent des théories sur la constitution de l’univers à partir des quatre éléments (l’air, l’eau, la terre et le feu) tirées de la cosmogonie héliopolitaine. Plus tard, Platon et Aristote s’inspirent des cosmogonies héliopolitaine et hermopolitaine. Le Créateur du monde de Platon (cf. le Timée) est très semblable au Dieu Ra. La dialectique d’Aristote renvoie à la cosmogonie hermopolitaine : (kouk et kouket) = (les ténèbres et la lumière), (noun et nounet) = (la matière et le néant), (Heh et Hehet) = (l’infini et le fini), (niaou et niaounet) = (le vide et le plein). La composante religieuse est, quant à elle, à l’origine des religions dites révélées : judaïsme, christianisme19 et islam. Le logos grec ou le Verbe des religions révélées sont l’écho de la parole du Démiurge Ra. Le mythe d’Osiris, dieu rédempteur, ressuscitant pour sauver l’humanité, les rituels et textes moraux du Livre des morts20, l’Enfer, représenté dans la tombe du pharaon Sethi Ier (vers 1290 av. J.-C.), se retrouvent sous formes diverses dans les trois religions précitées. La conception de l’État L’État pharaonique est caractérisé par une puissante idéologie unificatrice fondée sur la Maât21, une utilisation généralisée de l’écriture (apparaissant vers 3300 av. J.-C.22), un corps de fonctionnaires chargés d’administrer et de gérer le pays, une élite multi-compétences d’un très haut niveau intellectuel23, un mode de production économique non esclavagiste, … C. A. Diop montre que ce modèle de société africain a influencé les peuples entrés en contact avec l’Égypte ancienne, notamment ceux des pays méditerranéens. Solon17 se rend en Égypte en vue de choisir les institutions les plus appropriées pour Athènes. La symbolique de la puissance de la monarchie pharaonique est présente au Moyen Âge dans la royauté française comme l’illustre une enluminure de « Philippe le Bel trônant » sur laquelle deux têtes de lion encadrent son siège, réminiscence du trône royal égyptien à l’image de celui du pharaon Toutankhamon24.

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Un aperçu de l’apport de l’Afrique à l’humanité au temps de l’Ég ypte ancienne

Conclusion Depuis la plus haute préhistoire, l’Afrique a apporté à l’humanité des savoir-faire, des techniques, des connaissances scientifiques, des formes organisationnelles élaborées. Le site de Blombos en Afrique du Sud a livré des artefacts, datés de 77 000 ans, significatifs de l’émergence de la pensée symbolique de l’Homme moderne25 ; découvert à Lebombo, en Zambie, un péroné de babouin marqué de 29 encoches, vieux de 35 000 ans, est considéré comme un tout premier témoignage de calcul numérique26 ; d’autres os plus savamment entaillés ont été exhumés près du village d’Ishango, en Afrique centrale, qui datent d’environ 25 000 ans27 ; au Mali, le site d’Ounjougou révèle l’une des plus anciennes céramiques connues au monde (11 500 ans)28 ; la métallurgie du fer africaine est inventée dans le courant du iiie millénaire avant notre ère29. À la suite de l’Égypte pharaonique, Kerma, Méroé, Axoum, Engarouka, Kilwa, Zimbabwe, Nok, Ifé, Djenno-Djenné, Bandiagara30, Tombouctou, Kongo, Loropéni, etc. émergent dans le champ d’une recherche historique renouvelée …31 La restitution de l’héritage africain dans tous les secteurs de l’activité humaine reste donc un vaste et passionnant domaine de recherche. S’ouvre la perspective de mieux cerner les dynamiques de progrès/régression des connaissances dans les sociétés humaines, donnant un éclairage nouveau sur leurs apports respectifs. Une partie du legs de l’Afrique à l’humanité a déjà été identifiée invitant, selon le vœu exprimé par Cheikh Anta Diop, à une réécriture plus objective de l’histoire mondiale des techniques, des sciences et des idées de manière générale. Cet héritage doit être connu et enseigné.

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25. C. S. Henshilwood, et al., « Blombos Cave, Southern Cape, South Africa : Preliminary Report on the 1992-1999 Excavations of the Middle Stone Age Levels », Journal of Archaeological Science, 28, 2001, pp. 421-448. 26. R. Mankiewicz, L’histoire des mathématiques, Paris, Seuil, 2000, p. 10. 27. J.-P. Mbelek, « Le déchiffrement des os d’Ishango – Confirmation de la naissance des mathématiques en Afrique équatoriale aux sources du Nil », A nkh , n° 16, 2007, pp. 178-195 ; B. Sall, « Des grands lacs au Fayoum : l’odyssée des pêcheurs », A nkh , n° 12/13, 2003-2004, pp. 109-117. 28. E. Huysecom, « Un néolithique ancien en Afrique de l’Ouest ? », Pour la Science, n° 358, août 2007, pp. 44-55. 29. H. Bocoum (dir.), Aux origines de la métallurgie du fer en Afrique – Une ancienneté méconnue. Paris, Unesco, 2002. 30. J.-M. Bonnet-Bidaud, « L’observation de l’étoile Sirius par les Dogon », A nkh , n° 10/11, 2001-2002, pp. 144-163. 31. Histoire Générale de l’Afrique, Paris, Jeune Afrique/ Stock/Unesco, 1980, 8 vol. ; J. Ki-Zerbo, Histoire critique de l’Afrique, Dakar, Panafrika, Silex/Nouvelles du Sud, 2008 ; L.-M. Diop, op. cit.


Ce que nous devons à l’Afrique

Conseils bibliographiques

Collectif, Histoire générale de l’Afrique, Paris, Jeune Afrique/Stock/Unesco, 1980, 8 vol. Pascal Kossivi Adjamagbo, Cheikh M’Backé Diop, « Sur la mesure du cercle et de la sphère en Égypte ancienne », A nkh , n° 4/5, 1995-1996, pp. 222-245. Aristote, Métaphysique, Livre A, 981b, 20, Paris, Flammarion, 2008, 495 p. Hamady Bocoum (dir.), Aux origines de la métallurgie du fer en Afrique – Une ancienneté méconnue, Paris, Unesco, 2002. Anne-Sophie von Bomhard, Le Calendrier égyptien, une œuvre d’éternité, London, Periplus, 1999, 105 p. Jean-Marc Bonnet-Bidaud, « L’observation de l’étoile Sirius par les Dogon », A nkh , n° 10/11, 2001-2002, pp. 144-163. Gaëlle Bréand et al., Aux origines de Pharaon, Cerdac, 2009, np. Aimé Césaire, Œuvres complètes, publiées sous la dir. de Jean Paul Césaire, Fort-de-France, Désormeaux, 1976, 3 vol. Christiane Desroches-Noblecourt, Le fabuleux héritage de l’Égypte, Paris, Pocket, 2006, 335 p. Cheikh Anta Diop, Nations nègres et Culture, Paris, Présence Africaine, 1954, 392 p. Cheikh Anta Diop, Civilisation ou Barbarie, Paris, Présence Africaine, 1981, 526 p. Louise-Marie Diop-Maes, Afrique noire – Démographie, sol et histoire, Paris, Khepera/Présence africaine, 1996, 387 p. Frantz Fanon, Pour la révolution africaine : écrits politiques, Paris, La Découverte, 2006 (1964), 220 p. Stéphane Fargeot, De la pente des pyramides, Irem de Toulouse, université Paul Sabatier, n° 157, 1995, 155 p. Raymond Faulkner, The Egyptian book of the dead – The book of going forth by day, The Papyrus, of Ani, San Francisco, Chronicle Book, 1994. O. Gillain, La Science égyptienne – L’arithmétique au Moyen Empire, Bruxelles, Éd. de la Fondation de la Reine Élisabeth, 1927, 326 p. Richard J. Gillings, Mathematics in the time of Pharaohs, New York, Dover Publications, Inc, 1972. Christopher S. Henshilwood et al., « Blombos Cave, Southern Cape, South Africa : Preliminary Report on the 1992-1999 Excavations of the Middle Stone Age Levels », Journal of Archaeological Science, 28, 2001, pp. 421-448.

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Éric Huysecom, « Un néolithique ancien en Afrique de l’Ouest ? », Pour la Science, n° 358, août 2007, pp. 44-55. Ibrahima Baba Kaké, Actes du colloque international : Centenaire de la conférence de Berlin (1884-1885) Brazzaville, avril 1985, Paris, Présence Africaine, 1987. Joseph Ki-Zerbo, Histoire critique de l’Afrique, Dakar, Panafrika, Silex/Nouvelles du Sud, 2008. Richard Mankiewicz, L’histoire des mathématiques, Paris, Seuil, 2000, 191 p. Jean-Paul Mbelek, « Le déchiffrement des os d’Ishango – Confirmation de la naissance des mathématiques en Afrique équatoriale aux sources du Nil », A nkh , n° 16, 2007, pp. 178-195. Bernadette Menu, Égypte pharaonique – Nouvelles recherches sur l’histoire juridique, économique et sociale de l’ancienne Égypte, Paris, L’Harmattan, 2004, 391 p. Théophile Obenga, La philosophie africaine de la période pharaonique, 2780-330 avant notre ère, Paris, L’Harmattan, 1990, 567 p. Théophile Obenga, Origine commune de l’égyptien ancien, du copte et des langues négro-africaines modernes. Introduction à la linguistique historique africaine, Paris, L’Harmattan, 1993, 401 p. Théophile Obenga, La géométrie égyptienne, Paris, Khepera/L’Harmattan, 1995, 335 p. Théophile Obenga, L’Égypte, la Grèce et l’École d’Alexandrie – Histoire interculturelle dans l’Antiquité – Aux sources égyptiennes de la philosophie grecque, Paris, Khepera/L’Harmattan, 2005, 261 p. Théophile Obenga, « La déesse Isis et son Odyssée en Europe occidentale », A nkh , n° 17, 2008, pp. 86-130. Platon, Les Lois (livres VII-X), Paris, Les Belles Lettres, 1956, 184 p. Gay Robins, Charles Shute, The Rhind Mathematical Papyrus, an ancient Egyptian text, London, British Museum Press, 1987, 60 p. Babacar Sall, « Des grands lacs au Fayoum : l’odyssée des pêcheurs », A nkh , n° 12/13, 2003-2004, pp. 109-117. Serge Sauneron, Les prêtres de l’ancienne Égypte, Paris, Perséa, 1988, 207 p. Yoporeka Somet, L’Afrique dans la philosophie – Introduction à la philosophie africaine pharaonique, Paris, Khepera, 2005, 162 p. Yoporeka Somet, « Le Scribe en Égypte ancienne », A nkh , n° 16, 2007, pp. 28-42.


La Charte du Mandé de 1236 et sa portée pour le respect des droits de l’individu

Djibril Tamsir Niane Écrivain et historien

De nos jours, le respect des Droits de l’Homme est le principe cardinal, le principe sacro-saint qui guide, inspire les comportements des États dans une large part de leurs rapports et à l’intérieur de ceux-ci. Le respect des Droits de l’Homme requiert une attention de plus en plus grande. Du reste, l’Organisation des Nations Unies (Onu) ellemême y veille et une commission spéciale en son sein consacre temps et moyens au respect des principes sacro-saints dans le monde. Droits de l’Homme ? Il ne s’agit rien de moins que du respect de la vie, de la dignité de l’être humain. Si, d’une manière générale, les pays non européens constituent le groupe par excellence du non-respect du principe, il n’en demeure pas moins vrai, qu’ici et là en Europe, voire en Amérique, on déplore assez souvent des violations flagrantes, voire choquantes, de ces droits. Mais plus que toute autre partie du monde, l’Afrique est pointée du doigt ; des violences accompagnées des pires atrocités sont signalées. Il n’est que de rappeler les tristes événements du Rwanda, les guerres du Libéria et de Sierra Leone pour s’en tenir à ces cas. Or, donc, pourquoi les États africains ont tant de peine à s’adapter aux lois de la République ? Pourquoi cette situation catastrophique, pourquoi ces jeunes Républiques ne retrouvent-elles pas une assise véritable ? Si on s’est posé cette question, c’est pour dire comme un chef d’État français que « l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie » ou d’autres propos du genre : la culture africaine porterait en elle-même les germes de tyrannie, de violence. C’est là une opinion fort répandue en Europe. Et l’histoire de l’Afrique, telle qu’elle a été enseignée et interprétée par l’Europe, ne serait qu’un long tissu d’horreurs de guerres 43


Carte : Thomas Lemot - Musée dauphinois

Ce que nous devons à l’Afrique

Bruges Paris

Océan

Venise

ÉMIRAT DE GRENADE Grenade

Oran Fès

ROYAUME MÉRINIDE Marrakech

Constantinople

Alger

Tlemcen

Palerme

Tunis Constantine

ROYAUME HAFSIDE

Sijilmasa

Bagdad

Tripoli

ROYAUME ABDELWADIDE

Alexandrie

Jérusalem

SULTANAT MAMELOUK

Le Caire

er

ga

Nil Oualata

Tombouctou Gao

Niani

l

GAMBIE

Djedda

ROYAUME SONGHAÏ Ndjimi lac

ROYAUMES MOSSI

r

Kano

Tenkodogo

CITÉS HAOUSSA

(Kano, Katsina, Daura, Zazzau, Gobir, Biram, Rano)

Oyo

Ife ROYAUMES Bénin

Roha

vers l’Asie

Shihr Aden Zeila

u

Kombemtinga

Dahlak

Soba

ROYAUME D’ALODIA

Tchad

l Ble

ge

Djenné

Ni

Ni

Agadez

Arabie

Dongola

ROYAUME DU KANEM

Blanc

EMPIRE DU MALI

raia

Oman La Mecque

Nil

VERT

ZONES D’INFLUENCE MAMELOUK

Sahara

Tropique du Canc

ROYAUME SALOMONIDE

YORUBA

ROYAUME D’IFAT

o

Om

Ouba

ngui

ROYAUME DE KITARA

Mogadiscio

Grands

Barawa

ng

o

Équateur

Manda Gedi Malindi Mombasa Pemba Zanzibar

Co

ROYAUMES DES GRANDS LACS

ROYAUME LOANGO

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Mbanza Kongo

Océan

Mafia Kilwa Songo Mnara

ROYAUME DE KONGO

vers l’Asie Vohémar

Mozambique

Mahilaka

Zambèze Okavango

Grand Zimbabwe

Sofala

Madag ascar

Chibuene ne

Tropique du Capricor

LES GRANDS « ROYAUMES » AFRICAINS VERS 1350 Principales routes terrestres et maritimes

Kalahari Andranosoa

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Mokala

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N 0

800

1600 km

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Sources : J. Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique noire : d’hier à demain (Hatier, 1972) ; J. Sellier, Atlas des peuples d’Afrique (La Découverte, 2005) ; J. Jolly, L’Afrique et son environnement européen et asiatique (Paris Méditerranée, 2002).

MAURICE


La Charte du Mandé de 1236 et sa portée pour le respect des droits de l’individu

menées par des rois sanguinaires, esclavagistes et brutaux : le présent de l’Afrique s’explique par ce passé ! Mais il ne faut guère ici perdre du temps à un débat inepte sur les préjugés et les appréciations erronées concernant le passé du continent. En effet, il y a belle lurette, depuis les indépendances, que les chercheurs, philosophes et autres historiens africains ont rétabli les faits en mettant en lumière la pensée africaine, et en restituant l’histoire africaine dans sa vérité. C’est ainsi que sous l’égide de l’Unesco, les historiens africains et d’autres chercheurs africanistes de bon aloi ont rédigé une Histoire générale de l’Afrique en 8 tomes, de la préhistoire à nos jours. Travail scientifique remarquable et modèle du genre, qui a fait que d’autres régions comme l’Amérique latine et les Caraïbes, l’Asie Centrale ont sollicité de l’Unesco la rédaction de leur histoire générale. Il y a surtout que cette histoire que les Africains se sont réappropriée révèle l’existence de royaumes et d’empires qui se sont développés et ont généré de brillantes civilisations bien avant le contact fatidique avec l’Europe au xvie siècle. Des royaumes qui ont eu des relations avec l’Extrême-Orient, la Chine, l’Inde et l’Arabie, l’Égypte, le Maghreb et l’Espagne (Andalousie) : plus particulièrement, ces royaumes ont entretenu des relations culturelles ponctuées par des échanges de professeurs et d’étudiants avec le Maghreb et Le Caire du xie au xvie siècle. Nous évoquerons ici sommairement deux cas : l’empire du Ghana (vii-xie siècles) qui s’étendait sur les territoires actuels de la Mauritanie, du Mali et du Sénégal : sa capitale, Koumbi, ville florissante s’il en fut, était le lieu de rencontres des marchands de Bagdad, de Bassora, de Fez. Le souverain du Ghana a été présenté par les géographes arabes comme l’un des plus riches monarques du monde. On l’appelait « le Roi de l’Or ». Les fastes de sa cour sont devenus légendaires, sous la plume emphatique des voyageurs de l’époque. L’empire du Ghana disparaît au xie siècle et une longue guerre civile s’installe. C’est la lutte pour l’hégémonie entre les provinces et royaumes vassaux qui composaient l’empire. Aux termes de longues décennies, un nouveau pouvoir émerge et s’impose. Soundjata Keita, roi du Mandé, remporte la brillante victoire de Kirina en 1235 sur un autre prétendant, Soumaoro Kanté. Le vainqueur fonde un nouvel empire, l’empire du Mali. Il affiche une nette volonté de mettre un terme aux guerres interminables, fonder une paix qui dure, mais surtout jeter les bases d’une entente entre

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Ce que nous devons à l’Afrique

les diverses composantes du vaste empire qui va de l’Atlantique au Niger, d’ouest en est, et du Sahara à la forêt ivoirienne, du nord au sud. Aussi, convoqua-t-il une assemblée des peuples (les alliés et les vaincus), pour édicter des lois, des préceptes et des règles de vie communes. La réunion eut lieu en 1236 à Kouroukan Fouga, une vaste clairière à quelque 90 km de l’actuelle ville de Bamako au Mali. Les lois énoncées au cours de cette assemblée constituent la Charte de Kouroukan Fouga ou Charte du Mandé. L’Assemblée aborda maintes questions, mais l’idée directrice était la création d’un climat d’entente et de paix entre les composantes de la société, et la mise en place d’un système de prévention des conflits. Soundjata voulait surtout créer une organisation équitable, qui protège chaque personne de l’arbitraire et donne à chacun un rôle et une place dans la société. Cette assemblée délibérante a donc des objectifs très précis, qui tournent autour de la paix. À travers ses 44 articles, les questions majeures abordées peuvent se résumer dans ces thèmes1 : – de l’organisation sociale ; – du respect des droits de la personne humaine ; – de la prévention des conflits et de l’entente sociale ; – des biens ; – de la place et du rôle de la femme ; – de la protection de l’environnement. La Charte du Mandé Les énoncés 1, 2, 3, 4 présentent la société du Grand Mandé (l’empire) dans ses composantes : empereur, rois, princes, marabouts (les religieux), les groupes socioprofessionnels, les classes d’âge. Le rôle de chaque catégorie est défini.

1. La Charte de Kurukan Fuga : aux sources d‘une pensée politique en Afrique, publié par le Centre d’études linguistiques et historiques et par tradition orale (Celhto), Conakry, Saec/Paris, l’Harmattan, 2008.

Énoncé 5 : cet énoncé, qui peut être considéré véritablement comme l’article 1 er, pose le problème du respect de la personne humaine : « Chacun a le droit à la vie et à la préservation de son intégrité physique. » Énoncé 6 : qui suit, pose le travail comme principe fondateur de la prospérité et du bien-être général : « Pour gagner la bataille de la prospérité, il est institué un système général de surveillance pour lutter contre la paresse et l’oisiveté. » De fait, il y avait dans les villages, un corps de surveillants (konogben) qui passaient dans les familles, dans les maisons, pour débusquer les tire-au-flanc dès le début de la saison des cultures 46


La Charte du Mandé de 1236 et sa portée pour le respect des droits de l’individu

(mai-juin). Le travail était obligatoire ; chacun devait contribuer au bien-être général. Du respect de l’autre ; de la dignité humaine : Énoncé 24 : « Au Mandé, ne faites jamais du tort aux étrangers ». Cet énoncé est complété par le suivant : Énoncé 25 : « Le messager, le chargé de mission, est protégé au Mandé ». C’est dire que l’immunité diplomatique existait. De fait, ces deux énoncés prônent un principe fondamental, la sacro-sainte hospitalité, le respect dû à l’étranger considéré comme un orphelin dans la société qu’il aborde pour la première fois. Soundjata et ses alliés restaurant la paix instituèrent la libre circulation des hommes et des biens. Le fait est attesté et illustré par tous les voyageurs arabes qui sillonnaient l’empire. Le commerce n’est-il pas l’une des principales activités des Mandingues. Le plus connu des voyageurs arabes, Ibn Battûta, véritable globe-trotter du xive siècle, qui a bourlingué sur toutes les mers du Vieux Monde et qui a séjourné près de dix mois à Niani, capitale de l’empire du Mali, a signalé entre autres choses remarquables dans ce pays : « La complète sécurité dans le pays, ni les voyageurs, ni celui qui séjourne n’ont à craindre des voleurs ou des agresseurs. » Les caravanes sillonnent le vaste empire dans tous les sens. Il faut signaler l’existence d’une nombreuse colonie araboberbère, persane et juive, résidant dans les villes de Djenné, Oualata, Tombouctou, Gao et Niani. Si la libre circulation des hommes et des biens était effective, sans restriction aucune, les biens des Blancs décédés (Arabes), note Ibn Battûta avec grande satisfaction « fussent-ils des kintars amoncelés, sont placés sous bonne garde, jusqu’à ce que les ayants droit en prennent possession ».2 Peu de pays aux xiiie et xive siècles, pouvaient se vanter d’un tel sens de la justice aux dires du globe-trotter lui-même ! Le respect de l’autre est poussé très loin dans la charte du Mandé. Énoncé 41 : « Tu peux tuer ton ennemi, mais tu n’as pas le droit de l’humilier. » Le respect de l’autre se manifeste par des règles de solidarité. Ainsi, l’énoncé 31 dit : « Venons en aide à ceux qui en ont besoin. » Des femmes Soundjata et ses alliés se sont souciés du sort des femmes. Énoncé 4 : « N’offensez pas les femmes, elles sont nos mères. » La génitrice occupe une place centrale dans la société africaine.

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2. Joseph Cuoq, Recueil des sources arabes concernant l‘Afrique occidentale du VIIIe au xvie siècle, Paris, Cnrs, 1975, p. 311.


Ce que nous devons à l’Afrique

Énoncé 16 : « Les femmes en plus de leurs occupations quotidiennes, doivent être associées à tous nos gouvernements. » En effet, les grandes assemblées, les conseils qui prennent de graves décisions, comprennent toujours des femmes. La libre association était garantie. Les femmes avaient de puissantes associations comme celles des Niagba Mousso (femmes aux pouvoirs occultes). Dans ces associations, le droit à la parole était garanti à tous. Le problème du genre, qui nous préoccupe tant, avait trouvé une solution à l’époque de Soundjata.

3. Wâ Kamissoko, Soundjata la gloire du Mali, récits et interventions réunis et trad. par Youssouf Tata Cissé, Paris, Karthala, 1991.

De l’éducation  Celle-ci a été au centre des préoccupations des hommes et des femmes réunis à Kouroukan Fouga. Énoncé 9 : « L’éducation des enfants incombe à tous, à l’ensemble de la société, la puissance paternelle appartient en conséquence à tous. » Ce principe est magistralement illustré par un dicton malinké qui dit « l’enfant est le bien de toute la société, son éducation, sa formation pour acquérir les qualités sociales, est l’affaire de chacun. » Il est important de souligner que ce que l’Occident appelle la puissance paternelle était une propriété collective partagée par tous. En termes concrets, l’enfant était sous surveillance non seulement dans sa famille, mais aussi dans son quartier, dans son village, au nom d’une éthique de la responsabilité. Si l’enfant est mal éduqué, les effets négatifs affectent toute la société, dit-on. Naguère, on n’était pas étonné de voir un « quidam », corriger un enfant en faute dans le village. Le problème du rôle de la société n’a guère trouvé de solution satisfaisante en Occident. Énoncé 40 : « Respectons la parenté, le mariage et le voisinage. » C’est là un article de grande portée sociale qui fonde véritablement la cohésion dans la société. Qu’il nous suffise ici de dire que le respect du voisin, l’assistance due au voisin étaient essentiels dans la vie de groupe. À l’appui, un dicton malinké dit « votre voisin est votre plus proche parent. En cas de malheur, il est le premier informé, il est le premier à pouvoir vous venir en aide ». Cela participe aussi du respect de l’autre. Le respect et la considération accordés aux parents et aux voisins se confondent. Le mariage, fondement de la famille, de la société, a été l’objet d’une loi particulière édictée par Soundjata, dont on trouvera le texte dans le livre Soundjata la gloire du Mali3. Énoncé 30 : « Le divorce est autorisé au Mandé… Mais le divorce doit être prononcé hors du village. » Bien des lois ont été prises concernant le pouvoir fondé sur le droit d’aînesse ; c’est le lieu de souligner avec force que les représentants de toutes les catégories socioprofessionnelles siégeaient à la cour quand il s’agissait de grandes décisions à 48


La Charte du Mandé de 1236 et sa portée pour le respect des droits de l’individu

prendre. Il est à souligner que les droits humains s’étendent jusqu’à la protection des esclaves. Énoncé 20 : « Ne maltraitez pas les esclaves. Accordez-leur un jour de repos par semaine, et faites en sorte qu’ils cessent le travail à des heures raisonnables. » « On est maître de l’esclave, et non de la gibecière qu’il porte à l’épaule. » Entendez : l’esclave est un être humain, il a droit de se constituer un pécule symbolisé par le sac qu’il porte à l’épaule. Le pécule jadis a conféré considération à l’esclave et lui a permis souvent de racheter sa liberté ! En plus de l’énoncé 5 qui garantit l’intégrité physique, le droit à la vie est garanti par l’énoncé 35 qui dit « assouvir sa faim n’est pas du vol, si on emporte rien dans son sac ou sa poche ». Entendez, on peut dans un champ, dans un verger, manger des fruits jusqu’à assouvir sa faim, mais on n’a pas le droit d’emporter des fruits. Ainsi, l’état de nécessité fait loi, le droit à la vie vous autorise à prendre des fruits et à manger sur place. Les hommes et les femmes réunis à Kouroukan Fouga, se sont préoccupés de l’environnement bien avant nous. Énoncé 38 : « Avant de mettre le feu à la brousse, ne regardez pas à terre, levez la tête en direction de la cime des arbres pour voir s’ils ne portent pas des fruits ou des fleurs. » Forme très imagée sinon poétique pour dire qu’il faut respecter les arbres, éviter les feux de brousse. Notons surtout que ces derniers étaient strictement réglementés, qu’il s’agisse de feux pour nettoyer et dégager un espace cultivable, qu’il s’agisse de feu pour les chasses collectives et les battues, l’espace est circonscrit. Le feu que les bergers et bouviers allument pour régénérer la brousse en favorisant la jeune pousse des herbes, tout était réglementé. La surveillance était assurée. Des dispositions étaient prises pour la surveillance des feux de brousse. Énoncé 37 : « Fakombé est désigné chef des chasseurs, il est chargé de préserver la brousse et ses habitants pour le bonheur de tous. » Les chasseurs formaient une puissante confrérie. Fakombé était le nom de leur ancêtre mythique. Parcourant les campagnes dans tous les sens, ils étaient commis à la tâche de surveiller la brousse et détecter ceux qui enfreignaient les prescriptions. On se souciait véritablement de biodiversité, ainsi, certains animaux furent protégés, avec interdiction formelle de les tuer. Certaines essences aussi étaient particulièrement protégées, à cause de leur grande utilité. C’est le cas du karité, du néré, et du lingué ; de véritables forêts de ces arbres prospéraient près des villages et dans la lointaine brousse.

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Ce que nous devons à l’Afrique

Nous terminerons cette présentation rapide des lois de Soundjata en insistant sur celle qui, aux yeux de Soundjata et de ses alliés, devait constituer la principale source de prévention des conflits. C’est l’énoncé 7 de la Charte du Mandé : « Il est institué entre les Mandenka et le sanankuya. En conséquence, aucun différend né entre ces groupes, ne doit dégénérer ; le respect de l’autre étant la règle. Entre beauxfrères et belles-sœurs, entre grands-parents et petits-enfants, la tolérance et le chahut doivent être le principe ». C’est l’alliance entre les clans malinkés ; le « cousinage à plaisanterie » entre des clans comme Diarra et Traoré ; Kourouma et Camara ; Keita et Cissé, etc. Soundjata a institutionnalisé ce « cousinage à plaisanterie » qui est une puissante alliance imposant aide et assistance entre ces clans, les invitant à une convivialité et une fraternité sans faille. Une journée de fraternisation a été instituée qui permet tout au long de ce jour, aux membres de ces clans, d’échanger des cadeaux, de se chahuter. Le sanankuya, ou « cousinage à plaisanterie », a gardé toute sa puissance de détente sociale jusqu’à nos jours dans les pays de l’Ouest africain.

4. Une guerre cruelle opposa la Haute-Volta (actuel Burkina Faso) et la République du Mali à propos de villages frontaliers revendiqués par chacun des deux pays. Le Président Sekou Touré invita les présidents des deux pays à Conakry ; le célèbre artiste et griot Sory Kandia Kouyaté au cours d´une soirée, évoqua le pacte ancestral entre Mossi et Bambara. Les deux Chefs se précipitèrent l´un vers l´autre, s´embrassèrent. La réconciliation se fit aussitôt et la guerre prit fin.

Soundjata se souciant de l’entente entre clans et groupes ethniques établit un système de correspondance entre patronymes d’une ethnie à l’autre. Ainsi le clan N’diaye (ouolof) a pour homologue Diarra chez les Mandingues, Diop (ouolof) a pour équivalent Traoré chez les Malinké. Sissoko a pour équivalent Guèye chez les Ouolof ; Fall (ouolof) équivaut à Coulibaly chez les Mandingue (bambara). Conséquemment, N’diaye et Diop sont alliés et « cousins à plaisanterie » comme Diarra et Traoré au Mandé. Ainsi un Diarra du Mandé se rendant en Sénégambie sera accueilli dans le clan N’diaye – de même, le Diop (ouolof) se rendant au Mandé sera accueilli chez les Traoré, etc. Quand on sait que 1 500 km séparent la Sénégambie du Mandé, on voit que la circulation des hommes et des biens n’était pas un vain mot. Des alliances furent établies entre clans peuls et clans mandingues, entre clans peuls et clans sérères, etc. Ces alliances se sont perpétuées jusqu’à nos jours. Ainsi, c’est un vaste réseau d’alliances et de cousinage qui relie les clans entre eux, les ethnies aux ethnies dans l’Ouest africain, singulièrement dans la zone soudano-sahélienne qui correspond grosso modo à l’espace malien précolonial. Même le bloc mossi, indépendant du Mandé, a adopté le système d’alliance et de cousinage. Ces alliances, ce voisinage, favorisèrent les rapprochements entre clans, entre ethnies. Les pactes qui lient les clans furent de puissants antidotes contre les conflits internes et les guerres. Et en cas de conflits, l’évocation du pacte contribue, invite au dialogue4. 50


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La recherche de la paix et la prévention des conflits constituent l’un des titres de gloire du Soundjata législateur. Ce qui frappe dans la société malienne – ouest africaine, c’est la culture commune, les coutumes identiques que n’entravent guère la diversité des langues. D’ailleurs dans ces vastes espaces dépourvus de montagnes, les hommes voyagent beaucoup et sont polyglottes. Avant de terminer, il faut affirmer ici que l’homme dans la société traditionnelle, dans les royaumes, avait des droits garantis, contrairement à une opinion fort répandue par les ethnologues et autres africanistes. L’individu existe dans nos sociétés. C’est une aberration d’affirmer que l’homme africain est écrasé par la communauté, que le mode de vie communautaire des Africains tue l’individualité. Il existait des associations en dehors des classes d’âge, des amicales de jeunes gens, des travailleurs, des associations de divertissement etc. La liberté d’aller et de venir symbolise bien la liberté de l’individu. Le marchand ambulant, le dioula (marchand en malinké) était un individu libre, très responsable, courant de marché en marché. Samory Touré, grand résistant africain, à ses débuts, était un dioula, un colporteur solitaire, courant d’un marché hebdomadaire à l’autre avec son panier de cola sur la tête. Il existait des associations de marchands, organisant des caravanes, profitant ainsi de la liberté de circulation des hommes et des biens. Ils recevaient gîte et couvert chez le diatigui, l’hôte, le logeur, véritable hôtelier et courtier tout à la fois. Il existait bien un droit des personnes âgées, un droit des femmes, des enfants ; le but était de faire de chaque enfant un élément utile a lui-même et à la société. C’est bien le lieu de dire que le droit à l’intégrité physique, le respect de la personne humaine participe d’une conception où l’on accorde la primauté à l’homme – Mogoya ou Maaya – en tant qu’être social, valeur morale au-dessus de tout. 51

Samory Touré (1830-1900), tenant le Coran entre les mains, photographie extraite de l’ouvrage du général Gouraud, Souvenirs d’un africain au Soudan, Paris, éd. Pierre Tisné, 1939. Chef mandingue, Samory Touré est l’une des grandes figures de la résistance à la colonisation française de l’Afrique de l’Ouest durant la seconde moitié du xixe siècle. De 1870 à 1875, il étend son autorité religieuse, militaire et politique sur une vaste région qui s’étend de la Haute-Guinée au sud du Mali. En 1898, il est capturé par les troupes d’Henri Gouraud et meurt en captivité.


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Pierre de Kouroukan Fouga, Mali. © U n esco /Ministère de la Culture du Mali Une des deux pierres mythiques du site de Kouroukan Fouga sur lesquelles se seraient assis Soundjata Keita et son griot lors de la proclamation de la Charte du Mandé en 1236.

Mogo, la personne humaine chez les Mandingues, est un être supérieur. Quelle que soit sa race, son ethnie, il a droit au respect, au secours. Il faut rappeler ici que c’est en vertu de ce principe qu’on portait secours aux explorateurs intrépides et solitaires, qu’on les nourrissait, qu’ils avaient droit au gîte et au couvert. Les témoignages de René Caillié et de Mungo Park qui furent nourris et soignés au cours de leur pérégrinations dans l’Ouest africain sont éloquents sur la considération donnée à l’étranger, au voyageur. Hélas, ceux-là étaient des espions préparant l’arrivée des conquérants. L’être humain chez les Mandingues – chez les Africains de l’Ouest – pour circonscrire notre étude à une région géographique apparaît en tant qu’individu. Il y a une égalité de droit entre les individus. Ni, Ma fissa ni di : une vie ne vaut pas plus qu’une autre vie (devise de la confrérie des chasseurs). Si le droit au sens large, est « l’ensemble des règles obligatoires de conduite constituées à la faveur d’un processus évolutif et qui assure de facto la stabilité d’un ordre social », est-on fondé de décider que les sociétés africaines ignorent le droit et vivent selon des coutumes, parce qu’évoluant dans l’oralité, sans écriture ? Nous avons vu en 1236 un souverain africain présider une assemblée promulguant des lois, pour fonder une charte portant Loi fondamentale et exprimant un vouloir commun de vie ensemble. Mesurera-t-on tout ce que le continent africain a perdu du fait de la falsification de son histoire, du dénigrement de ses langues et de sa culture ? L’ignorance, le mépris des langues africaines n’a pas permis à l’Europe de pénétrer l’esprit de la culture africaine ! Il n’est pas inutile de rappeler ici que la Charte du Mandé formulée en 1236 est contemporaine de la fameuse Magna Carta qui établit en droit le fameux habeas corpus, fondement des libertés civiles anglaises. Cependant celle-ci ne fut inscrite dans le corpus des lois du royaume qu’en 1297 ! La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, on le sait, date seulement de 1789 en France.

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Il existait aussi au Mali des lieux d’asile tels que Diaba, ville de jurisconsultes, qui conférait protection et immunité à toute personne qui venait y chercher refuge pour sauver sa vie. L’empereur du Mali n’y pénétrait jamais et nul n’y exerçait l’autorité en dehors du cadi (juge). Quiconque pénétrait dans cette ville était à l’abri des violences et des vexations royales, et même s’il eût tué des enfants du roi, ce dernier n’eût pas pu lui réclamer le prix du sang. On la surnommait la ville de Dieu5. Dans l’empire du Mali, on signale d’autres lieux ou villes d’asile comme Koundiourou. « Aucun soldat n’y pouvait pénétrer et aucun fonctionnaire en situation d’opprimer ses administrés n’y pouvait résider. »6 Il en était de même de la ville de Kankalabé bien plus tard, au Fouta Djallon, au xviiie siècle. L’université de Pire au Sénégal conférait la même protection à ceux qui fuyaient l’arbitraire pour chercher refuge auprès des docteurs. Le souci de la paix, de l’entente sociale, la proclamation de la fraternité entre les composantes de la population, procèdent d’un humanisme élevé, et l’on peut considérer la Charte du Mandé comme une contribution majeure à la promotion des droits humains et à la démocratie. Les droits humains ne sont pas une invention occidentale. Il y a nécessité aujourd’hui de mieux connaître les autres cultures, si on veut apprécier l’apport de chaque peuple à l’émergence de ces droits.

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Cérémonies commémoratives annuelles de l’Assemblée générale de Kouroukan Fouga, Mali. © U n esco /Ministère de la Culture du Mali Ces cérémonies perpétuent les paroles de la Charte du Mandé et les rites associés afin d’assurer la protection et la continuité de ce patrimoine immatériel de l’ensemble des populations malinkés. Elles sont soutenues par les autorités coutumières, lesquelles y voient une source d’inspiration juridique ainsi qu’un message d’amour, de paix et de fraternité. En 2009, la Charte du Mandé est inscrite sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Un esco . 5. Mahmoud ben El-Hadj El-Motaouakkel Kati, Tarikh-El-Fettach, ou chronique du chercheur pour servir à l’histoire des villes, des armées et des principaux personnages du Tekrour, Paris, A. Maisonneuve, 1964 (1re édition, 1913), p. 314. 6. Id., p. 314.


Ce que nous devons à l’Afrique

Conseils bibliographiques

Histoire générale de l’Afrique, Paris, Unesco/Nouvelles éditions africaines, 8 vol., 1980-1998. La Charte de Kurukan Fuga : aux sources d’une pensée politique en Afrique, publié par le Centre d’études linguistiques et historiques et par tradition orale (Celhto), Conakry, Saec/Paris, L’Harmattan, 2008, 162 p. René Caillié, À travers le continent noir. Voyage d’un faux musulman à travers l’Afrique. Tombouctou, le Niger, Jenné et le désert, Limoges, E. Ardant, 1880, 180 p. Joseph Cuoq, Recueil des sources arabes concernant l’Afrique occidentale du viiie au xvie siècle, Paris, Cnrs, 1975, 490 p.

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Mahmoud ben El-Hadj El-Motaouakkel Kati, Tarikh-El-Fettach, ou chronique du chercheur pour servir à l’histoire des villes, des armées et des principaux personnages du Tekrour, Paris, A. Maisonneuve, 1964 (1re édition, 1913). Djibril Tamsir Niane, Soundjata ou l‘épopée mandingue, Paris/Dakar, Présence africaine, 1992, 153 p. Mungo Park, Travels in the interior of Africa, W. Bulmer, 1799, 551 p. Wâ kamissoko, Soundjata la gloire du Mali, récits et interventions réunis et trad. par Youssouf Tata Cissé, Paris, Karthala, 1991, 305 p.


Histoire et mémoire des « traites négrières » et de l’esclavage

Entretien avec Éloi Coly Conservateur de la Maison des Esclaves de Gorée (Sénégal)

Du vii e au xixe siècle, plusieurs traites ont été pratiquées en Afrique. Quelles sont les principales étapes qu’il faut distinguer ? La « traite négrière » débute en Afrique avec l’arrivée des Arabes et l’expansion de l’islam au viie siècle. L’islamisation du continent a conduit très souvent à la mise en esclavage d’Africains noirs. En 652, l’émir et général Abdallah Ben Saïd a imposé aux Soudanais un accord pour la fourniture d’une centaine d’esclaves par an prélevés notamment sur les populations du Darfour. Mais c’est seulement à partir du xvie siècle, avec l’arrivée des Européens, que l’on assiste à une autre forme de traite qui perdurera jusqu’à la fin du xixe siècle. Comment peut-on résumer les conséquences de cette traite occidentale pour le continent africain ? La traite est l’un des moments les plus douloureux de l’histoire de l’Afrique. Elle a consisté pour l’essentiel à prélever les populations les plus jeunes, les plus robustes du continent, celles qui étaient en âge de procréer, et à les transplanter au Nouveau Monde. La dénatalité n’a pas été la seule conséquence, car la traite a également touché le développement. Au moment où la traite occidentale a commencé, des 55

Plan de l’isle de Gorée, gravé par Baillieul l’aîné, fin xvii e, début xviii e siècles, coll. Archives nationales (N III Sénégal 2, n° 2). Au large des côtes du Sénégal, en face de Dakar, Gorée a été pendant plusieurs siècles l’un des centres de la « traite négrière ». La Maison des Esclaves de l’île en perpétue désormais le souvenir en accueillant chaque année des visiteurs du monde entier.


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royaumes tels ceux du Bénin et d’Oyo1 – qui seront particulièrement touchés par l’esclavage – avaient atteint d’un point de vue institutionnel un certain équilibre que l’arrivée des Européens va briser. Peut-on estimer les apports de la main-d’œuvre venue d’Afrique pour les Occidentaux et la France en particulier ? Les profits engendrés par la France et l’Europe s’expliquent par le commerce dit triangulaire. Des bateaux en partance des ports de Bordeaux, de Nantes ou de La Rochelle se retrouvaient sur le continent africain avec du vin, des armes et de la pacotille qui, sur place, étaient échangés contre des esclaves. En armant des tribus qui vivaient le long du littoral africain contre celles de l’arrière-pays, les Européens ont déclenché des guerres. Celles-ci ont conduit chaque camp à faire des prisonniers qui étaient ensuite utilisés comme monnaie d’échange contre des armes mais aussi de l’alcool. Chargés de cette « marchandise humaine », les navires continuaient le voyage vers les Amériques (États-Unis, Caraïbes, Brésil…) où cette main-d’œuvre, partiellement décimée et affaiblie, était alors retapée avant d’être vendue dans les marchés. Le produit de la vente des esclaves permettait ensuite d’acquérir des produits finis ou de la matière première et de les ramener en Europe pour le commerce. La question de la responsabilité de nos contemporains constitue aujourd’hui un problème majeur. Elle perdure puisque les descendants de ceux qui avaient tiré profit de ce commerce, continuent de jouir des richesses engendrées à cette époque. Mais les apports de la traite pour les Européens sont difficilement quantifiables. Aujourd’hui, les richesses se retrouvent dans les constructions réalisées par la vente des matières premières comme le sucre, le café, le coton. Si elle a été organisée par des compagnies et des particuliers, tout le monde à l’époque y a trouvé son compte. Des familles se sont alors considérablement enrichies et aujourd’hui encore certaines d’entre elles sont connues. Pour la plupart, elles ont le mérite d’avoir mis à disposition les archives de cette période.

1. Les territoires de ces deux royaumes sont englobés dans l’actuel Nigéria.

Quel regard portez-vous sur l’exploitation aujourd’hui en Afrique d’une main-d’œuvre à bas coût par des entreprises installées en Europe, et en France notamment ? Aujourd’hui la traite ou l’esclavage ont changé de visage, les pratiques ont évolué et les dénominations aussi. La mondialisation est en train de faire tomber les repères identitaires. Elle se traduit en Afrique par la délocalisation qui permet d’engendrer des profits conséquents. Les salaires des travailleurs africains dans les usines sont dérisoires et ne 56


Histoire et mémoire des « traites négrières » et de l’esclavage

représentent rien au regard des bénéfices retirés par les firmes. Ces travailleurs sont dans une situation qui s’apparente véritablement à de l’esclavage. Les maigres salaires ne sont versés que très rarement et les populations sont installées dans un tel état de précarité qu’aujourd’hui on peut se demander si on les considère vraiment comme des êtres humains. Finalement, nous n’avons pas tiré les leçons de la « traite négrière » et nous n’avons pas aboli l’esclavage… Si nous sommes dans une telle situation c’est parce que tout simplement les hommes et les femmes ont la mémoire courte. On n’interroge pas souvent l’histoire et c’est pourquoi nous tombons toujours dans les mêmes travers. Cette histoire n’est pas seulement celle des Africains d’Afrique, des Africains de la diaspora, des Européens, c’est celle de l’humanité tout entière. Aujourd’hui il nous faut nous interroger sur la façon d’enseigner ce passé esclavagiste aux nouvelles générations. C’est un enjeu majeur pour nous permettre d’établir des rapports d’égalité afin d’aller vers un monde de justice et de paix. Que pensez-vous de l’engagement pris par les politiques ces dernières années en France ? En France, il y a eu beaucoup d’avancées significatives. Christiane Taubira2 a pu ainsi obtenir en 2001 une loi reconnaissant la « traite négrière » et l’esclavage comme crime contre l’humanité3. Le 10 mai est devenu la date officielle de commémoration de l’abolition de l’esclavage. Les divisions qui subsistaient entre Antillais et Africains d’Afrique – les Antillais considérant les Africains d’Afrique pour partie responsables de l’esclavage de leurs ancêtres – se sont atténuées. Progressivement, les uns et les autres s’unissent pour commémorer cette journée. Le rôle de la France est essentiel. Empruntant le chemin qu’elle a tracé, le président du Sénégal Abdoulaye Wade veut faire adopter une loi déclarant que la traite 57

2. Christiane Taubira est députée de la 1re circonscription de Guyane. 3. La loi du 21 mai 2001 « tendant à la reconnaissance des traites et des esclavages comme crime contre l’humanité ».

Page de titre du Code noir ou Édit du Roy servant de règlement pour le gouvernement et l’administration de justice et la police des isles françoises de l’Amérique, et pour la discipline et le commerce des nègres et esclaves dans ledit pays, donné à Versailles au mois de mars 1685. Avec l’édit d’aoust 1685, portant établissement d’un Conseil souverain et de quatre sièges royaux dans la coste de l’isle de S. Domingue, Paris, chez la Veuve Saugrain, 1718, coll. Bibliothèque nationale de France.


Ce que nous devons à l’Afrique

LES TRAITES NÉGRIÈRES ET LE COMMERCE TRIANGULAIRE (VIIE - XIXE S.)

ÉTATS-UNIS

Louisiane

Virginie baie de Chesapeake

Caroline du Sud

Charleston

La NouvelleOrléans

Tropique du Can

cer

Océan

La Havane

O c é an

Vera Cruz

SaintDomingue

NOUVELLE ESPAGNE

ANTILLES

îles du Cap Vert

Carthagène Portobelo

Caracas

Paramaribo GUYANE

Équateur

BRÉSIL

Pernambuco Salvador de Bahia

P a c ifique Rio de Janeiro ne

Tropique du Capricor

Région «exportatrice» d’esclaves Région «importatrice» d’esclaves Région de traites internes à l’Afrique noire Marchandises au départ de l’Europe Esclaves déportés par la traite occidentale (XVIe-XIXe s.) Esclaves déportés par la traite orientale (monde musulman, VIIe-XIXe s.) Denrées coloniales produites par les esclaves

Sources : L’Histoire n°280 ; J. Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique noire : d’hier à demain (Hatier, 1972) ; J. Sellier, Atlas des peuples d’Afrique (La Découverte, 2005).

58


Carte : Thomas Lemot - Musée dauphinois

Histoire et mémoire des « traites négrières » et de l’esclavage

Copenhague Liverpool Bristol Nantes La Rochelle Bordeaux

Amsterdam Londres Le Havre EUROPE

Constantinople

Lisbonne

Tunis Alger

Marrakech

Tripoli

AFRIQUE DU NORD

MOYEN-ORIENT

Le Caire

Bahrein

Assouan Gorée Saint-Louis Côte de l’Ivoire

Arabie Kanem

Nubie

Zabid

Accra

AFRIQUE ORIENTALE

Fernando Po

Mogadiscio

São Tomé baie de Cabinda Loango AFRIQUE Luanda CENTRALE

A tlant i q u e

Ind e

Éthiopie

Ouidah

CÔTE DES ESCLAVES Elmina

Mascate

Djedda

Tombouctou

Côte de l’Or

Perse

Malindi Bagamoyo Zanzibar Côte Kilwa des Zang

Océa n

Benguela Quelimane Sofala Inhambane

Mozambique MADAGASCAR

Réunion

Maurice

FortDauphin

Indien

N

0

1000

2000 km

(échelle à l’équateur)

59


Ce que nous devons à l’Afrique

des Noirs et l’esclavage sont des crimes contre l’humanité. Le texte a déjà franchi le palier de l’Assemblée nationale. Dès que le décret sera validé, une date de commémoration sera choisie. Ce sont des avancées. Il faut que tous les pays impliqués dans la traite ou qui en ont été victimes puissent aller dans ce sens afin de pouvoir tendre vers la réconciliation de tous. Quelles sont les valeurs que vous souhaitez transmettre en évoquant l’histoire de la « traite négrière » aux plus jeunes ? Ce sont les idéaux de paix, de liberté et de démocratie qu’il faut tenter de transmettre aux nouvelles générations. La liberté est quelque chose de fragile qu’il faut veiller à tout prix à préserver. La couleur de la peau ne justifie en rien une quelconque supériorité d’individus sur d’autres, nous appartenons tous à la race humaine. Malgré l’enseignement de cette histoire, le racisme est encore extrêmement présent notamment dans notre pays. Que ressentez-vous par rapport à cette situation ? Les forces du mal sont encore tapies dans l’ombre. Les révisionnistes sont là pour nous le rappeler. Aujourd’hui, si nous regardons ce qui s’est passé en ex-Yougoslavie, ce qui se passe encore dans la région des Grands Lacs en Afrique, nous constatons que nous n’interrogeons pas souvent l’histoire. Le racisme est une forme de négation de l’autre. La difficulté ne réside pas dans les différences de culture mais plutôt dans l’ignorance des uns vis-à-vis des autres. Le monde est un village planétaire. On ne peut pas envisager le développement d’une partie du village en occultant complètement l’autre partie. Cette réalité doit être prise en compte, devenir une obligation afin que l’on avance ensemble vers un monde plus harmonieux. Au regard des relations économiques et politiques que l’Europe entretient avec l’Afrique, sommes-nous finalement sortis de l’ère coloniale ? Tant que ces rapports de pays riches à pays pauvres subsisteront, où les uns auront la main tendue vers les autres, les relations seront faussées. Aujourd’hui, si nous assistons à de telles situations en Afrique, c’est que l’Europe ou la France n’ont pas encore compris que c’est en considérant les Africains non pas comme des sous-hommes mais comme des êtres humains à part entière, que les relations tendront à s’améliorer. L’Afrique est une entité avec ses aspirations, ses sentiments, avec sa manière de concevoir, de voir le monde. Il n’y a pas un seul modèle valable pour tous. 60


Histoire et mémoire des « traites négrières » et de l’esclavage

Quelle est votre opinion sur le débat en France autour de la réparation liée à l’histoire de l’esclavage ? De mon point de vue, la réparation ne saurait être pécuniaire car il est impossible d’estimer la vie d’un individu. La seule forme de réparation valable constitue le devoir de mémoire et sa préservation. Il faut faire en sorte que cette histoire soit enseignée dans les écoles et veiller à ce que les victimes ne soient pas oubliées. C’est primordial puisque ce sont les générations futures qui prendront demain en charge ces questions.

Conseils bibliographiques

Marcel Dorigny, Jean Métellus, De l’esclavage aux abolitions : xviii e-xx e siècle, Paris, Cercle d’Art, 1998, 175 p. Maurice Lengellé, L’Esclavage moderne, Paris, Presses universitaires de France, collection Que sais-je ?, 1999, 128 p.

Joseph N’Diaye, Il fut un jour à Gorée : l’esclavage raconté à nos enfants, Neuilly-sur-Seine, M. Lafon, 2006, 124 p. Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières : essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, collection Bibliothèque des histoires, 2004, 468 p.

61



La contribution de l’Afrique à la prospérité de la France (xviiie-xxe siècles)

Elisabetta Maino Historienne, membre associé du Centre d’études africaines (C eaf ) École française des hautes études en sciences sociales (E hess )

Portée par les courants tiers-mondistes nés à l’aune de la période indépendantiste, la thèse de l’échange inégal souligne le rôle de la colonisation dans le sous-développement de l’Afrique. La corrélation logique de cette théorie est que l’Europe s’est développée aux dépens des colonies, lecture qui renvoie à l’épineuse question de la rentabilité des empires coloniaux. En effet, l’interrogation n’est pas nouvelle : la rentabilité de la mise en valeur des colonies ayant toujours été au cœur des débats sur la politique ultramarine. Non pas que le profit ait été la seule motivation, affichée ou non, des aspirations impériales mais, paradoxalement, elle fut un argument de leurs adversaires, à commencer par Voltaire pour qui le « fardeau colonial » était une « charge onéreuse et inutile ». Ce leitmotiv a ponctué toute l’histoire coloniale française. Elle trouve encore des tenants parmi des historiens de renom qui, comme les physiocrates d’antan, pensent que les « investissements » dans l’outre-mer ont davantage été un frein qu’un accélérateur de la modernisation industrielle. Le « négoce négrier » L’historiographie économique française s’est récemment penchée sur la montée en puissance des villes portuaires (Marseille, Bordeaux, La Rochelle, Nantes, Rouen, Le Havre, etc.), en concomitance avec l’accumulation des grandes fortunes bâties autour de la « traite négrière ». Ce négoce a eu des effets sur l’industrialisation via la demande croissante de produits manufacturés, dont l’Afrique était proportionnellement la plus grande acheteuse en 1780. Néanmoins, lorsqu’on tente d’évaluer les bénéfices tirés du « continent noir », il conviendrait de 63


Ce que nous devons à l’Afrique

Le port de La Rochelle. Vu de la petite rive, vers 1780. Eau-forte rehaussée de couleurs, gravée par Balth. Frédéric Leizel, coll. particulière.

prendre en compte l’ensemble du commerce triangulaire, c’est-àdire d’y ajouter les 50 % des marchandises exportées vers l’Amérique, dont l’économie reposait sur le travail des esclaves. L’abolition de l’esclavage en 1848 est allée de pair avec la colonisation de l’Afrique. La « traite négrière » fut remplacée par une économie de pillage qui se nourrissait du travail forcé. Si, désormais, la condamnation morale de la mise en esclavage, voire du pillage par la violence, est une posture relativement acceptée, comme le prouve la déclaration onusienne de Durban en septembre 2001, prônant une aide accrue au développement ou l’annulation de la dette pour les pays « méritants », la reconnaissance de la responsabilité historique des métropoles colonisatrices dans la déstructuration socioéconomique des sociétés africaines est loin de faire l’unanimité. Admettre la prépondérance du facteur externe comme élément de blocage face aux facteurs internes revient à accepter – et assumer – la continuité de la relation de domination, d’un point de vue économique. Les colonies africaines, une bonne affaire ? En s’éloignant des arguments purement idéologiques qui s’appuient sur les méfaits ou les bienfaits d’une prétendue « mission civilisatrice », la recherche scientifique a ainsi entrepris de dresser des 64


GRANDE-BRETAGNE BELGIQUE

Océan

ALLEMAGNE

FRANCE

PORTUGAL

ESPAGNE

ITALIE

Mer

MAROC ESPAGNOL

MADÈRE (P)

Carte : Thomas Lemot - Musée dauphinois

La contribution de l’Afrique à la prospérité de la France ( xviii e- xx e siècles)

TUNISIE (F)

Méditerranée

MAROC (F) CANARIES (E)

TRIPOLITAINE & CYRÉNAÏQUE (LIBYE) (I)

ALGÉRIE (F)

RIO DE ORO (E) Tropique du Canc

ÉGYPTE (GB)

er

GUINÉE PORTUGAISE (GUINÉE-BISSAU) SIERRA LEONE (GB) LIBERIA (INDÉP.)

CÔTE DE L’OR (GHANA) (GB)

TOGO (A) NIGÉRIA DU NORD DU SUD (GB)

CABINDA (P)

Atlantique

OUGANDA (GB) lac Victoria

CONGO BELGE

lac Tanganyika

ANGOLA (P)

SUD-OUEST AFRICAIN ALLEMAND (NAMIBIE) WALVIS BAY (GB)

ne

Tropique du Capricor

LA SITUATION COLONIALE EN AFRIQUE À LA VEILLE DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

AFRIQUE ORIENTALE ANGLAISE (KENYA)

AFRIQUE ORIENTALE ALLEMANDE

Okavango

lac Nyassa

RHODÉSIE DU NORD (ZAMBIE) ze

Océan ZANZIBAR (GB)

BECHUANALAND (BOTSWANA) (GB)

MOZAMBIQUE (P)

SEYCHELLES (GB) COMORES (F)

è

mb

Za

DU SUD (ZIMBABWE) (GB)

MADAGASCAR (F)

SWAZILAND (GB) BASUTOLAND UNION SUD-AFRICAINE Orange (LESOTHO) (GB) (GB)

N

800

SOMALIE (I)

lac Rudolph (Turkana)

ngui

GAMBIE (GB)

0

SOMALIE (GB)

NYASSALAND (GB)

CAP-VERT (P)

GUINÉE PORTUGAISE

CÔTE FRANÇAISE DES SOMALI EMPIRE D’ÉTHIOPIE (INDÉP.)

Ouba

GUINÉE ESPAGNOLE (G.ÉQUATORIALE)

SÃO TOMÉ (P)

Équateur

AFRIQUE ÉQUATORIALE FRANÇAISE

CAMEROUN (A)

FERNANDO PO (E)

ÉRYTHRÉE (I)

SOUDAN ANGLO-ÉGYPTIEN (GB)

lac Tchad

Nig

o

l

ga

AFRIQUE OCCIDENTALE FRANÇAISE

GAMBIE (GB)

ng

Séné

Co

CAP-VERT (P)

Nil

er

Indien

CAMEROUN (A) = Allemagne 1600 km

Source : C. Coquery-Vidrovitch et H. Moniot, L’Afrique noire de 1800 à nos jours, (Puf, 1993).

65

MAUR RÉUNION (F)


Ce que nous devons à l’Afrique

bilans économiques des empires afin d’évaluer dans quelle mesure l’outre-mer a contribué, ou non, à la croissance métropolitaine. Tâche difficile tant des pans entiers de cette « économie de traite » – le monopole commercial imposé aux petits producteurs africains – demeurent en marge des annuaires statistiques. Ces travaux, dont le caractère global ne permet pas toujours de distinguer les divers secteurs d’activité, s’appuient essentiellement sur la valeur monétaire des balances commerciales (produits exportés et importés) ou sur les budgets coloniaux. Ainsi, le déficit comptable de la balance commerciale est interprété comme une perte lorsque, de fait, la métropole gagnait non seulement en important des matières premières à bas prix – en partie réexportées vers des pays tiers à l’état brut ou après transformation – mais aussi en exportant des biens manufacturés et des biens d’équipement vers les colonies. En outre, l’évaluation monétaire ne prend en considération ni les quantités, ni la qualité des marchandises (entrées et sorties), ou encore le travail qu’elles impliquent. Par exemple, entre 1919 et 1931, le prix des produits exportés n’a augmenté que de 6,5 %, tandis que celui des produits importés a connu une hausse de 36,5 %, illustrant la dégradation de la rémunération des producteurs africains. Les théories économiques de la « dépendance » ont montré que la distorsion avec les salaires métropolitains – à quantité de travail égale – est à la base de la surexploitation africaine. Centrée sur l’exploitation agricole et forestière, la production s’est spécialisée dans la monoculture d’exportation, qualifiée d’économie de rente, au détriment de la production vivrière reléguée à la sphère de la subsistance. Les conséquences de cette orientation sont toujours d’actualité : l’insuffisance alimentaire structurelle, partiellement compensée par l’importation, est paradoxale pour des populations encore à prédominance rurale. Des études de cas sur les secteurs privés font état des profits considérables cumulés par des firmes commerciales jusqu’aux années 1930 : commerce, agriculture, transport, mines et banques ont connu une croissance qui a pu atteindre 100 % ! Le taux de profit de la Compagnie des chemins de fer de Dakar, concédée à la Société des Batignolles, a atteint 45,2 % en 1909, tandis que celui de la Banque de l’Aof (Afrique occidentale française), 39,6 % en 1913. Or, le rapatriement de ces capitaux privés n’est pas pris en compte par la comptabilité publique. Sous prétexte que le placement colonial a été, certes, rémunérateur, mais aussi un « refuge paresseux de l’industrie déclinante », J. Marseille refuse ainsi de lui assigner un rôle majeur dans la croissance métropolitaine.

66


La contribution de l’Afrique à la prospérité de la France ( xviii e- xx e siècles)

Que de fortunes se sont pourtant amassées grâce aux activités coloniales ; la plus connue étant celle de la famille Bolloré. Les colonies constituèrent un marché protégé dont la fonction était non seulement de produire des matières premières à bas prix, mais également d’absorber la production industrielle métropolitaine. C’est pourquoi les comptes de gestion coloniale sont des indicateurs partiels. Les recettes, alimentées par la fiscalité directe et indirecte, font apparaître que l’impôt de capitation ou de case ne représentait en moyenne qu’un tiers des entrées, comme si les taxes douanières sur les mouvements de marchandises n’étaient pas prélevées sur la richesse produite par le travail indigène. Or, une colonie devait être financièrement autosuffisante : outre le coût de fonctionnement, elles devaient assumer le remboursement des emprunts avancés par la métropole, ainsi que les intérêts sur la dette. Ces intérêts étaient ainsi une recette pour la métropole, comme la prise en charge des salaires des fonctionnaires expatriés ou l’acquisition de biens de consommation pour l’administration coloniale peuvent être considérées comme des actifs. Les emprunts ont été entièrement remboursés, ce qui signifie que les équipements publics ont été pris en charge par la population indigène. Des investissements publics au service du secteur privé L’investissement est le troisième facteur analysé. À ce sujet, les données montrent que l’investissement français en Afrique noire a été bien inférieur à celui des autres puissances. Elles montrent également, notamment en ce qui concerne principalement le capital public, que celui-ci a surtout été utilisé dans la construction d’infrastructures pour acheminer les marchandises (chemin de fer, routes et ports) à l’avantage des activités commerciales des compagnies privées. Les infrastructures d’urbanisation à caractère social ont plutôt été rares jusqu’aux années 1950 ; l’ouverture d’écoles et d’hôpitaux a été laissée aux soins de la charité chrétienne tandis que les campagnes sanitaires contre les maladies épidémiques ont été limitées aux aires de résidence des colons. Notons que l’Afrique équatoriale française (Aef) fut toujours le parent pauvre de cette « économie » ; elle n’a reçu qu’un dixième des sommes allouées à l’Aof et à Madagascar. Le service de la dette atteignit déjà en 1935 le cinquième de la prévision budgétaire, au moment où les conséquences de la grande dépression marquaient l’effondrement des cours de matières premières. Ce n’est qu’en 1946 qu’on créa le Fides (Fonds d’investisse-

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Ce que nous devons à l’Afrique

Billet de 5 000 francs « Empire français » de 1942 dessiné par Clément Serveau, coll. Daniel Pelloux. Allégorie de l’empire, ce billet est créé alors même que le pays est occupé par les troupes allemandes et coupé d’une partie de ses colonies ralliées à la France libre. Il ne sera mis en circulation qu’en 1945.

ment et de développement économique et social) qui deviendra le Fac (Fonds d’aide et de coopération) après les indépendances. Ces fonds, à l’instar de l’aide actuelle, ont été engloutis par des grands chantiers comme celui de l’aménagement du fleuve Sénégal en vue d’intensifier la culture cotonnière et rizicole ou celui de l’implantation d’un complexe­ destiné à la production d’aluminium au Cameroun qui incluait la construction d’un barrage et une centrale hydroélectrique, d’une voie ferrée et d’une route goudronnée pour acheminer les marchandises. Au cours des années 1950, des multiples et coûteuses missions établirent des rapports d’expertise restés sans suite en raison du blocage des capitaux nécessaires pour la mise en œuvre des projets ou encore de leur inadéquation aux réalités locales. La création, en décembre 1945, du franc colonial (Cfa), d’une valeur inférieure à celle du franc métropolitain, avait pour objectif d’encourager l’économie en réduisant la disparité entre les prix coloniaux à l’exportation, restés stables pendant la guerre, et ceux à l’importation grevés de l’inflation. Cette mesure a avantagé les sociétés et le personnel métropolitains dont les avoirs ont presque doublé, tandis que le pouvoir d’achat des salariés et des producteurs locaux a été diminué de moitié. En dépit d’un accroissement des échanges, le patronat français n’a plus considéré les colonies comme une « bonne affaire », la stratégie d’investissement dans la modernisation industrielle hexagonale étant devenue bien plus rentable. Pour conclure : l’apport de l’Afrique à la prospérité de la France doit être évalué sur la longue durée, car si la période coloniale ne saurait constituer le moteur du développement industriel métropoli68


La contribution de l’Afrique à la prospérité de la France ( xviii e- xx e siècles)

tain, l’essor de l’industrie a eu lieu grâce aux capitaux cumulés dans le cycle esclavagiste. La « mise en valeur » coloniale s’est limitée à remplacer l’économie du pillage par l’économie de traite créant un marché protégé qu’assuraient des approvisionnements en matières premières à bas prix, source de devises, et des débouchés pour les manufacturés de l’Hexagone. Mais l’écart entre les revenus de la métropole et les revenus coloniaux s’est creusé au point que les marchés coloniaux n’étaient pas en mesure d’absorber les excédents, faute d’un élargissement du marché de consommateurs. L’ouverture du marché économique européen va changer le flux des échanges et attirer les capitaux vers des placements plus prometteurs. Débarrassée du « fardeau » colonial, la France est devenue un partenaire préférentiel dans l’exploitation des ressources énergétiques et minières de ses ex-colonies africaines, dont une partie des dépenses est couverte par l’aide au développement, nouvelle forme pour l’exercice d’une influence et l’entretien d’une dépendance économique.

Conseils bibliographiques

Hélène Almeida-Topor, Monique Lakroum, L’Europe et l’Afrique. Un siècle d’échanges économiques, Paris, Armand Colin, 1994, 235 p. Hubert Bonin, Michel Cahen, Négoce blanc en Afrique noire. Évolution du commerce à longue distance en Afrique noire du xviiie au xxe siècles, Paris, Sfhom, 2001, 422 p. Henri Brunschwing, Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français : 1871-1914, Paris, Armand Colin, 1960, 206 p. Catherine Coquery-Vidrovich, Henry Moniot, L’Afrique noire de 1800 à nos jours, Paris, Puf, 2005 (1974), 391 p. Catherine Coquery-Vidrovich, Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Paris, Agone, 2009, 190 p.

Bouda Etemad, De l’utilité des empires. Colonisation et prospérité de l’Europe, Paris, Armand Colin, 2005, 336 p. Claude Liauzu (dir.), Colonisation : droit d’inventaire, Paris, Armand Colin, 2004, 352 p. Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 1984, 462 p. Olivier Pétré-Grenouilleau, Les négoces maritimes français xvii e-xx e siècle, Paris, Belin, 1997, 256 p. walter Rodney, How Europe underdeveloped Africa, Londres, Bogle-L’Ouverture Publications, 1972, 316 p.

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Pourquoi faut-il enseigner l’histoire de l’Afrique ?

Chenntouf Tayeb Historien Université d’Oran (Algérie)

Pourquoi faut-il enseigner l’histoire de l’Afrique ? Répondre à la question implique de passer en revue les programmes, les manuels et la formation des professeurs. Il faudrait également s’interroger sur les relations de l’histoire enseignée et la recherche et, en dernier ressort, sur les finalités de l’enseignement de la discipline. La question est, pour sa part, plus pertinente que jamais. Un premier bilan met clairement en évidence un paradoxe. L’Afrique est quasiment en voie de disparition des programmes alors que le monde et l’histoire se mondialisent de plus en plus et mettent à mal les identités acquises. Dans une perspective d’histoire mondiale, devenue aujourd’hui incontournable, l’histoire du continent africain peut apporter beaucoup à de jeunes enfants et adolescents. Elle participerait à la définition de soi qui est inséparable de la définition du rapport à l’autre, proche ou plus lointain. L’Afrique a été intégrée dans l’enseignement dès le tournant impérial de la République1. Sa place a néanmoins décliné pour être aujourd’hui menacée d’une quasi-disparition. La lecture des programmes fait apparaître plusieurs moments forts nettement distincts. La colonisation fait son entrée dès le début du xxe siècle. Dans les années 1960, il devient difficile de continuer à en faire une avancée de la civilisation ; la montée des nationalismes dans les colonies impose la décolonisation mais la colonisation est présente dans les programmes jusqu’en 1980. Les années 1990-2000 sont celles du démarrage d’une intense activité législative mémorielle. La loi Taubira, adoptée en 2001, recom71

1. Olivier Le Cour Grandmaison, La République impériale. Politique et racisme d’État, Paris, Fayard, 2009.


Ce que nous devons à l’Afrique Encadré sur la géographie africaine à l’usage des élèves du cours élémentaire, à la toute fin du xixe siècle, extrait de L’année préparatoire de géographie, par P. Foncin, Paris, Armand Colin et Cie Éditeurs, 1896, p. 20. Coll. Musée dauphinois.

mande d’accorder dans la recherche et l’enseignement à la traite et à l’esclavage « la place qu’ils méritent » alors qu’une journée commémorative doit être organisée dans les établissements scolaires. À partir de 2002, les programmes d’histoire de l’école primaire introduisent l’esclavage dans les points forts qui synthétisent ce qui est considéré comme essentiel. La loi du 23 février 2005 tranche, pour sa part, des débats forts anciens en considérant que la colonisation a été « positive » (article 4). À la demande du Président de la République, l’article est finalement retiré alors que les autres dispositions de la loi sont appliquées ou en voie de l’être. Elle ne provoque pas de débat politique particulier mais la réaction des enseignants et des chercheurs est rapide pour condamner les atteintes à la liberté de la recherche et de l’enseignement qu’elle représente. Les réactions sont encore plus vives dans les Antilles avec la prise de position d’Aimé Césaire qui a écrit, dans les années 1950, le Discours sur le colonialisme. En Algérie, elle est à l’origine d’un contentieux algéro-français toujours ouvert. En 2010, des députés algériens prennent, à leur tour, l’initiative d’une loi qui vise à criminaliser la colonisation. Le dernier moment fort date de 2007. Les questions d’enseignement et la place de l’histoire retrouvent une nouvelle actualité dès la campagne présidentielle. En septembre 2004, le nom même d’Afrique est menacé de disparition des programmes des lycées. Le continent est évoqué lorsqu’il s’agit d’aborder la colonisation en classe de première et la décolonisation en classe de terminale. Les deux thèmes sont brièvement abordés au collège. En mai 2006, quarante députés de la majorité demandent au Président de la République de retirer de la loi Taubira l’article 2 rela72


Pourquoi faut-il enseigner l’histoire de l’Afrique ?

tif à l’enseignement. Ils avancent le « souci d’égalité » avec la loi du 23 février 2005 mais ne sont pas suivis par les autres membres de l’Assemblé nationale. Ch. Vanneste, député du Nord et rédacteur de la lettre déclare ne pas être gêné par la loi Taubira à condition de garder l’article 4 de la loi du 23 février 2005 qui, précisément, « positive » la colonisation. Enfin, lors de la modification des programmes en 2007, l’esclavage disparaît des points forts de l’école primaire en même temps que celui de « l’extermination des Juifs par les Nazis : un crime contre l’humanité ». Ce dernier est finalement maintenu. En mai 2010, le ministère de l’Éducation nationale annonce la suppression d’une question qui figure au programme d’histoire de seconde. Elle concerne « la Méditerranée au xii e siècle : carrefour des civilisations » et traite les espaces de l’Occident chrétien, l’empire byzantin et le monde musulman ainsi que les multiples contacts entre civilisations : guerres, échanges commerciaux, influences. Au total, la partie substantielle du programme est consacrée à l’histoire de France et de l’Europe (un tiers). Paradoxalement, le rétrécissement de la part des autres régions du monde, dont l’Afrique, s’opère dans une conjoncture caractérisée par la mondialisation, le malaise identitaire et les mutations de la recherche universitaire en histoire. La mondialisation contemporaine approfondit les mondialisations historiques du début du xvie à la fin du xixe siècle. Les migrations, la révolution des communications et des transports « globalisent » encore plus le monde en intensifiant les échanges entre les continents. Le sentiment d’appartenance à un même monde se renforce nolens volens. Nous sommes tous des modernes et des contemporains et participons à un monde devenu mondial. Pour la première fois dans l’histoire, les possibilités d’une histoire, devenue universelle, deviennent réelles. Dans l’immédiat, la mondialisation rend les identités acquises plus incertaines alors que l’enseignement de l’histoire est directement interpellé. Les rares enquêtes faites auprès des jeunes montrent bien

73

Aimé Césaire (1913-2008). © Présence africaine


Ce que nous devons à l’Afrique

2. Geoffrey Barraclough, Main Trends in History, New-York, Oxford University Press, 1979 et son ouvrage antérieur, History in Changing World, Oxford University Press, 1955 dans lequel il suggère une sérieuse réorientation de la pensée historienne à la lumière de la fin de l’ère coloniale. 3. Chenntouf Tayeb, « Mondialisation et histoire » dans Storia della Storiografia, n° 37, 2000, p. 17-29 et « La World-History et son enseignement dans le cartable de Clio », dans Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, n° 5, 2005, pp 20-27.

leur désaffection à l’égard de l’histoire quand ils ne remettent pas en cause l’utilité de son enseignement. Les approches multiculturelles ou interculturelles ont d’abord été privilégiées. En 1981-1982, J. Berque, chargé de rédiger un rapport sur l’école et les enfants d’émigrés, propose d’intégrer les cultures d’origine des élèves. R. Debray, auteur d’un autre rapport, défend l’intégration des religions dans l’enseignement. Plus récemment, les pédagogies en termes de « questions socialement vives » ou encore de « questions controversées » sont expérimentées dans les classes. Plus que jamais, la question de l’autre (émigré, noir, musulman, arabe) ou lointain (Afrique, Asie, monde arabe) est posée. Les chercheurs ont pris acte de ces mutations en empruntant de nouvelles pistes qui vont de l’histoire connectée et l’histoire partagée à l’histoire croisée et à l’histoire-monde. La pertinence heuristique de l’histoire-monde a été reconnue dans la décennie 1980-1990 dans la recherche ; elle est déjà enseignée dans de nombreux pays. Elle se sépare de l’histoire mondiale traditionnelle (relations internationales), de l’histoire globale qui s’intéresse au seul processus de la mondialisation et de la nouvelle histoire globale. Elle se présente comme une double rupture avec la tyrannie de l’État- nation et l’européocentrisme et veut, en fait, rompre avec le récit héroïque qui a fondé la discipline au xixe siècle. Pour G. Barraclough : « La mondialisation ne signifie pas qu’il s’agit d’ajouter à nos concepts traditionnels d’histoire quelques chapitres relatifs aux problèmes extra-européens, mais davantage, qu’il nous faut réexaminer toute la structure de nos préjugés et de nos idées reçues, substrat ordinaire de notre vision historique. Il nous faut, par exemple, prendre conscience que, là ou l’histoire de l’Amérique, de la Chine ou de l’Inde recoupe celle de l’Europe, elle le fait sous un angle imprévu qui remet en question notre parti pris et nous incite à douter de notre vision du monde. »2. Le véritable défi, aujourd’hui, est bien d’écrire et d’enseigner une véritable histoire universelle, c’est-à-dire une histoire de tous les hommes et de toutes les femmes du monde et, en étape ultime, de l’espèce humaine. Les finalités de l’enseignement de l’histoire deviendraient l’analyse des sociétés et de leurs mutations et non pas seulement la commémoration et la célébration de multiples identités3. L’enseignement de l’histoire de l’Afrique contribuerait grandement à cette histoire-monde. Le continent, d’Alger au Cap, est au cœur des mondialisations historiques. Sa position géographique lui a permis d’entretenir des relations avec l’Asie, l’Orient et l’Europe à travers la Méditerranée puis les Amériques. La circulation des produits des 74


Pourquoi faut-il enseigner l’histoire de l’Afrique ?

hommes et des idées est incessante. Elle s’intensifie au xvie siècle avec le commerce atlantique et la « traite négrière ». La colonisation et les protectorats ne sont pas autre chose qu’une intégration imposée par la violence et la guerre à l’échange mondial. Les appels à une histoire des autres ne manquent pas. L’Afrique doit alors être enseignée pour sa propre histoire. Elle est riche de questions susceptibles de figurer dans les programmes. Le continent est loin d’être sans histoire comme celle-ci ne se résume pas à ses rencontres avec l’histoire de France pour être finalement intégrée dans le seul récit national. Dans les programmes et les manuels, l’Afrique n’apparaît pas pour elle-même mais seulement lorsque son histoire interfère avec celle de la France et de l’Europe. La doxa, dans ce domaine, est fixée très tôt. L’histoire de l’Afrique avant l’arrivée des Européens est évacuée. La vraie histoire ne commencerait qu’avec les « découvertes portugaises et espagnoles ». Elle est, de ce fait, intégrée dans l’histoire des États européens qui sont les seuls sujets de l’histoire. L’esclavage n’a pendant longtemps retenu l’attention qu’au moment de son abolition. La guerre d’indépendance de l’Algérie elle-même ne prend sens que dans la perspective du passage de la ive à la ve République. Par ailleurs, la quasi-totalité des thèmes traités par les manuels sont consacrés à l’esclavage, la colonisation et les indépendances. Ils sont loin de représenter l’histoire africaine et transmettent aux élèves une image tronquée tragique et peu valorisante de l’histoire du continent. Réagissant sans doute à cette situation, le président sénégalais, A. Wade, a proposé d’inscrire dans les programmes l’histoire des tirailleurs sénégalais en Europe et dans le monde. « Si l’histoire des tirailleurs sénégalais est enseignée en Afrique et en Europe, de nombreux préjugés tomberaient, des a priori s’estomperaient et un nouveau regard sera porté sur l’Afrique »4 estime le chef de l’État. L’image d’un continent sans histoire remonte, il est vrai, au xixe siècle. Très prégnante, elle ne cesse de peser sur les regards portés vers l’Afrique. Elle est formulée par Hegel pour qui l’Afrique est en deçà ou hors de l’histoire. Pour le philosophe, elle est à un stade non historique. K. Marx, avec le concept de despotisme oriental, arrive par d’autres voies à des conclusions qui ne sont pas éloignées de celles de Hegel. Le discours prononcé à Dakar le 26 juillet 2007 par N. Sarkozy est reçu en Afrique comme une actualisation contemporaine de cette vision. Le paysan africain n’étant toujours pas entré dans l’histoire, il lui est demandé de le faire en se déchargeant de la tradition et en mettant un terme aux cycles qui se répéteraient indéfiniment. 75

4. http://www.afrik.com/ article15242.html.


Ce que nous devons à l’Afrique Couverture du livre Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, ouvrage collectif sous la direction d’Adame Ba Konaré, édité par l’Alliance internationale des éditeurs indépendants, 2008.

L’auteur du discours, un de ses conseillers, fait fi de la complexité des temporalités de l’histoire africaine qui seraient à moduler selon les périodes et, surtout, les sousrégions du continent. L’histoire de l’Afrique n’est ni pire ni meilleure que celle d’autres continents et il ne s’agit pas de passer d’un déni d’histoire à une histoire mythique et apologétique du continent. Les bouleversements du monde ne peuvent être plus longtemps ignorés. Il en est de même de ceux qui touchent la recherche académique. Les programmes, les manuels et la formation des professeurs doivent les prendre en compte. Enfin, si l’histoire de l’Afrique est enseignée en France et en Europe, l’histoire de ces dernières doit l’être également dans les pays africains pour aboutir à une histoire-monde dans laquelle tous les hommes et toutes les femmes se reconnaîtraient et la feraient leur.

Conseils bibliographiques

Geoffrey Barraclough, History in Changing World, Oxford University Press, 1955. Geoffrey Barraclough, Main Trends in History, NewYork, Oxford University Press, 1979. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Réclame, 1950, 63 p. Chenntouf Tayeb, « Mondialisation et histoire » dans Storia della Storiografia, n° 37, 2000, pp. 17-29.

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Chenntouf Tayeb, « La World-History et son enseignement dans le cartable de Clio », dans Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, n° 5, 2005, pp 20-27. Olivier Le Cour Grandmaison, La République impériale. Politique et racisme d’État, Paris, Fayard, 2009, 401 p.


Ce que nous devons à l’Afrique  les cultures



« Alors l’homme blanc et l’homme noir seront amis » Jean Rouch

Marie-Isabelle Merle des Isles Membre de la Fondation Jean Rouch, en charge de la communication

Un seul mot peut caractériser un homme : dur, gentil, faible, doux… Pour Jean Rouch (1917-2004), le cinéaste ethnologue de l’Afrique, homme multiple, il en faut plusieurs si l’on veut tenter de l’approcher dans sa vérité : curiosité, rigueur, patience, générosité, élégance… mais trois mots sont incontournables : liberté, imagination, amitié. Écoutons-le plutôt : Liberté : Dans une lettre de janvier 1950 en réponse à la proposition que Théodore Monod1 lui faisait de rejoindre l’Ifan (Institut français d’Afrique noire)2, Jean Rouch écrivait : « La bascule du côté des Afriques scientifiques commencée dès 1942 ne fera donc que s’accentuer. Comment ? L’hypothèse I fan que vous me proposez n’est ni exclue a priori, ni acceptée, ni exclue, car trop de liens et de sujets d’études communs me rattachent à l’I fan , ni acceptée, car je ne sais pas très bien ce que l’I fan peut faire de moi, ni moi ce que je peux faire pour l’I fan . La vie menée depuis la guerre, le voyage du Niger, ma dernière randonnée solitaire3 et mon travail ici, lui peut-être encore plus solitaire, m’ont donné ce mauvais désir de liberté, la crainte, enfantine sans doute, d’être dévoré par les organisations et les équipes. J’en arrive à la conclusion (presque à l’évidence) que celui qui se voue à l’étude des hommes d’ailleurs se condamne par là même à la solitude. L’approche que j’ai faite des Songhay a toujours été de ce type et les études les plus valables à mon sens, les plus humaines si vous voulez, ont été faites d’homme à homme, car qui étais-je pour ces gens ? Ni administrateur, ni militaire, un étranger venu le plus humblement possible, c’est-à-dire le plus 79

1. Théodore Monod (1902-2000), naturaliste et savant français, alors directeur de l’Ifan à Dakar. 2. Resté aujourd’hui l’Ifan (Institut fondamental d’Afrique noire). 3. Au printemps 1949, Jean Rouch était parti seul, faute de financement suffisant, étudier les groupes ethniques Songhay de la partie du Niger qui va de Gao jusqu’au Nigeria britannique.


Ce que nous devons à l’Afrique

Jean Rouch en 1951. © Fondation Jean Rouch

4. Il y restera de façon définitive, puisque, mort au Niger d’un accident de voiture le 18 février 2004, il sera enterré au cimetière chrétien de Niamey. 5. Paul Rivet (1876-1958), fondateur du Musée de l’homme.

amicalement possible. Je ne sais si je pourrais continuer ainsi, mais je crois que c’est là ma meilleure voie. Le difficile est sans doute de rester longtemps là-bas, si l’on ne veut courir le risque d’y rester tout à fait4. Autrement dit, je vois assez mal ma place parmi les rouages précis et fixes qui vous sont nécessaires. Il faudrait créer je ne sais quelle section franche (comme disent les militaires qui ont du vocabulaire) d’enquêteurs libres. Mais l’administration permettrait-elle de parachuter de temps en temps à ces francstireurs quelques sous nécessaires à payer leur nourriture et leurs transports ? Ma tendance à une participation assez complète m’empêche de faire de trop longs séjours. Ce chercheur indépendant que je suis (Rivet5 dirait de luxe) peut, je crois, rendre encore sous cette forme quelques services à l’ethnographie africaine. » 80


« Alors l’homme blanc et l’homme noir seront amis »

Tout est dit et si Jean Rouch a su rester dans la structure en demeurant l’homme libre qu’il souhaitait être et qu’il ne pouvait s’empêcher d’être, la force de ses rêves et de ses convictions lui a souvent permis d’atteindre l’impossible. Toujours est-il que cette période comprise entre 1941 – date de son arrivée en Afrique – et 1951 – date où il rédige une série de 22 articles parus dans le journal Franc-Tireur6, alors qu’il vient d’achever la rédaction de sa thèse (qu’il soutiendra en 1952) – est la clef de ce qu’il allait devenir plus tard. Imagination : Dans un article paru à l’occasion de l’exposition « L’Afrique d’une société savante » (19 octobre-15 décembre 1993), sous le titre « Comment devenait-on africaniste ? Un coup de foudre7 ! » Jean Rouch écrit : « C’était avant la guerre, le premier souvenir que je raconte toujours, c’est celui de la rencontre, dans une librairie qui fait presque le coin du boulevard Raspail et du boulevard Montparnasse8, du surréalisme et de l’ethnographie. J’avais seize ans, je venais de passer mon bac, et je tombe sur deux photos de la revue Minotaure : les masques dogons, kanaga, montés sur la terrasse d’un mort, et les mannequins de la Tour Rose de Giorgio de Chirico, et pour moi, ils représentaient la même chose. Tous les deux étaient une grande bouffée d’imaginaire. Et quand plus tard j’ai revu les Chirico, ce qui en principe avait inspiré les mannequins de la Tour Rose, et quand je suis monté sur la terrasse des morts chez les Dogons, eh bien c’était toujours l’imaginaire : ce n’était pas vrai. Mon Afrique est très irrationnelle, irréelle… Donc, je crois à l’extraordinaire qualité de ces mises en scène et de ces décors de théâtre, comme je crois tout simplement à l’extraordinaire des rituels africains. Je sais que quand j’assiste à un rituel de possession pendant toute une journée, je ne suis pas possédé, mais peut-être ma caméra m’a empêché de l’être, je suis parfaitement bien : ça marche, je reçois. Il est absurde d’essayer de comprendre, d’en faire la théorie ; la seule chose, c’est de demander aux Africains leur propre théorie. Je suis leur complice, puisque je leur montre des films de possédés, et pour eux, ce que je vois dans mon viseur, c’est directement le génie qui arrive, ils ne voient plus déjà la personne, c’est le génie. Don de voyance ? C’est le piège dans lequel est un peu tombé le surréalisme avec des dames qui prédisaient à Breton certains signes, c’est un élément de la magie populaire française dans lequel on ne sait pas s’il ne faisait que jouer avec ou si, rituellement, il s’y adonnait, c’est un mystère. L’intérêt de l’attitude cinématographique, c’est qu’on enregistre quelque chose de complet, qu’on peut revoir et on s’aperçoit alors si c’est efficace ou non. Un exemple plus personnel et beaucoup plus dangereux : on a tourné avec Damouré et ses amis la chasse au lion à l’arc pendant sept ans 9, 81

6. Et republiés dans Alors le Blanc et le Noir seront amis. Carnets de mission 1946-1951, édition établie par MarieIsabelle Merle des Isles avec l’aide de Bernard Surugue, collection Mille et une nuits, Fayard, novembre 2008, 310 p. 7. Au sens réel du terme, car il assiste à son premier rituel suite à un accident sur le chantier de route qu’il dirigeait en tant qu’ingénieur, plusieurs manœuvres ayant été foudroyés. 8. Quartier où habitait à Paris sa famille. 9. De 1957 à 1964. Damouré Zika fut le principal acteur et ami africain de Jean Rouch.


Ce que nous devons à l’Afrique

Tahirou, ami de Jean Rouch, chef des chasseurs. © Fondation Jean Rouch

p­ endant lesquels on frôlait de très grands dangers. Et les chasseurs me disaient : “Mais non, vous êtes invisible au lion, on a fait le nécessaire.” Nous mourions de trouille, mais “les lions ne peuvent pas vous voir…”. C’est là que j’ai appris énormément de choses. En partageant pendant une ou deux semaines par an une opération de ce genre, on découvre très curieusement ce que c’est que le vrai courage, qui est une chose que je n’ai pas apprise pendant la guerre. Le vrai courage, c’est d’avoir très peur, et de maîtriser cette peur. Et les chasseurs africains savent le faire. Découvrir un autre comportement que le nôtre est très séduisant. Mais cela prend beaucoup de temps : on apprend à ne pas être pressé, à être “toujours strictement en retard”, à être dans un système où on remet les choses en question : les montres par exemple. Même s’il y a le soleil, les nuits sont égales aux jours, leurs temps sont égaux. Si on dort dehors sous une moustiquaire, sachant que les lions qui viennent rôder autour des campements ont une trouille bleue de la moustiquaire : une grande forme qui s’agite… donc, on y est très bien quoiqu’on meure de peur aussi… Si on dort ainsi, on se couche avec le soleil et on se lève avec le soleil. C’est un rythme extraordinaire, mais comment le communiquer ? On ne communique pas la jubilation… » Amitié : Les propos ci-après sont extraits d’un article de Jean Rouch publié en 1951 dans le journal Franc-Tireur, de la série des 22 articles précités republiés en novembre 2008 : « L’amitié noire est difficile. Je comparerai volontiers sa naissance à une suite d’épreuves. Car il s’agit pour le Blanc de vaincre le préjugé de sa supériorité et pour le Noir, au contraire, de ne plus se croire un être inférieur. Pour le Noir, le mythe du Blanc… peut se résumer ainsi : “Avec le Blanc, on ne sait jamais.” Telle est la crainte souvent répétée et qui, passant à 82


« Alors l’homme blanc et l’homme noir seront amis »

travers l’extraordinaire machine affabulatrice africaine, doit aboutir aux oreilles enfantines en terribles histoires de croquemitaines. Mais le Noir, jeune ou vieux, a un terrible défaut qui l’aidera à vaincre sa grande peur : la curiosité. Dès les premiers contacts, il a examiné le nouveau venu… et l’a soumis à une série de tests de caractère comme nous n’en avons pas inventé. Le Noir a conservé une science instinctive du comportement. Il sait juger un homme à sa propre démarche, à la trace de ses pas, à sa façon de manger, à sa manière de tendre la main, au son de sa voix, aux grimaces de son visage, et surtout à son sourire. Boy, dactylo, mécanicien, comptable, tous observent le nouveau venu. Et bientôt celui-ci recevra un surnom : “Calebasse en fer”, “le Phacochère”, “Frappe jusqu’à la mort”, ou bien “le Liseron”, “l’Éclair”, “Celui qui rit”, selon qu’il est un “mauvais Blanc” ou un “bon Blanc”, chacun de ces qualificatifs, incompréhensibles pour nous, correspondant à une catégorie précise d’individus… L’idole inaccessible ne sera plus un être infaillible… Le Noir, à son tour, dira. Il dira ce qu’il est, les dures enfances peul à “berger”, les troupeaux de pâturage en pâturage, où l’on reste seul pendant deux ou trois ans à disputer aux lions les bêtes confiées…, les enfances de pêcheur, où l’on va dans une frêle pirogue se battre contre le crocodile terrible. Il dira l’Afrique immense et rude, les villages tièdes et sonores où l’on est si bien à l’abri, et la brousse alentour, où vivent les génies et les dieux… Et l’homme blanc compren­dra peut-être que le Noir, qu’il croyait si ignorant, si primitif, a aussi des techniques adroites, des façons de penser cohérentes, une philosophie extraordinaire du monde et de la vie, en un mot une civilisation que rien ne permet de classer au-dessous de notre civilisation, une civilisation très différente certainement, mais aussi riche et aussi valable que la nôtre. Alors, l’homme noir et l’homme blanc seront amis. » En guise de conclusion, donnons la parole à Hadj Damouré Zika, « assistant de santé à Niamey10 ». Personne ne peut mieux que lui témoigner de la relation de Jean Rouch à l’Afrique dans cet extrait de lettre de son complice pendant près de soixante ans : « Je ne regrette pas dans ma vie de vous rencontrer, de servir sous vos ordres, de travailler avec vous dans de longues missions souvent difficiles… je sais aussi que vous n’êtes pas parmi les nombreux blancs venus en Afrique pour se remplir les poches et partir sans laisser trace. Si aujourd’hui nous parlons de France, des Français, c’est grâce à des gens comme vous. Il faut des diplômes et pour les avoir, il faut aller à l’école, avoir une instruction pour aller dans des universités qui ne se trouvent qu’en Europe. Et des groupes de Nigériens sont partis en Europe sans même voir l’emplacement de l’école de leur ville grâce à toi, Jean… Sans toi, Jean Rouch, comment un fils sorko qui n’a pas eu même le 83

10. Pour en savoir plus sur Damouré Zika, lire, de Daniel Mallerin : Damouré Zika, la légende à rebours, Niamey, Afrique lecture, publié grâce au soutien du Centre culturel franco-nigérien Jean Rouch, 2010, 77 p., et La caravane Jean Rouch, publié par le Centre culturel franconigérien Jean Rouch et avec le soutien complémentaire de l’Agence française de développement, 2010.


Ce que nous devons à l’Afrique Damouré Zika (1923-2009) lors de la mission Schoelcher en 1948-1949. © Fondation Jean Rouch

11. Extrait d’une lettre personnelle de Damouré Zika à Jean Rouch. 12. Cérémonie rituelle de chasse à l’hippopotame en l’honneur d’une haute figure sorko défunte. 13. Pour voir et revoir les films de Jean Rouch, entendre sa voix, les Éditions Montparnasse (Paris) ont entrepris la réédition de son œuvre cinématographique. Trois coffrets ont été déjà édités.

certificat d’études de son pays peut être engagé dans la fonction publique et franchir les vitesses avec patience jusqu’à obtenir ce grade de grand officier de son pays11 ? » Il faudrait aujourd’hui y ajouter : « Et recevoir lors de son décès en 2009 les mêmes hommages que son “patron” : des funérailles nationales et un Tarbassou12. » Jean avait adopté l’Afrique et nombre d’Africains comme Damouré l’avaient adopté. Les Dogons du Mali ont eux aussi offert à Jean Rouch13 l’honneur de funérailles rituelles dans les falaises de Bandiagara.

Conseils bibliographiques Daniel Mallerin, Damouré Zika, la légende à rebours, Niamey, Afrique lecture, publié grâce au soutien du centre culturel franco-nigérien Jean Rouch, 2010, 77 p. La caravane Jean Rouch, textes de Daniel Mallerin, photographies de Marie-Pierre Cravedi, édité avec le soutien complémentaire de l’Agence française de développement, publié grâce au soutien du centre culturel franco-nigérien Jean Rouch, 2010, np.

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Marie-Isabelle Merle des Isles, Destins d’explorateurs. De l’Antarctique à l’Asie centrale, 1908-1950, Paris, Éditions de La Martinière, 2005, 184 p. Alors le Blanc et le Noir seront amis. Carnets de mission 1946-1951, édition établie par Marie-Isabelle Merle des Isles avec l’aide de Bernard Surugue, collection Mille et une nuits, Fayard, 2008, 310 p. Jean Rouch, La religion et la magie des Songhay, Paris, Presses universitaires de France, 1960, 325 p.


« Vous êtes invités à venir faire le tour du monde en un jour… »

Nadine Wanono Gauthier Anthropologue, chercheur au Cnrs Centre d’études des mondes africains (Cemaf) – universités Paris I – Aix-Marseille

Il m’avait été proposé de soumettre une réflexion sur le thème : « Vers une ethnologie délivrée de toute idéologie coloniale ? » tout en abordant la notion d’anthropologie partagée, brillamment défendue par Jean Rouch. Alors que cette publication accompagne l’exposition intitulée : « Ce que nous devons à l’Afrique », il m’a semblé plus opportun d’orienter le débat sur les liens entre l’idéologie coloniale et l’ethnologie par une analyse des scénographies et des discours mis en œuvre lors de l’Exposition coloniale de 1931, de la création du musée de l’Homme et de la conception du musée du Quai Branly, pour présenter les peuples « primitifs », « colonisés » ou « premiers ». Comme le pose Benoît de l’Estoile1 « que signifiait le programme politique, intellectuel et artistique du musée de l’Homme quand il a été conçu dans les années 1930 ? En quoi était-il différent de celui qui est aujourd’hui mis en avant pour le musée du Quai Branly ? ». Cette analyse réflexive de notre regard va nous permettre de mieux comprendre les obstacles, les difficultés, la complexité des enjeux soulevés dès lors qu’il s’agit de présenter l’autre, de le classifier, de l’ordonner et de mettre en relation les objets, les cultures, les modes d’associations exposés au spectateur qui les découvrent. Par ailleurs, présenter les liens complexes qui ont pu unir l’ethnologie et l’idéologie coloniale sous forme d’un réquisitoire où il y aurait d’une part les ethnologues complices du système et de l’idéologie coloniale, et d’autre part la justification de leurs recherches sur le terrain par la promotion de la valeur de la « différence » ne me semblait pas refléter avec pertinence la complexité des constructions relationnelles entre nous et les autres. 85

1. Benoît de l’Estoile, Le goût des autres, de l’Exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007, Champs Essais, 2010.


Ce que nous devons à l’Afrique Vue intérieure du pavillon de l’Algérie de l’Exposition coloniale internationale de 1931, Paris, photographie extraite de L’Illustration, n° 4603, 23 mai 1931, coll. Arch. départementales de l’Isère (Per 1683/19).

En effet, les questions soulevées par l’ethnologie, depuis l’époque coloniale jusqu’à maintenant, autour de la prise en compte de l’altérité continuent d’être d’actualité et soulèvent des débats contradictoires tant au niveau éthique que politique. Choisir de centrer notre approche sur l’évolution idéologique et politique qui a accompagné, depuis plus de 70 ans, la conception des expositions et des musées ethnographiques en France nous paraissait beaucoup plus révélateur de la complexité même des enjeux soulevés et de l’actualité des combats à poursuivre pour prétendre évoquer une anthropologie partagée. Bref rappel historique En 1923 a lieu la première représentation du ballet « La Création du Monde », sur une musique de Darius Milhaud, un texte de Blaise Cendrars, inspiré des mythes Baoulé, les décors de Fernand Léger avec une déclinaison de masques africains du Congo et de Côte d’Ivoire. En 1924, le Manifeste du Surréalisme est publié. 1925 est l’année où le Tout-Paris admire Joséphine Baker, dans la « Revue Nègre » au Théâtre des Champs-Élysées et c’est aussi l’année où l’institut d’ethnologie de l’université de Paris est créé par le docteur Paul Rivet, Lucien Lévy Bruhl, philosophe de formation, Marcel Mauss, sociologue proche de Durkheim, et Marcel Cohen, linguiste. La découverte par l’avant-garde surréaliste, les fauves et les cubistes de « l’art nègre », sera accompagnée d’une effervescence culturelle et artistique où les ethnologues prendront une part active. Alfred Métraux confie dans 86


« Vous êtes invités à venir faire le tour du monde en un jour... »

une interview2 « … Brusquement les peuples exotiques venaient confirmer, en quelque sorte, l’existence d’aspirations qui ne pouvaient pas s’exprimer dans notre propre civilisation ». Les surréalistes investissent cette « virtualité subversive » des « objets sauvages », essayent de comprendre leurs usages et fonctions, éventuellement pour s’en inspirer. Un des lieux clefs de cette période, est le palais du Trocadéro qui abrite le musée des Monuments français ainsi que le musée d’Ethnographie fondé par Ernest Théodore Hamy. En 1928, Paul Rivet en prend la direction et des expositions y sont organisées au même titre que des galas, des défilés de mode inspirés des modèles exotiques. Simultanément, Rivet est nommé à la chaire d’anthropologie du Muséum qu’il rebaptise « Ethnologie des hommes actuels et des hommes fossiles ». À partir de cette date, Paul Rivet et Georges Henri Rivière organisent des vitrines « ethnogéographiques » et des « vitrines synthétiques » selon les thèmes abordés à l’époque, comme la royauté ou l’initiation. Paul Valéry perçoit cette réorganisation comme « des unités de plaisir incompatibles sous des numéros matricules et selon des principes abstraits ». Breton critique aussi le musée ethnographique qui, sous prétexte d’objectivité, tend à faire disparaître la singularité de l’objet, à négliger son « rayonnement et sa capacité à métamorphoser l’esprit »3. Les liens institutionnels de l’ethnologie, discipline reconnue par les instances universitaires de l’époque, avec l’entreprise coloniale favorisent la scission avec les surréalistes. En 1931, le musée d’Ethnographie du Trocadéro participe à l’Exposition coloniale, alors que les surréalistes y sont violemment opposés. Breton, Eluard, Péret et Dali, alors membres du Parti communiste français diffusent le tract « Ne visitez pas l’Exposition coloniale » et prennent une part active à la contre 87

Georges Henri Rivière (1897-1985) à l’I com (International Council of Museums), 1975. Droits réservés

2. Publiée dans L’Homme, mai-août 1964, p. 21. 3. Vincent Debaene, Les Surréalistes et le musée d’ethnographie, dans Labyrinthe, n° 12, 2002, p. 17.


Ce que nous devons à l’Afrique

exposition organisée par la ligue anti-impérialiste intitulée « La vérité sur les colonies ». Paul Eluard et Yves Tangui présentent des fétiches africains à côté d’ex-voto, ou des statues à la Vierge à l’Enfant.

4 Benoît de l’Estoile, op. cit., p. 46.

L’Exposition coloniale de 1931, le musée de l’Homme, le musée du Quai Branly Si certains des slogans de l’Exposition coloniale internationale située dans le parc du château de Vincennes renvoyaient directement au voyage et à la distraction « Vous êtes invités à venir faire le tour du monde en un jour » ou encore « Une porte de Paris s’ouvre sur le monde », la dimension pédagogique de cette « encyclopédie du monde colonial » était essentielle dans son principe organisationnel. L’Exposition, installée au Palais de la Porte Dorée et dans le bois de Vincennes, couvrait une superficie de 110 hectares. Commissaire général de l’Exposition, le maréchal Lyautey, gouverneur général des colonies, affirme « le désir de voir chaque section coloniale s’organiser d’une façon aussi complète que possible, à la fois pittoresque et instructive, de manière à présenter le maximum d’intérêt et d’attrait »4. Marcel Olivier, commissaire adjoint de l’Exposition déclarait en 1930 « Nous voudrions faire en sorte qu’elle constitue dans le cadre de la colonisation une saisissante, une réconfortante leçon d’humanité ». Parallèlement à sa mission « civilisatrice », l’Exposition revêt un caractère commercial évident : les ressources des pays colonisés y sont exposées ainsi que les multiples entreprises de travaux publics, de la santé, de l’éducation. La logique géographique prime et chaque groupe de colonies françaises possède un pavillon. Dans la section de l’Afrique occidentale française, la mosquée de Djenné avait été entièrement reconstituée, ainsi qu’un village lacustre, un village de « fétichistes » et un « campement maure ». Cette mise en scène grandeur nature présentait les « habitants » en action, soit comme danseurs, ou artisans, activités à caractère éminemment pacifique, surtout sous le regard bienveillant de la France. Comme Benoît de l’Estoile le démontre justement, les transformations du monde colonial entre les deux guerres influent directement sur l’évolution de l’ethnologie. On peut citer à cet égard, la position de Paul Rivet, membre de la Sfio et du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, qui en nommant le nouveau musée, musée de l’Homme, inscrit ce projet dans une politique humaniste. Dans une lettre à Léon Blum, Rivet présente le musée de l’Homme comme « un établissement indispensable pour l’étude de l’homme et à un point de vue plus réaliste, pour l’étude de nos populations coloniales, condition essentielle 88


« Vous êtes invités à venir faire le tour du monde en un jour... »

d’une politique humaine dans nos territoires d’outre-mer ». En 1936, sous l’influence de Paul Rivet, le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes dénonce l’idée d’une « mission civilisatrice » dans la politique coloniale de la France5. Pourtant, en 1939, Rivet adopte une position réformatrice et espère que la prise en compte de ces différences culturelles permette une coexistence harmonieuse au sein d’un empire colonial. Pour Benoît de l’Estoile, ce qui apparaît aujourd’hui comme une utopie, face à la brutalité de la domination coloniale révèle déjà les idéaux d’un dialogue pacifique entre les cultures et préfigure la politique de l’Unesco de l’après-guerre ou encore la politique muséale du musée du Quai Branly lorsqu’il proclame sur les banderoles publicitaires « les cultures sont faites pour dialoguer ». Pour appuyer les liens qui existent entre l’entreprise muséale de 1938, lors de la création du musée de l’Homme, et la création du musée du Quai Branly, Benoît de l’Estoile rappelle les propos de Soustelle, directeur adjoint du musée de l’Homme, qui mettait en relation le succès du nouveau musée avec les transformations de la sensibilité esthétique qu’évoquait Marcel Mauss lors de l’Exposition coloniale. La beauté des arts non-européens comme facteurs de reconnaissance de la pluralité des cultures est un des points communs entre les créateurs du musée de l’Homme et ceux du Quai Branly. L’auteur du reste introduit le lecteur à cette comparaison entre les musées en reprenant les mises en scène proposées par le musée du Quai Branly en 2006 lors de son ouverture. Il était remis à chaque visiteur un carnet de voyage, où il était inscrit : « Vous devenez explorateur, en engageant une “visite de découverte” des “arts et civilisations d’Afrique, d’Océanie et des Amériques”. » À la fin de ce carnet, deux pages blanches étaient réservées aux impressions des visiteurs et il leur était expliqué « vous venez de faire le tour du monde en soixante minutes ». En 1953, une affiche du musée de l’Homme proposait un tour du monde en deux heures et en 1931 « Vous êtes invités à faire le tour du monde en un jour ». Aminata Traoré répond sans équivoque à l’allocution d’ouverture prononcée par Jaques Chirac, lors de l’inauguration du musée en juin 2006. Pour cette ancienne ministre de la Culture et du Tourisme du Mali, témoin des tractations qui ont pu avoir lieu lors de l’acqui89

Vue des espaces muséographiques du musée du Quai Branly, section Océanie. Droits réservés

5. Manuel Semidei, « Les socialistes français et le problème colonial entre les deux guerres (1919-1939) », dans la Revue française de science politique, vol. 18, n° 6, 1968, p. 1134.


Ce que nous devons à l’Afrique

6. Aminata Traoré, « Droit de cité », dans Le Nouvel Observateur, n° du 23 juin 2006.

sition de certaines pièces, ce nouveau musée s’inscrit dans la poursuite « d’un profond et douloureux paradoxe à partir du moment où la quasi-totalité des Africains, des Amérindiens, des Aborigènes d’Australie, dont le talent et la créativité sont célébrés, n’en franchiront jamais le seuil compte tenu de la loi sur l’immigration choisie. Il est vrai que des dispositions sont prises pour que nous puissions consulter les archives via l’Internet. Nos œuvres ont droit de cité là où nous sommes, dans l’ensemble, interdits de séjour. À l’intention de ceux qui voudraient voir le message politique derrière l’esthétique, le dialogue des cultures derrière la beauté des œuvres, je crains que l’on soit loin du compte ».6 En conclusion de sa démonstration, Benoît de l’Estoile affirme : « Ce qui définirait dans cette perspective les Occidentaux du xxe siècle, c’est la prise de conscience de la pluralité des civilisations, fondement d’une nouvelle conscience de soi. Le musée du Quai Branly, réalisation spectaculaire chargée de proclamer aux yeux du monde le message d’une France guidant les nations sur la voie d’un nouvel universalisme élargi à toute l’humanité, s’inscrit dans cette lignée. »

Conseils bibliographiques

Fernande Bing, « Entretiens avec Alfred Métraux », dans L’Homme, Mai-Août 1964, vol. 4, n° 2, p. 20-32. Vincent Debaene, Les Surréalistes et le musée d’ethnographie, dans Labyrinthe, n° 12, 2002. Benoît de l’Estoile, Le goût des autres, de l’Exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007, 453 p.

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Manuel Semidei, « Les socialistes français et le problème colonial entre les deux guerres (19191939) », dans la Revue française de science politique, vol. 18, n° 6, 1968, p. 1115-1154. Aminata Traoré, « Droit de cité », dans Le Nouvel Observateur, n° du 23 juin 2006.


Apports de l’oralité africaine au patrimoine mondial

Claude-Hélène Perrot Historienne Professeur émérite de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne

L’oralité a, entre autres apports, donné accès à l’histoire vécue par les peuples africains avant que ne s’impose à eux l’ordre colonial, c’està-dire avant le partage de l’Afrique par les Européens dans la seconde moitié du xixe siècle. Depuis les indépendances, et parallèlement à la prospection de sources écrites et archéologiques, un immense travail de collecte des traditions orales a été effectué. Les bibliographies des historiens de l’Afrique sont d’ailleurs faites essentiellement de références à des ouvrages et à des articles parus après 1960, même si quelques pionniers qui auparavant avaient tracé le chemin ne sont pas oubliés. Avant de pénétrer dans le domaine des sources orales exploré depuis cinquante ans, il faut s’interroger sur ce qu’est la parole en Afrique, en regard avec la place subordonnée qui est la sienne face à l’écrit dans les sociétés occidentales. La puissance de la parole La parole en Afrique a un puissant pouvoir d’évocation, au sens le plus fort du terme. Quand un narrateur nomme au fil de son récit des personnages défunts, tout se passe comme s’il les forçait à sortir de l’ombre et les rendait soudainement présents ; et il lui faut solliciter leur autorisation, par exemple en leur offrant une libation. Chez les Akan du Ghana et de Côte d’Ivoire, après qu’on a déposé, comme on le fait chaque année, de l’igname nouvelle sur les sièges « noirs » qui sont l’habitacle des « esprits » des ancêtres royaux, ceux-ci, que l’on a appelés par leurs noms et dans l’ordre où ils ont régné, sont

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Ce que nous devons à l’Afrique Siège « noir » consacré au roi des Anyi-Ndényé Koa Tiumasi, fin xviii e siècle, Abengourou (Côte d’Ivoire). Ph. Marc Garanger

censés surgir au milieu des vivants pour leur indiquer leurs volontés et recommandations par la bouche d’une femme inspirée. Dans certains cas, toujours chez les Akan, le pouvoir évocateur de la parole est tel qu’une simple allusion à une catastrophe survenue dans un passé plus ou moins éloigné était perçue comme une menace pouvant provoquer sa répétition. Nul ne s’y serait risqué si cela n’avait été selon la procédure judiciaire le moyen de se faire rendre justice dans les plus brefs délais. Un individu qui s’estimait lésé protestait ainsi contre l’injustice subie en proférant un jurement (un ndaa) selon une formule connue de tous, évoquant un événement désastreux, par exemple la mort violente d’un ancêtre du chef devant lequel cet individu demandait à être jugé : « Si je mens, que ce désastre se reproduise », telle est la signification implicite du jurement. C’était contraindre ce personnage, à quelque niveau de la hiérarchie politique qu’il se situe, à juger ou à rejuger l’affaire en convoquant sans tarder son tribunal. La malédiction est chose grave, particulièrement si elle est proférée par un père à l’encontre de son fils : c’est le vouer à l’échec et réduire à néant ses entreprises futures. Bien d’autres exemples montreraient le pouvoir de la parole, que Georges Niangoran-Bouah a comparée à la balle qui, quand elle est tirée, ne revient pas dans le canon du fusil. L’oralité : un autre mode d’accès au savoir L’histoire n’est pas livrée n’importe où, n’importe quand et par n’importe qui. Elle n’est pas mise « à disposition », comme elle l’est en Europe sur le rayon d’une bibliothèque ou sur l’écran d’un ordinateur. Son accès est restreint et obéit à des règles plus ou moins contraignantes, mais il n’est jamais entièrement libre. À l’exception de cer92


Apports de l’oralité africaine au patrimoine mondial Fête de l’igname : une jeune femme parle, inspirée par les ancêtres, Arrah (Côte d’Ivoire). Ph. Marc Garanger

tains grands récits épiques connus des enfants eux-mêmes, il est fort rare qu’un récit historique soit raconté pour satisfaire à la seule curiosité des auditeurs. Le soin de rappeler les événements et les personnages du passé est souvent confié à des spécialistes. On pourrait dire que chaque société a sa propre façon de produire et de transmettre son histoire. En pays mandé, au Mali ou en Guinée, c’est l’affaire des célèbres dyeli, (on dit aussi jely ou djeli). C’est à eux que doit être réservée l’appellation de griot, abusivement étendue à quiconque en Afrique détient et délivre des traditions orales (ou « traditionniste »). Ces professionnels de l’histoire tirent leur subsistance de l’exercice de leur art et savent habilement exiger des cadeaux de ceux dont ils exaltent les ancêtres dans les baptêmes et les mariages. Autres caractéristiques, chaque lignage de dyeli est attaché à un lignage noble et il existe chez eux une endogamie de « caste ». Les dyeli sont à la fois redoutés et méprises, redoutés parce qu’il leur arrive de dire ce qui ne devrait pas être dit, par exemple lorsqu’ils sont irrités du peu de cas que leurs patrons ont fait d’eux. Il y a ici dissociation entre savoir et exercice du pouvoir ; quels que soient leurs talents, et l’étendue de leur savoir, les griots mandé n’ont pas été intégrés à l’appareil politique. Dans certains royaumes, au contraire, les dépositaires des connaissances historiques sont (ou étaient) des dignitaires de rang élevé : ainsi les fameux abiiru du Rwanda, les gardiens des tombeaux royaux au Burundi, les kpanlingan d’Abomey, les tambourinaires moose (mossi) et les sacrificateurs aux sièges des rois akan. Ces personnages étaient appelés à réciter la liste dynastique officielle en certaines circonstances. Dans ces royaumes on concevait mal d’ailleurs qu’un déten93


Ce que nous devons à l’Afrique

1. Gestuelle, nature des aliments offerts aux invisibles, objets anciens exposés, devises tambourinées peuvent être autant de « documents » référant au passé, à condition de situer la cérémonie dans son actualité et de déceler, autant que faire se peut, les innovations introduites au fil du temps. 2. Jan Vansina, Oral Tradition as History, Madison, 1985.

teur de pouvoir ne puisse puiser lui-même dans le savoir historique, lorsque la situation du moment le réclamait. Ce n’est plus le cas aujourd’hui avec la nouvelle génération de chefs traditionnels qui sont le plus souvent des lettrés venus de la ville – parfois fonctionnaires en retraite – et s’en remettent aux « anciens » qu’ils consultent. Si l’accès aux connaissances historiques est étroitement contrôlé, c’est que l’histoire n’est ni laïque, ni neutre. Elle est profondément engagée d’une part dans des liens avec la religion ancestrale, comme l’a montré l’exemple donné plus haut de la fête de l’igname1, et d’autre part avec l’ordre politique et l’idéologie régnante. Ce qui peut ternir la mémoire des ancêtres et du groupe auquel le narrateur appartient est souvent effacé : les guerres sont victorieuses et les hommes exemplaires. L’accent est mis, du moins dans une première approche, sur l’unité du groupe et sur son antériorité dans l’occupation de l’espace, ainsi que sur la légitimité des dirigeants en place et sur l’harmonieuse continuité qui aurait prévalu dans la transmission du pouvoir, image généralement mise à mal par des enquêtes plus approfondies. Dans cette vision « officielle », le passé est présenté selon une version expurgée et il y a là, pour les historiens, une difficulté qui ne peut être sous-estimée. Mais, par bonheur pour ceux-ci, à côté de cette histoire officielle, il en subsiste une autre, qui s’est transmise au sein des lignages pour leur usage interne, privé si l’on peut dire. Une des singularités des sociétés africaines, soulignée par Jan Vansina2, est que nulle part les tenants de l’histoire officielle n’ont été en mesure d’occulter les versions transmises au sein des lignages, et qui ne sont pas destinées à être divulguées. Contrairement à ce qui s’est passé par exemple dans les États totalitaires d’Europe, cette autre histoire n’a pas été gommée et les faces positives et négatives du passé sont gardées en mémoire, y compris les noms des personnages qui par leur impéritie ont mis en danger leur parenté. Ce mode de production du savoir interne conditionne à l’évidence la méthode d’enquête des historiens. Il est clair que de brèves enquêtes ne peuvent que renvoyer à l’image convenue que la société étudiée tient à donner d’elle-même. Les « connaisseurs d’histoire » pour reprendre le terme qu’Amadou Hampâté Bâ préférait à celui de traditionniste, ne délivrent leurs informations qu’au compte-gouttes, après s’être assurés du bien-fondé des intentions de leur interlocuteur et aussi de sa discrétion. Le facteur temps joue à plein, de même que la connaissance (ou l’apprentissage) de la langue.

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Apports de l’oralité africaine au patrimoine mondial

Jusqu’où les traditions orales permettent-elles de remonter le temps ? Sur quelles périodes historiques l’immense quête entreprise dans les années 1960 a-t-elle porté ? Où se situe la limite chronologique au-delà de laquelle les traditions orales n’ont plus prise ? Les réponses varient considérablement d’une société à l’autre. La profondeur historique se traduit généralement par le nombre de générations séparant les traditionnistes interviewés de leurs plus lointains ancêtres connus, à condition toutefois que la chaîne des générations ne soit pas interrompue. Donnons quelques exemples : en pays moose ou mossi (Burkina Faso), la date de fondation du royaume du Mogho Naaba, dont la généalogie compte 15 générations, se situe selon Michel Izard à la fin du xvie siècle. La monarchie rwandaise, abolie dans les années 1960, en compte 13, les Nyabwa de Côte d’Ivoire également 13 et la plupart des sociétés d’Afrique centrale guère plus de 3, à l’exception notoire des Fang (16-17 générations). Cette disparité tiendrait-elle au mode d’organisation politique ? À première vue, on serait tenté de le penser : les sociétés à État entretiendraient une mémoire historique plus longue, en raison de l’existence d’offices chargés de la conserver, dont on a cité quelques-uns plus haut, et parce que le pouvoir politique y constitue un enjeu d’importance considérable, ce qui n’est pas le cas dans les sociétés dites « lignagères » (non étatiques), où il n’existe pas de pouvoir supérieur à celui qu’exerce le chef de lignage sur sa propre parenté. Or si les Moose et les Rwandais répondent à ce critère, de même que, à l’inverse, nombre de sociétés d’Afrique centrale « lignagères » sont sans profondeur historique, il n’en va pas de même des Fang du Gabon ou des Nyabwa de Côte d’Ivoire, organisés exclusivement sur le mode dit lignager et cependant étalant des généalogies de plus de treize générations. 95

Kacou Anini, chef de Bokasso-Ebilassekro (Côte d’Ivoire). Un « connaisseur d’histoire ». Ph. Marc Garanger


Ce que nous devons à l’Afrique

Il faut donc faire appel à d’autres facteurs, le plus décisif, qu’avait distingué Yves Person et que j’ai vérifié maintes fois, étant le moment de l’implantation des premiers immigrants sur le territoire actuellement occupé. C’est alors que la terre a été répartie entre les lignages et que se sont mises en place les hiérarchies auxquelles on se réfère aujourd’hui – y compris dans les procès fonciers du xxie siècle – même si par la suite elles ont été bousculées par l’émergence de nouveaux rapports de force. C’est à cette période initiale, parée parfois des couleurs de l’épopée, que cherchent à se raccrocher – parfois indûment – les généalogies ; elle marque le début de ce que l’on a appelé la tranche d’histoire « utile », rejetant dans l’ombre du mythe ce qui s’est passé auparavant. Le savoir oral aujourd’hui Afin d’esquisser un état des lieux dans les premières années du xxie siècle, il convient de rappeler la situation qui prévalait dans les années 1960. Au lendemain des indépendances, il fallut de toute urgence introduire l’histoire de l’Afrique dans les manuels scolaires des pays francophones, où jusque-là elle ne figurait qu’à partir de l’intrusion européenne. La collecte et l’exploitation des traditions orales avaient place dans les programmes et les lignes budgétaires de l’Unesco et de l’Acct (Agence de coopération culturelle et technique, devenue Agence internationale de la francophonie). En Afrique furent créés des instituts et des périodiques spécialisés (le Centre d’études linguistiques et historiques par tradition orale (Celhto) au Niger). Le petit livre phare de Jan Vansina, De la tradition orale, essai de méthode historique (1961), alors unique en son genre, devint le bréviaire des historiens « de terrain ». De cette période faste il résulta, chez les francophones comme chez les anglophones, une abondante production historiographique relative aux périodes anciennes, où furent privilégiés les royaumes et les grands empires, afin sans doute qu’ils puissent soutenir la comparaison avec les constructions politiques de l’Occident. Depuis les années 1980, ce grand élan, auquel est attaché le nom d’Amadou Hampâté Bâ (qui fut membre du conseil exécutif de l’Unesco de 1962 à 1968) est retombé. Les enquêtes de terrain se font rares. En Europe, après la fin de la guerre froide, l’Afrique n’a plus occupé qu’une place réduite dans les programmes de recherche et les appels d’offres. Dans les universités, le temps de préparation de la thèse a été réduit, alors que dans les enquêtes orales le facteur temps est essentiel. En Afrique, les difficultés économiques et l’absence de 96


Apports de l’oralité africaine au patrimoine mondial

crédits spécifiques n’incitent guère les chercheurs nationaux à quitter la capitale. Les enquêtes orales qui, dans les années 1960, demandaient un simple don de courtoisie sont devenues onéreuses. Raisons conceptuelles aussi, inspirées par le post-modernisme et le succès de l’histoire des « représentations ». Selon celle-ci, les traditions orales informeraient abondamment sur le présent de la société, et fort peu sur le passé. L’intérêt pour l’histoire de l’Afrique antérieure à la colonisation européenne s’est refroidi et l’histoire contemporaine a gagné du terrain. Ce reflux historiographique cependant s’est accompagné d’avancées d’ordre méthodologique. Vansina en 1985 (Oral Tradition as History) et Henige, entre autres, ont recensé avec minutie les pièges qui guettent l’historien de terrain, les différentes causes d’altération et d’instrumentalisation des récits historiques. Ces analyses fines et pertinentes sont fort utiles aux rares chercheurs qui persévèrent dans l’exploitation des sources orales, moins rares, semble-t-il, chez les Africains que chez les Occidentaux. Autre notable avancée : dans le territoire de l’historien ont été intégrées les sociétés sans État, dites lignagères, jusque-là réputées « sans histoire » et abandonnées aux investigations des ethnologues. Enfin dernier élément et non des moindres : au sujet de la pérennité des sources orales en ces premières années du xxie siècle un constat s’impose. Dans bien des parties de l’Afrique subsaharienne, elles tendent à se tarir. La dernière génération des traditionnistes est en voie d’extinction, sans qu’ils aient pu former des héritiers capables de prendre le relais, le contexte social et politique ne s’y prêtant pas. Ce sombre tableau ne peut être que partiellement nuancé puisque la quête reste encore praticable. Ainsi, dans d’anciens royaumes politiquement structurés se perpétuent des charges plusieurs fois séculaires et dans certaines parties relativement isolées de l’hinterland du golfe de Guinée. Quelle réponse donner à l’assèchement des sources ? Le travail des historiens doit-il changer de nature ? Privés de la possibilité de faire du terrain, il leur faudrait, recommande Nicoué Gayibor, s’employer à rassembler systématiquement ce qui a été collecté jusqu’ici dans les bibliothèques publiques et dans les archives des chercheurs afin de s’en servir comme base de travail. Les très riches apports de l’oralité à la connaissance de l’histoire de l’Afrique pendant les cinquante dernières années ne peuvent faire oublier la pertinence de cette remise en cause.

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Ce que nous devons à l’Afrique

Conseils bibliographiques

Nicoué Gayibor, Sources orales de l’histoire de l’Afrique, Paris, L’Harmattan, 2010, 250 p. (à paraître) Amadou Hampâté Bâ, Mémoires, Paris, Actes Sud, 19931994, 2 vol. David Henige, Oral historiography, Londres, Longman, 1982, 150 p. Michel Izard, Introduction à l’histoire des royaumes mossi…, Paris, Collège de France, Laboratoire d’anthropologie sociale, 1970, 2 vol., 434 p. Claude-Hélène Perrot, « l’histoire dans les royaumes agni de l’est de la Côte d’Ivoire », Annales E sc , nov.déc. 1970, n° 6.

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Claude-Hélène Perrot (dir.), Sources orales de l’histoire de l’Afrique, Paris, Éd. du Cnrs, 1989, 228 p. Yves Person, « Tradition orale et chronologie », Cahiers d’études africaines, 1962, n° 7, pp. 462-476. Jan Vansina, « De la tradition orale, essai de méthode historique », Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale, Annales Sciences Humaines, n° 16, 1961, 179 p. Jan Vansina, Oral Tradition as History, Madison, university of Wisconsin press, 1985, 258 p.


La place des valeurs culturelles dans l’organisation des communautés locales dans l’Afrique d’aujourd’hui

Yao Assogba Sociologue Professeur à l’université du Québec en Outaouais (Canada)

Liminaire Le développement de l’Afrique coloniale et postcoloniale est une tentative d’occidentalisation qui pose fondamentalement la problématique de la rencontre de l’Autre dans sa culture, c’est-à-dire l’Altérité. Certes, toute société comporte des éléments culturels qui peuvent être favorables ou défavorables au développement économique et démocratique. Mais on ne saurait jamais développer une société en cherchant à détruire tout son socle culturel. « C’est au bout de l’ancienne corde qu’il faut tresser la nouvelle », dit la sagesse africaine. Cet article illustre ce proverbe par deux pratiques sociales des communautés locales en Afrique subsaharienne : l’économie populaire et la forme traditionnelle de la sécurité sociale. L’homo socialis et innovations sociales L’Africain serait une espèce d’homo œconomicus qui base ses actes sur des choix sociaux. On le nommerait un homo socialis. Les loisirs, cérémonies et autres rituels qui constituent le ciment de la cohésion sociale peuvent être considérés par l’étranger comme du « travail improductif ». Mais dans le contexte africain, ces pratiques représentent un potentiel de rendement. L’homo socialis n’adoptera une innovation que « si les bénéfices économiques et sociaux attendus du travail supplémentaire sont sensiblement plus élevés que ceux retirés de l’actuelle combinaison travail-loisir » souligne Dia1. Les activités de développement local en milieu rural et en milieu urbain en Afrique noire qui permettent à des familles, des quartiers et des pans entiers de communautés locales de survivre et même de vivre 99

1. Mamadou Dia, « Développement et valeurs culturelles en Afrique subsaharienne. Il est temps de saisir les ressorts psychologiques des décisions économiques en Afrique », dans Finances et Développement (Revue de la Banque mondiale et du Fmi), décembre 1991, p. 11. Couverture du livre de Yao Assogba, Développement communautaire en Afrique. Comprendre la dynamique des populations, Ste-Foy, Presses de l’université Laval, 2008, 113 p.


Ce que nous devons à l’Afrique

sont celles qui puisent leurs fondements, leurs formes, leurs symboles, leurs langages et leurs imaginaires à la fois dans le génie culturel africain et la réappropriation des éléments culturels de ­l’Occident. Les pratiques sociales des populations africaines sont en réalité des innovations porteuses de valeurs culturelles nouvelles qui traduisent non seulement des dynamiques d’adaptation des acteurs sociaux situés et datés dans le temps et l’espace social, mais également un mécanisme d’adoptions de « l’ancien » et du « neuf », de « l’autochtone » et de « l’étranger ». Ces dynamiques induisent des recompositions sociales de nouveaux réseaux de sociabilité, des restructurations économiques et de nouveaux comportements.

2. Jean-Marc Ela, « Les voies de l’afro-renaissance », dans Manière de voir, n° 51, mai-juin 2000, p. 60. 3. Serge Latouche, L’occidentalisation du monde, Paris, La Découverte, 1989. 4. Marc Penouil, « Secteur informel et crises africaines », dans Afrique Contemporaine, n° 164, 1992, pp. 70-80. 5. Jean-Philippe Peemans, Crise de la modernisation et des pratiques populaires au Zaïre et en Afrique, Paris/Montréal, L’Harmattan, 1997, p. 111.

L’économie populaire En fait, à l’origine de ces dynamiques se trouvent des connaissances et du savoir-faire populaires qui développent une nouvelle forme de vie économique, de nouveau marché d’emploi, de nouvelles formes d’organisations sociales et de formations de nouveaux contrepouvoirs. Ainsi, en marge de l’Afrique « officielle », et parallèlement au modèle de développement imposé de l’extérieur, se développent des « formes concrètes d’une socio-économie enracinée dans les cultures du terroir »2. Ce sont des lieux où les acteurs sociaux s’auto-organisent et procèdent à des échanges du capital et de la sociabilité3. En gros, c’est ce qu’on appelle l’économie populaire qui se trouve au cœur des communautés locales en Afrique. Pour Penouil4, l’économie populaire est en fait un lieu d’initiatives et d’actions innovantes de survie dans un contexte de précarité, d’exclusion et de paupérisation. Ces pratiques économiques ont pris des formes « d’indigénisation » de l’économie moderne, par un processus de combinaison et de réinterprétation des éléments culturels empruntés à l’autochtone et à l’importé ou à la modernité occidentale. En pratique, l’économie populaire se présente comme un ensemble d’articulations singulières d’attributs spécifiques : articulations entre les dimensions économiques et sociales de la petite production marchande. Ces articulations qui seraient propres à l’homo africanus5. Par ailleurs, les activités d’économie populaire en Afrique sont traversées par différentes logiques. L’économie de subsistance peut faire bon ménage avec une économie de production visant à dégager un surplus. Ces deux formes d’économie combinent souvent une logique sociale de reproduction de la position sociale et de rapports sociaux de convivialité. Toutes ces rationalités jouent un rôle de régulation économique et de cohésion sociale. Ainsi, les formes de solidarité qui résultent des activités non 100


La place des valeurs culturelles dans l’organisation des communautés locales …

marchandes se fondent sur un système complexe de redistribution des revenus individuels, souvent très faibles, provenant des activités marchandes. Mais en dernier ressort, c’est la redistribution non marchande des revenus qui rend possible une égalisation des revenus individuels. Les acteurs sociaux concernés procèdent d’une stratégie qui leur permet d’élargir leur champ social de manière à appartenir à différents réseaux sociaux et à développer la solidarité aussi bien verticale qu’horizontale. Une enquête du sociologue sénégalais Emmanuel Ndione6 (1993) sur les artisans menuisiers de Grand-Yoff à Dakar illustre bien cette stratégie. L’enquête a montré qu’une grande partie des matériels de travail de ces artisans provenait de parents ou des réseaux d’amis qui leur proposaient de bons prix ou, dans le langage populaire, des « prix-parents » ou des « prix-amis ». Ces réseaux primaires, c’est-à-dire fondés surtout sur des liens d’affection, engendrent les relations de solidarité de type horizontal qui sont composées d’une clientèle dont le pouvoir d’achat est relativement faible. Pour maintenir leurs micro-entreprises de menuiserie, les artisans sont donc obligés de s’insérer dans des puissants réseaux de solidarité de type vertical qui leur donnent la possibilité d’obtenir des commandes 101

Échoppe d’un marché de Kaolack (Sénégal), 2009. Ph. Catherine Fontaine

6. Emmanuel Ndione, Dakar. Une société en grappe, Paris, Karthala/Enda-Graf Sahel, 1993.


Ce que nous devons à l’Afrique Tontine organisée par le Collectif des femmes pour la lutte contre l’émigration clandestine à Thiaroye, dans la banlieue de Dakar, février 2008. Ph. Marie-Claude Carrel Les femmes de ce collectif ont perdu un ou des fils, disparu(s) en mer en tentant de rejoindre l’Europe via l’Espagne. Elles se sont organisées en association pour s’épauler et tenter de convaincre les jeunes de rester au Sénégal. Elles travaillent ensemble pour subvenir à leurs besoins (transformant des produits de la mer, fabriquant des poupées, des tableaux) car bon nombre d’entre elles se sont endettées pour ce voyage fatal. Deux fois par semaine, elles organisent une tontine. Chacune achète pour un prix modique un produit de 1re nécessité (huile, savon, javel etc.) qu’elle dépose dans une bassine. Au final, par tirage au sort, l’une d’entre elles emporte la bassine pleine. Cette tontine, dans la bonne tradition, a une fonction sociale et pas seulement économique : les femmes s’entraident, surveillent leur santé réciproque, chantent en l’honneur de leurs fils disparus et accueillent les visiteurs.

d’artisanat, plutôt rentables, de la part de services techniques de l’État dirigés de préférence par des chefs de mêmes clans. La stratégie commerciale de ces menuisiers « consiste donc à élargir leur lignage et séduire quelques personnalités influentes qui sauront manifester leur solidarité bienveillante »7. C’est donc la rationalité lignagère qui explique les actions non marchandes et marchandes de ces artisans menuisiers. En dernière analyse, on peut dire que les pratiques novatrices de l’économie populaire renvoient aux bricolages, c’est-àdire à tous ces savoirs produits par les populations pour relever les défis de leur environnement avec lesquels l’Africain n’a pas rompu, malgré les apparences8.

7. Emmanuel Ndione, op. cit. p. 70. 8. Yao Assogba, Développement communautaire en Afrique. Comprendre la dynamique des populations, Ste-Foy, Presses de l’université Laval, 2008, 113 p. 9. Achille Mbembe, « Une économie de prédation. Les rapports entre la rareté matérielle et la démocratie en Afrique subsaharienne », dans Foi et développement, n° 241, 1996, pp. 1-8.

La sécurité sociale à l’africaine La forme de sécurité sociale la plus ancrée dans le terroir et la plus répandue est la pratique de l’économie communautaire fondée sur le lien social. C’est un système complexe constitué d’obligations et de réciprocités entre les membres d’une même communauté (famille, maisonnée, parenté, quartier, village). En pratique, ce système de don et de contre-don met en relation des individus et des groupes sur un vaste champ d’interactions normées, dont les ramifications multiples s’étendent à divers domaines en nature (entraide, biens matériels, secours, etc.) et en argent pour la couverture des frais de soins de santé, des funérailles, etc. Mbembe voit dans les interactions et prélèvements, le « mode d’un impôt social ou encore d’une dette sociale multiforme, sans fin, que l’on devait à la communauté »9. 102


La place des valeurs culturelles dans l’organisation des communautés locales …

La philosophie qui sous-tend cet impôt social se base sur le principe selon lequel chaque individu, chaque personne a une dette à l’endroit de son patrimoine collectif. En contribuant à celui-ci, l’individu participe à l’éthique de sa communauté et de la société globale. C’est ce qui se dégage de l’enquête de Claude Raynaut sur la ville de Maradi au Niger. Dans ce domaine spécifique, le don et le contre-don sont une forme de sécurité alimentaire pour les individus et la communauté. Il s’agirait par là « d’une stratégie consciente en situation de rareté, qui permet d’étaler le risque dans le temps : la personne momentanément en difficulté qui bénéficie d’un cadeau alimentaire en fera à son tour quand sa situation se sera améliorée »10. Bien entendu, ce système d’obligations et de réciprocités est le siège de conflits latents parfois ouverts et manifestes ; il peut être des fois très contraignant pour l’individu, etc. Cependant, au-delà de ces aspects négatifs, force est de constater que le lien social économique ou ce que Latouche désigne par les termes d’économie néoclassique ou de société vernaculaire a fait ses preuves dans la durée et dans l’espace11. C’est une forme séculaire de l’économie sociale qui semble bien ancrée dans les cultures des sociétés africaines et qu’il faut étudier, analyser et bien comprendre afin d’en saisir l’enjeu comme un processus de redistribution qui a une grande possibilité d’évolution et de modernisation12. Une approche structurelle du système de sécurité sociale de la société vernaculaire montre qu’il touche divers domaines, y compris ceux qui peuvent et même doivent être assumés en tout ou en partie par l’État (santé, logement, éducation, etc.). En guise de conclusion L’économie populaire en Afrique montre que les rapports marchands ne supposent pas nécessairement une libération de l’individu des liens avec sa communauté d’appartenance, qu’elle soit familiale, ethnique, lignagère ou religieuse. En effet, l’économie populaire dans le contexte africain est une activité socio-économique d’investissement marchand dans la réciprocité et dans le maintien des relations de sociabilité. Elle ne met pas en action l’homo œconomicus classique mais plutôt l’homo socialis. L’Afrique d’aujourd’hui pourrait valablement « moderniser » cet aspect de l’économie populaire qui est bien ancré dans le socle socioculturel du terroir. On assisterait à l’émergence d’une innovation socio-économique qui donnerait sans doute des réponses appropriées aux besoins des populations tout en refusant les règles et les pratiques d’une économie

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10. Claude Raynaut, « Se nourrir en ville, stratégies économiques et pratiques sociales (le cas de Maradi, Niger) », dans Chantal BlancPamard (dir.), La santé en société : regards et remèdes, Orstom, 1992, p. 153-210. 11. Serge Latouche, op. cit., p. 17. 12. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. Le défi de l’éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire. Ste-Foy, Presses de l’Université Laval, 2004, chap. VII, pp. 33-154.


Ce que nous devons à l’Afrique

de marché dont les coûts sociaux et humains n’ont été que trop prohibitifs jusqu’ici au continent. Cette logique d’appropriation et de métissage des pratiques sociales endogènes et exogènes pourrait s’appliquer également à la sécurité sociale. Une modernisation de celle-ci serait, par exemple, que l’État postcolonial africain démocratise le secteur de la santé et de la sécurité sociale en institutionnalisant un accès minimum aux protections sociales de façon inconditionnelle à chaque citoyen. Le principe de l’inconditionnalité est l’obligation morale d’une société de faire un consensus sur les bonnes raisons de donner à ses membres une sécurité minimale, garante de la vie humaine, de la dignité de la personne. Le processus de redistribution en matière de protections sociales continuerait d’être généré par le clan, la parentèle, etc. mais une partie des coûts serait assumée par l’État qui garantit à chaque individu l’accès à un minimum de protection. Ce faisant, cette contribution de l’État aiderait les communautés locales dans les dépenses en matière de santé et de protection sociale.

Conseils bibliographiques

Yao Assogba, Développement communautaire en Afrique. Comprendre la dynamique des populations, Ste-Foy, Presses de l’université Laval, 2008, 113 p. Yao Assogba, Sortir l’Afrique du gouffre de l’histoire. Le défi de l’éthique du développement et de la renaissance de l’Afrique noire, Ste-Foy, Presses de l’université Laval, 2004, 200 p. Mamadou Dia, « Développement et valeurs culturelles en Afrique subsaharienne. Il est temps de saisir les ressorts psychologiques des décisions économiques en Afrique », dans Finances et Développement (Revue de la Banque mondiale et du Fmi), décembre 1991, pp. 10-13. Jean-Marc Ela, « Les voies de l’afro-renaissance », dans Manière de voir, n° 51, 2000. Serge Latouche, L’occidentalisation du monde, Paris, La Découverte, 1989, 143 p.

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Achille Mbembe, « Une économie de prédation. Les rapports entre la rareté matérielle et la démocratie en Afrique subsaharienne », dans Foi et développement, n° 241, 1996, pp. 1-8. Emmanuel Ndione, Dakar. Une société en grappe, Paris, Karthala/Enda-Graf Sahel, 1993, 212 p. Jean-Philippe Peemans, Crise de la modernisation et des pratiques populaires au Zaïre et en Afrique, Paris/ Montréal, L’Harmattan, 1997, 250 p. Marc Penouil, « Secteur informel et crises africaines », dans Afrique contemporaine, n° 164, 1992, p. 70-80. Claude Raynaut, « Se nourrir en ville, stratégies économiques et pratiques sociales (le cas de Maradi, Niger) », dans Chantal Blanc-Pamard (dir.), La santé en société : regards et remèdes, Orstom, 1992, pp. 153-210.


Conceptions du travail en Afrique

Marianne Lemaire Anthropologue, chercheur au Cnrs Centre d’études des mondes africains (Cemaf) – Ivry-sur-Seine

Le travail des populations africaines a retenu l’attention des observateurs occidentaux dès les premiers temps de l’époque coloniale. Aux administrateurs coloniaux, il importait en effet de savoir sur quels groupes ethniques ils pouvaient le plus commodément faire peser leurs besoins en main-d’œuvre et en vivres. Rares étaient les populations qui répondaient à leurs attentes : les rapports des administrateurs coloniaux faisaient bien plus souvent état de sociétés dépourvues d’ardeur au travail, de rationalité économique et de compétences techniques, que de sociétés laborieuses. Les administrateurs coloniaux se seraient-ils penchés sur la manière dont ces sociétés concevaient le travail, qu’ils se seraient certainement épargné bien des déconvenues. Leur déception vient dans une certaine mesure en effet de ce que les représentations du travail des populations africaines, en plus de ne se faire que partiellement écho les unes aux autres, ne correspondent pas exactement aux représentations qui lui sont associées en Occident. Avant de les explorer, les Africanistes ont dû changer leur regard sur les pratiques africaines de travail. Quelques administrateurs de la fin de la période coloniale, déjà, y encourageaient vivement leurs confrères, les invitant à ne plus envisager leurs administrés comme une main-d’œuvre toujours décevante, mais bien au contraire comme de « véritables cultivateurs » méritant le titre de « paysans »1. Les anthropologues ont pris leur suite, faisant apparaître que dans la société qu’ils étudiaient, le travail s’entourait d’une solide organisation, s’exerçait avec des outils sans doute rudimentaires mais néanmoins adaptés, et faisait l’objet de stratégies d’adaptation permanentes. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs elles-mêmes ont bénéficié de cette 105

1. R. Delavignette, Les paysans noirs, Paris, Stock, 1931 ; H. Labouret, Paysans d’Afrique occidentale, Paris, Gallimard, 1941.


Ce que nous devons à l’Afrique

2. M. Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, Paris, Gallimard, 1976 (1972). 3. E.-E. EvansPritchard, Les Nuer. Description des modes de vie et des institutions politiques d’un peuple nilote, Paris, Gallimard, 1994 (1937), p. 33 et p. 36. 4. M. Lemaire, Les sillons de la souffrance. Représentations du travail en pays sénoufo (Côte d’Ivoire), Paris, Cnrs Éditions/ Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009. 5. A. Richards, Land, Labour and Diet in Northern Rhodesia. An Economic Study of the Bemba Tribe, London, Oxford University Press, 1939.

réhabilitation. Les Bushmen du désert du Kalahari n’ont plus jamais été présentés comme une population écrasée par la recherche de sa provende, mais bien au contraire comme une société dont l’adaptation au milieu et les besoins limités lui garantissaient un mode de vie satisfaisant : une journée moyenne de travail réduite à quelques heures de travail et un temps de loisir inversement proportionnel, un régime alimentaire diversifié et un apport calorique quotidien suffisant2. Mais nous ne disposons pas seulement aujourd’hui de meilleures évaluations quantitatives concernant les différents procès de travail des sociétés africaines ; nous en savons également un peu plus sur la manière dont elles vivent et conçoivent leurs activités productives. Bien souvent, les sociétés africaines accordent la plus grande valeur à celle de leurs activités économiques à laquelle elles consacrent le plus de temps, qu’il s’agisse du travail agricole, de l’élevage ou de l’artisanat. Dans son ouvrage paru en 1937 sur les Nuer du Soudan, EvansPritchard avait ainsi relevé toute l’importance qu’ils accordaient à leur activité pastorale. Une importance telle, que loin de se limiter au domaine économique, la valorisation du bétail et du travail pastoral lui avait semblé dominer l’ensemble des institutions sociales nuer, depuis les relations de parenté jusqu’aux activités rituelles. L’ethnologue britannique avait ainsi pu écrire, non sans humour : « À ceux qui veulent comprendre le comportement des Nuer, on ne saurait donner de meilleur conseil que celui-ci : “Cherchez la vache” ; ou encore : “Socialement, ils parlent le bovin” »3. Le travail agricole était quant à lui l’objet du plus grand mépris de la part des Nuer, qui ne le pratiquaient que dans la stricte mesure où ils y étaient économiquement contraints. C’est en revanche le travail agricole qui, en pays sénoufo au nord de la Côte d’Ivoire, jouit aujourd’hui encore de la plus haute considération4. Les Sénoufo, en effet, érigent leur statut de cultivateurs au rang d’élément constitutif de leur identité et développent, à travers un discours et des institutions, une véritable éthique du travail agricole. Parce qu’il est ainsi valorisé, le travail agricole fait l’objet de concours au cours desquels les cultivateurs de villages distincts s’affrontent jusqu’à ce que se dégage un travailleur plus rapide et plus endurant, destinataire d’un trophée. Il s’en faut cependant de beaucoup que toutes les sociétés africaines valorisent pareillement leur principale activité productive. Les Bemba, population de l’actuelle République de Zambie étudiée dans les années 1930 par Audrey Richards5, ne semblaient pas avoir le même goût pour leur travail agricole quotidien que pour les activités guerrières qu’ils pratiquaient encore quelques années plus tôt et pour les106


Conceptions du travail en Afrique

quelles ils nourrissaient la plus grande nostalgie. Depuis l’époque où Audrey Richards faisait ces observations, les représentations bemba ont certainement changé, comme ont évolué au fil du temps celles qui touchent le travail artisanal en pays kasena au Burkina Faso6. Là, le travail de la forge n’est plus guère valorisé aujourd’hui par ceux-là même qui le pratiquaient et l’estimaient autrefois à l’exclusion de tout autre. Aussi les groupes de forgerons tendent-ils désormais à lui substituer un travail agricole que les représentations contemporaines associent volontiers aux sentiments de fierté et de plaisir. Mais cette valorisation ou, à l’inverse, cette dépréciation des activités que nous réunissons sous la catégorie occidentale de travail ne s’éclairent véritablement qu’à la lumière des catégories dont les sociétés africaines se sont elles-mêmes dotées. Car celles-ci ne disposent que rarement d’un terme correspondant à notre terme de travail et réunissant comme lui, au cœur d’une même catégorie, les différentes activités productives. Chez les Touaregs Kel Ewey du Niger, il n’existe ainsi pas de mots pour désigner l’ensemble des procès de production, mais un terme, asshaghal, qui peut être employé pour désigner toute activité fatigante et utile7. Pas plus l’activité de surveiller les chameaux, utile mais peu fatigante, que celle de danser, fatigante mais inutile, ne peuvent être compris dans la catégorie asshaghal. En revanche, piler le mil pour une femme, ou participer à une caravane pour un homme, sont 107

Cultivateurs rivalisant de vitesse pour réaliser leurs sillons, pays sénoufo, Côte d’Ivoire. Ph. Marianne Lemaire

6. H.-P. Hahn, « Structure et notion du travail en pays kasena du Burkina Faso », dans H. d’Almeida-Topor, M. Lakroum et G. Spittler, Le travail en Afrique noire. Représentations et pratiques à l’époque contemporaine, Paris, Karthala, 2003, pp. 107-124. 7. G. Spittler, « La notion de travail chez les Kel Ewey », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n° 57, 1990, pp. 189-198.


Ce que nous devons à l’Afrique Rituel de l’initiation masculine sénoufo, considérée comme un « travail », Côte d’Ivoire. Ph. Marianne Lemaire

8. M. Diawara, « Ce que travailler veut dire dans le monde mandé », dans H. d’Almeida-Topor, M. Lakroum et G. Spittler, op. cit., pp. 67-80. 9. M. Lemaire, op. cit.

autant d’activités qui répondent au nom d’asshaghal. Dans le monde mandé, chez les Bambara et les Soninke, les termes qui peuvent être traduits par « travail » désignent également des activités pénibles dont on est en droit d’attendre des fruits ; bien souvent, ils renvoient en tout premier lieu au travail agricole8. En pays sénoufo, le lexème faliwi désigne lui aussi le travail agricole, mais à l’exception de tous 9. À la pêche, les Sénoufo font corles autres procès de production respondre autant de termes que de techniques de pêche différentes. D’autres procès de travail sont en revanche désignés par un terme plus générique que l’activité qu’ils recouvrent : chasser ne se dit ainsi pas autrement que « se promener ». Cette étroite corrélation entre le terme faliwi et le travail agricole se double d’une forte valorisation de ce dernier au détriment de toutes les autres activités productives, à l’égard desquelles les Sénoufo affichent une certaine indifférence. Mais que le travail agricole soit le seul procès de production compris dans la catégorie faliwi ne signifie toutefois pas qu’il soit apprécié comme tel. En effet, le faliwi agricole n’est pas valorisé par les Sénoufo en tant qu’activité débouchant sur la production de biens nécessaires au groupe social, mais en tant qu’activité requérant un effort douloureux. Du travail en tant que faliwi, les Sénoufo occultent la finalité pour ne retenir que la mobilisation en cours de toutes les forces du cultivateur. Ainsi, toutes les activités productives ne sont pas des travaux au sens que les Sénoufo donnent à ce terme. Mieux : l’une d’elles, l’activité commerciale, représente à leurs yeux l’antithèse du travail tel qu’ils le valorisent. C’est ainsi qu’aux jours où un interdit religieux leur proscrit le travail agricole et les contraint à se reposer, les Sénoufo 108


Conceptions du travail en Afrique

donnent le nom de « jours de marché ». Mais si la catégorie de travail sénoufo exclut des activités en lesquelles nous serions portés à voir des travaux, elle en inclut d’autres qu’il ne nous viendrait pas à l’esprit de considérer comme tels. Travaux sont ainsi les rituels funéraires au cours desquels les hommes s’épuisent physiquement tandis que les femmes endossent à travers leurs chants la souffrance morale liée au deuil. Travaux sont encore aux yeux des Sénoufo les douloureux rituels initiatiques et l’éprouvante pratique divinatoire. Explorer les catégories africaines de travail permet ainsi de cheminer à travers des domaines très divers de la vie sociale. Le champ de cette excursion, on le voit, est tout autre que celui qui aurait été parcouru si la notion occidentale en avait été le centre. Nos représentations du travail ne permettent pas de rendre compte des catégories vernaculaires, d’où ce long malentendu entre les administrateurs coloniaux et leurs administrés. Faut-il pour autant s’en tenir à constater l’inadéquation entre nos catégories et celles des sociétés africaines ? Est-il bien sûr, après tout, que notre notion abstraite de travail soit si simple et si univoque ? Jusque dans sa réduction contemporaine et récente à son acception économique, la catégorie occidentale de travail garde toujours en mémoire son histoire et celle de sa pensée, et nombreux sont les éléments des catégories de travail africaines qui 109

Rituel de l’initiation féminine sénoufo, considérée comme un « travail », Côte d’Ivoire. Ph. Marianne Lemaire


Ce que nous devons à l’Afrique

10. M. Godelier, « Travail », dans P. Bonte et M. Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, Puf, 1991, p. 717. 11. J. Le Goff, Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris, Gallimard, 1977.

nous les rappellent. Souvenons-nous en effet que notre terme de travail vient du latin tripalium qui, au xiie siècle, désignait un instrument de torture fait de trois pieux10 : c’est bien en tant qu’activité pénible et douloureuse que le travail, en Occident, a fait l’objet d’une valorisation progressive depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à nos jours11. Ses représentations africaines nous font ainsi apparaître que le travail, loin d’être une catégorie exclusivement économique, politique ou religieuse, est une catégorie proprement anthropologique.

Conseils bibliographiques

Michel Cartier (dir.), Le travail et ses représentations, Paris, Éditions des archives contemporaines, 1984, 315 p. Marie-Noëlle Chamoux, « Sociétés avec et sans concept de travail », Sociologie du travail, hors série, 1994, pp. 57-72. Hélène d’Almeida-Topor, Monique Lakroum, Gerd Spittler (dir.), Le travail en Afrique noire, Paris, Karthala, 2003, 355 p. Robert Delavignette, Les paysans noirs, Paris, Stock, 1931. Mamadou Diawara, « Ce que travailler veut dire dans le monde mandé », dans H. d’Almeida-Topor, M. Lakroum et G. Spittler (dir.), Le travail en Afrique noire. Représentations et pratiques à l’époque contemporaine, Paris, Karthala, 2003, pp. 67-80. Edward-Evan Evans-Pritchard, Les Nuer. Description des modes de vie et des institutions politiques d’un peuple nilote, trad. de l’anglais par Louis Evrard, Paris, Gallimard, 1994 (1937), 312 p. Maurice Godelier, « Travail », dans P. Bonte et M. Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, Puf, 1991, pp. 717-720.

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Hans Peter Hahn, « Structure et notion du travail en pays kasena du Burkina Faso », dans H. d’Almeida-Topor, M. Lakroum et G. Spittler, Le travail en Afrique noire. Représentations et pratiques à l’époque contemporaine, Paris, Karthala, 2003, pp. 107-124. Henri Labouret, Paysans d’Afrique occidentale, Paris, Gallimard, 1941, 307 p. Jacques Le Goff, Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris, Gallimard, 1977, 424 p. Marianne Lemaire, Les sillons de la souffrance. Représentations du travail en pays sénoufo (Côte d’Ivoire), Paris, Cnrs Éditions/Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009, 254 p. Audrey Richards, Land, Labour and Diet in Northern Rhodesia. An Economic Study of the Bemba Tribe, London, Oxford University Press, 1939. Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, Paris, Gallimard, 1976 (1972), 409 p. Gerd Spittler, « La notion de travail chez les Kel Ewey », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 1990, n° 57, pp. 189-198.


Les apports de l’immigration africaine en France

Jacques Barou Anthropologue, chercheur au Cnrs Institut d’études politiques de Grenoble

Une présence affirmée En 2009, s’est tenue au musée du Quai Branly une exposition consacrée à l’histoire de la revue Présence Africaine. Fondée en 1947 à Paris par Alioune Diop1, cette revue a d’abord été le lieu d’expression d’une conscience noire qui s’affirmait de plus en plus fortement à la fois à travers la revendication politique et la valorisation de cultures longtemps minorées. Selon le témoignage de Georges Balandier2, ce serait Jean-Paul Sartre, l’un des parrains de la revue, qui aurait suggéré ce titre pour affirmer ainsi une présence des Africains au sein de ce qui était alors la capitale d’un empire englobant une large partie du continent noir. Au fil des décennies, la population immigrée

1. Alioune Diop, 1910-1980, homme politique et intellectuel sénégalais. Après avoir été chef de cabinet du gouverneur de l’Aof (Afrique occidentale française), il est élu sénateur en 1946, fonction qu’il quitte deux ans plus tard pour se consacrer à la revue Présence Africaine. 2. Georges Balandier, Histoire d’autres, Stock, Paris, 1977, p 52. Alioune Diop (1910-1980), années 1970. © Présence Africaine

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Ce que nous devons à l’Afrique

d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne n’a cessé d’augmenter et surtout de se stabiliser en France, comprenant une part de plus en plus importante de familles et de jeunes qui, dans l’ensemble, n’envisagent pas leur avenir dans un autre pays. C’est aussi une présence qui reflète de plus en plus la diversité de l’Afrique sur le plan des aires géographiques, des cultures, des religions et des milieux sociaux. Le dernier recensement de l’Insee, publié en 2009 évalue à 1 087 000 le nombre d’immigrés originaires d’Afrique du nord et à 570 000 le nombre de ressortissants des pays subsahariens. On fait le constat d’une augmentation significative du nombre de femmes et de jeunes au sein de cette population de même qu’une augmentation sensible du nombre de personnes ayant acquis la nationalité française. Les Africains en France constituent une population en moyenne nettement plus jeune que l’ensemble de la population immigrée, avec une proportion significative d’enfants, d’adolescents et de jeunes gens qui ne connaissent pas ou peu leurs pays d’origine et dont les références principales en matière de goûts, de comportements et d’aspirations se situent dans l’environnement immédiat qui est le leur. Au sein d’une même famille, d’une génération à l’autre, le regard sur l’Afrique, l’appréhension de l’avenir, le mode de sociabilité, l’univers relationnel et la définition de ses appartenances ne sont pas les mêmes. Certains sont venus en tant qu’étudiants, d’autres comme demandeurs d’asile. Certains sont arrivés comme travailleurs, d’autres dans le cadre du regroupement familial. Il y a donc un important apport démographique récent qui complète les autres apports que l’on peut identifier dans l’histoire de cette immigration.

3. Il s’agit de Saint-Louis, Dakar, Rufisque et Gorée.

Apport militaire, intellectuel et politique Il faut attendre la Première Guerre mondiale pour observer une présence massive d’Africains en France. Près de 500 000 hommes ont été enrôlés pendant les quatre années de guerre dans les régiments de tirailleurs. Plus de 20 % d’entre eux ne reverront jamais l’Afrique. Cet épisode aura d’importantes répercussions sur les relations entre les élites africaines et la métropole ainsi que sur l’évolution de leurs revendications et de leurs aspirations pour l’avenir de leurs pays. À cette époque l’immense majorité des habitants des colonies françaises d’Afrique et de l’océan Indien ne jouit que du statut « d’indigène ». Sujets de l’empire français, ils peuvent être soumis aux travaux forcés et n’ont pas le droit de vote. Seule une petite minorité, les natifs des quatre communes sénégalaises de plein exercice3 et quelques membres de l’élite algérienne, dispose du statut de citoyen français. C’est sur 112


Les apports de l’immigration africaine en France

Affiche de la Journée de l’armée d’Afrique et des troupes coloniales, réalisée par Charles Fouqueray, Éditions Lapina, Paris, 1917, coll. Archives départementales de l’Isère (13 R 119).

cette minorité que s’appuie le gouvernement Clémenceau à partir de 1917 pour recruter de nouvelles troupes au sein d’une population de plus en plus réticente, voire révoltée contre l’enrôlement militaire. Blaise Diagne, premier député africain élu au Palais-Bourbon, est nommé commissaire de la République aux Troupes noires et il parvient à recruter plusieurs dizaines de milliers d’hommes en laissant entendre qu’en retour la France accorderait la citoyenneté à tous les Africains. À l’issue du conflit, aucune réforme allant dans ce sens ne fut entreprise, les autorités d’alors laissant pour longtemps se perpé-

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Ce que nous devons à l’Afrique

4. Philippe Dewitte parle de 63 étudiants africains inscrits à Paris en 1926 dans A. Kaspi et A. Marès (dir), Le Paris des étrangers depuis un siècle, Paris, Imprimerie nationale éditions, 1989, p 160. Par ailleurs il est difficile de savoir avec précision le nombre total d’Africains immigrés en France pendant les années 1920 et 1930 en raison de l’appareil statistique d’alors qui comptabilise indistinctement les sujets et protégés de l’empire français. Il est probable qu’ils étaient autour de 10 000 avec une majorité d’ouvriers, de dockers ou de personnel domestique dont on ne sait que très peu de choses.

tuer une « dette du sang », qui pèsera lourdement sur l’attitude ultérieure des Africains par rapport à la France. Découvrant en métropole un système plus démocratique et une vie plus libre que ce qu’ils connaissaient dans les colonies, quelques tirailleurs demanderont à y être démobilisés. Ils formeront, avec un petit groupe d’intellectuels venus parachever leur formation en France, la première immigration africaine de l’entre-deux-guerres. Ce sont surtout ces derniers qui, bien que peu nombreux4, sont connus en raison de l’intensité de leur production écrite et de leur engagement dans divers mouvements qui préfigurent la négritude, idéologie qui n’apparaîtra que dans les années 1950 mais qui doit beaucoup aux débats menés, pendant l’entre-deux-guerres, par ces intellectuels africains. La plupart d’entre eux, tout en découvrant ou redécouvrant la richesse des cultures africaines et en adhérant à l’idéal d’une unité du monde noir ou à celle du monde arabo-musulman, restent toutefois dans une revendication d’égalité avec les citoyens de métropole et n’envisagent pas l’indépendance des pays africains. Ils ne remettent pas en cause le système colonial en lui-même mais simplement les injustices et les inégalités qu’il comporte. Paradoxalement, c’est alors qu’ils obtiennent, en 1946, dans le cadre de l’Union française, la citoyenneté qu’ils réclamaient depuis 1918 que les Africains de France commencent à se tourner vers une revendication d’indépendance. Les étudiants africains qui ont vu leur nombre augmenter considérablement jouent aussi un rôle dans cette évolution vers une exigence de séparation plus radicale avec la métropole. Réunis dans la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (Feanf) ou dans les associations d’étudiants musulmans, ils s’opposent parfois à leurs aînés, jugés trop accommodants avec la puissance tutélaire. Ils dénoncent les réformes qui visent à maintenir dans une entité française les pays africains devenus territoires d’outre-mer, telles la loi-cadre Deferre de 1956 et la communauté franco-africaine du général de Gaulle créée en 1958. Ils souhaitent l’indépendance et à la fois l’unité africaine, sans avoir trop d’idées sur les moyens de réaliser ce dernier objectif. Rares sont ceux qui estiment que cette indépendance risque d’être prématurée et de décevoir les attentes qu’elle avait suscitées. Ces débats au sein de l’intelligentsia africaine en France et singulièrement à Paris, auront des incidences considérables par la suite sur l’accélération du processus d’accès à l’indépendance qui se généralisera au cours de l’année 1960. La plupart de ces leaders quitteront la 114


Les apports de l’immigration africaine en France

France à partir de 1960 pour aller occuper dans leurs pays des fonctions de pouvoir ou créer des mouvements d’opposition. Une immigration de travailleurs et de familles leur succédera. L’apport des travailleurs L’immigration des travailleurs africains en France a commencé dès l’époque coloniale. Les premiers arrivent d’Algérie dès le début du xxe siècle. Les originaires d’Afrique du Nord représentent déjà plus de 100 000 personnes avant la Seconde Guerre mondiale. Ils sont présents dans toutes les régions industrielles. Après la guerre leur nombre va rapidement augmenter du fait des besoins en main-d’œuvre de l’économie française et des facilités de circulation accordées aux Algériens alors citoyens français. Les originaires d’Afrique subsaharienne arrivent un peu plus tard et limitent d’abord leur présence aux ports avant de « monter » vers la capitale où ils vont représenter une part importante des manœuvres, manutentionnaires et éboueurs. Après les indépendances l’immigration continue d’augmenter, que ce soit depuis les trois pays du Maghreb ou de certains pays d’Afrique de l’Ouest comme le Mali et le Sénégal. La plupart des entrées se font clandestinement. Toutefois la conjoncture économique qui reste jusqu’au milieu des années 1970 marquée par de pressants besoins en main-d’œuvre, pousse le gouvernement à fermer les yeux sur les entrées irrégulières et à encourager les régularisations après coup. Les travailleurs africains se dirigent vers les secteurs d’emploi jugés les moins attractifs : bâtiment, travaux publics, nettoyage, voirie, manutention. Les conditions de vie seront dures pendant plusieurs années. Les Maghrébins se retrouveront nombreux dans les grands bidonvilles de l’agglomération parisienne ou des quartiers nord de Marseille ou dans les hôtels meublés insalubres de la plupart des grandes villes. Les Africains du sud du Sahara s’entassent quant à eux dans des « foyers », de fait des immeubles squattés sans aucun confort repris en gestion par des associations mandatées par les pouvoirs publics. Malgré le cadre sordide de nombre de ces établissements, c’est là que s’élabore une vie communautaire inspirée des structures de la société d’origine avec toute une économie parallèle de redistribution à travers des activités de commerce, d’artisanat et de restauration. C’est là aussi qu’apparaissent les premières associations villageoises qui joueront par la suite un rôle très important dans les transferts de fonds vers le pays d’origine, la réalisation d’équipements et la création d’activités diverses qui font apparaître aujourd’hui la vallée du Sénégal comme une zone relativement développée. Car le 115


Ce que nous devons à l’Afrique

lien est resté fort entre les communautés implantées en France et le pays d’origine. Les hommes réalisent de nombreux allers et retours avec le pays d’origine, certains se relaient de façon à équilibrer séjour en France pour gagner de l’argent et séjours au pays consacrés à la famille et aux activités traditionnelles. Apports littéraires, artistiques et sportifs En parallèle toutefois, de nouveaux flux d’entrées ont fait leur apparition depuis d’autres zones géographiques, mettant en mouvement des personnes issues de milieux sociaux plus instruits, porteurs d’autres cultures et d’autres religions, avec des références différentes en matière d’organisation familiale. La figure de la famille africaine très nombreuse avec des parents illettrés et des enfants en grandes difficultés d’insertion, même si on peut toujours la rencontrer, ne peut plus rendre compte de la réalité complexe d’une immigration qui s’est considérablement diversifiée au cours des dernières décennies et au sein de laquelle les jeunes générations vont évoluer dans des sens encore différents. Cette réalité complexe a encore du mal à trouver des moyens de représentation dans le domaine des arts et des médias. Il y a là une nouvelle puissance de créativité qui vient relayer les apports des générations précédentes. C’est en France, autour de Senghor et de Césaire, qu’est né le mouvement de la négritude. Les mouvements littéraires actuels se détournent dans l’ensemble de la question de l’Afrique et ne veulent plus assumer son héritage tragique. Il n’y a plus de projet de retour au pays pour contribuer à son développement culturel. On observe plutôt une volonté de s’exprimer en tant qu’Africain au sein d’une société devenue multiculturelle. Les noms que prennent ces nouveaux mouvements littéraires évoquent cet ancrage dans l’ancienne métropole : négropolitains, néo-parisianisme noir… Les œuvres produites évoquent plutôt le problème des rapports entre Blancs et Noirs dans le cadre français. Les livres ont souvent un ton victimaire et expriment la souffrance de ceux qui pensent se voir renvoyés à des stéréotypes dévalorisants sans se voir reconnaître un statut d’intellectuel. Parfois, ils ont un ton humoristique qui s’appuie sur la découverte des Blancs dans le regard des Noirs, utilisant le procédé des lettres persanes. Plusieurs auteurs dont les parents avaient immigré depuis l’Afrique ont raconté de façon à la fois drôle et touchante la vie quotidienne de leurs familles, tels Azouz Bégag ou Faïza Guène. D’autres auteurs ont traité du thème de l’immigration subsaharienne telle Fatou Diome. Ces ouvrages mettent en scène des per116


Les apports de l’immigration africaine en France

sonnages pittoresques que l’on peut facilement identifier aux immigrés des milieux populaires, encore marqués par le lien avec le pays d’origine. Au niveau artistique, si la musique africaine est bien présente en France et jouit d’une large audience, elle est encore inspirée des rythmes des pays d’origine. Les musiciens issus de l’immigration se cantonnent aux expressions essentiellement appréciées par la jeunesse, comme le rap ou le hip-hop et représentent une part considérable de la création musicale issue de la banlieue. L’ouverture du musée du Quai Branly auquel un certain nombre de critiques reprochent d’enfermer la production traditionnelle des cultures africaines dans une présentation esthétisante et « exotisante » a tout de même entraîné un intérêt pour l’art africain contemporain. L’ouverture de ce musée à des expositions d’artistes s’inspirant de la réalité hybride de l’Afrique d’aujourd’hui vaut une certaine reconnaissance d’une production qui reflète les réalités complexes de l’immigration. On notera enfin que dans le domaine du sport, se sont illustrés depuis longtemps nombre de champions d’origine africaine et qu’ainsi l’Afrique a contribué pour beaucoup au renom du sport français.

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Photographie officielle de l’équipe de France de football 2010-2011 © agence F e p . L’équipe nationale de football demeure la plus forte illustration des apports de l’Afrique au sport français.


Ce que nous devons à l’Afrique

Conseils bibliographiques

Georges Balandier, Histoire d’autres, Stock, Paris, 1977, 320 p. Jacques Barou, Travailleurs africains en France : rôle des cultures d’origine, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1978, 162 p. Jacques Barou, L’Europe, terre d’immigration : flux migratoires et intégration, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2001, 175 p. Azouz Begag, Béni ou le Paradis privé, Paris, Éditions du Seuil, 1989, 172 p.

118

Fatou Diome, Le ventre de l’Atlantique, Paris, A. Carrière, 2003, 295 p. Faïza Guène, Kiffe kiffe demain, Paris, Hachette littératures, 2004, 192 p. André Kaspi, Antoine Marès (dir.), Le Paris des étrangers depuis un siècle, Imprimerie nationale, Paris, 1989, 406 p.


Ce que nous devons à l’Afrique  l’art



Qu’est-ce que l’art africain ?

Étienne Féau Conservateur en chef à la sous-direction de la Politique des musées, direction générale des Patrimoines, service des Musées de France

Ce qu’on doit au Festival Afrique noire de Grenoble (1982) En préambule, je voudrais rapidement témoigner de l’impact qu’a eu, dans notre milieu, le Festival Afrique noire organisé par la ville de Grenoble en novembre 1982, auquel j’eus le privilège de compter parmi les invités. Récemment nommé conservateur au Musée d’Angoulême­, en charge des collections africaines et océaniennes, je présentai un modeste exposé sur l’art africain dans les collections publiques françaises lors du colloque animé par les deux instigateurs de ce festival, Pierre Gaudibert, conservateur du musée des Beaux-Arts de Grenoble, et Jean-Olivier Majastre, maître-assistant à l’université. À ce colloque, intitulé « Rencontre des civilisations africaines et européennes dans le domaine des arts plastiques », participaient diverses personnalités, historiens de l’art, conservateurs, ethnologues, écrivains ou artistes, comme Édouard Glissant, James Houra, Wayidi Adamon, Assane Ndoye, Clemclem Lawson, Danielle Gallois-Duquette, MarieHélène Boisdur, mais aussi des collectionneurs comme Jacques Kerchache et Georges Rodrigues… Le grand absent de cette rencontre fut Jean Laude, en raison de la maladie de son épouse qu’il perdit quelques jours plus tard (il devait lui-même disparaître dans l’année qui suivit)… Poète estimé, professeur d’histoire de l’art à l’université de Paris I, spécialiste des arts de l’Afrique et de leur influence sur l’art moderne, Jean Laude fut un éclaireur pour nous tous…1 Préfigurant la rencontre, un numéro spécial de la revue Silex, intitulé « Expressions d’Afrique », rassemblait des textes inédits sur tel ou tel aspect des expressions artistiques africaines, anciennes ou actuelles…2

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1. Son ouvrage Les arts de l’Afrique noire, Paris, Librairie générale française, 1990 (1re édition, 1966) reste une des meilleures introductions au sujet. 2. Expressions d’Afrique, Silex, Grenoble, 1982 : on y relève, entre autres, des articles de Jacques Mounier sur la littérature, de James Houra sur les nouvelles formes plastiques en Côte d’Ivoire, de ClaudeHélène Perrot sur histoire, religion et pouvoir chez les Anyi du Ndénié, de Jean-Marie Gibbal sur les génies et les possédés de Bamako (résumant le magnifique Tambour d’eau qui venait de paraître) et de Pierre Gaudibert sur le « pop’art » africain.


Ce que nous devons à l’Afrique

Mais au-delà de ce rendez-vous d’initiés, affluait matin, midi et soir, un large public vers les nombreuses manifestations d’un festival ouvert à tous les domaines : – le patrimoine et les arts plastiques avec plusieurs expositions d’art ancien et contemporain au musée des Beaux-Arts, qui se trouvait encore place de Verdun, mais aussi à la bibliothèque centrale et dans les bibliothèques de quartiers ainsi que dans quelques galeries privées ; – la littérature avec deux écrivains invités de l’importance de Tchicaya U Tam’si et Sony Labou Tansi ; – le cinéma avec la projection, à la Nef ou à la maison de la culture, des chefs-d’œuvre de Sembene Ousmane, de Med Hondo et de Jean Rouch ; – la musique avec le griot malien Ousmane Sacko, la chanson avec Pierre Akendengué et le jazz avec Don Cherry et Manu Dibango ; – la danse avec la grande Elsa Woliaston et les marionnettes du Togolais Kanlanfei Danaye ; – des conférences de haut niveau de l’historien Joseph Ki-Zerbo, de l’ethnologue Éric de Rosny, des écrivains Mongo Béti et Maryse Condé ; – enfin des expositions d’intérêt documentaire à la Maison du Tourisme, au théâtre, dans les écoles d’art et les conservatoires de musique… En plus des participants venus d’Afrique, la communauté africaine de Grenoble, représentée par les « Amis de Présence africaine » en la personne de Christian Zohoncon, leur président, était associée largement et activement à l’événement… Pour ma part, je puis dire que c’est le Festival de Grenoble qui m’a décillé les yeux sur les expressions contemporaines (en particulier les fixés sous verre du Sénégal et les œuvres modernes du Togo réunies par Jean-Loup Pivin) que ma formation avait quelque peu négligées au profit de l’art traditionnel, mais que j’avais entrevues quelques mois auparavant, dans leur singularité congolaise, grâce à la magnifique exposition Sura Dji, visages et racines du Zaïre présentée à Paris au musée des Arts décoratifs. C’est la première fois en France qu’une manifestation de cette ampleur était organisée pour faire connaître au plus grand nombre l’horizon illimité des expressions culturelles de l’Afrique : ce festival allait avoir une grande influence sur les programmations à venir : à Angoulême tout d’abord où, l’année suivante, étaient inaugurées simultanément la galerie africaine rénovée du musée et une exposi122


Qu’est-ce que l’art africain ?

tion des artistes rencontrés à Grenoble, réunis pour l’occasion sous la bannière de Wifredo Lam, et où, chaque année depuis, les institutions et associations culturelles de la ville s’accordent pour éclairer, autour du festival Musiques métisses, tel ou tel aspect des cultures africaines ou de la diaspora noire. Mais bien d’autres villes de France, comme Le Havre, Amiens, Bordeaux, Limoges, Lyon ou Marseille, ont relayé à des échelles diverses, le flambeau allumé à Grenoble.3 Cette manifestation me permit aussi de lier amitié avec un sociologue d’origine togolaise, Francisco Ayi d’Almeida, qui sut, en 1989, me convaincre de rejoindre l’association Culture et développement dont il fut le secrétaire puis le délégué général : fille de Peuple et Culture, cette association fut réactivée au lendemain du festival par René Rizzardo avec quelques complices comme Bernard Gilman, Jean Ader, Pierre Gaudibert et Cécil Guitart, autour d’un ambitieux programme de coopération décentralisée entre institutions culturelles du Nord et du Sud… Cette association continue aujourd’hui, à Grenoble, son travail pionnier en matière d’ingénierie, d’analyse et de réflexion sur les partenariats culturels entre collectivités françaises et africaines. Petits conseils pour « lire » et comprendre l’art africain. Vingt-huit ans plus tard, les organisateurs de Ce que nous devons à l’Afrique me demandent de répondre à la question : « Qu’est-ce que l’art africain ? » Vaste sujet pour lequel je me contenterai de donner les quelques clés que voici… Abordons tout d’abord la question de la dénomination : il faut à jamais abandonner les épithètes – si ce n’est pour les replacer dans l’histoire du regard de l’Occident – de « primitifs », « nègres », « sauvages », « tribaux », et enfin « premiers », la pire d’entre toutes parce que la plus rétrograde, litote à la mode pour ne pas dire « primitifs » qui régénère fâcheusement un vieux postulat qu’on croyait aboli, celui des théories évolutionnistes : ce qualificatif est employé surtout dans le milieu des marchands, des collectionneurs et des médias…4 Ni les historiens ni les anthropologues ne reconnaissent en effet cette catégorie. Tenons-nous en à une appellation simple, celle des arts de l’Afrique subsaharienne. Toute société humaine est à la recherche du beau, il y a sans conteste un art africain qui dépasse largement les limites de l’artisanat. « On ne peut pas vivre sans d’aussi belles choses », répondit le tisserand gouro à Hans Himmelheber qui l’interrogeait sur la poulie figurative en bois finement sculptée qui retenait les lisses de son métier… En Afrique, l’art est toujours une affaire de professionnels, sculpteurs, 123

3. Voir Simon Njami et Bruno Tillette (dir.), Ethnicolor : musique, mode, littérature, pub, cinéma, influences réciproques Afrique-France, Paris, éditions Autrement, 1987 ; Guide des échanges culturels FranceAfrique, Grenoble, Culture et développement, 1992. 4. Sally Price, Arts primitifs, regards civilisés, Paris, Esnba, 1995.


Ce que nous devons à l’Afrique

Sculpteur de masques gelede, Nago-Yorouba de Kétou, Bénin, 1984. Ph. René Bertoux Hommage à un sculpteur anonyme, portant son herminette sur l’épaule, détenteur de 2 500 ans de traditions artistiques, depuis les vestiges de l’ancienne civilisation Nok (v e s. avant J.-C.) jusqu’à l’art actuel des Yoruba du Nigeria et du Bénin, en passant par les productions prestigieuses en terre cuite et en bronze d’Ifé, ville sainte des Yoruba (xi i exv e s.).

5. Jacqueline Delange, Arts et peuples de l’Afrique noire, Paris, Gallimard, Folio, 2006 (1re édition, 1967), p. 268.

forgerons, fondeurs, qu’ils soient castés (maintenant ainsi le métier depuis des générations) ou formés par un maître ayant repéré leur talent particulier. Les artistes européens du début du siècle, fauves et cubistes, ne s’y sont pas trompés et ont reconnu aux œuvres africaines et océaniennes leur statut entier d’œuvres d’art. Lorsqu’on s’intéresse aux arts de l’Afrique, on est saisi par la richesse et la variété des formules plastiques, oscillant entre l’abstraction géométrique et le réalisme : les deux approches peuvent d’ailleurs coexister dans une même culture, comme celle des Igbo du Nigeria. Chaque civilisation a mis au point des codes esthétiques qui lui sont propres : leur étude est l’objet d’une discipline dont Jacqueline Delange avait jeté les bases, l’ethno-esthétique 5, qu’on appelle aujourd’hui plus volontiers anthropologie de l’art et qui ouvre de larges champs d’investigations et de découvertes… On ne doit pas perdre de vue la dimension historique de l’art africain, que dénie absolument le mot « premier » : ainsi, l’art yoruba relève-t-il des arts premiers, alors qu’il est le fruit de 2 500 ans de traditions artistiques, comme le prouvent l’archéologie Nok et celle de la ville sainte d’Ifé ? … On remarque, dans les ouvrages généraux comme trop souvent dans les vitrines des musées, que les objets d’art 124


Qu’est-ce que l’art africain ?

africain sont rarement datés, alors que tous sont à replacer dans une histoire, fût-ce celle de leur collecte à la période coloniale. C’est comme si, avant l’arrivée des Occidentaux, l’Afrique n’avait pas d’histoire, comme si le temps n’avait pas de prise sur des objets défiant une éternité illusoire… Les travaux des historiens, les enquêtes de terrain des archéologues et des ethnologues doivent nous permettre aujourd’hui de reconstruire une histoire des arts de l’Afrique, comme nous y invite Jan Vansina…6 Loin de s’en tenir aux « formes pures du pré-contact » recherchées par certains et qui sont une vue de l’esprit, l’on reconnaîtra que les arts de l’Afrique sont toujours partagés entre la continuité et le changement, entre la permanence des traditions et les ruptures de l’histoire, entre la fidélité aux canons hérités des anciens et les inventions du génie créateur d’un artiste donné, comme le maître de Buli, reconnu par Frans Olbrechts, qui renouvela au début du xx e s. l’art des Luba-Hemba du Congo. L’art africain ne peut être compris sans faire référence aux institutions sociales, religieuses, politiques qui ont déterminé sa forme et son utilisation. Si belle soit-elle, on devra replacer la statuette dans le cadre du culte individuel ou collectif dont elle garde souvent des traces tangibles – patine luisante d’une figure de reliquaire Fang, résidus des libations de bouillie de mil sur une statuette dogon, etc. Une histoire des arts de l’Afrique ne saurait faire l’économie des travaux des anthropologues qui ont cherché sur le terrain à établir la juste vérité, à comprendre les systèmes de pensée complexes qui déterminent la réalisation des objets et le rapport toujours subtil qui existe entre forme, matière et fonction…7 L’objet d’art africain ne peut être regardé pour lui seul, décontextualisé et détaché de son cadre coutumier, des accessoires qui l’accompagnent, du mouvement de la danse, ni des acteurs : devin-guérisseur, patient, adolescent subissant l’initiation… À cet égard, quoi de plus triste, de plus vain qu’un masque africain isolé dans la vitrine du musée ou sur la cheminée du collectionneur ? C’est comme si l’on résumait un opéra de Verdi à un quelconque accessoire de scène ! Enfin, il est une dimension incontournable pour comprendre l’art africain, celle de la Parole. Dans un contexte coutumier où domine la tradition orale, on peut dire que tout objet est support de parole et constitue l’équivalent d’une écriture. Au lieu de plaquer un commentaire souvent réducteur témoignant des préjugés ou des projections de l’Occident, il suffirait de rétablir en regard de l’objet cette parole, souvent poétique et profonde, liée intimement à son utilisation. 125

6. Jan Vansina, Art history in Africa : an introduction to method, London & NY, Longman, 1984. 7. Parmi les chercheurs qui ont le plus apporté dans le domaine de l’anthropologie de l’art ou de l’archéologie, citons (liste non limitative) : Marcel Griaule, Denise Paulme, Dominique Zahan, ClaudeHélène Perrot, Louis Perrois, Jean Polet, Georges et MarieClaude Dupré pour la France ; William Fagg, Bernard Fagg et Frank Willett pour la GrandeBretagne ; Frans Olbrechts, Marie-Louise Bastin, Pierre de Maret et Luc de Heusch pour la Belgique ; Henry Drewal, John Picton, Leon Siroto et Herbert Cole pour les États-Unis ; mais aussi des conservateurs ou des ethnologues africains comme Ekpo Eyo, Jean-Paul Notué ou Salia Malé qui représentent l’avenir de la recherche africaniste.


Ce que nous devons à l’Afrique Masque kanaga, Dogon, Mali, xx e s, coll. Musée national du Mali, Bamako. Étudiés par Marcel Griaule, les Dogon, qui habitent les falaises de Bandiagara au Mali, font intervenir à divers moments de la vie sociale un grand nombre de masques, gérés par une société secrète, la société Awa, dont les apparitions, au cœur du Dama, illustrent les grands étapes de la création du monde. Parmi les plus connus, figure le masque kanaga qui se produit spécialement au cours des cérémonies funéraires. Devenu l’emblème des Dogon, il a figuré un temps sur le drapeau de la confédération du Mali. Le motif en double croix symbolise pour le profane le calao, grand oiseau des savanes, tandis que l’initié, selon son degré de connaissance du mythe, y voit l’insecte d’eau qui amarra de ses pattes l’arche descendue du ciel contenant les premières semences, aussi bien végétales, qu’animales et humaines, ou bien le renard pâle Ogo, héros perturbateur du système divin, ou encore, à un niveau supérieur, « l’esprit » de l’homme, axe du monde, déployant ses membres à l’intersection du ciel et de la terre… Ne pouvant être réduit à la pièce de bois sculpté, telle qu’elle apparaît dans les vitrines des musées occidentaux, il faut considérer le masque africain dans la totalité de son costume et de ses accessoires soigneusement codés ainsi que dans les mouvements d’un spectacle total et d’une chorégraphie qui lui donnent tout son sens, rythmés par les chants, les tambours et les idiophones.

8. Engelbert Mveng, s.j., L’art d’Afrique noire : liturgie cosmique et langage religieux, Yaoundé, éditions Cle, 1974.

« Langage, et langage écrit, assurait le père Mveng, l’art africain n’a de sens finalement que pour ceux qui savent lire. »8 Belle leçon dont devraient se souvenir les conservateurs et les commissaires ayant la responsabilité d’exposer publiquement l’art africain. Je suis convaincu aujourd’hui qu’on ne peut montrer les productions de l’art africain sans y associer les représentants patentés des cultures concernées, anthropologues, archéologues, historiens africains qui ont encore beaucoup à nous apprendre sur ce patrimoine qui est avant tout le leur : ce patrimoine, accaparé dans un premier temps 126


Qu’est-ce que l’art africain ?

par l’Occident au lendemain de la pénétration coloniale, découvert superficiellement par le grand public dans les vitrines des premiers musées d’ethnographie et dans les stands des foires coloniales, fut finalement salué à sa juste valeur par quelques artistes et écrivains européens, au tout début du xx e s., au point de jouer un rôle de premier plan dans l’aventure de l’art moderne.9 En conclusion, pour comprendre l’art africain, comme les arts de n’importe quel continent, retirons tout d’abord nos lunettes défor127

Portrait d’une défunte en terre cuite. Agni de Krinjabo, Côte d’Ivoire, xix e s, coll. musée des Civilisations de Côte d’Ivoire, Abidjan. Parole de la potière modelant la statuette commémorative mma devant la dépouille d’une défunte de haut rang : « Affiba, après ton départ au pays de la vérité, les hommes se préparent à célébrer ton jour. C’est moi qui suis désignée pour modeler ton mma. Viens t’asseoir devant moi, inspire-moi, guide ta main afin que je te fasse un mma magnifique et digne de toi. Viens prendre la boisson, et qu’après t’avoir représenté dans la terre, il ne m’arrive aucun mal. » Parole des proches de la défunte sacrifiant au mma : « Nous faisons aujourd’hui les adieux avec toi. Viens, viens t’incarner dans ton mma afin que nous puissions t’accompagner. Ne permets pas qu’un malheur vienne frapper les personnes ici accourues pour t’acclamer et t’accompagner. Ne permets pas que le malheur frappe celle qui a modelé ton mma. Accepte la boisson que nous t’offrons. » (dans F.-J. A mon d ’A by , Croyances religieuses des Agni de la Côte d’Ivoire, Paris, 1960, pp 70-71). Plus éloquentes qu’aucun commentaire relevant d’une vision occidentale souvent unilatérale, ces paroles ne se suffisent-elles pas à ellesmêmes pour comprendre la signification de cet objet et entrevoir les profondeurs d’une civilisation africaine ?

9. William Rubin (dir.), Le Primitivisme dans l’art du xx e s., Paris, Flammarion, 1987-1991, 2 vol.


Ce que nous devons à l’Afrique

mées par le primitivisme, défaisons-nous de nos préjugés, de notre condescendance et de l’attitude néo-colonialiste qui consiste à faire dire à l’objet ce qu’il n’a jamais dit, pire à le détourner et à en faire une œuvre d’art occidentale (j’en veux pour preuve certaines « accumulations » d’Arman). De la manière la plus neutre et la plus humble possible, apprenons à lire l’art africain en puisant aux meilleures sources, qui sont celles de la pensée africaine ! 10 Léopold Sédar Senghor, « Esthétique négro-africaine », dans Diogène, n° 16, octobre 1956, pp. 43-61.

En 1956, Senghor nous avait déjà mis en garde : « Admirer l’art nègre à contresens, c’est risquer de n’en recueillir aucun fruit. »10

Conseils bibliographiques

Expressions d’Afrique, Silex, n° 23, 1982, 143 p. Guide des échanges culturels France-Afrique, Grenoble, Culture et développement, 1992, 301 p. Jacqueline Delange, Arts et peuples de l’Afrique noire, Paris, Gallimard, Folio, 2006 (1 édition, 1967), 334 p. re

Sally Price, Arts primitifs, regards civilisés, Paris, Esnba, 1995, 207 p. William Rubin (dir.), Le Primitivisme dans l’art du xx e s., Paris, Flammarion, 1987-1991, 2 vol. Léopold Sédar Senghor, « Esthétique négro-africaine »,

Jean Laude, Les Arts de l’Afrique noire, Paris, Librairie

dans Diogène, n° 16, octobre 1956, pp. 43-61.

générale française, 1990 (1 édition, 1966), 381 p.

Jan Vansina, Art history in Africa : an introduction to

re

Engelbert Mveng, s.j., L’Art d’Afrique noire : liturgie cosmique et langage religieux, Yaoundé, éditions Cle, 1974. Simon Njami et Bruno Tillette (dir.), Ethnicolor : musique, mode, littérature, pub, cinéma, influences réciproques Afrique-France, Paris, éditions Autrement, 1987, 190 p.

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method, London & NY, Longman, 1984, 234 p.


L’apport des cinémas africains

Dominique Wallon Président du Festival des cinémas d’Afrique du pays d’Apt Ancien directeur du Centre national de la cinématographie

Les cinémas d’Afrique sont nés avec les indépendances Si l’on n’inclut pas dans l’analyse des pays trop particuliers comme l’Égypte ou l’Afrique du Sud de la ségrégation, les tout premiers films de long-métrage sont réalisés à peu près en même temps, au milieu des années 60, dans les trois pays du Maghreb et au Sénégal, puis dans plusieurs pays d’Afrique noire francophone, l’Éthiopie et quelques autres, progressivement avec le début des années 70. Ousmane Sembene, avec la réalisation en 1963 du fondateur Borom Sarret, puis de La noire de…, en 1966, tout aussi splendide et marquant, est vraiment le doyen des cinémas africains. Comme il le demandait déjà dans les années 80, il est plus juste de parler des cinémas africains ou des cinémas d’Afrique, à la fois pour témoigner de la complexité et de la diversité du continent, comme de sa production cinématographique, et pour éviter le simplisme réducteur, et sans doute méprisant, du qualificatif singulier utilisé pour parler de « l’homme africain ». Cette diversité pourrait être masquée par la faiblesse quantitative de la production qui chaque année ne laisse apparaître qu’un très petit nombre de films : moins de 10 par an pour l’ensemble des pays francophones au sud du Sahara ! Au cours des 50 dernières années, c’est-à-dire depuis leur apparition, les cinématographies du Maghreb totalisent, à elles trois, 465 productions et les 17 pays francophones subsahariens seulement 285, soit à peine plus que la production française d’une année (235 en moyenne). Cette extrême faiblesse quantitative est souvent oubliée en raison de l’impact qu’ont eu et qu’ont depuis cinquante ans quelques films 129


Ce que nous devons à l’Afrique Ousmane Sembene (1923-2007). © Présence africaine

majeurs, de la reconnaissance dont bénéficient heureusement plusieurs cinéastes africains. Si l’on parle cinémas d’Afrique, des titres viennent évidemment à la mémoire, dans le désordre : Touki-bouki, Yeelen, Le vent des Aurès, La Noire de…, Gare centrale, Halfaouine, Les silences du palais, Yaaba, Abouna, l’Afrance, Chef !, Omar Gatlato, Soleil O, Visages de femmes, Bamako, Tilaï, Bal poussière, Adieu forain, Wend Kuuni, Guimba, L’homme de cendres, Mossane, Lettre à Senghor, La vie sur terre, Keita, Ali Zaoua, Mortu Nega, Hyènes, Le collier perdu de la colombe, Inland, Satin rouge, Le mandat, Daratt, Le Destin… et tellement d’autres souvenirs proprement inoubliables.

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L’apport des cinémas africains

Pour tous ces films, s’agissant de création, la diversité est une évidence, c’est celle des tempéraments, des préoccupations, des esthétiques des cinéastes : Chahine, Cissé, Sembene, Bouzid, Safi Faye, Mohamed Chouikh, Moufida Tlatli, Kaboré, Teguia, Djibril Mambety, Ouedraogo, Nacer Khemir, Samba Ndiaye, Sissako, Jean-Marie Teno, Mahamat Saleh Haroun… Elle est aussi, autre évidence (mais qu’il est bon de rappeler), la résultante de la taille et de la multiplicité du continent africain ; l’histoire, les cultures, les situations géographiques, économiques et politiques, malgré leurs éléments historiques proches (colonisation, esclavage, sous-développement, migrations, fragilité ou absence de la démocratie, guerres…) sont autant des facteurs de différenciation que de dialogue et de solidarité. Il y a aussi la grande diversité des conditions de production des cinémas d’Afrique, sur lesquelles il faut revenir rapidement. – L’Afrique du Sud possède une véritable industrie cinématographique et télévisuelle, largement intégrée aux sociétés britanniques et américaines, sur le plan économique et aussi esthétique, mais qui contribue au développement d’un fort potentiel de ressources et talents artistiques et techniques. Les productions « indépendantes » font émerger, avec difficulté, des auteurs et des films plus originaux, malheureusement leur distribution en France est très modeste. – Le Nigéria est le fer de lance d’un modèle développé dans les pays anglophones, et fondé, depuis longtemps, sur l’abandon du « film de cinéma » (pellicule, salle). En revanche, le Nigéria produit en série, presque à la chaîne, des centaines de films vidéo, tournés en quelques jours, immédiatement vendus dans les rues et les magasins, afin d’aller plus vite que les pirates. – Plusieurs pays francophones d’Afrique centrale et de l’Ouest ont eu une certaine ambition cinématographique dans les années 70 (un peu avant et après), soutenue par la France, puis l’Europe, mais l’ont tous politiquement et économiquement abandonnée (avant même qu’elle ait eu des effets structurants). La situation est aujourd’hui dramatique du côté des salles comme des capacités de production. – Les pays du Maghreb assument encore cette ambition, mais dans des contextes différents. Le Maroc bénéficie d’une véritable politique de soutien au cinéma, qui conduit à une production de près de quinze films par an (plus que toute l’Afrique noire francophone). La Tunisie conserve une certaine continuité de la production cinématographique, mais à un niveau moindre. L’Algérie a perdu son outil financier et industriel entièrement étatisé des années 70/80 et ne l’a 131


Ce que nous devons à l’Afrique

pas remplacé, malgré la dynamique de la circulation des talents avec la France. – L’Égypte, dont la cinématographie commerciale est assez banalisée (il a fallu le génie et l’opiniâtreté d’un Youssef Chahine pour en émerger), a connu un certain déclin, mais continue de dominer l’espace méditerranéen. Ce que les cinémas d’Afrique ont apporté ? D’abord le fait que, enfin, avec le travail des cinéastes, l’Afrique a pu montrer des images qui n’étaient pas celles d’un regard extérieur ; regard qui a été, pendant des décennies, et jusqu’aux années 60, celui du colonisateur, fondamentalement raciste, et qui depuis est souvent resté encore simplificateur, se bornant à des clichés, naviguant entre misérabilisme et paternalisme… Une vraie découverte de l’Afrique, à travers ce que les films disent des sociétés africaines, mais aussi de tous les hommes et femmes dans le monde. La découverte aussi d’un humanisme naturel, qui est d’abord la qualité du regard, qu’il soit distant, empathique, tendre, sur les hommes et les femmes (et les enfants…) qui sont le sujet des films. Un autre apport fort, très sensible aussi pour le spectateur, est l’importance même du geste cinématographique. Réaliser un film en Afrique est plus qu’ailleurs un exploit qui suppose, pour être abouti, qu’il ait répondu à une vraie nécessité pour le cinéaste, qu’il ait une importance par son sujet, sa forme. Les films d’Afrique sont rares, extrêmement rares. Et les cinéastes ont tant de choses à raconter, à montrer. Tous n’ont pas la maîtrise nécessaire pour résoudre cette contradiction, mais lorsqu’ils y arrivent, ils offrent des œuvres essentielles. Et pour le spectateur, cette rareté crée une attente forte à l’égard de chaque film vu qui, inévitablement, ne peut être satisfaite. Pour s’en tenir ici à la seule Afrique au sud du Sahara et aux pays francophones, on peut distinguer quelques grandes périodes dans l’évolution du cinéma. Les années 60 et 70, après les indépendances, voient la naissance et l’affirmation de cinéastes encore peu nombreux, mais aux personnalités et aux œuvres décisives. Leurs films sont la double affirmation, ou revendication, d’une identité « africaine » forte et d’une indépendance politique, intellectuelle et esthétique des cinéastes (aussi bien par rapport à l’ancienne puissance coloniale que par rapport à leurs gouvernants). 132


L’apport des cinémas africains

Quelques films marquent cette naissance des cinémas africains : – le pionnier, Ousmane Sembene (Borom Sarrett, 1963, La noire de…, 1966, Le mandat, 1968), qui ne cessera d’ouvrir la voie jusqu’à sa mort en 2007 ; – bientôt suivi au Sénégal par Safi Faye (Lettre paysanne, 1975), Djibril Diop Mambéty (Touki-bouki, 1975), Johnson Traoré (N’Diangane, 1975)… – le Mauritanien Med Hondo (Soleil O, 1970, Les bicots-nègres, vos voisins, 1973), le plus radical dans sa démarche anti-impérialiste ; – au Niger, en compagnonnage avec Jean Rouch, Oumarou Ganda (Le Wazzou polygame, 1970) et Mustapha Alassane ; – Souleymane Cissé (Den Muso, 1975, Baara, 1977) au Mali, Sarah Maldoror (Sambizanga, 1972) en Angola, Dikongue Pipa au Cameroun, Haile Gerima en Éthiopie, Désiré Écaré en Côte d’Ivoire. Tous ces films sont très « politiques » au sens large, ce qui va accentuer leur caractère « cinéma du réel » et pourtant, parmi eux, s’impose une œuvre unique, fascinante, pleinement africaine, d’une liberté d’écriture absolue, n’obéissant à aucun code, Touki-bouki, de Djibril Diop Mambéty, qui, trente-cinq ans après, reste d’une jeunesse totale. Le cinéma, par sa capacité à raconter des histoires à tous et au-delà à construire l’histoire, devient très vite dans beaucoup de pays un art stratégique, bénéficiant d’encouragements financiers et d’esquisses de politiques de soutien, mais au total assez timides et fragiles, très loin de la véritable nationalisation-étatisation opérée en Algérie. Ces tentatives feront long feu, et les États, très vite, abandonneront le cinéma. Les années 80 et le début des années 90, malgré la persistance d’une quasi totale absence de financement de la production en Afrique même, et la dégradation extrêmement rapide du réseau de salles, vont être une période plutôt positive pour les cinémas d’Afrique noire francophone. Les « anciens », Ousmane Sembene (Le camp de Thiaroye), Souley­ mane Cissé (avec deux chefs-d’œuvre Yeelen, Waati), Djibril Diop Mambéty (Hyènes) sont en pleine maîtrise de leur art. Une nouvelle génération, notamment au Burkina Faso et au Mali, émerge : Gaston Kaboré (Wend Kuuni, 1982), Idrissa Ouedraogo (Yaaba, 1989), Cheick Oumar Sissoko (Nyamanton, 1986)… Parallèlement, l’Afrique est présente en compétition dans les grands festivals de Cannes, Venise, Berlin, souvent couronnée, et les films africains connaissent des succès en salles majeurs en Europe : 133


Ce que nous devons à l’Afrique

Yeelen de Souleymane Cissé (1987), Tilaï de Idrissa Ouedraogo (1990), Bal poussière du Guinéen Henri Duparc (1988), Tabataba du Malgache Rajaonarivelo (1988), ou Halfaouine du Tunisien Férid Boughedir (1990) sont vus par des centaines de milliers de spectateurs en France. Une « école » du cinéma documentaire se construit avec notamment Félix Samba Ndiaye (Trésor des poubelles, 1989) au Sénégal, JeanMarie Téno (Afrique, je te plumerai, 1991) au Cameroun. Le Fespaco (Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou), grand rendez-vous des cinémas d’Afrique, au Burkina Faso, révèle nombre de nouveaux cinéastes. Les grands films africains sont encore vus aussi dans les quelques salles africaines subsistantes, parfois avec des fréquentations records dans le pays du réalisateur. Les cinémas africains impressionnent et séduisent alors par l’affirmation vivante des valeurs de leur humanisme, y compris par leur contradiction, par l’invention de la fiction et du romanesque à partir de sujets apparemment simples. C’est à cette période que la critique et les publics européens construisent une certaine image des cinémas africains, positive certes et qui reconnaît son apport au cinéma mondial, mais qui, déjà trop homogénéisante, va perdre de son exactitude au fur et à mesure que les réalisateurs africains vont évoluer et se renouveler. Les cinémas d’Afrique sont le plus souvent sur le versant Lumière que Méliès ; ce caractère documentaire des films de fiction africains est à la fois lié à leur caractère sociétal, mais aussi à la manière dont nous, Européens, recevons ces films et sommes particulièrement sensibles aux informations qu’ils nous apportent. On salue aussi dans les cinémas d’Afrique l’art du récit, la réappropriation du conte avec ses entrelacs, l’intégration du chant des griots avec ses répétitions, ses leitmotivs. La lenteur, parfois reprochée aux films africains, est le plus souvent un choix de réalisation qui traduit un rapport au temps qui n’est pas le même dans les sociétés africaines, le temps de la réflexion, celui de la discussion et de la recherche d’un accord, la valeur du silence. Autant de leçons de vie et d’humanité… Les cinéastes africains sont partagés entre la volonté d’exprimer des valeurs qui sont essentielles à leur société, profondément ancrées dans la culture – sens du collectif, solidarité, sens de l’honneur, hospitalité, respect, apprentissage de la vie – et qui sont les leurs, et le souci d’en dénoncer le détournement par le système hiérarchique à l’intérieur du groupe traditionnel pour en faire un instrument de pouvoir et d’aliénation de la liberté. 134


L’apport des cinémas africains

Le débat n’est pas principalement, comme l’on dit souvent, entre tradition et modernité, mais entre la part d’oppression, d’aliénation de la tradition et la liberté des individus. Le conflit est d’autant plus complexe et incertain dans l’esprit même des cinéastes et de leurs films que les valeurs collectives, aussi liées qu’elles puissent être à une société rurale, porteuses de stabilité et de résignation, sont aussi celles qui peuvent soutenir la résistance au modèle libéral mondialisé que l’on voudrait imposer aux peuples africains. Cette idée d’un « cinéma africain » dans un paradigme intemporel, développée en France et en Europe à la fin du siècle, juste dans sa reconnaissance de l’originalité cinématographique des films, est trop globale et univoque. En effet, la distance est extrêmement grande, par exemple, entre le mode brechtien du récit chez Sembene, le lyrisme de Cissé, la sensibilité instantanée de l’écriture de Ouedraogo, la transposition filmique des formes traditionnelles du récit sahélien chez Kaboré. Ce malentendu, ou plutôt ce regard trop superficiel, contribue au succès des cinémas africains dans les années 80, mais va précipiter leur rejet par les mêmes décideurs occidentaux, qui invoqueront l’absence de renouvellement (prééminence du film « de brousse », banalité de certains scénarios…) alors même que la plupart des films et des réalisateurs n’ont jamais appartenu ou n’appartiennent plus tout à fait à ce « paradigme ». Après la période d’engouement du début des années 90, la critique française se détourne des cinémas d’Afrique dont la créativité lui semble relativement faible face à l’explosion des cinémas d’Asie et plus récemment au retour des cinématographies latino-américaines. Ainsi, Cannes, après la découverte de Cissé (Yeelen, prix du jury 1987), de Ouedraogo (Tilaï, grand prix du jury 1990) ne retiendra plus en compétition que Hyènes de Djibril Diop Mambéty (1993), Waati de Souleymane Cissé (1994) et Kini et Adams de Idrissa Ouedraogo (1997), avant de sélectionner enfin, treize ans plus tard, le quatrième long-métrage du cinéaste tchadien Mahamat Saleh Haroun, couronné par un prix du jury. Certes, cet indicateur n’a qu’une valeur relative, mais il révèle une ignorance profonde des cinémas d’Afrique, des spécificités de ses conditions de production, de son histoire, de certaines de ses lignes de force.

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Siège du F e s paco , Ouagadougou, Burkina Faso. © F espaco


Ce que nous devons à l’Afrique

La fin du xxe siècle et les débuts du suivant ouvrent une période très difficile et incertaine. Les signes de la crise sont manifestes : fermeture de salles, difficultés de distribution, réduction des financements publics. Les politiques d’ajustement structurel de la Banque mondiale vont accélérer le processus en imposant le retrait total des financements publics africains. En Afrique noire francophone, il n’y a quasiment plus de salles de cinéma, ou sinon une seule encore dans les capitales ; le Burkina Faso faisant encore exception en raison de son engagement dans l’organisation du Fespaco. Les publics africains ne voient plus de films d’Afrique, sinon par des dvd piratés et de très mauvaise qualité ou rarement à la télévision, qui souvent ne paye aucun droit. Seuls les films d’un cinéaste enfant du pays ont droit à une diffusion exceptionnelle et le plus souvent couronnée de succès. Il n’y a pas de financement africain pour la production des films, seulement quelques soutiens ponctuels et marginaux ; ceux-ci sont totalement dépendants des financements du Nord (France, Francophonie, Union européenne, Fondations, quelques chaînes de télévision…) qui ont une nette tendance à se réduire depuis une dizaine d’années. Le nombre de films de long-métrage réalisés par des cinéastes originaires de l’Afrique subsaharienne se compte chaque année sur les doigts des deux mains. Une nouvelle génération a pu cependant émerger : Flora Gomès, Abderrahmane Sissako, Mahamat Saleh Haroun, Jean-Pierre Bekolo, Mama Keita, Alain Gomis, José Zeka Laplaine, Balufu BakupaKanyinda, Fanta Régina Nacro, Dani Kouyaté, Pierre Yaméogo, Newton Aduaka… certainement encore plus diverse dans le choix des sujets comme dans son approche esthétique. Soucieux de raconter une Afrique multiple, hors des clichés, mais surtout de construire dans chaque film une histoire cinématographique originale et de l’inscrire dans la création cinématographique la plus contemporaine et la plus universelle. L’écho rencontré dans le monde entier par des films comme Bamako de Abderrahmane Sissako et Daratt de Mahamat Saleh Haroun en témoigne avec succès, mais cela apparaît encore comme des exceptions. L’ambition de ces auteurs, et plus généralement des nouvelles générations, est forte « …faire des films qui remettent l’Afrique au centre, pour ne pas développer une culture de la marge… et imposer une représentation différente de l’Afrique dans le monde » (Mahamat Saleh Haroun). Dans la situation de marginalité économique des cinématographies africaines, cette ambition, et l’exigence purement cinématogra136


L’apport des cinémas africains Couverture du programme du 7e Festival des cinémas d’Afrique du pays d’Apt, 6-11 novembre 2009, 35 p.

phique qu’elle porte, est absolument nécessaire et n’est pas irréaliste à long terme. De plus en plus d’images se tournent en effet en Afrique, fiction, documentaire, court ou moyen-métrage, art vidéo, clip. Forcément inégales, mais surtout mal connues, elles sont peu ou pas diffusées. Il y a là des promesses fortes pour l’avenir, mais cette vitalité créatrice, aujourd’hui encore dans l’ombre, a besoin de formation, de réseaux de diffusion, de confrontations. Elle ne doit surtout pas se voir interdire a priori la possibilité de réaliser des films plus ambitieux au niveau des moyens, susceptibles d’exister aussi dans les festivals et les marchés internationaux, et d’être vus dans les salles dans le monde entier.

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Cette exigence est d’autant plus forte que l’Afrique ne peut rester dans la situation d’un continent sans cesse exploité, dont l’histoire comme la parole sont encore non reconnues et respectées. Les cinéastes sont, avec d’autres, porteurs d’une évidence, la richesse humaine et culturelle de l’Afrique, équivalente à tous les autres continents, et d’une revendication, sa participation au dialogue et à l’échange mondial.

Conseils bibliographiques

Collectif, Dictionnaire du cinéma africain, Paris, Association des Trois mondes/Karthala, 1991, 398 p. Collectif, Cinémas africains d’aujourd’hui, Paris, Karthala, Les Passeports Rfi, 2007, 142 p.

Olivier Barlet, Les cinémas d’Afrique noire : le regard en question, Paris, L’Harmattan, collection Images plurielles, 1996, 352 p.


Ce que les habitants de la vallée de l’Omo rappellent des humains que nous sommes

Entretien avec Hans Silvester Photographe

Quelle est l’origine de ce travail photographique sur les peuples de la vallée de l’Omo ? Ça m’a pris avec Lucy1 dont l’histoire remonte à 3 millions d’années. Lascaux, c’est 20 000 ans2. C’est ce qui m’a décidé à faire un tour dans la vallée de l’Omo, où se trouve le berceau de l’humanité. Je voulais faire un reportage sur ceux qui ont effectué ces recherches. Là-bas, j’ai découvert les gens du pays. C’était en 2002. Je me suis dit « si on peut voir tant de choses intéressantes au bord des pistes, l’intérieur, ça doit être vraiment passionnant ». J’ai d’abord été au pays des Hamers puis j’ai appris qu’il y avait d’autres ethnies, les Karos, les Bumes, les Mursis… Les différentes tribus vivent si proches de la nature. C’est quelque chose qui devient très rare dans le monde moderne. Quand je suis allé chez les Suris ou les Surmas pour la première fois, j’ai vraiment eu un choc. Ce sont des gens tellement différents de tout ce que j’avais vu auparavant. Ils sont vraiment bien dans leur peau. Ils n’ont rien à cacher. Chez nous, on est toujours caché derrière une façade artificielle. Mais le plus important, c’est la découverte de la peinture corporelle. J’avais vu ça chez les Karos, les Hamers, mais pas avec cette qualité. J’ai observé, j’ai fait des photos et j’y suis retourné pour faire une documentation sur cet art corporel. Est-ce que vous vous souvenez de votre premier contact avec les Suris ? J’ai été chez les Suris la première fois en 2003. C’était très difficile, parce que le gouvernement avait décidé de prendre leur territoire jusque-là indépendant. Lors de la guerre civile au Soudan, il y a eu des déplacements de population vers l’Éthiopie. L’armée éthiopienne 139

1. Lucy est le surnom donné à un fossile australopithèque trouvé en 1974, en Éthiopie, par une équipe de recherche internationale. Pratiquement complet, sa découverte a révolutionné la connaissance des origines humaines. 2. Située en Dordogne, la célèbre grotte est vieille de 17 000 années.


Ce que nous devons à l’Afrique

Maji

e

go

llé

Carte : Thomas Lemot - Musée dauphinois

Va Ma

BODI

ARI

Ki

SURI (CHAI-TIRMA)

bi

Jinka

KWEGU

sh

Parc national Mago

de

Par c national Omo

MURSI

territoire où Hans Silvester a réalisé ses photographies

BANNA

KWEGU TSAMAY

KARA

l’O m o NYANGATOM

BASHADA

ÉTHIOPIE

SOUDAN

TOPOSA

LES PEUPLES DE L’OMO : LOCALISATION ET GROUPES LINGUISTIQUES

HAMAR

« triangle » d’Ilemi (territoire revendiqué par le Kenya et l’Éthiopie)

ARBORE

Turmi Omorate

TURKANA

DAASANETCH Om

Lac Chew Bahir

o

frontières Source : H. Silvester et G. Verswijver, Omo, peuples & design,Musée de Tervuren (La Martinière, 2008).

TURKANA

KENYA

Lokitaung

Lac T u r k a na

VALLÉE DE L’OMO

Groupe nilo-saharien

TURKANA

Nilotique

BODI

Surmique

Groupe afro-asiatique

N 0

Peuples :

25 km

ARBORE

Couchitique

TSAMAY

Omotique

a alors occupé cette région. C’était un moment où il y avait des morts pratiquement au quotidien. Le gouvernement a décidé de construire des écoles, d’améliorer la piste, de construire une station sanitaire, etc. Avec une vitesse incroyable, les gens ont changé. Certains sont devenus des hommes d’affaires, ils se sont adaptés à l’argent.

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Ce que les habitants de la vallée de l’Omo rappellent des humains que nous sommes

Il y a quand même un mode de vie traditionnel qui est encore perpétué aujourd’hui… La vie des bergers a été très peu influencée par l’extérieur. Ils vivent de très peu, directement des produits du troupeau, du sang et du lait et pour le reste de ce qu’ils trouvent. La vallée de l’Omo est-elle encore très préservée de la modernisation ? C’est la savane. À pied, on peut passer, mais en voiture, il faut une piste. Pendant la saison des pluies, le sol se transforme en boue et l’été, il y a énormément de poussières. Ces gens ont vécu isolés du reste du monde. On parle d’une faune et d’une flore assez extraordinaires dans cette région. Oui, grâce à l’eau, il y a une végétation fabuleuse. Et c’est la même chose pour les animaux, il y a notamment une concentration de différentes espèces d’oiseaux. Ces gens vivent encore vraiment dans la nature. Ils n’ont aucun confort au sens où nous l’entendons. Ils peuvent partir quand ils en ont envie, ils sont semi-nomades. Ils vont ailleurs et reconstruisent leur village en quelques jours. Les Suris ont gardé le système des hameaux. Ils ont leurs cultures de sorgho et de maïs à proximité. C’est un aspect important pour défendre leurs champs. Ils ont une connaissance de la nature fabuleuse. Pour les maladies, par exemple, ils ont des feuilles qu’ils mettent sur les blessures et usent aussi d’un peu de magie… Il y a aussi les parures végétales que vous avez prises en photos. Quand les enfants vont à la rivière, c’est la fête. Il faut s’imaginer des bandes de garçons et de filles dont le seul but est de s’amuser. Ils nagent, pêchent, se décorent et se peignent. Comme ils n’ont pas de miroir, c’est la réaction de l’autre qui leur dit s’ils ont réussi ou pas, c’est tout simple. Ça donne une espèce de compétition, où chacun a envie d’être plus beau que l’autre. En même temps, c’est un jeu un peu sensuel, où les relations filles-garçons interviennent. Pourquoi arborent-ils des parures végétales ? Les Suris n’ont pas de cheveux et ont tous le crâne rasé. Quand ils se déplacent, souvent sur des distances de 30 à 50 kilomètres à pied, ils sont obligés de se protéger la tête. Ils le font avec des feuilles ou des fleurs qu’ils attachent, tout est naturel. Les peintures corporelles ont-elles des significations particulières ? Après une nuit d’orage – terrible et gigantesque comparé à ici –, j’ai observé le matin que les hommes, les femmes et les bébés avaient des traits sur le front par respect pour les dieux du temps ou par protection. C’était vraiment la peinture utilisée dans un but précis. Quand 141


Ce que nous devons à l’Afrique

il y a un enterrement, les hommes se peignent d’une certaine façon. Maintenant, la peinture disons « du quotidien » est très libre. D’après moi, la simplicité et la rapidité avec laquelle ils la font sont d’expression artistique. Cette photo, par exemple, c’est une poitrine blanche avec un peu d’ocre au-dessus et pourtant ça nous touche. Quelqu’un qui est sensible à la peinture est obligé de réagir. Plusieurs ethnies pratiquent ces peintures corporelles… Presque toutes. Maintenant, ça s’est perdu dans certaines régions parce que les habits sont arrivés. On se peint toujours un peu la figure, mais le corps devient invisible. Chez les Hamers, les Karos et beaucoup d’autres, les habits ont pris le dessus. Et que dire de l’impact du tourisme dans la vallée ? Tous les touristes ont envie de voir les Mursis. Ces derniers ont construit un village, proche de la piste. Pour chaque photo, les gens doivent payer. Tout ça est très organisé. Mais s’il faut faire un effort, marcher six heures, vous ne verrez plus de touristes. Souvent des petites choses font beaucoup de mal. L’introduction du miroir chez les Suris a fait diminuer la qualité de leurs peintures. Sans celui-ci, ils peignent leur visage plus librement, d’après le mouvement de leurs doigts. Que pouvez-vous nous dire des contacts que vous avez noués avec eux ? J’ai eu la chance d’avoir un guide vraiment formidable, venant d’Addis, qui est professeur de géographie. On est entré ensemble dans un pays où pour un rien, ça peut devenir très dangereux. Il n’y a pas de prison. Quand les vieux se réunissent parce que quelqu’un a fait quelque chose qui n’est pas bien, soit ils disent « ce n’est pas grave, s’il ne le répète pas » et il est libre, soit ils disent « c’est très grave » et alors il est mort. Il n’y a pas d’intermédiaire. Il ne faut plus penser à nos lois. J’ai toujours été prudent dans ma démarche. Quand on est photographe, il faut être proche des gens que l’on photographie. Il y a également le facteur temps. Ce sont des gens qui ont du temps à l’infini, alors que nous, c’est le contraire, tout est programmé. J’ai aussi un cuisinier avec moi. Quelques fois on campe, on fait un feu et on mange ensemble. Les relations sont alors plus faciles. Leur avez-vous expliqué votre travail photographique ? J’aimerais bien, mais il y a un tel écart entre nous. Ils n’ont jamais vu un livre par exemple. Dans notre petite équipe, personne ne parle leur langue. Les échanges sont très limités. Quelques-uns ont été pris par

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Ce que les habitants de la vallée de l’Omo rappellent des humains que nous sommes

l’armée et ont appris l’amharique3. C’est avec eux que je discute. Mais avec les bergers, c’est trop difficile, parce qu’il me faut deux traducteurs. Ont-ils toujours accepté d’être photographiés ? Il n’y a pas de tabou. Ils trouvent juste bizarres les appareils photo. Je les fais regarder dans le viseur et ça devient un jeu. En revanche, les photos que j’ai ramenées ont posé des problèmes. Ils se trouvaient trop petits dessus et derrière le support papier, il n’y avait rien… Il y a une abstraction qui est trop importante pour eux. Que répondez-vous à ceux qui ont pu critiquer à travers votre travail une recherche esthétisante ? Je pense que n’importe quel artiste est coincé par les lois esthétiques s’il veut communiquer quelque chose. Et à ceux qui disent que vous montrez une image passéiste de l’Afrique ? Je me souviens d’une de mes expositions à Paris. De passage, un jour, j’ai vu un Noir qui regardait tranquillement les photos et l’ai revu une autre fois. Le galeriste m’a dit qu’il était déjà venu à plusieurs reprises. Je me suis présenté et lui ai demandé ce qu’il en pensait. En tant que Sénégalais, né à Dakar, ces photos l’avaient terriblement choqué. Il était révolté que l’on montre des Africains noirs dans la misère. Je lui ai répondu « Où est la misère en Afrique ? Elle est dans les villes, là où c’est “civilisé”. Plus c’est “civilisé”, plus il y a de misère. Dans la vallée de l’Omo, on a encore une société qui fonctionne. Il y a des guerres et pas mal d’autres choses, mais comparé aux grandes villes d’Afrique, c’est une forme de bonheur constant. » En quoi ces photographies vous semblent évocatrices de la notion du beau ? De l’Afrique, on connaît surtout la sculpture. Comme photographe et amateur de peinture, j’ai eu envie de faire une documentation làdessus. Je suis absolument sûr que c’est unique et qu’il y a un grand danger que cela disparaisse. Il me semble que c’est bien que tout le monde puisse avoir accès à ce savoir-faire. Mais ce n’est qu’en y allant régulièrement et sur de longues périodes que j’ai pu rassembler une collection qui donne une idée de la variété et de la richesse de la beauté de cette expression. À travers vos photos, on est tenté de voir qu’une vie en réelle harmonie avec le monde et la nature est possible. Si on prend les rapports avec l’animal, c’est incroyable de voir que les hommes ont des relations individuelles avec chaque vache et combien­ ils les connaissent. Mais il n’y a plus d’animaux sauvages. 143

3. La langue amharique est parlée par une majorité d’Éthiopiens.


Ce que nous devons à l’Afrique

Notre influence est trop importante. Une peau de panthère sur place vaut aujourd’hui l’équivalent de 100 euros, même plus. Ils vivent dans la nature et sont quand même en relation avec l’extérieur. Je me sens également vraiment mal à l’aise par rapport aux changements climatiques. Le niveau du lac Turkana a baissé de presque 9 mètres. La neige du Kilimandjaro a disparu. C’est évident que nous sommes les responsables. Eux, qui n’ont jamais rien connu de notre confort et de notre façon de vivre, vont en être les premières victimes et ça, c’est révoltant. Comment vous voyez l’avenir de la vallée de l’Omo ? Lors de mon dernier voyage, j’ai parlé avec des jeunes du lycée de Misha. C’est clair que beaucoup vont quitter leur village. Ils veulent devenir ingénieur, médecin… Et ils peuvent défendre leurs régions aussi, ce qu’ils sont. S’il y a une opposition logique et intelligente, le gouvernement va être freiné dans ses plans de développement. Il y a par exemple un projet de faire des barrages et l’un d’eux concerne la vallée de l’Omo. C’est aussi un pays où il n’y a aucune forme de contrôle de naissance. La moyenne actuelle par femme est de sept enfants vivants. La majorité des enfants de paysans sont obligés de quitter leur terre et vont en ville. En 2003, il y avait environ 2 millions d’habitants à Addis. Maintenant, il y a en a 4 millions et demi. Les calculs disent que dans ce siècle, il y a aura plus d’habitants en Éthiopie qu’aux États-Unis. Comment nourrir tout ce monde ? Et petit à petit, les multinationales deviennent plus puissantes que les gouvernements. Elles sont partout. Il n’y a plus personne dans tous les pays industrialisés qui ne dépense pas tous les jours quelques centimes au moins au profit de ces sociétés. C’est elles qui décident vraiment du développement du monde agricole à l’échelle de la planète et laisser ça uniquement à des gens pour qui la seule règle c’est le profit, c’est dangereux pour nous tous.

Conseils bibliographiques

Martine Laffon, Hans Silvester, Les enfants de la

Gustaaf Verswijver (dir.), Omo : peuples & design, Paris,

vallée de l’Omo, Paris, La Martinière jeunesse, 2009,

La Martinière ; Tervuren, Musée royal de l’Afrique

69 p.

centrale, 257 p.

Hans Silve s ter, Les peuples de l’Omo, Paris, La Martinière, 2006, 2 vol., 302 et 185 p.

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1

















Comment vivre avec le poids de notre histoire commune ?

Entretien avec Moridja Kitenge Banza Artiste contemporain

Pouvez-vous nous parler brièvement de votre parcours ? Je suis diplômé (graduate en arts plastiques option peinture) de ­l’Académie des beaux-arts de Kinshasa. J’ai enseigné pendant un an à l’école des beaux-arts de Lubumbashi en République démocratique du Congo (Rdc) et à la fin de la guerre qu’a connue le pays, j’ai décidé de continuer mes études à l’étranger. Admis à l’école des beaux-arts de Nantes, j’ai dû reprendre mes études en première année parce que mon diplôme n’était pas accepté. En 2008, j’obtiens mon master 2 en arts plastiques. Actuellement, je finis un master 2 professionnel à l’université de La Rochelle, intitulé « Développement culturel des villes ». Quelles influences l’Afrique exerce-t-elle sur votre travail ? L’Afrique a une forte influence sur mon travail. Mais je préfère dire que le monde dans lequel je vis a une forte influence sur mon travail. Si je dois situer chacune de ces influences, je dirais ceci : l’influence de l’Afrique se situe aux niveaux de l’éducation que j’ai reçue en Rdc, de l’histoire de mon pays en particulier et du continent en général. L’influence du monde dans lequel je vis, vient de chaque lieu où j’habite, que je visite. Ces influences sont quelquefois positives et négatives. Mais elles nourrissent beaucoup mon travail. Vos œuvres Hymne à nous et De 1848 à nos jours, récemment récompensées lors de la Biennale de Dakar, témoignent de votre attachement à l’histoire et à l’actualité du continent africain. Pouvez-vous nous présenter ces deux créations ? De 1848 à nos jours (2006) est une grande pièce qui a des sous-pièces. Elle traite de la question de l’esclavage moderne. Je m’inspire d’un fait 145


Ce que nous devons à l’Afrique

De 1848 à nos jours, installation, 2006.

historique qui est l’histoire de la « traite négrière » pour parler de ce que je considère aussi comme une forme d’esclavage, à savoir le système économique, politique actuel et la façon dont le monde est pensé aujourd’hui. C’est une installation qui se compose pour l’instant de 610 cuillères à café que j’achète en mettant en place des comptoirs d’achat comme ça se faisait à l’époque de la « traite négrière ». En achetant les cuillères dans différents lieux géographiques, je mets en place le même système d’acquisition que celui qui fonctionnait à l’époque de l’esclavage où les esclaves étaient soupesés, évalués dans les comptoirs d’achat. Je regarde, je soupèse les cuillères et j’en donne le prix. Quand j’ai commencé ce travail à Nantes où j’ai acheté mes premières cuillères, je ne savais pas que la ville avait été un port négrier. Ce n’est pas une œuvre mémorielle car elle s’inscrit dans le monde d’aujourd’hui où existent d’autres formes d’esclavage. Pour moi le système n’a pas été aboli, il a juste été reformé. Aujourd’hui, quand le Congo veut vendre des diamants, du zinc ou de l’uranium aux pays occidentaux, ce sont ces pays qui en fixent le prix ; de même pour le cacao de Côte d’Ivoire ou encore le coton du Mali. J’applique le système mis en place par les pays occidentaux pour importer massivement des choses qui viennent d’ailleurs en fixant leur prix. Il est question de la loi du plus fort. Mais c’est aussi une manière pour moi de parler de cette partie de notre histoire commune que nous avons du mal à accepter. Hymne à nous (2009) est une vidéo de 1.10’. La vidéo est un médium que j’utilise depuis peu. Sur cette vidéo, je suis filmé nu trente fois avec des expressions différentes. Je forme une chorale qui chante, sur 146


Comment vivre avec le poids de notre histoire commune ? Hymne à nous, vidéo, 2009.

un air de Beethoven (L’Ode à la joie), un texte qui est un mélange de plusieurs hymnes nationaux – congolais, belge, français – puis un bout de poème de Schiller. Cet hymne est un hymne pour toutes les personnes qui se sentent obligées d’oublier d’où ils viennent, qui ils sont, pour intégrer une société donnée. C’est une façon pour moi de dire que je suis composé de plusieurs cultures, qu’on ne peut pas faire abstraction de tout ce qui me construit et qui me permet d’être ce que je suis aujourd’hui. Pouvez-vous nous parler de vos motivations à participer à l’exposition Ce que nous devons à l’Afrique et de l’œuvre que vous avez spécialement créée pour l’occasion ? Il y a plusieurs motivations. La première, c’est celle d’avoir l’occasion en tant que jeune artiste de participer à une exposition d’une telle ampleur. La deuxième, c’est celle d’avoir l’occasion de travailler avec des personnes qui ne sont pas du même milieu que moi (le milieu artistique). La troisième, c’est celle d’avoir un cadre qui est différent de ceux où j’ai l’habitude de montrer mon travail. La quatrième, c’est que le thème de cette exposition rejoint aussi les questions que je me pose souvent, celle de savoir si l’on doit ou pas quelque chose à l’Afrique, à ce continent qui souffre aussi du fait de son passé et du manque de savoir. Que lui doit-on ? C’est ainsi que j’ai voulu réaliser une nouvelle pièce à laquelle je ne donnerai pas de titre. Dans le siècle où nous nous trouvons, je pense que nous pouvons aussi poser la question inversement, à savoir de ce que ce que l’Afrique doit aux 147


Ce que nous devons à l’Afrique

autres (à l’Occident, l’Orient, l’Asie). Je sais que la plupart des gens penseront que je suis fou en pensant ceci. Cette pièce qui s’intitule « Sans titre », est un compteur montre sur lequel défile une somme en euros, qu’on pourrait, si c’était possible, payer à toutes ces personnes dont les continents ont souffert de l’esclavage et de la colonisation. Mais à chaque fois que ce compteur atteint une somme maximale, il revient automatiquement à zéro et ensuite repart pour un autre calcul de la somme à donner. C’est une façon de dire qu’on doit beaucoup à ces personnes comme on ne leur doit rien. Parce qu’on ne peut quantifier ou estimer ce que l’on doit au continent africain ou asiatique par rapport à tous les faits historiques. La seule chose qu’on leur doit, c’est le respect. Si l’Afrique doit se réveiller, elle doit le faire par elle-même. Il appartient aux Africains de prendre conscience de tout ce qui s’est passé pour penser le futur. À la différence des lieux dédiés à l’art contemporain où vos œuvres sont habituellement présentées, vous avez choisi de les présenter dans un musée d’ethnographie qui s’intéresse au fait humain, aux faits de société. Qu’est-ce que cela vous inspire ? Mon travail s’intéresse au fait humain, aux faits de société. Je trouve qu’il a une place dans ce lieu qui est un musée ethnographique. Même si j’ai un regard différent de celui que peuvent avoir les ethnographes. À travers ces trois œuvres, quel(s) message(s) souhaiteriez-vous transmettre aux visiteurs du Musée dauphinois ? Le message est simple. C’est celui de voir les choses en face, d’accepter certains faits, parce qu’ils sont bien réels, de trouver ensemble comment vivre avec le poids de notre histoire commune. C’est aussi le message de mon existence dans ce monde. Quelle place j’occupe en tant qu’artiste, en tant qu’Africain, en tant que Congolais dans ce monde. Quelle est ma place ? C’est aussi un message du respect, du respect de l’autre. Du respect de la différence. En Occident, des préjugés tenaces issus de la période coloniale continuent d’être véhiculés vis-à-vis de l’Afrique. L’art peut-il jouer selon vous un rôle pour faire évoluer les mentalités ? L’art peut être un canal par lequel l’homme est susceptible de jouer un rôle pour faire changer les mentalités. C’est un long combat de vouloir faire changer et évoluer les mentalités. Mais nous devons le vouloir tous. Selon moi, il existe deux mondes en nous. Celui de la conscience et de l’inconscient. Dans le monde de la conscience, on 148


Comment vivre avec le poids de notre histoire commune ?

essaye de croire que nous sommes tous égaux. Mais dans celui de l’inconscient, nous ne sommes pas tous égaux. En Europe, par exemple, certaines personnes pourront consciemment me montrer qu’elles me respectent et que nous sommes égaux mais, inconsciemment, elles penseront qu’elles sont plus intelligentes que moi parce que je suis noir et que je ne vaux rien. Parfois, elles feront fonctionner leur conscience et d’autres fois leur inconscience. Et si l’art peut être un moyen pour faire évoluer les mentalités, c’est à l’homme qu’il appartient qu’elles changent. Quels regards portez-vous sur l’avenir du continent africain ? Je suis confiant sur l’avenir du continent Africain. Je sais et je crois que l’Afrique ne sera pas toujours aussi pauvre et tout le temps en guerre, que les mentalités ne seront pas toujours aussi mauvaises. Et si je ne suis pas là pour le voir, je pense que tôt ou tard les choses vont s’améliorer : que la Banque mondiale et le Fmi 1 ne seront pas toujours derrière nous comme si nous étions des petits enfants ; que certaines agences des Nations unies serviront enfin à quelque chose en Afrique ou dépenseront tout leur argent ailleurs que dans des frais de fonctionnement au lieu de les mettre dans des vrais projets ; que les Africains auront accès au savoir, à la connaissance ; que les intellectuels africains serviront enfin à l’évolution de ce continent ; que tous les Africains se mettront enfin au travail pour le développement de notre continent ; qu’ils auront l’intelligence de savoir que ce développement passera par le travail et non par les aides au développement venant des pays occidentaux.

Conseils bibliographiques

Dak’art 2010, catalogue de la 9e édition de la Biennale de l’art africain contemporain, 192 p.

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1. Fonds monétaire international.



Ce que nous devons à l’Afrique le politique



Les Africains et la démocratie

Emmanuel Terray Anthropologue Ancien directeur du Centre d’études africaines (Ceaf-Ehess)

Comme les historiens l’ont surabondamment démontré, les États de l’Afrique précoloniale ont été le lieu de nombreux débats, dont le caractère proprement politique ne peut être nié : ils avaient pour enjeu, non seulement le pouvoir, mais l’organisation de la société et la détermination de son avenir ; ils opposaient, non pas des clans ou des lignages, mais de véritables factions, cimentées par une vision commune­des problèmes à résoudre, et qui, du point de vue de leurs assises sociales, représentaient des coalitions tout à fait hétérogènes. L’originalité africaine en la matière porte donc, non pas sur l’existence de la politique comme telle – à vrai dire, celle-ci est une dimension universelle présente dans toutes les sociétés humaines – mais sur un seul de ses aspects, dont on peut toutefois penser qu’il est décisif : les mécanismes de la décision. Il est généralement admis que l’Occident, et plus particulièrement la Grèce, a inventé la procédure du vote. Cette invention est contemporaine et corrélative de l’invention de l’individu : le débat confronte des individus ; ce sont des individus autonomes que les orateurs s’efforcent de convaincre, et la décision finale est produite par un vote. Or le dispositif du vote est soustendu et légitimé par une série de présupposés précis : le suffrage d’un individu est comparable à un poids 153

Couverture du livre d’Emmanuel Terray (dir.), L’État contemporain en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1987, 418 p.


Ce que nous devons à l’Afrique

sur le plateau d’une balance ; chaque suffrage pèse d’un poids égal ; lorsque deux opinions sont en concurrence, il suffit de compter leurs partisans respectifs pour voir de quel côté le fléau penche. Du même coup, le caractère contraignant de la décision tient exclusivement au fait qu’elle est majoritaire : il est entièrement indépendant du contenu intrinsèque de la thèse adoptée, de sa justesse, de son adéquation aux exigences de la situation. Bien entendu, on ne saurait exclure que le critère de la majorité et celui de la vérité se rencontrent, et que la thèse la plus sensée rallie le plus grand nombre de suffrages ; mais cette coïncidence n’est jamais garantie à l’avance. Les penseurs optimistes – par exemple Protagoras – soutiennent qu’elle constitue le cas le plus fréquent, et qu’on peut la favoriser par la pédagogie ; les penseurs pessimistes – tels que Platon – jugent au contraire qu’elle est exceptionnelle et résulte d’un heureux hasard : en règle générale, l’aveuglement de la foule se conjugue avec les manœuvres des démagogues pour la rendre impossible. Les délibérations africaines obéissent à de tout autres règles, fondées sur des hypothèses toutes différentes. La première de celles-ci est qu’à tout problème correspond une solution juste et une seule ; l’objet de la discussion est alors de la trouver : non pas de l’inventer, mais de la découvrir. Les individus n’ont sur la réalité qu’un point de vue partiel : c’est donc la confrontation des opinions qui conduit progressivement au dévoilement de la vérité. À partir du moment où celle-ci surgit, le débat s’arrête ; tout propos supplémentaire serait superflu. La solution juste, c’est celle qui est le plus favorable au bonheur de la communauté : elle doit donc rallier l’unanimité des suffrages ; dès qu’elle a été énoncée, celui qui continuerait à s’y opposer révélerait par-là même qu’il préfère son intérêt particulier à l’intérêt général ; son obstination serait une preuve suffisante de ses intentions mauvaises. Dans la pratique, chacun donne son avis ; les opinions s’échangent aussi longtemps qu’il est nécessaire, en présence du souverain ou du chef qui écoute en silence : il lui appartient en effet de prendre la parole en dernier ; lorsqu’il a parlé, le débat est clos : il est censé avoir énoncé la solution cherchée. Bien entendu, tout l’art du roi ou du chef est de repérer le point d’équilibre de la confrontation, la thèse sur laquelle se forme le consensus le plus large possible ; il doit donc laisser la délibération se développer : toute intervention prématurée de sa part risquerait de produire une décision qui serait en fait mino154


Les Africains et la démocratie

ritaire ; mais il ne doit pas non plus attendre trop longtemps : c’est son intelligence qui serait alors mise en doute. Le principe fondamental qui sous-tend cette procédure, c’est qu’il n’y a de solutions justes que celles qui préservent au maximum l’union et la cohésion de la communauté. Au regard d’un tel critère, le mécanisme du vote apparaît comme un instrument aussi hasardeux que grossier. Je m’en suis souvent entretenu avec mes interlocuteurs abron1 ; tout d’abord l’idée que tous les suffrages pèsent d’un poids égal leur paraît tout à fait saugrenue : il y a des hommes intelligents et il y a des imbéciles, il y a des vieillards expérimentés et il y a d’innocents blancs-becs. Par ailleurs le vote accuse le clivage entre une majorité et une minorité ; il divise alors qu’il conviendrait de rassembler ; il pousse les uns à l’arrogance et à la présomption, les autres à l’humiliation et au ressentiment ; bref, quel que soit son résultat, il est ruineux pour l’unité du groupe. Les modalités de discussion que je viens de décrire définissent ce qu’il est convenu d’appeler la « palabre africaine ». Au sud du Sahara, elle est utilisée de façon à peu près universelle, dans toutes les sociétés et à tous les degrés de la hiérarchie politique, depuis les assemblées de village jusqu’aux conseils des souverains. Les raisons d’une telle prédominance sont multiples, et il n’est pas question ici d’en esquisser un inventaire. Toutefois l’une d’entre elles n’est pas sans rapport avec notre propos ; elle est liée au caractère en quelque sorte « pyramidal » des édifices politiques africains, sitôt que l’on s’élève au-dessus du niveau de la communauté locale, les délibérations dont j’ai parlé mettent en présence, non plus des individus, mais les responsables et les porte-parole de groupes divers, lignages, classes d’âge, quartiers, villages. Ceci ne signifie pas nécessairement qu’ils se déterminent exclusivement ou même principalement en fonction des intérêts immédiats de leurs mandants ; dans bien des cas, je l’ai dit, il est possible d’établir qu’il n’en est rien. Mais une décision contraire à leur sentiment menace inéluctablement l’unité de la collectivité, car alors c’est, non pas une personne isolée, mais toute une fraction de l’ensemble qui se trouve ainsi contredite. Dans une région où la terre est disponible en abondance et où l’émigration apparaît comme une issue en tout temps ouverte, il est naturel que les procédures adoptées tendent à éviter les affrontements directs, toujours susceptibles de produire des ruptures. Telle est de fait l’une des vertus de la palabre : quel qu’en soit le résultat, personne ne perd la face. 155

1. Les Abrons sont un peuple d’Afrique de l’Ouest, surtout implantés au Ghana ainsi que dans l’est de la Côte d’Ivoire.


Ce que nous devons à l’Afrique Émile Durkheim (1858-1917). Ph. anonyme

2. Ces mots du philosophe Miguel de Unamuno furent prononcés lors de son discours du 12 octobre 1936 à Salamanque tandis que l’Espagne sombrait dans la guerre.

Les orateurs qui prennent part à la palabre sont donc des représentants, à la seule exception du souverain ou du chef qui la préside. Lors de son intronisation, celui-ci a juré d’oublier son groupe d’origine et de se guider exclusivement sur l’intérêt général de la communauté : entre elle et lui, il n’y a plus l’écran d’une appartenance lignagère particulière. De ce point de vue, Durkheim n’a pas tort de considérer que, dans les sociétés par lui définies comme segmentaires, « les chefs sont les premières personnalités individuelles qui se soient détachées de la masse sociale ». Un dernier mot : la palabre est-elle une singularité africaine, liée aux conditions sociales et historiques particulières au continent noir ? Je n’en crois rien. Chaque fois que la mise en œuvre d’une décision exige l’adhésion effective de tous les acteurs concernés, on a recours, sous toutes les latitudes, à un équivalent de la palabre. Qu’on l’appelle concertation ou autrement, cet équivalent est nécessaire à la mobilisation de tous ; le vote, en effet, ne produit au mieux qu’une minorité résignée ; c’est qu’il a toujours le caractère d’un affrontement : or, comme l’a dit Miguel de Unamuno, « vaincre n’est pas convaincre »2.

Conseils bibliographiques

Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, F. Alcan, 1893, 471 p.

Emmanuel Terray, Une histoire du royaume abron du Gyaman, Paris, Éd. Karthala, 1995, 1 058 p.

Emmanuel Terray (dir.), L’État contemporain en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1987, 418 p.

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Ce que l’Afrique pourrait nous apporter

Anne-Cécile Robert Journaliste au Monde diplomatique

« L’Afrique au secours de l’Occident ? Vous ne croyez pas que vous exagérez ? » Voilà le genre de commentaire que j’ai parfois entendu à la sortie de mon livre en 20041. À quoi certains ajoutaient « et puis d’abord, l’Occident n’a pas besoin d’aide ». Il serait aisé de démontrer, marées noires et explosion des inégalités à l’appui, que l’Occident traverse une crise profonde et qu’il aurait bien besoin d’un coup de main pour s’en sortir. Mais, ce serait un autre sujet et il resterait à démontrer que c’est l’Afrique qui peut tendre cette main secourable. « Au fait, pourquoi l’Afrique ? » me demande-t-on aussi parfois même si le succès de mon livre laisse entendre que la question ne se pose pas à tous. « Pourquoi pas ? » ai-je l’habitude de rétorquer. Loin d’être une manière de « botter en touche », cette réponse vise à souligner un préjugé : dans l’imagerie commune, le continent noir est toujours celui qui reçoit ; jamais celui qui donne2. Pour envisager ce que l’Afrique pourrait apporter à l’Occident, il importe donc de se départir des a priori de l’Histoire et des visions dépréciatives véhiculées par les médias. Ceux-ci ne s’intéressent au continent noir que pour en souligner les malheurs,

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1. Anne-Cécile Robert, L’Afrique au secours de l’Occident, 2004 (nouvelle édition 2006), Éditions de l’Atelier, Alliance des éditeurs indépendants. Préface de Boubacar Boris Diop. Le livre a été traduit en italien et en espagnol. 2. Cette vision constitue déjà une déformation de l’Histoire parce que l’Afrique n’a pas cessé de donner depuis des siècles : contrainte et forcée, elle a fourni des hommes et des femmes (traite et esclavage), des matières premières, des territoires, etc. Elle continue d’ailleurs de le faire aujourd’hui mais, comme par le passé, cet apport s’effectue dans un cadre contraint : celui du commerce mondial qui organise un « échange inégal » et de la domination économique occidentale ou chinoise. Couverture du livre d’Anne-Cécile R ob e rt , L’Afrique au secours de l’Occident, Éditions de l’Atelier, Alliance des éditeurs indépendants, 2004, 158 p.


Ce que nous devons à l’Afrique

3. Nous n’entrerons pas ici dans un débat sur les causes des malheurs africains. Le continent y a, évidemment, sa part de responsabilité mais les mécanismes politiques et économiques dans lesquels s’exerce cette responsabilité doivent aussi être soulignés (structures de l’économie mondiale, néocolonialismes, etc.). 4. Serge Latouche, L’Autre Afrique, entre don et marché, Albin-Michel, Paris, 1998.

au demeurant réels. Cependant, l’Afrique ne saurait se résumer à ses difficultés, pas plus qu’une personne souffrante ne peut se réduire à sa maladie. « Si nous n’avions pas, dans nos sociétés, les ressources humaines et morales pour faire face aux problèmes qui nous accablent, nous serions déjà tous morts » m’avait un jour expliqué l’écrivain camerounais Eugène Ebodé. Cette capacité de résistance (à la misère, au Sida, aux guerres)3, rarement soulignée, devrait à elle seule susciter l’intérêt et la curiosité des observateurs étrangers. Malgré son malheur, le continent noir abrite en effet des civilisations (souvent anciennes), des sociétés qui portent des valeurs et organisent les relations humaines, ainsi que des cultures diverses et créatives. Si les artistes africains parviennent, notamment en France, à faire connaître leurs talents (peinture, cinéma, chansons, etc.), la richesse sociale de leurs pays demeure méconnue. Or, elle constitue potentiellement un gisement de savoir-faire pour nos sociétés occidentales fracturées et déboussolées. « Vous êtes complètement fous en Europe. Comment pouvez-vous laisser les vieux mourir tout seuls comme ça ? », m’écrivit un ami sénégalais en 2003. Il venait de regarder à la télévision les images de la canicule qui a fait 70 000 morts sur le Vieux Continent. Comme beaucoup d’Africains, il était choqué de voir des personnes âgées délaissées par leur famille dans des résidences, parfois très sophistiquées. Le contraste entre la technologie parfois déployée dans les maisons de retraite et la pauvreté des rapports humains n’était pas pour rien dans les commentaires choqués que suscitaient les événements en Afrique. Le respect des plus anciens et l’importance accordée à la famille rendent, en effet, largement impensables de telles situations sur le continent noir. Nombre de sociologues, par exemple Serge Latouche4, ont souligné ce trait caractéristique des sociétés subsahariennes malgré leur hétérogénéité. Le lien social, sa préservation, y constitue une valeur centrale. D’ailleurs, la charte des droits de l’homme de l’Union africaine est le seul texte de ce genre à faire allusion, à côté des droits de chacun, à ses devoirs envers la collectivité. Les Africains sont tous insérés dans de multiples réseaux qui commencent avec la famille (élargie aux cousins les plus éloignés), le village, le quartier et s’étendent à toutes sortes de clubs ou d’associations. Celles-ci peuvent concerner le sport ou des activités économiques, comme les coopératives de paysans ou les groupements de femmes. Tout cela repose sur un principe de solidarité qui n’est pas seulement l’expression de la nécessité (faire face à la pénurie). Il s’agit aussi, profondément, de valeurs qui résistent à l’exode rural et que l’on retrouve 158


Ce que l’Afrique pourrait nous apporter

dans les villes de plus en plus peuplées du continent noir. Par exemple, les chauffeurs de taxi de Dakar sont souvent issus du même village et se retrouvent le soir pour s’entraider, voire partager les recettes de la journée. La socialisation des personnes constitue un principe cardinal qui résiste à la modernité. Le responsable d’une grande banque africaine stupéfia ainsi ses homologues européens et américains en quittant brusquement une réunion internationale à Washington pour se rendre à l’enterrement d’un parent éloigné en Côte d’Ivoire. C’était au début des années 2000. Sur le continent noir, la relation sociale l’emporte souvent sur l’accumulation matérialiste. La valeur sociale d’une activité est parfois supérieure à sa valeur économique. Chacun connaît, par exemple, le principe de la tontine. Il s’agit, souvent au sein d’associations de femmes, des fonds dans un pot commun dont le bénéficiaire est tiré au sort, désigné selon une rotation ou choisi en fonction du projet qu’il souhaite mettre en œuvre. L’un des intérêts de ce système est qu’il est destiné à favoriser le développement de l’ensemble de la communauté. Il remplit donc un rôle collectif et social. Ce système de crédit ne rentre pas dans les cadres des mécanismes bancaires classiques. C’est pourquoi d’ailleurs, on note des tentatives de la part des bailleurs de fonds occidentaux pour le faire « entrer dans le droit ­chemin ». Comme 159

Arbre à palabre dans le village de Jambiani (archipel de Zanzibar, Tanzanie), 2004 Ph. Bertrand Devimeux (Aide médicale et développement). L’arbre à palabre est le lieu traditionnel de rassemblement à l’ombre duquel on s’exprime sur la vie en société, les problèmes du village, la politique, etc.


Ce que nous devons à l’Afrique Amadou Hampâté Bâ (1900 ou 1901-1991). © Présence africaine

5. Pierre Merlin, Espoir pour l’Afrique noire, Présence africaine, 2003.

le résume le sociologue Pierre Merlin, en Afrique, « le lien prime le bien »5. Comment ne pas voir les trésors que recèlent les sociétés africaines au moment où les pays occidentaux s’interrogent sur la crise du lien social et paient de coûteuses études – souvent en vain – pour tenter de la résoudre ? Pourtant, les solutions ne sont parfois pas très loin. La présence d’associations africaines dans un quartier en change souvent la physionomie et contribue à recréer de nouveaux rapports sociaux. En poussant les comparaisons, on pourrait imaginer des coopérants africains venant en Europe expliquer les vertus des rapports humains et comment s’y prendre pour les recréer…

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Ce que l’Afrique pourrait nous apporter

Mais l’expertise africaine pourrait aussi être employée pour le dialogue social. Le fameux arbre à palabre, parfois caricaturé, est en fait une technique pour exprimer les besoins de la communauté et trouver des solutions par consensus. C’est un lieu de discussion et d’échanges Nelson Mandela raconte comment la palabre a influencé sa conception du pouvoir : « L’idée que je me ferais plus tard de la notion de commandement, écrit-il, fut profondément influencée par le spectacle du régent et de sa cour. J’ai observé les réunions tribales qui se tenaient régulièrement à la Grande Demeure et elles m’ont beaucoup appris […] Tous ceux qui voulaient parler le faisaient. C’était la démocratie sous sa forme la plus pure. Il pouvait y avoir des différences hiérarchiques entre ceux qui parlaient, mais chacun était écouté […] En tant que responsable, j’ai toujours suivi les principes que j’ai vus mis en œuvre par le régent à la Grande Demeure »6. La parole joue un rôle essentiel dans la sociabilité africaine au point que certains sociologues ont pu écrire que « la parole c’est l’homme, c’est elle qui actualise la vie, qui lui permet de jaillir »7. La palabre est une forme spécifique de médiation sociale institutionnalisée, voire une sorte de « pouvoir parallèle » selon l’expression de l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ. Souvent la parole, le pouvoir de dire, est confiée à une personne déterminée, par exemple le griot dont c’est le travail. En revanche, le chef parle peu et s’exprime plutôt au travers des rites liés à sa fonction8. La palabre s’oppose au sein d’un groupe à l’arrogance ou à l’esprit de domination. La fonction d’écoute est valorisée comme celle de dire. Le dialogue remplit une fonction cardinale du lien social en assurant le consensus et l’homogénéité du groupe. Point n’est besoin de développer ce que ce genre de techniques pourrait apporter à nos sociétés où le pouvoir s’exerce souvent de manière autoritaire. On trouve un mécanisme relevant de la même philosophie dans l’imbizo sud-africain où le chef doit se consacrer à écouter ses sujets sans parler. Cette technique a été réactivée par le président Thabo Mbeki. On pourrait multiplier les exemples de ce savoir-faire africain sous-estimé. Évidemment, il n’existe pas de sociétés parfaites et les Africains se plaignent souvent, par exemple, du poids trop lourd que pèse le groupe sur la vie des individus. En revanche, il s’agit pour notre planète endolorie par les crises et les inégalités de prendre au mot le slogan de la diversité culturelle et d’admettre que le continent noir a lui aussi des choses à apporter au reste du monde. Et que ce monde en a bien besoin !

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6. Nelson Mandela, Un Long chemin vers la liberté, Fayard, Paris, 1995. 7. Christoph Eberhard et Aboubakry Sidi Ngondo, « Relire Amadou Hampâté Bâ pour une approche africaine du droit », Revue internationale d’études juridiques, 2001, n° 47. 8. Christoph Eberhard et Aboubakry Sidi Ngondo, op. cit.


Ce que nous devons à l’Afrique

Conseils bibliographiques

Christoph Eberhard et Aboubakry Sidi Ngondo, « Relire Amadou Hampâté Bâ pour une approche africaine du droit », Revue internationale d’études juridiques, 2001, n° 47.

Pierre Merlin, Espoir pour l’Afrique noire, Paris, Présence africaine, 1991, 477 p. Anne-Cécile Robert, L’Afrique au secours de l’Occident, 2004 (nouvelle édition 2006), Éditions de l’Atelier,

Serge Latouche, L’Autre Afrique, entre don et marché, Paris, Albin-Michel, 1998, 246 p. Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Paris, Fayard, 1995, 658 p.

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Alliance des éditeurs indépendants, 158 p. Anne-Cécile Robert, Jean-Christophe Servant, Afriques, années zéro, Nantes, L’Atalante, 2008, 223 p.


Ce que nous devons à Edgard Pisani

Jean-Claude Duclos Directeur du Musée dauphinois

« Qui peut douter que les troubles qui ravagent l’Afrique soient, pour une bonne part, le résultat de notre incapacité à réinventer une relation fondée sur le respect mutuel ? »1 Cette question s’est imposée, dès l’origine de notre projet, comme un défi à relever. Et si nous essayions, profitant des volontés qui se fédéraient et de la « caisse de résonance » qu’est aussi le musée, de « réinventer [avec l’Afrique] une relation fondée sur le respect mutuel » ? Certes, l’ambition pouvait sembler démesurée. Pourtant, comment rester passif devant une telle question et comment mieux inciter au respect qu’en commençant par faire valoir ce que l’Afrique nous apporte et par conséquent, ce que nous lui devons ? Tel fut le point de départ d’une réflexion qui, comme nous l’avons dit, rencontra vite l’approbation de nombreux partenaires. La pensée d’Edgard Pisani ayant stimulé cette réflexion, nous lui avons naturellement demandé de participer au comité de parrainage de l’opération qui se préparait. « L’idée de venir à Grenoble pour participer à une rencontre sur les problèmes de l’Afrique – répondit-il – me séduit car j’y ai consacré une partie de mon temps. Comme vous, je suis conscient de ce que nous devons à l’Afrique. Très occupé, je voudrais, avant de prendre une décision, vous avoir au téléphone car je dois me ménager. » Je l’appelai donc et, un peu impressionné, je l’avoue, de lui parler directement, lui exposai nos objectifs. Trouvant sans doute le débit de mes paroles un peu trop rapide et prétextant une ouïe défaillante, il me demanda de me reprendre en parlant posément. Je lui expliquai aussi clairement que je pus ce que nous voulions faire en appréciant 163

1. Edgard Pisani, Vive la révolte. Éd. du Seuil, 2006, p. 24.


Ce que nous devons à l’Afrique Edgard Pisani, 2008, Ph. Lea Crespi.

2. Afin de préciser sa pensée, nous reprendrons cet extrait d’un article du Monde diplomatique : « On doit dire, sans redouter les reproches, que les gouvernements des pays en déficit alimentaire n’ont pas (ou ont rarement) la capacité, à eux seuls, d’inventer, de mettre en place, de conduire, de développer une telle politique. En dépit des obstacles politiques, il faut les enfermer dans les disciplines d’un pacte qui, une fois négocié et conclu, les lie aux donateurs. Certains hurleront à la recolonisation. Nous hurlons à la misère, à la faim, aux handicaps qui frappent les enfants mal nourris et à la mort. » Edgard Pisani, « Pour que le monde nourrisse le monde », Le Monde diplomatique, avril 1995.

ce que nous devons à l’Afrique et achevai en lui demandant s’il accepterait de parrainer ce projet. Suivit un silence au bout duquel j’entendis, heureux et soulagé : « Ma réponse est oui ! » Quel encouragement ! Et quelle caution, aussi. Évoquant un départ imminent en Afrique, Edgard Pisani se disait solidaire de notre réflexion. Il partait au Sénégal pour y rencontrer le Président Abdoulaye Wade et plaider la cause d’un projet qui lui tenait très à cœur, celui de la création de « parcs vivriers paysans »2. Ce projet, m’expliquait-il, consiste à aménager et équiper, comme des jardins ouvriers, des lots de terres arables et irrigables qui seraient alloués 164


Ce que nous devons à Edgard Pisani

à des familles qui y produiraient de quoi se nourrir. Car l’urgence, martelait-il, est que les Africains réapprennent à subvenir eux-mêmes à leurs besoins et que des États nantis, qui achètent par millions des hectares de terre, ne continuent à les priver de leurs ressources foncières. D’ailleurs, indiquait-il, l’inventaire des terres arables disponibles commence au Sénégal, au Mali et au Burkina Faso. Je pensais, en l’écoutant, à Germaine Tillion qui, dans l’Algérie des années 1950, mettait en place des centres d’action sociale pour réapprendre aux laissés pour compte de la colonisation, clochardisés par l’exode rural, à pourvoir à leurs besoins vitaux et retrouver ainsi autonomie et dignité. Comment ne pas comparer en effet L’Algérie en 1957 de Germaine Tillion3 et le célèbre Pour l’Afrique, d’Edgard Pisani4 ? L’un et l’autre de ces ouvrages n’ont-ils pas en commun de dresser un bilan pour en tirer des recommandations afin que des groupes humains retrouvent une dignité mise à mal par la colonisation ? Si leurs auteurs partagent jusqu’à la compassion, ce même souci élevé de l’épanouissement humain, grâce au partage équitable et raisonné des ressources de la planète, c’est qu’ils font partie de ceux qui savent prendre en compte et respecter les différences et les ressemblances des groupes vers lesquels ils vont avec une réelle volonté d’améliorer leur sort. Tous deux furent résistants, dès juin 1940, et tous deux sont restés impliqués dans la même recherche exigeante, clairvoyante et généreuse du progrès de l’humanité. Edgard Pisani, qui allait donc accompagner notre réflexion sur l’Afrique, acceptait le principe d’un entretien filmé dont nous tirerions parti, tant pour l’exposition que pour cette publication. Malheureusement, des difficultés de santé l’ont empêché de nous recevoir au printemps dernier, comme nous le lui avions proposé : « Il est vain de croire que chacun fait suivant sa volonté. Ma santé me met sur la touche pour quelques semaines encore », écrivait-il en mai 2010. Depuis, et malgré plusieurs tentatives, nous n’avons plus eu de nouvelles de lui. Souhaitant qu’il se rétablisse très vite, nous ne pouvions pourtant publier cet ouvrage sans dire ce que nous lui devions. D’où ce texte qui n’a d’autre prétention que de dire en quoi son aide nous est si précieuse et de l’en remercier. Rappelons que c’est après avoir été ministre de l’Agriculture et joué un rôle majeur dans la définition de la Politique agricole commune de la Cee qu’il aborde l’Afrique, au début des années 1980, en tant que commissaire européen au développement. « L’Europe elle165

3. Germaine Tillion, L’Algérie en 1957, Éd. de Minuit, 1958. 4. Edgard Pisani, Pour l’Afrique, Éd. Odile Jacob, 1988.


Ce que nous devons à l’Afrique Vue de l’exposition Germaine Tillion, itinéraire et engagements d’une ethnologue, présentée au Musée du 5 février au 4 mai 2005, coll. Musée dauphinois. Ph. Denis Vinçon

5. Vive la révolte, p. 23. Ami de longue date d’Alioune Diop, fondateur de « Présence africaine », Edgard Pisani a pourtant déjà été confronté aux réalités du monde africain.

même, qui m’avait conduit à ferrailler en matière agricole, me conduit à découvrir le monde que je ne connaissais pas »5. Devenant en quelques années l’un des meilleurs spécialistes du continent africain, il publie Pour l’Afrique qui, tant pour le diagnostic que pour les recommandations qu’il donne, demeure toujours une référence, en Afrique et dans le monde. Il y observe notamment que : « Si l’Afrique ne trouve pas le moyen de réveiller ses masses paysannes pour assurer son autosuffisance, tout effort qu’elle entreprendra ailleurs se révélera inutile. » Montrant aussi qu’« il n’y aura pas d’évolution décisive en Afrique sans évolution du statut de la femme », il s’empresse d’indiquer « qu’il serait absurde de plaquer sur l’Afrique la problématique féministe occidentale ». De la même manière, il dénonce tous les modèles de développement appliqués en Afrique au prétexte qu’ils avaient réussi ailleurs, et démontre comment des résultats satisfaisants sont obtenus, chaque fois que les spécificités et les potentialités de l’homme africain sont, dès le départ, prises en compte. Cet ouvrage, qui ne saurait être résumé en quelques mots, résonne à la fois comme un avertissement : « Il est temps que le monde comprenne que son intérêt rejoint son devoir : il ne peut pas ne pas venir à la rescousse de l’Afrique » et comme une mise en garde : « Ne comptez guère sur les autres, comptez sur vous-même » dit-il aux chefs d’État africains. Plus récemment, Edgard Pisani développe le projet d’un pacte : « Aidons les Africains à élaborer un programme, un véritable pacte qui définisse les engagements et les règles du jeu. Au-delà d’une remise de dettes et de grands travaux, faisons que se dégage une vision dont les Africains deviennent les responsables, les acteurs, les bénéficiaires. Faisons que 166


Ce que nous devons à Edgard Pisani

l’Afrique soit enfin elle-même. »6 Ce grand projet aura certainement plus de chances de se réaliser si nos contemporains prennent majoritairement conscience de ce qui les lie à l’Afrique et de ce qu’ils lui doivent. Mais plus encore que de nous alerter sur ce qu’il faut faire à l’égard de ce continent, l’apport majeur de la pensée d’Edgard Pisani tient, à mon sens, à la pédagogie qu’il ne cesse de reprendre à propos de la relation unité-diversité. « Qui nous enseignera l’infinie diversité des êtres dans l’évidente unité de l’espèce ? » écrit-il déjà dans un Courrier de l’Unesco des années 1960. Dans Vive la révolte, il va plus loin encore en affirmant : « Aucun programme politique ne réussira qui ne donne à chacun de nous de vraies raisons de vivre avec “l’autre” dans la Nation, “une parce qu’unie”. Ne fondons pas notre avenir sur l’inversion de ces deux termes ! Il nous faut donc abandonner l’idée qu’unité et diversité sont contraires ; elles sont complices et complémentaires. » Et de citer, plus loin, saint Thomas d’Aquin, pour qui « la concorde ne naît pas de l’identité des pensées mais de l’identité des volontés ». Il faut avoir ces propos en tête pour compren­dre ce qu’il veut dire quand il observe que les problèmes qui se posent à l’Afrique se posent aussi à l’échelle du monde. C’est, à sa suite, ce qu’il faut expliquer : « Apprendre la dialogique unitédiversité dont la politique doit être la conscience et la gardienne. »7 L’anthropologie, soit l’étude du fonctionnement des sociétés humaines, en donne les moyens, c’est pourquoi les musées qui, tel le Musée dauphinois, fondent leur démarche sur les apports de cette science ont là un rôle particulier à jouer. L’objectif de Ce que nous devons à l’Afrique devient alors, par un détour anthropologique par l’Afrique, une voie de plus pour nous connaître nous-même et pouvoir ainsi nous projeter dans l’avenir de façon responsable. Merci, Edgard Pisani !

6. 7.

Vive la révolte, p. 49. Id., p. 22.

Conseils bibliographiques

Edgard Pisani, Pour l’Afrique, Éd. Odile Jacob, 1988, 251 p. Edgard Pisani, Vive la révolte. Éd. du Seuil, 2006, 197 p.

Germaine Tillion, L’Algérie en 1957, Éd. de Minuit, 1958, 121 p.

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Ce que l’Isère doit à l’Afrique



L’Afrique et l’Isère à l’épreuve de l’esclavage et de la colonisation

Olivier Cogne Chargé de projet Musée dauphinois

On serait peut-être tenté de croire que peu de liens unissent le continent africain à l’Isère avant la période très contemporaine de la seconde moitié du xxe siècle. En réalité, ces rapports sont nombreux et relativement anciens au regard du passé colonial et ne peuvent être ici l’objet que de quelques éclairages avec un angle privilégié : celui de l’étude des relations entre colonisateurs et colonisés, à travers quelques destins individuels et collectifs et à différents moments clés de l’histoire. Des « Américains » du Dauphiné au combat abolitionniste de l’abbé Grégoire Quelles sont ainsi les résonances locales des débats autour de l’abolition de l’esclavage de la fin du xviiie siècle à 1848, tandis que persiste la forme la plus honteuse de domination entre les individus et dont l’Afrique a tant souffert ? L’histoire des « Américains » du Dauphiné – celle de ces colons originaires de la province installés à Saint-Domingue pour y faire négoce – trouve ici toute sa place1. Au cours du xviiie siècle, quelques Dauphinois commencent en effet à investir dans les plantations de café et de sucre de l’Île qui offrent d’importants débouchés commerciaux, en s’appuyant sur une maind’œuvre asservie. Afin d’exploiter les vastes caféières et sucreries, plusieurs dizaines de milliers d’esclaves africains sont ainsi acheminés par la Compagnie du Sénégal. Cette production basée sur le travail servile profite notamment à l’aristocratie et à la bourgeoisie commerçante du Dauphiné. Citons ainsi les d’Agoult ou encore les familles

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1. Pierre Léon, Marchands et spéculateurs dauphinois dans le monde antillais du xviiie siècle : les Dolle et les Raby, Paris, Société d’éd. Les Belles Lettres, 1963, 215 p.


Ce que nous devons à l’Afrique La Pierre d’achoppement de la vertu, caricature anonyme, période révolutionnaire, coll. Bibliothèques municipales de Grenoble. Caricature contre Antoine Barnave qui, buttant sur un sac d’écus, lâche de la main droite les « Droits de l’homme, 1789 ». De l’autre main, il tente de se saisir d’un parchemin orné d’une tête de mort sur lequel on peut lire « Initiative aux hommes dits colons quand esclavage des hommes dits de couleur 1791 » ; c’est une allusion au décret de l’Assemblée constituante pris à l’initiative de Barnave et qui confie aux assemblées coloniales l’autorité en matière de statut des personnes.

3. Robert Chagny, « Barnave et le débat colonial à l’Assemblée nationale », dans Christine Le Bozec, Éric Wauters (dir.), Pour la Révolution française : en hommage à Claude Mazauric, Publications de l’université de Rouen-Ired-Crhct, 1998, pp. 49-56.

grenobloises Dolle et Raby qui vont engendrer d’importants bénéfices jusqu’à la Révolution. Les événements de 1789 provoquent alors de profondes divisions à Saint-Domingue entre défenseurs des intérêts coloniaux, qui refusent toute mesure libérale envers les Noirs, et partisans de l’émancipation des esclaves. En France, le comte d’Agoult et Raby du Moreau comptent parmi les membres actifs du Club de l’hôtel de Massiac qui rassemble à Paris les grands planteurs blancs de l’Île et des petites Antilles. Ce groupe dispose de plusieurs soutiens parmi les députés les plus influents de l’Assemblée nationale constituante. L’avocat grenoblois Antoine Barnave est l’un d’eux. On le sait, l’auteur de l’Esprit des Édits a des liens de famille avec plusieurs propriétaires coloniaux et d’amitié avec les Lameth, affiliés au Club Massiac2. Élu rapporteur du Comité des Colonies à l’Assemblée en mars 1790, Barnave défend dans son premier rapport « la nécessité pour la France de conserver ses colonies » tout en soulignant que la législation du pays en son entier ne saurait y être appliquée. Le 24 septembre 1791, il fait décréter que la question du statut des gens de couleur relève de la compétence des assemblées coloniales que les grands propriétaires contrôlent. Adoptée quatre jours plus tard par l’Assemblée, l’abolition de l’esclavage n’a qu’une valeur symbolique puisqu’elle ne s’applique pas 172


L’Afrique et l’Isère à l’épreuve de l’esclavage et de la colonisation

aux colonies. Il faut attendre le 4 février 1794 pour que la Convention vote son application à ces territoires. Entre-temps, les esclaves de Saint-Domingue, conduits par Toussaint Louverture, se sont insurgés, et Barnave, accusé de conspiration, est monté sur l’échafaud le 29 novembre 1793. Membre actif de la Société des amis des Noirs depuis sa création, l’abbé Grégoire qui s’illustra à l’Assemblée en s’opposant à Barnave et au Comité des Colonies, est un des grands artisans de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1794 – qui finalement sera rétabli dès 1802 par Bonaparte. Sous l’Empire, en 1808, il réaffirme sa fidélité à la cause des Noirs dans un contexte politique qui leur est défavorable en publiant un ouvrage majeur intitulé De la littérature des nègres3. L’auteur y défend l’unité de l’espèce humaine et tente de battre en brèche un grand nombre de préjugés qui tendent à justifier l’inégalité des droits4. L’ouvrage qui rencontre à l’époque un certain succès à l’étranger ne reçoit en France qu’un accueil mitigé. Quelques années plus tard, sous la Restauration, c’est en Isère qu’est scellé le destin politique de Grégoire. Lors des législatives partielles de septembre 1819, ayant toutes les chances de l’emporter dans un département traditionnellement bonapartiste, les libéraux le présentent à la députation. Largement élu, sa victoire va avoir pour conséquence de raviver les antagonismes monarchiques à son égard. Considéré comme régicide bien qu’il n’ait pas directement voté la mort de Louis XVI en 1793, Grégoire cristallise les tensions politiques d’alors. Prenant prétexte d’un vice de forme très contestable, les royalistes exigent son exclusion de la Chambre le 6 décembre. Après de violents débats parlementaires, au cri triomphant de « Vive le roi ! », Grégoire est écarté. Retiré de la vie politique, il meurt en 1831 dans un certain anonymat. Quelques années plus tard, en 1848, le combat pour lequel il avait tant lutté se réalise enfin, la France abolit définitivement l’esclavage. Travailleurs et soldats coloniaux d’Afrique en Isère durant les deux conflits mondiaux Pour autant que l’esclavage ait été aboli, les populations de l’empire colonial offrent un formidable potentiel humain que la France n’hésitera pas mettre à contribution lors des conflits mondiaux. Au cours de la guerre de 1914-1918, la France ne manque pas ainsi d’envoyer au front ses troupes indochinoises et africaines (sur les 475 000 soldats originaires de ce continent, engagés durant le conflit, 173

3. Le titre exact est : De la littérature des nègres, ou Recherches sur leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales et leur littérature, Paris, Maradan, 1808, 288 p. 4. Bernard Gainot, « L’abbé Grégoire et la place des Noirs dans l’histoire universelle », dans Gradhiva, revue d’anthropologie et d’histoire des arts, éditée par le musée du Quai Branly, n° 10, 2009, pp. 23-39.


Ce que nous devons à l’Afrique

« Carte d’identité et de circulation pour travailleurs coloniaux & étrangers » de Tahar Ben Ali Ben Mohamed, travailleur marocain, requis par le ministère de la Guerre à l’Atelier de chargement d’obus de Pont-de-Claix (Isère), en mai 1918, coll. Archives départementales de l’Isère (61 M 26).

5. Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire, Culture coloniale, la France conquise par son Empire (1873-1931), Paris, Éditions Autrement, 2002, p. 117. 6. Arch. dép. Isère, 61 M 26. 7. Arch. mun. Grenoble, 4 H 48. 8. En témoigne une photographie prise au cours du chantier, en 1916, issue des collections du musée de la Chimie de Jarrie.

on dénombre 93 000 tués ou portés disparus5) comme elle réquisitionne en métropole pour « l’effort de guerre » quelque 220 000 travailleurs coloniaux originaires de ces pays. Les récalcitrants sont alors passibles du conseil de guerre. En Isère, la présence des travailleurs coloniaux est attestée entre 1916 et fin 1918 par quelques documents issus principalement de la préfecture6 et de la Ville de Grenoble7. À défaut de nous donner une indication quant à leur nombre durant cette période, ces archives nous renseignent sur les nationalités et les entreprises qui les ont employés. Le groupe se partage ainsi entre Marocains et Algériens, sans oublier le contingent indochinois. Arrivés en France, à Marseille, une « carte d’identité et de circulation pour travailleurs coloniaux & étrangers » leur a été délivrée avec le nom de leur premier employeur. En Isère, une dizaine d’entreprises, au moins, recourent ainsi à cette main-d’œuvre coloniale. Trois d’entre elles se situent sur la commune de Pont-de-Claix : l’Atelier de chargement d’obus, la Société du chlore liquide, les Papeteries de Pont-de-Claix. À Grenoble, ils sont employés par la Société des explosifs dont le directeur est alors Paul Merlin, futur cofondateur des Établissements Merlin-Gerin, les Établissements pyrotechniques, généralement appelés Le Fibrocol, et probablement par Bouchayer & Viallet. D’autres « coloniaux » se trouvent directement rattachés à la Manutention militaire. Ils participent encore à la construction de l’usine Charles Lefe, à Jarrie8, travaillent dans la vallée de la Romanche pour les fabriques de Rioupéroux ou des Clavaux, à Allevard, pour la Société de forges et hauts fourneaux, ainsi que dans le Nord-Isère, à Feyzin, pour le compte des usines Frantz. Recensés à Vienne, on ignore cependant les noms des entreprises qui les emploient. Que nous apprennent les archives sur leurs conditions de travail et de logement ? Si aucune information n’apparaît de façon explicite, le recensement de vingt-huit actes de décès de travailleurs nord-africains, morts à l’hôpital militaire de Grenoble, entre le 6 mars et le 30 décembre 1918, et dont la moyenne d’âge est inférieure à 30 ans, a de quoi susciter quelques interrogations. Parmi ces documents, dixhuit font ainsi apparaître la mention « Mort pour la France » sans autre précision. Sachant la pénibilité et la dangerosité des secteurs d’activité

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L’Afrique et l’Isère à l’épreuve de l’esclavage et de la colonisation

concernés, on peut supposer que les accidents professionnels ont leur part dans les origines de ces décès précoces. L’ a p p o r t d e cette main-d’œuvre venue d’Afrique et d’Asie générera une demande forte de la part de l’industrie française au lendemain de l’armistice. En Isère, plusieurs dizaines d’ouvriers algériens et marocains, mais aussi indochinois, sont ainsi recrutés dans les entreprises locales dont certaines avaient eu recours, durant la guerre, aux travailleurs coloniaux. Aussi embarrassante que puisse paraître encore aujourd’hui la réquisition des travailleurs coloniaux à « l’effort de guerre », on serait enclin à imaginer que leur engagement ainsi que celui des soldats d’Afrique et d’Indochine au sein de la Résistance ait une plus grande place dans le récit que nous faisons en France de l’histoire coloniale. Il n’en est rien. En Isère, comme dans la plupart des départements, l’implication de ces « coloniaux » reste méconnue. Quelques documents issus des collections du Musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère, un nombre restreint de travaux évoquent leur présence dans les maquis locaux. Ainsi, celui de l’Oisans, sous commandement du capitaine Lanvin9, compte-t-il dans ses rangs, au début de l’été 1944, une centaine d’hommes de la 14e compagnie indochinoise du Gmicr (Groupement des militaires indigènes coloniaux rapatriables) ainsi que des NordAfricains, employés dans les usines de la vallée de la Romanche 10. Ces derniers appartiennent principalement à la « section Pelletier »11, contremaître de l’usine d’Alais-Froges-Camargue de Rioupéroux, avec lequel ils se sont engagés dans la Résistance. Plusieurs d’entre eux trouveront la mort au cours des combats du mois d’août 194412. 175

Maquisards de la « Section Pelletier » au lieu-dit du Mollard dans l’Oisans (à gauche, Addad Mohamed, à droite, le nommé Basler), été 1944, fonds Étienne Decret, coll. Musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère (93.07.605).

9. André Lespiau dit Lanvin. 10. Lt.-col. Lanvin, Liberté provisoire, à compte d’auteur, 1973, p. 30. 11. Le reste de cet effectif nord-africain se répartit inégalement entre la plupart des autres groupes du maquis : les sections Eugène, Jacob, La Bérarde, Marceau, Métal, Moustey ou encore la compagnie Galland (fonds Georges Bois-Sapin, coll. Musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère). 12. Leurs noms figurent sur le monument commémoratif du maquis de l’Oisans.


Ce que nous devons à l’Afrique 13. En réalité, ce corps militaire englobe plus largement des recrues de toute l’Afrique de l’Ouest. 14. Joseph La Picirella, Témoignages sur le Vercors : Drôme et Isère, à compte d’auteur, 1971, pp. 164-380 ; Maurice Rives, « Les tirailleurs malgaches et sénégalais dans la Résistance », dans Hommes et migrations, n° 1276, novembredécembre 2008 : Soldats de France, pp. 56-59. 15. Le tirailleur Samba M’Bour. 16. Paul Muzard, Algériens en Isère 1940-2005, Grenoble, Algériens en Dauphiné, 2006, p. 37. Cette stèle est située à Valbonnais, dans le sud du département.

Dans le Vercors, une cinquantaine de tirailleurs sénégalais13 rallient le maquis à la fin juin 1944. Anciens prisonniers de guerre travaillant au port pétrolier de Lyon que contrôle la Wehrmacht, ils gagnent l’Isère à l’instigation d’un sous-officier, le sergent Vilcheze ou Vilchese, et forment alors une section franche des Ffi (Forces françaises de l’intérieur) dans le massif14. Subissant l’assaut des troupes allemandes des 21, 22 et 23 juillet, ils prennent part le mois suivant aux combats de la Libération et perdent l’un des leurs à Romans15, le 22 août, puis sont à Lyon, le 3 septembre. Peu de temps après dans le sud de la France, ils seront alors rapatriés. Au lendemain de la guerre, une autre lutte, celle pour l’indépendance des pays d’Afrique, contribuera à effacer de la mémoire collective le rôle de ces hommes dans la Résistance. En Isère, peut-être comme un symbole de cet effacement, une stèle atteste de la participation des « coloniaux » aux combats de la Libération avec cette mention « Un Algérien inconnu »16. L’esclavagisme dont profitent certains Dauphinois au xviiie siècle, la réquisition de la main-d’œuvre coloniale au cours des conflits mondiaux comme l’apport à la Résistance de ces hommes venus des pays de « l’Empire français » sont constitutifs de cette histoire partagée avec l’Afrique. De ce passé colonial dont l’Isère est empreinte, de très nombreuses pages, aussi douloureuses soient-elles, restent encore à écrire.

Conseils bibliographiques

Robert Chagny, « Barnave et le débat colonial à l’Assemblée nationale », dans Christine Le Bozec, Éric Wauters (dir.), Pour la Révolution française : en hommage à Claude Mazauric, Publications de l’université de Rouen-Ired-Crhct, 1998, pp. 49-56. Bernard Gainot, « L’abbé Grégoire et la place des Noirs dans l’histoire universelle », dans Gradhiva, revue d’anthropologie et d’histoire des arts, édité par le musée du Quai Branly, n° 10, 2009, pp. 23-39. Abbé Grégoire, De la littérature des nègres, ou Recherches sur leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales et leur littérature, Paris, Maradan, 1808, 288 p.

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Pierre Léon, Marchands et spéculateurs dauphinois dans le monde antillais du xviiie siècle : les Dolle et les Raby, Paris, Société d’éd. Les Belles Lettres, 1963, 215 p. Paul Muzard, Algériens en Isère 1940-2005, Grenoble, Algériens en Dauphiné, 2006, 359 p. Maurice Rives, « Les tirailleurs malgaches et sénégalais dans la Résistance », dans Hommes et migrations, n° 1276, novembre-décembre 2008 : Soldats de France, pp. 56-59.


Du Dahomey à l’Isère

Entretien avec Christian Méhou Zohoncon Président de l’association Les Amis de Présence africaine Membre de l’Académie de la Méditerranée et de l’Académie européenne des sciences des arts et des lettres

Je m’appelle Cocou Christian Méhou Zohoncon, né le 1er novembre 1925 à Cotonou, au Dahomey1, de la descendance d’Agonglo2. Mon arrière-grand-père, neveu du roi, était Méhou3. À la fin du xixe siècle, il a été envoyé à Cotonou comme vice-roi pour recevoir et surveiller les Européens qui venaient par bateaux 4. De là est venu son nom « Zohoncon » : « Zo » qui veut dire « feu », « Honcon » qui veut dire « près du navire ». Ma mère était commerçante et vendait de la farine de maïs. Elle était également la présidente élue du syndicat des commerçants. Mon père qui travaillait au Réseau Bénin-Niger (Rbn) était chef de chantier pour la pose des rails de chemin de fer. Il a été ensuite employé au wharf qui fut construit en 1891 dans le port de Cotonou. Sa retraite venue, il fut appelé à Abomey pour prendre le trône de la lignée familiale. Quels souvenirs gardez-vous des années que vous avez passées au Dahomey ? Gamin, mon père m’obligeait à assister avec lui à la réunion des sages qui se tenait à Cadjehoun, résidence secondaire de mon grand-père, à quatre kilomètres de Cotonou. Je devais écouter silencieusement, avec attention, tout ce qui se disait. Le jour où j’ai commencé à décoder leur langue, j’ai pris des notes dans mon petit carnet. Je n’avais pas encore les lèvres assez mûres pour parler. Le silence m’était imposé. C’est dans cette école que j’ai appris toute notre histoire, la tradition et la sagesse des nations. Dans les écoles laïque et privée de la colonisation, on m’a enseigné l’histoire de la culture française au détriment de la nôtre ; j’ai gardé de bons et de mauvais souvenirs.

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1. En 1975, le nom de Dahomey fut abandonné pour celui de Bénin. 2. Agonglo est traditionnellement le huitième roi d’Abomey. Il régna de 1789 à 1797. 3. Le Méhou était après le Migan le deuxième ministre du roi d’Abomey. 4. Les chaloupes-canonnière Topaze et Émeraude.


Ce que nous devons à l’Afrique

Comment était la vie sous administration coloniale française ? Personne n’a invité la France en Afrique. Elle est venue en conquérante, baïonnette au canon, pour imposer son histoire, sa culture. Tout n’était pas mauvais au demeurant. Si les routes, les hôpitaux – toutes les nouvelles structures – étaient à l’image de la France, nous avons profité de l’école pour mieux dialoguer, nous faire comprendre et défendre aussi nos intérêts. Nous ne voulions pas que la France nous transforme en nègres « contreplaqués ». Or, nous sommes devenus blanc sans être blanc. Quelle était généralement l’attitude des colons vis-à-vis de la population du pays ? La France a fait des promesses des fois sincères et des fois mensongères par intérêt ; elle n’a jamais mis en pratique la triple féminité républicaine : « Liberté, Égalité, Fraternité » ; j’y ajouterai le terme caritas (l’amour). Quand êtes-vous venu en France pour la première fois ? En 1947, après la guerre, j’ai participé à la grande rencontre mondiale de tous les scouts de France qui s’est tenue à Moisson dans la région parisienne. C’était à l’occasion du Jamboree de la paix que BadenPowell avait lancé. Je représentais la délégation des scouts de France du Dahomey. L’année suivante, mon aumônier m’a recommandé à un de ses amis architecte à Lyon ; j’ai commencé à tracer mes premiers traits avant de rentrer à l’école des beaux-arts et d’architecture. Arrivé en 1954, à Grenoble, j’ai trouvé un emploi auprès de M. Grillet, ingénieur-conseil. J’ai travaillé également pour la mairie de Grenoble, avec M. Welti, architecte, ainsi qu’avec MM. Albert Teillaud, Kaminski, Sicar, Demartini, Moisesco ; ils ont tous contribué à un changement urbanistique de Grenoble. Que pouvez-vous nous dire de la présence des Africains à Grenoble dans les années 50-60 ? Il y avait quelques Africains en petit nombre des pays francophones de l’Afrique de l’Ouest et centrale : Dahoméens, Camerounais, Guinéens, Ivoiriens, Maliens, Sénégalais, Togolais, Tchadiens et Congolais ; des Africains anglophones : Ghanéens, Nigérians, peu nombreux. Tous étaient étudiants et membres de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (Feanf). Chaque année, un programme culturel de conférences, d’expositions et de films était mis au point. Des grandes Nuits africaines ont également été préparées ; la somme récoltée servait 178


Du Dahomey à l’Isère Christian Zohoncon devant sa peinture intitulée Le docker, qui fut sélectionnée pour le premier Festival mondial des Arts nègres de Dakar, Grenoble, 1966. Coll. Christian Zohoncon

à aider les Africains non boursiers et ceux qui étaient au sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet. Des meetings ont été alors organisés par la Feanf, soutenus par quelques professeurs universitaires. Quel sentiment avez-vous ressenti au moment de l’indépendance du Dahomey en 1960 ? En acceptant une indépendance offerte par la France – indépendance qui est un principe naturel selon les Droits de l’Homme –, nous nous sommes fait confisquer la liberté et avons accepté d’être soumis ; bien des « chefs d’État » africains ont pris la place des commandants de Cercle5, chargés de surveiller les richesses pour les partager avec leurs anciens maîtres. Le Dahomey comme toute l’Afrique francophone conserve aujourd’hui un certain sentiment de frustration d’avoir dit « oui » à une liberté sous contrôle pour éviter la violence. 179

5. Nom officiel donné aux administrateurs coloniaux en Afrique.


Ce que nous devons à l’Afrique

À titre personnel et alors que vous résidez en France, comment cela se passe sur le plan administratif ? Avant 1960, les Africains francophones étaient considérés comme membres de l’« Union française » puis de la « Communauté française ». En 1960, j’ai été considéré comme citoyen français au moment où une grande partie de l’Afrique de l’Ouest reçut son indépendance, car je résidais à Grenoble. Je n’en suis pas moins resté un Français « contreplaqué ».

Article extrait du journal Le Dauphiné Libéré, 7 novembre 1965, coll. Archives départementales de l’Isère (7945 W 354). Concomitamment à la création d’une section locale de la L ica (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), le comité grenoblois du M rap voit le jour en avril 1965. Le 6 novembre suivant, l’association tient sa première réunion publique.

6. Le sigle signifie alors Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix. 7. Directeur du Musée de Grenoble, Pierre Gaudibert (1928-2006) était considéré comme l’un des meilleurs spécialistes français d’art africain. Entre autres fonctions, il fut aussi conservateur au musée national des Arts africains et océaniens.

Dans les années 60, vous vous engagez dans la lutte contre le racisme en étant l’un des fondateurs du M rap 6 à Grenoble… La plus féroce exemplarité n’empêchera pas les hommes de se sentir hommes tant qu’ils se verront arbitrairement méprisés et humiliés, exploités et abusés. Ils se soulèveront et exigeront le respect et l’application des Constitutions conformément aux aspirations des peuples qu’il faut à la fois informer objectivement, instruire et rendre heureux. C’est alors qu’un groupe d’amis ayant les mêmes convictions et un semblable élan d’humanitarisme actif s’est mobilisé autour de Laure Fresneau, présidente, d’Édith Aberdam et bien d’autres. Nous réagissions dès qu’un événement important se produisait contre le racisme et faisions en sorte de faire appliquer les textes de loi. Laure Fresneau et moi-même étions membres élus du comité national du Mrap. Pouvez-vous nous parler de l’association Les Amis de Présence africaine ? Elle a été créée en même temps que la revue Présence africaine en 1947. Je voulais au départ mettre en place à Grenoble une sous-section de la Société africaine de culture. C’est alors qu’Alioune Diop m’a proposé de reprendre en main l’association Les Amis de Présence africaine. Au programme de nos activités culturelles figuraient le mois du livre des auteurs africains et européens, des films avec débats, des voyages culturels en Afrique, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Dahomey, au Togo ; ces relations ont donné lieu à des jumelages. L’association a également pris une part importante dans l’organisation du Festival Afrique noire qui s’est tenu à Grenoble en 1982… Lors d’une rencontre au musée Hébert d’Uckermann, j’avais fait part à Pierre Gaudibert7 du souhait de notre association d’organiser un festival sur l’Afrique, sur l’art africain dans sa diversité. Très intéressé, il prépara une exposition au musée des Beaux-Arts de Grenoble qui 180


Du Dahomey à l’Isère Christian Zohoncon aux côtés de Christine Crifo, vice-présidente du Conseil général de l’Isère chargée de la coopération décentralisée, à l’occasion du F esacad (Festival d’art contemporain afro diaspora), Grenoble, 4 octobre 2006, coll. Christian Zohoncon.

fut le principal événement de la manifestation. Mais des conférencesdébats, des projections de film, des soirées de conte, des soirées littéraires eurent également lieu. Ces animations traversaient la ville. Il y avait bien sûr une participation des associations africaines. Je me rappelle aussi que Marc Pessin était présent, ainsi que Wadi Adamon, conservateur du musée des Masques de Porto-Novo, grand ami de Pierre Gaudibert, et Jacques Kerchache8, grand collectionneur des masques Bakota du Gabon. Quelles relations faites-vous entre cette manifestation et celle conduite aujourd’hui par le Musée dauphinois ? C’est une chance pour l’Isère que le Musée dauphinois propose une telle manifestation qui s’inscrit dans la continuité du festival de 1982 d’autant que 2010 est une année marquée par le cinquantenaire de l’indépendance de nombreux pays de l’Afrique francophone. Pour affermir les jumelages et les bonnes relations avec les pays africains, les municipalités de l’Isère concernées devraient prendre part à cette grande manifestation. La France ne peut avoir une histoire sans celle de l’Afrique. Il faut éviter les préjugés et ne pas tomber dans l’abjection de ce continent en le considérant comme sans histoire et sans culture. À quels préjugés faites-vous référence en particulier ? Je fais allusion au discours de Dakar prononcé en 2007 par le président Sarkozy sur « l’homme africain » et aux propos de d’Ormesson sur « l’art nègre ». Les ingérences ont des conséquences désastreuses sur les « États africains ». Elles les dépossèdent de certaines de leurs pré181

8. Jacques Kerchache (1942-2001) est plus connu aujourd’hui comme étant le principal inspirateur auprès du président Chirac du futur musée du Quai Branly.


Ce que nous devons à l’Afrique

rogatives de souveraineté. Si la lutte contre l’impunité est nécessaire pour purifier les mœurs, elle devient dangereuse comme stratégie de vengeance qui masque une parodie de justice. Pour éviter les conflits culturels, il serait souhaitable de rechercher quels sont les plus grands dénominateurs communs des différentes cultures. Tout être humain doit être traité de façon humaine. Il est temps de mettre en pratique cette « règle d’or » : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’on te fît. » Les limites de la tolérance tiennent à cette diversité compétitive et conflictuelle des différentes conceptions du bien. Il faut refuser d’abord à toute civilisation le privilège d’être absolue et définitive : « Si riche et si belle que soit notre civilisation, notre culture, nous devons enfin admettre qu’elle n’est pas la seule. » Cette phrase d’André Gide se heurte ainsi, un demi-siècle plus tard, à cette réflexion malheureuse de Jean d’Ormesson, qui disait en substance lors de l’émission télé Bouillon de Culture : « On a beau dire et beau faire, les figures du portail d’Amiens seront toujours supérieures aux sculptures nègres. » C’est un propos maladroit qui consigne la méconnaissance de la culture africaine. On ne peut préjuger quelque chose sans être borné ; j’invite le respectueux écrivain à se rendre à Rome pour qu’il observe la tablette d’Ifa des Yoruba. Lié à la France par l’histoire, élevé sur ces deux continents, je suis nourri des mêmes traditions comme tous les Africains vivant ici et m’efforce de réaliser un équilibre fécond entre les deux cultures. C’est la jeunesse africaine d’une qualité nouvelle qui doit répondre aux besoins les plus profonds de son avenir. L’Afrique doit retrouver ses propres valeurs en les adaptant aux modes de vie actuels et les mettre en pratique. Elle doit faire un choix sinon elle se condamnera à rester dans un état de néoténie.

Conseils bibliographiques

Association Les Amis de Présence africaine : 1968-2008, 40e anniversaire, Grenoble, Les Amis de Présence africaine, 2009, 146 p. André Gide, Voyage au Congo, Paris, Gallimard, 1927, 249 p.

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Christian Mehou Zohoncon, L’Homme est un livre fermé, Grenoble, Bastianelli, 1982, 113 p.


Penser la présence africaine en Isère aujourd’hui

Abdellatif Chaouite Rédacteur en chef de la revue Écarts d’identité – Adate

L’aujourd’hui de la présence africaine en Isère a une histoire, enchâssée dans l’histoire globale de cette présence en France1. En Isère même, la présence nord-africaine est signalée avant 1939 et, en 1941, le recensement préfectoral y comptabilise 500 Algériens et 44 Marocains2. Mais c’est à partir des années 1950 que l’immigration nord-africaine va se développer dans la région : en Isère, en 1962, les Algériens par exemple représentaient déjà 19,6 % des effectifs des étrangers estimés à 64 1143. La présence subsaharienne fut liée elle, dans un premier temps, au fait de l’enrôlement dans les troupes coloniales et à la caractéristique militaire de la ville de Grenoble : le stationnement de ces troupes (tirailleurs sénégalais ou soudanais) y fut attesté

1. La contribution de Jacques Barou, ici même. 2. Paul Muzard, « De la colonisation à aujourd’hui », Pour que la vie continue, Grenoble, Musée Dauphinois, 1999. 3. R. Caillot, L’insertion sociale des étrangers dans l’aire métropolitaine Lyon-SaintÉtienne, étude effectuée par Économie et Humanisme, 1967. Logement de travailleurs originaires d’Afrique du Nord, Grenoble, années 1960, coll. Musée dauphinois (A 99 547).

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Ce que nous devons à l’Afrique

au cours du premier conflit mondial4. Il faudra attendre cependant les années 1960 pour que les premiers flux migratoires proprement dits, de travailleurs et d’étudiants, essentiellement d’abord du Sénégal, commencent à se développer dans la région, rejoints par la suite par d’autres arrivées de différents pays (Côte d’Ivoire, Cameroun, Burkina, Mali, etc.). Aujourd’hui la présence subsaharienne s’alimente encore, par le biais de la demande d’asile et de mineurs dits isolés notamment, à partir de pays connaissant des difficultés (République démocratique du Congo, Angola, Rwanda…). L’histoire moderne de l’ensemble de cette présence africaine a également ses particularités. C’est une histoire à la fois plurielle dans ses raisons et ses formes, et singulière comparativement aux autres présences, anciennes ou récentes, dites allogènes : forgée pour l’essentiel dans des rapports coloniaux et dans l’exploitation industrielle de la main-d’œuvre africaine. Une présence qui n’est donc pas « immaculée » et dont l’imaginaire des rapports sociaux résonne, aujourd’hui encore parfois, de résidus ou de relents de ceux d’hier (les discours sur l’indésirabilité d’une population dite « subie » ou les assignations à certaines places dans les espaces physiques et sociaux, etc.). La présence africaine dans sa diversité (Afrique du Nord et Afrique subsaharienne) se définit ainsi par une complexité qui allie des formes d’inter­dé­pen­dan­ces d’hier et d’aujourd’hui ; une proximité croissante due aux différentes mobilités5, un développement démographique propre à cette présence et l’accroissement des taux de la double nationalité qui restructurent totalement le statut d’une part importante de cette présence.

4. Jacques Barou, « Les populations d’Afrique subsaharienne dans la région grenobloise. L’immigration dans l’agglomération de Grenoble », Écarts d’identité, n° 95-96, 2001, pp. 57-59. 5. L’Insee estime la progression de la population étrangère d’origine africaine, toutes nationalités confondues, en France, entre 1999 et 2006, de 7,3 %, mettant la part de cette présence à 42,9 % dans l’ensemble des présences étrangères. Corinne Régnard, « La population étrangère résidant en France », Infos migrations, n° 10, octobre 2009.

Au-delà cependant de l’évocation rapide de cette physionomie de la présence africaine en Isère et en France, c’est sans doute ce dont elle fait signe dans le contexte d’aujourd’hui qui est important. Historiquement ancrée dans la colonisation puis dans l’immigration du travail, peut-être relève-t-elle également aujourd’hui d’une autre dynamique : opératrice parmi d’autres de l’ancrage de l’Isère dans la mondialité (au-delà ou plutôt au creux même de la mondialisation économique, technique, élitiste, etc.). La présence africaine contribue à faire vivre cette partie du monde (l’Afrique) immédiatement en Isère de manière à la fois plurielle et unique. Il n’y a pas seulement des Africains en Isère, il y a de l’Afrique : des langues africaines, des musiques et des arts africains, des habits africains, des socialisations africaines, etc. Une présence parfois insularisée, plus souvent en relation avec d’autres présences. Ce que l’Isère doit aux présences 184


Penser la présence africaine en Isère aujourd’hui

africaines aujourd’hui, c’est donc d’abord la mise en perspective et en tension de cet impératif de la mondialité, avec l’exigence de nouvelles règles du jeu dans le partage du monde localement et mondialement. La dynamique de la société civile grenobloise par exemple (associations, mouvements de lutte, réseaux et collectifs divers) à l’intérieur et autour de ces présences africaines le démontre assez. Penser les présences africaines aujourd’hui dans ce sens, c’est penser l’enjeu anthropologique de ces présences en faisant dériver les regards du tropisme qui fixe « ce que doit l’Isère » (ou d’autres territoires) à l’Afrique à la seule trilogie d’apports historiques du commerce des esclaves, de la domination coloniale et de l’exploitation de la main-d’œuvre africaine immigrée. Ce tropisme risque en effet d’entretenir une dichotomie dans les imaginaires : ce que la France doit à l’Afrique/ce que l’Afrique doit à la France, ainsi qu’en attestent par exemple la proposition de loi de 20056 d’une part, et la réaction du mouvement « Les indigènes de la République »7 d’autre part, à cette sorte d’atavisme racisant envers les présences héritières des mémoires et des histoires des colonies françaises en Afrique. Cette dérivation anthropologique nécessite d’opérer un double travail : un travail de mémoire et un travail de dépassement de ce qui s’est cristallisé dans cette mémoire. Le travail de mémoire est en cours depuis quelques années, grâce à un certain nombre d’acteurs en Isère et dans la région (la manifestation même « Ce que l’Isère doit à l’Afrique » en témoigne, comme les précédentes manifestations organisées par le Musée dauphinois ou d’autres acteurs de l’Isère dans le cadre du projet Traces en RhôneAlpes ou autrement). Un travail qui est loin d’être achevé : des pans entiers de cette mémoire restent à déchiffrer et, surtout peut-être, à transmettre aux générations d’aujourd’hui et de demain. On ne peut en effet changer les regards sur les présences africaines aujourd’hui sans reconstruire des liens de compréhension avec les différentes facettes du passé (par exemple que Grenoble fut aussi bien le théâtre en 1925 d’une des expositions de l’humiliation coloniale du début du xxe siècle, que celui, en 1974, de la militance du premier mouvement immigré africain indépendant, le Mta : Mouvement des travailleurs arabes)8.

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6. Loi du 23 février 2005 proposant de reconnaître « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». 7. « L’appel des Indigènes de la République », janvier 2005. 8. Abdellatif Chaouite, « Mémoires, cultures et oppositions », dans Nicolas Bancel, Léla Bencharif et Pascal Blanchard, Lyon, Capitale des outre-mers, Immigration des Suds & culture coloniale en Rhône-Alpes & Auvergne, La Découverte, 2007.


Ce que nous devons à l’Afrique

Entrée du « village africain » de l’Exposition internationale de la Houille Blanche, Grenoble, 1925, coll. Archives départementales de l’Isère (19 Fi 335).

Le travail de dépassement doit, lui, cibler les imaginaires paniqués ou figés, rêvant de fondre ces présences dans une entité monolithique particulière (une « identité ») ou dans une entité abstraite surplombante (une « universalité »). Il s’agit plus fondamentalement de travailler sur les réciprocités afin de faire voir que des apports culturels divers fécondent également l’ethos français, en Isère comme ailleurs. Faire voir, car le travail de cette fécondation ne se voit pas forcément : il opère moins au niveau des contenus qu’au niveau des paradigmes qui forgent les sensibilités. Par exemple : affouiller dans le paradigme culturel de l’image, dominant en Isère comme ailleurs (et que la dérive télétechnologique assèche de plus en plus des vertus de la symbolisation), les paradigmes culturels africains du signe et du corps (de la même manière que le paradigme de l’image affouille aujourd’hui les paradigmes des sociétés africaines). Ce double travail contribue à rendre le monde intelligible et transformable, en tout cas prêt à rejoindre ce qu’il est déjà : un monde « archipellisé », « créolisant » (É. Glissant) les sensibilités et des imaginaires culturels et sociaux. Les « langages » sociaux (linguistique, artistique, spirituel, corporel, sportif, etc.), en Isère comme ailleurs, sont 186


Penser la présence africaine en Isère aujourd’hui

aujourd’hui tatoués des interférences de ces paradigmes, élargissant ainsi les limites de l’espace mental où ils se déploient. C’est ce qui fut annoncé par le slogan de la deuxième Marche pour l’égalité et contre le racisme (Convergence 84) : « La France est comme une mobylette, elle marche au mélange » et c’est ce qui fut fêté, en 1998, avec le slogan « Black, Blanc, Beur » : ce ne fut pas seulement à ce moment-là la France qui avait gagné la coupe du monde, c’était le monde, le monde africain notamment, qui avait gagné la France. Les présences africaines aujourd’hui contribuent ainsi, au fil des générations, à faire entrer le monde dans l’Isère (un certain nombre de modes de gouvernance aspirent surtout à faire entrer l’Isère dans le monde). Cela ne va pas sans conflits évidemment, des intérêts comme des imaginaires, dans les rapports sociaux. Cependant, la société civile en Isère développe une vigilance importante au sort des minorités dites « visibles » (à prendre les mots au sérieux, il s’agit de la visibilité physique, donc fondamentalement africaine) et une créativité relationnelle qui tendent à transformer les éléments conflictuels (le destin des sans-papiers, les processus discriminants, les signes dits « ostentatoires », les marqueurs ethniques, etc.) en moteurs de l’évolution de la 187

Délégation grenobloise à Paris lors de La marche des Beurs, nom donné à la première Marche pour l’égalité et contre le racisme, 1983, coll. Musée dauphinois (A 99 650).


Ce que nous devons à l’Afrique

société vers un vivre pluriel. Elle creuse aussi bien les sillons d’une interculturalité en interne que ceux des espaces transnationaux et transculturels dans les rapports avec l’Afrique (deux dimensions fondamentales de la mondialité). Et si la présence africaine ne faisait que renouer ainsi avec son destin premier : rappeler au monde humain ses origines africaines ?

Conseils bibliographiques

Jacques Barou, « Les populations d’Afrique

Paul Muzard, « De la colonisation à aujourd’hui », Pour

subsaharienne dans la région grenobloise.

que la vie continue, Grenoble, Musée Dauphinois,

L’immigration dans l’agglomération de Grenoble »,

1999, pp. 9-21.

Écarts d’identité, n° 95-96, 2001, pp. 57-59. R. Caillot, L’insertion sociale des étrangers dans l’aire métropolitaine Lyon-Saint-Étienne, Étude effectuée par Économie et Humanisme, 1967, np. Abdellatif Chaouite, « Mémoires, cultures et oppositions », dans Nicolas Bancel, Léla Bencharif et Pascal Blanchard, Lyon, Capitale des outre-mers. Immigration des Suds & culture coloniale en RhôneAlpes & Auvergne, La Découverte, 2007, 239 p.

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Corinne Régnard, « La population étrangère résidant en France », Infos migrations, n° 10, octobre 2009, 4 p.


Contributions et remerciements Cet ouvrage et l’exposition dont il est le prolongement, Ce que nous devons à l’Afrique, présentée au Musée dauphinois (à partir du 16 octobre 2010) dans le cadre du programme Afriquisère, ont été réalisés par Jean-Claude Duclos, directeur, conservateur en chef du patrimoine, et Olivier Cogne, chargé de projet. Ce travail a bénéficié de la collaboration d’Aurélie Berre, étudiante en muséographie, et de Stéphanie Rouanet, chargée de mission. L’exposition donne lieu à la présentation des photographies de Hans Silvester sur les populations de la vallée de l’Omo en Éthiopie et d’œuvres du plasticien Moridja Kitenge Banza. Pour avoir permis la monstration de leur travail au Musée dauphinois, nous tenons à leur exprimer une sincère reconnaissance. Dans la perspective de pouvoir bâtir le programme Afriquisère, le Musée dauphinois a souhaité partager cette réflexion autour des apports de l’Afrique avec trois instances : un comité de parrainage composé de : Adame Ba Konaré, historienne, présidente du musée de la Femme (Mali), Éloi Coly, conservateur de la Maison des Esclaves de Gorée (Sénégal), Yves Coppens, paléoanthropologue et préhistorien (Paris), Chenntouf Tayeb, historien, Université d’Oran Es-Senia (Algérie), Louise-Marie Diop-Maes, géographe (Ivry-sur-Seine), Étienne Féau, historien des arts de l’Afrique (Paris), Elikia M’Bokolo, historien (Noisy-le-Sec), Djibril Tamsir Niane, écrivain et historien (Sénégal), Edgard Pisani, ancien ministre (Paris), Emmanuel Terray, anthropologue (Chatou) ; un comité de pilotage composé de : Jacques Barou (anthropologue, Université de Grenoble), Abdellatif Chaouite (sociologue, rédacteur en chef de la revue Écarts d’identité), Christine Crifo (vice-présidente du Conseil général de l’Isère, déléguée à la coopération décentralisée), Francisco d’Almeida (délégué général de l’association Culture et Développement), Jean-Luc Gailliard (service de la coopération décentralisée du Conseil général de l’Isère), Bernard Gilman (ancien adjoint à la culture de Grenoble), Cécil Guitart (conservateur général des bibliothèques), Jean-Pierre Laurent (muséologue), Hyacinthe Karambiri (directeur de l’association Repérages), Dominique Mondoloni (attaché culturel), Amar Thioune (président de Sos Racisme Rhône-Alpes), Dominique Wallon (ancien directeur du Centre national de la Cinématographie), Christian Méhou Zohoncon (président de l’association Les Amis de Présence africaine) ; un groupe de travail composé d’une part, de partenaires associatifs : Acroterre, Afric’Impact, Afrique Valmontheys, Aide et Action Isère, Akuété, Algériens en Dauphiné, Alliance France-Méditerranée, Amal, Amitiés Isère Dagaba, Association dauphinoise pour l’Accueil des Travailleurs étrangers, Association Dédicaces et Association Rétroviseur, Association des Guinéens de l’Isère, Association des Marocains de Vinay, Association des Nigérians de Grenoble, Association Mémoires d’Afrique, Association Moyi – Les Enfants du Cœur, Association pour les Enfants alphabétisés au Bénin, Association Villefontaine-Ouan, Association Villeneuve-Tanghin, Avenir Solidarité, Ayoka, Black Thiossane, Boukou Solidarité, Centre d’Information Inter-Peuples, Chance d’Afrique, Collectif de réflexion et d’engagement dans la socio-économie et l’action humanitaire mondiale, Collectif Racines, Collectif Semaine de la Solidarité internationale Nord-Isère, Collectif Semaine de la Solidarité internationale Pays du Grésivaudan, Comité catholique contre la Faim et pour le Développement – Terre Solidaire, Comité d’Aide aux Réfugiés cabindais, Comité des échanges Orodara-Saint-Hilaire, Comité Échanges Isère-Kivu, Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde, Compagnie Madior, Coopération décentralisée et citoyenneté, Coup de soleil en Rhône-Alpes, Culture Ailleurs, Culture et développement, Cultures Plus, Dyade Art et développement, Énergie sans Frontières, Enfants d’Ailleurs, Eybens-Cameroun, Fédération des Alpages de l’Isère – Maison des Alpages de Besse-en-Oisans, Fédération iséroise des clubs Unesco, Festives Musiques originaires du Continent africain, Groupe d’Entraide et de Réflexion des Femmes africaines, Fondation Azombo, Groupement des Retraités sans Frontières, Hydraulique sans Frontières, Imbidjadj Solidarité, Kinésithérapeutes du Monde, Kiss Kiss Balafons, La Broussarde sénégauloise, La Case de Yaba, L’Écho de l’Alpe, Les Amis d’Adkoul, Les Amis de l’Afrique, Les Amis de Présence africaine, L’Œil Nu, Lumassan-France, Mali Teriya So, Maroc Solidarités Citoyennes, Masnat, Mémoires d’Afrique, Microphone, Nangadef, Mpo Gap Si/Afro Culture 38, Nouvelle Planète, Observatoire sur les Discriminations et les Territoires interculturels, Onobiono-I, Paroles en Dauphiné, Passerelle Enfants d’Éthiopie, Promesse, Repérages, Santé Diabète Mali, Sos Racisme, Survie Isère, Ta-Nongo, Union de quartier Alliés-Alpins, Union de quartier Berriat Saint-Bruno Europole, Yakhia… … et d’autre part, de partenaires culturels : 38e Rugissants, Bibliothèque départementale de l’Isère, Bibliothèque Gilbert-Dalet de Crolles, Bibliothèque intercommunale de Roybon, Bibliothèque municipale de Vinay, Bibliothèques municipales de Grenoble, Bibliothèque Pour Tous de Beaurepaire et le Cinéma L’Oron, Bibliothèque Pour Tous de Corenc, Centre culturel Montrigaud de Seyssins, Ccsti Grenoble – La Casemate, Cinémathèque de Grenoble, Collège Henri Wallon de Saint-Martin-d’Hères, Commune de La Motte-Saint-Martin, Commune de Marcilloles, Compagnie Ophélia – Festival international de Théâtre Action, Craterre – École nationale supérieure d’Architecture de Grenoble, Espace 600, Espace Aragon de Villard-Bonnot, Espace culturel Le Coléo de la Ville de Pontcharra, Espace culturel Odyssée d’Eybens, Espace Paul-Jargot de la Ville de Crolles, Espace Saint Laurent de Saint-Marcellin, Ethnologie et Cinéma, Festival Jazz à Vienne, Grenoble Universités, La Rampe – Ville d’Échirolles, L’Agora de Saint-Ismier, La Mc2, Le Diapason de Saint-Marcellin, Le Grand Séchoir de Vinay, Le Magasin - Centre national d’Art contemporain de Grenoble, Le Millénium, Le Sémaphore de Roussillon, L’Équinoxe, Les Abattoirs, Les Arts du Récit en Isère, La Salle du Jeu de Paume de la Ville de Vizille, La Vence Scène de la Ville de Saint-Égrève, Le Plateau, Le Prisme de Seyssins, Le Vog – Espace municipal d’art contemporain de la Ville de Fontaine, L’heure bleue de Saint-Martin-d’Hères, L’Hexagone de Meylan, Librairie-bibliothèque Antigone, Maison de la poésie Rhône-Alpes, Maison de l’International, Maison de quartier Louis Aragon de Saint-Martin-d’Hères, Maison du patrimoine de Villard-de-Lans, Maison du Tourisme de Grenoble, Médiathèque de Bourgoin-Jallieu, Médiathèque de Pont-en-Royans, Médiathèque de Saint-Antoine-l’Abbaye, Médiathèque d’Eybens, Musée des Minéraux et de la Faune de Bourg d’Oisans, Musidauphins, Observatoire des Politiques culturelles, Salle des fêtes de Pont Rouge de Claix, Salle des fêtes de Voiron, Salle Olivier Messiaen, Service de la Coopération décentralisée du Conseil général de l’Isère, Service des Pratiques artistiques - Culture et Lien social du Conseil général de l’Isère, Théâtre de La Mure, Théâtre de Vienne, Théâtre Prémol, Ville de Saint-Laurent-du-Pont et Atelier d’Art Marc Pessin, Ville de Saint-Marcellin, Ville de Seyssins.

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Contributions et remerciements La matière de l’exposition Ce que nous devons à l’Afrique est constituée des prêts, des témoignages et contributions diverses de : Pierre-Yves Benigna, Serge Bessaye, Thomas Borrell, Jean Burner, Marie-Claude Carrel, Mylène Chantran, Abdellatif Chaouite, Anne Chatel-Demenge, Anne Coignet, Éloi Coly, Christine Crifo, Ibrahima Diallo, Sidiki Diallo, Ibrahima Dimé, Abou Fall, Cécile Gouy-Gilbert, Raphaël Granvaud, Christophe Griggo, Jean-Paul Hugon, Kamel Kadded, Marie-Joséphine Koné, Elisabetta Maino, Jean-Olivier Majastre, Mbuet Mbuetani Madiela, Marie Ndonya, Da-Mboa Obenga, Sébastien Perroud, Marie-Hélène Roche, Thierry Tillet, Nadine Wanono, Christian Méhou Zohoncon. Et des institutions et collectivités suivantes : Archives départementales de l’Isère (Hélène Viallet, Luce Bordères, Hélène Maurin et Sonia Reymond), Archives municipales de Grenoble (Anne Boulenc), Archives nationales (Hélène Dennis), Bibliothèques municipales de Grenoble (Christine Carrier, Marie-Françoise Bois-Delatte, Sandrine Lombard), Bibliothèque nationale de France (Lauriane Bossis), British Museum, Conservation du patrimoine de la Drôme (Carine Marande), Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Traoré Mamadou), Fondation Jean Rouch (Jocelyne Rouch, MarieIsabelle Merle des Isles), Institut international de paléoprimatologie et paléontologie humaine (Michel Brunet), Musée d’Aquitaine (François Hubert), Musée de Grenoble (Guy Tosatto, Danielle Bal, Lionel Dutruc, Hélène Vincent), Musée de la Résistance de Vassieux-en-Vercors (Pierre-Louis Fillet, Céline Hoeffler), Musées de Strasbourg (Christine Speroni), Musée lorrain de Nancy (Francine Roze, Béatrice Remoissonet), Musée national d’Histoire naturelle (Aurélie Roux), Ville de Seyssins (Michel Baffert, Jocelyne Maino). Contributions de l’équipe du Musée dauphinois : Réalisation technique : Armand Grillo, Jo Bernard, Jean-Pierre Cotte, Jean-Louis Faure, Sylvain Fernandez, Dorian Jodin, Benoît Montessuit, Daniel Pelloux/Transport : Félix Isolda/Collecte de témoignages : Jean-Claude Duclos, Olivier Cogne, Aurélie Berre, Stéphanie Rouanet/Collections, documentation : Olivier Cogne, Éloïse Antzamidakis, Aurélie Berre, Zoé Blumenfeld-Chiado, Marie-Andrée Chambon, Jacques Loiseau, Stéphanie Rouanet/Photographie, numérisation : Denis Vinçon, Maeva Gien/Communication : Agnès Jonquères/Programme d’animation : Agnès Jonquères, Franck Philippeaux/Dossier pédagogique : Carole Darnault, professeur d’histoire-géographie en charge du service éducatif du Musée dauphinois/Gestion administrative et financière : Agnès Martin, Brigitte Guérouache, Nora Grama, Nadine Ruiz/Vente et diffusion de l’ouvrage : Christine Julien. Travaux infographiques : Jean-Jacques Barelli/Impressions des photographies : Alter Ego/Impressions sur tissu : Médiamax/ Cartographie : Thomas Lemot/Réalisation audiovisuelle : Michel Szempruch (association Repérages) pour le tournage et le montage des entretiens filmés, François Reymond (Mehr Communication) pour les créations vidéo qui introduisent et terminent le parcours de l’exposition/Visuel de l’exposition : Hervé Frumy.

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Parcourir, des premiers temps de l’homme aux questions d’aujourd’hui, la très longue histoire du continent africain, sans omettre l’immense apport de ses cultures et de ses productions artistiques, tel est le défi que relèvent cet ouvrage et l’exposition qu’il prolonge. Tel est aussi l’ambitieux projet que se sont donné, autour du Musée dauphinois, les associations et partenaires culturels de l’Isère en réfléchissant ensemble à « ce que nous devons à l’Afrique ». De Louise-Marie Diop-Maes à Emmanuel Terray, en passant par Théophile Obenga, Djibril Tamsir Niame, Chenntouf Tayeb, Étienne Féau, Claude-Hélène Perrot ou Anne-Cécile Robert, pour ne citer qu’eux, des spécialistes tentent ici, chacun dans leur discipline, de procéder à cette évaluation. L’objectif, ainsi que nous y invite Edgard Pisani, étant de « réinventer [avec l’Afrique] une relation fondée sur le respect mutuel ».

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Photo Hans Silvester

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CE QUE NOUS DEVONS À L’AFRIQUE

30/09/10

MUSÉE DAUPHINOIS

Couv_AFRIQUE_14


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