Extrait de la publication « Premières couleurs - La photographie autochrome

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978-2-35567-098-5

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Premières couleurs La photographie autochrome

Cet ouvrage qui accompagne l’exposition Premières couleurs La photographie autochrome, vous convie à la découverte des premières photographies en couleurs à travers la collection inédite d’autochromes du Musée dauphinois.

Musée dauphinois

Des photographies en couleurs ! Tous les amateurs en rêvent à la fin du XIXe siècle, dans l’effervescence qui suit la diffusion des premiers daguerréotypes (1839). Cette attente de la polychromie sera comblée par la plaque autochrome des frères Lumière, brevetée en décembre 1903, et produite industriellement à Lyon à partir de 1907. Très au fait des nouveautés techniques, les amateurs photographes de l’Isère s’approprient le procédé autochrome, d’autant plus rapidement qu’ils en ont suivi les perfectionnements depuis plusieurs années déjà. Parallèlement, les fabricants d’appareils photographiques, de matériel de laboratoire, de plaques et de papiers, rivalisent d’inventivité. Une offre qui va dans le sens du désir de mobilité du photographe, avec du matériel toujours plus compact, plus léger et plus polyvalent. Il n’a que l’embarras du choix pour peu qu’il ait les moyens de ses envies.

Premières couleurs La photographie autochrome Musée dauphinois



Premières couleurs La photographie autochrome



Premières couleurs La photographie autochrome sous la direction de ValÊrie Huss


Anonyme

Une mère et son enfant Autochrome stéréoscopique 13 x 6 cm. Coll. Musée dauphinois (inv. SC2013.1.4)

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Sommaire

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Préface

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Avant-propos

Jean-Pierre Barbier

Jean Guibal

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Les couleurs de l’alpe

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Photographier en Isère à l’orée du XXe siècle

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Jean-Paul Gandolfo et Bertrand Lavédrine

Valérie Huss

La lanterne de projection Molteni, Radiguet et Massiot Antoine Musy

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Jules Flandrin : le peintre et l’autochrome

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Le glyphoscope Jules Richard

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Les autochromes d’Henri Bussillet : une conquête de la montagne par le regard

Valérie Huss

Antoine Musy

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Une plaque dioptichrome : le Portrait d’Élisabeth Buisson

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Portfolio

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Bibliographie

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Contributions et remerciements

Valérie Huss

Mégane Revil Baudard

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Émile Duchemin, en quête de couleurs Marie-Françoise Bois-Delatte

La collection d’autochromes du Musée dauphinois Valérie Huss

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La borne stéréoscopique

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Les rêveries d’un photographe solitaire : les autochromes de Jean Jacques

Antoine Musy

Mégane Revil Baudard

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Anonyme

Une scierie à Saint-Pierrede-Chartreuse Autochrome stéréoscopique 8,5 x 17 cm. Coll. Musée dauphinois (inv. PC2015.4.1).

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Préface Il m’est agréable de signer la première préface de mon mandat de président du Département de l’Isère dans un ouvrage accompagnant une exposition du Musée dauphinois. Les caprices de l’histoire autant que les choix politiques ont doté notre collectivité d’un réseau de dix musées, tous complémentaires, offerts aux publics de l’Isère et bien sûr aux visiteurs de passage. L’art est évidemment très présent : la peinture au Musée Hébert, au Musée d’art sacré contemporain de Saint-Huguesde-Chartreuse ; la musique au Musée Hector-Berlioz. L’histoire est très illustrée : au Musée de l’Ancien Évêché, au Musée de la Révolution française, au Musée de Saint-Antoine-l’Abbaye, au Musée de la Résistance et de la Déportation, à la Maison Bergès - Musée de la Houille blanche. Tandis que l’archéologie, présente sur plusieurs sites, a son Musée Saint-Laurent. Le Musée dauphinois, le plus ancien d’entre eux, est un musée dit « de société », interrogeant le patrimoine et l’histoire pour partager avec les publics une large réflexion sur notre temps. Tous ces établissements occupent des sites prestigieux en Isère, pour la plupart classés parmi les Monuments historiques. L’assemblée que je préside est convaincue du haut intérêt de la politique patrimoniale qui doit permettre à ces établissements de rencontrer les publics dans les meilleures

conditions. Mais elle exprimera aussi ses attentes et saura faire les choix qui s’imposent pour enrichir ou développer ce réseau. L’exposition que présente ce bel ouvrage est consacrée aux autochromes, ces premières photographies qui restituent la couleur, ou du moins les premières qui ont connu une réelle diffusion. Les collections départementales se sont avérées assez riches pour composer l’exposition et il n’a pas été nécessaire de recourir à des emprunts auprès d’autres musées ou de collectionneurs. Ces belles images feront assurément rêver les nostalgiques, tandis qu’elles rappelleront à tous ceux qui cumulent les millions de pixels sur un simple smartphone d’où vient le prodige de la rencontre avec la couleur. Les peintres, pour leur part, resteront sereins, eux qui ont cru à l’époque que la photographie couleur allait concurrencer leur talent. Ces vues des hautes vallées de l’Oisans, ces paysages du Nord-Dauphiné, ces scènes de genre dans nos villages, ces portraits de famille, etc., viennent comme autant de témoignages sur un passé qui, s’il ne doit pas être considéré comme idyllique ni être regretté, nous éclaire aussi sur le présent et nous aide à mieux préparer l’avenir. Jean-Pierre Barbier Président du Département Député de l’Isère

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Avant-propos

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Il y a plus de vingt ans, en 1994, le Musée dauphinois célébrait les frères Lumière en préparant le centenaire (en 1995) de la naissance du cinématographe. Une exposition (Lumière, le cinéma), réalisée par l’Institut Lumière de Lyon était ainsi offerte au public isérois ; tandis qu’une autre exposition faisait connaître l’histoire de la très rapide diffusion sur notre territoire de ce média au succès phénoménal : Cent ans de cinéma en Isère. Mais les deux frères n’en avaient pas fini avec la maîtrise de l’image. Restait à apprivoiser la couleur ! Depuis la fin des années 1860, plusieurs procédés avaient vu le jour, mais ils appelaient une telle mise en œuvre technique que leur usage restera confidentiel, aussi les témoignages parvenus jusqu’à nous sont rares. En 1907, après une quinzaine d’années de recherche, les Lumière présentent donc le procédé « autochrome », dont on découvrira dans les pages qui suivent l’étonnante composition chimique, à base de… fécule de pommes de terre. Première industrialisation et large commercialisation d’un matériel et de fournitures permettant enfin de fixer la couleur et d’approcher la réalité (que l’on considérait jusqu’alors comme imparfaite dans son rendu en noir et blanc), l’autochrome va connaître un vrai succès. Ce qui nous vaut aujourd’hui une présence relativement importante de clichés dans les collections publiques : le Musée dauphinois possède pour sa part trois cent huit plaques autochromes (dont quelques filmcolors, puisque le procédé fut ensuite appliqué sur support plastique). Certes le prix de l’appareil, des fournitures et des outils de projection, comme sa délicate manipulation, le réserveront encore à une

classe privilégiée, laquelle découvre dans le même temps le tourisme (et, sur notre territoire, la haute montagne), les deux découvertes se complétant pour renouveler l’image de la nature. Le procédé autochrome ne permettant pas de réaliser des épreuves sur papier, la diapositive obtenue, sur plaque de verre, ne peut donc être vraiment appréciée qu’en projection (des lanternes vont être adaptées à ce besoin) ou en vision en transparence (à travers un appareil binoculaire tourné vers une source de lumière). Et l’on verra les clubs et autres cercles de photographes passionnés (le plus célèbre étant, à Grenoble, la Société dauphinoise d’amateurs photographes) se réunir régulièrement pour des séances de projection. Comme les frères Lumière ont inventé le spectacle de cinéma, imposant la salle de projection (quand Thomas Edison avait inventé pour sa part un cinéma à usage personnel), la photographie autochrome ouvrait la voie à la projection en spectacle des diapositives (qui étaient certes déjà prisés pour le noir et blanc). Nombre de plaques autochromes sont en outre stéréoscopiques, permettant de saisissantes vues en relief, longtemps avant que la 3D envahisse nos écrans de cinéma. C’est somme toute durant une longue période (de 1907 à 1936) que la plaque autochrome Lumière régnera seule sur le marché de la couleur. Et il faudra attendre l’arrivée du Kodachrome et de l’Agfacolor pour voir s’effondrer son monopole et s’ouvrir l’ère d’une relative démocratisation de la photographie en couleurs. Ce ne sera toutefois qu’après la Seconde Guerre mondiale avec les appareils photographiques compacts, les films


en boîtiers facilitant les manipulations, les sensibilités de la pellicule permettant des prises de vue instantanées, que la photographie deviendra une pratique généralisée, cet « art moyen » qu’a étudié Pierre Bourdieu. Puis viendra l’ère de la photographie numérique, dont nous savons qu’elle a bouleversé les usages et mis à mal une industrie jusqu’alors prospère, touchant jusqu’au statut même de l’image fixe. Les soixante-six vues autochromes présentées dans cet ouvrage (elles sont un peu plus nombreuses dans l’exposition, mais ont dû pour la plupart faire l’objet de tirages, pour des raisons de conservation), représentent bien la nature et la qualité du fonds conservé dans les collections du Musée dauphinois. Beaucoup sont, outre leur indéniable qualité esthétique, de précieux témoignages historiques, telles ces vues de la haute vallée du Vénéon, près de Saint-Christophe-en-Oisans, que l’on découvre travaillée comme un jardin quand elle est aujourd’hui largement en friche. Cette initiative du Musée dauphinois de mettre en avant ces premières photographies couleur ne relève pas que du souci de renouer avec un thème… séduisant (la dernière exposition était consacrée à l’archéologie funéraire : Confidences d’outre-tombe !). Elle répond à un renouveau de l’intérêt pour la photographie ancienne, largement partagé. On peut en juger au nombre d’expositions proposées aux publics, un peu partout dans le monde ; mais on peut aussi hélas le constater à travers les prix pratiqués sur le marché de l’art. Pour rester dans le domaine alpin, trois mois après notre exposition, le Musée gruérien de Bulle (Suisse) présentera La Gruyère et les Alpes,

premières photographies en couleurs ; tandis que le Musée Albert-Kahn à Boulogne-Billancourt (qui possède quelque quatre-vingt mille plaques autochromes !) annonce une exposition à venir sur les vues autochromes des Alpes. Il nous faut encore reconnaître que ces fonds photographiques sont entrés dans les collections du Musée dauphinois grâce à la générosité de donateurs conscients de leur intérêt. On doit ainsi citer, s’agissant des autochromes, Janine Jacques (pour les photographies prises par son père, Jean Jacques), Jacques Bussillet (les images réalisées par son grand-père Henri Bussillet), Jacques Flandrin (les photographies prises par Maurice Dodero), Georges Flandrin (les photographies du peintre Jules Flandrin) et Philippe Bernardin (images de photographes anonymes). Qu’ils soient tous vivement remerciés et que cette exposition comme le présent ouvrage les assurent de l’attention que nous portons aux précieux documents qu’ils nous ont confiés. Enfin cette exposition a été conçue par une collègue conservateur qui, après avoir passé quinze ans au Musée dauphinois, décide de poursuivre sa carrière dans une autre institution muséale de Grenoble, sur l’autre rive de l’Isère. Cet ouvrage qu’elle a dirigé lui est donc dédié par tous ses collègues du Musée ; et ces lignes sont l’occasion de la remercier chaleureusement !

Jean Guibal Conservateur en chef du patrimoine Directeur du Musée dauphinois

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Les couleurs de l’alpe L’introduction de la plaque autoJean-Paul Gandolfo Enseignant à l’École nationale chrome Lumière, en juin 1907, marque une date importante de supérieure Louis Lumière (Saint-Denis) l’histoire de la photographie car, Bertrand Lavédrine Directeur du Centre de recherche pour la première fois, un procédé sur la conservation des collections industriel de photographie couleur (Paris) simple et performant est mis à la disposition des photographes.

L’

compagnie prospère qui a développé son expertise et sa notoriété sur la fabrication des plaques au gélatinobromure d’argent dont l’usage se généralise à partir des années 1880-1890. En rendant possible la préparation de plaques sèches qui allient la sensibilité et la facilité d’emploi, cette nouvelle technique va élargir durablement le cercle des amateurs et augmenter de manière significative les volumes d’images produites ainsi que leurs circuits de diffusion. Dans les régions alpines, ce nouvel âge de la photographie se superpose avec des évolutions majeures dans les modes de fréquentation des hautes vallées dont l’accès était encore difficile dans les dernières décennies du XIXe siècle. La terreur inspirée par ces monts maudits, qui avait profondément marqué les villageois durant le petit âge glaciaire, se dissipe progressivement alors qu’une alternance climatique s’installe et qu’apparaissent de nouvelles pratiques qui vont marquer ce début de siècle. Parmi celles-ci, on trouve le ski dont la première compétition internationale est organisée à Montgenèvre en 1907, et l’apparition de l’alpinisme sportif qui va modifier progressivement les approches en privilégiant le style et l’originalité du cheminement sur la conquête systématique des sommets qui avait prévalu au siècle précédent. Parmi les autochromistes qui abordent la représentation du paysage de montagne, on trouve un nombre significatif de pratiquants inscrits

Anonyme

Vers le col du Lautaret Hautes-Alpes, sans date. Autochrome 9 x 12 cm. Coll. R. Jeantet

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étymologie de son appellation suggère un dispositif d’enregistrement automatique de la couleur qui s’inscrit dans un mouvement global visant à simplifier les techniques photographiques pour les mettre à la portée du grand public. Cet objectif est au centre des préoccupations de Louis et Auguste Lumière lorsqu’ils s’engagent, dès le début des années 1890, dans un vaste programme de recherches qui les conduira à inventer cette diapositive sur verre. Elle dominera pendant plusieurs décennies le marché de la photographie couleur naissante et leur assurera une suprématie technologique que leurs principaux concurrents, comme la société américaine Kodak, ne parviendront pas à leur contester. Pour l’essentiel, la plaque autochrome sera utilisée par les amateurs et ignorée par les professionnels car, dans ces premières années du XXe siècle, la production d’épreuves en couleurs reste une procédure longue et complexe, et l’illustration des supports imprimés exploite majoritairement les ressources offertes par le noir et blanc. La fabrication de l’autochrome bénéficie de l’infrastructure d’une

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dans des sociétés savantes chargées de la vulgarisation technique et scientifique (Société française de photographie), des clubs sportifs (Club alpin français) ou encore des sociétés d’excursionnistes (Touring Club de France). Pour ces nouveaux adeptes de la montagne, la facilité de mise en œuvre du procédé autochrome et la qualité des résultats qu’il propose vont provoquer un engouement durable et reléguer les photographies coloriées produites depuis l’introduction du daguerréotype dans la catégorie des procédés désuets. Pour désigner ces nouvelles images, on parle alors de « photographie en couleurs véritables » pour ne laisser aucune ambiguïté sur la capacité du soleil à fixer son empreinte colorée sur la plaque photosensible. La photochromie, comme on la désigne également à cette époque, renouvelle les possibilités du médium pour ces nouveaux voyageurs qui peuvent ainsi prolonger la tradition romantique en allant contempler et enregistrer sous toutes leurs nuances les points de vue sublimes sur ces « cathédrales de la terre » défendues par John Ruskin. Le pointillisme du réseau trichrome et les analogies qu’il entretient avec la physiologie de la vision positionnent l’autochrome dans le courant pictorialiste qui est encore bien représenté dans la production photographique de ce début de siècle. Dans l’introduction de l’ouvrage qu’il consacre à la plaque autochrome, le docteur Grange, vice-président de la Société photographique de Lyon, insiste sur la diversité des approches tout en assumant ce lien fort avec les pratiques picturales : « Deux amateurs devant le même paysage pourront le rendre d’une manière différente, comme deux peintres vous donneront des tableaux non semblables.»1

Le procédé autochrome des frères Lumière La plaque autochrome repose sur le principe de la méthode trichrome appliquée à la reproduction photographique des couleurs, telle qu’il avait été énoncé dans la seconde moitié du XIXe siècle. En 1802, le physiologiste Thomas Young démontre, à partir des travaux expérimentaux qu’il mène sur la dissection de l’œil, que la physiologie de la perception procède d’un mode trichrome. La répartition spatiale des cellules visuelles qui tapissent le fond de la rétine est organisée en fonction de leur sensibilité chromatique ; celle-ci pouvant se situer dans les domaines bleu, vert ou rouge du spectre lumineux. L’ensemble des procédés trichromes imaginés au XIXe siècle exige donc la réalisation préalable de trois clichés de sélection obtenus sur des plaques argentiques monochromes qui sont exposées derrière des filtres bleu, vert et rouge. Au-delà des contraintes d’immobilité du sujet, la complexité de cette méthode la réserve à un cercle restreint de spécialistes, seuls capables d’en surmonter les multiples difficultés. Dans les premières années du XXe siècle, la simplification de ces dispositifs trichromes expérimentaux représente un enjeu majeur pour les industriels de la photographie, en Europe comme aux États-Unis. Après avoir exploré plusieurs pistes dont celle qui avait été proposée par le physicien Gabriel Lippmann, Louis et Auguste Lumière orientent leurs investigations vers une méthode originale dont le principe avait été proposé par Louis Ducos du Hauron. Cet inventeur visionnaire de la seconde partie du XIXe siècle avait défini les bases fondamentales des procédés


photographiques trichromes qui allaient se mettre en place au siècle suivant. Parmi les multiples inventions de ce pionnier de la photochromie, l’une d’elles était restée au stade de la proposition dans son ouvrage publié en 1869 : « Il existe une dernière méthode par laquelle la triple opération (sélection des couleurs) se fait sur une seule surface. Le tamisage des trois couleurs simples s’accomplit non plus au moyen de verres colorés, mais au moyen d’une feuille translucide recouverte mécaniquement d’un grain de trois couleurs. »2 En imaginant l’intégration des filtres de sélection – microscopiques et présents en grand nombre – à l’intérieur même de la couche photographique, Ducos du Hauron avait imaginé le principe fondateur des procédés additifs à réseaux dont le prolongement contemporain est présent dans notre vie quotidienne sous la forme de l’écran (cathodique, LCD, plasma…) ou encore du

capteur photosensible qui équipe nos appareils photographiques numériques. Quatre années séparent le dépôt du brevet initial de la commercialisation des plaques autochromes dont les premiers exemplaires arrivent sur le marché à l’été 1907. Cette longue période de gestation peut être mise en relation avec les difficultés que doivent surmonter les frères Lumière pour passer du concept de l’invention au prototype, puis à la réalisation de l’objet industriel. Dans un premier temps, il faut matérialiser le « grain » évoqué par Ducos du Hauron et trouver un produit susceptible de fixer les couleurs mises en œuvre pour la sélection. Les frères Lumière orientent leurs recherches vers des éléments végétaux, en privilégiant les substances qui contiennent de l’amidon. Ils profitent des

Anonyme Le col du Lautaret, Hautes-Alpes, sans date. Autochrome 9 x 12 cm. Coll. R. Jeantet

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Anonyme

Vers le col du Lautaret Hautes-Alpes, sans date. Autochrome 9 x 12 cm. Coll. R. Jeantet

Posographe Pathé pour l’évaluation des temps de pose. Coll. privée

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relations nouées dans de nombreux pays étrangers à l’occasion de la diffusion de leurs produits pour se faire envoyer des échantillons. Parmi les multiples lettres qui alimentent ces échanges, on peut lire à la fin de 1903 la réponse du directeur du laboratoire municipal de la ville de Lyon adressée à Louis Lumière : « Ci-inclus la liste des matières féculentes que je vous ai promise hier soir en rentrant de l’Hôtel de Ville. Il est bien entendu que je ne garantis ni les dimensions ni les formes données pour les granules amylacés qu’elles renferment en laissant la responsabilité aux auteurs qui les ont déterminées... » Suit la liste documentée de trente-huit espèces parmi lesquelles on trouve des céréales communes comme l’avoine, le blé, le seigle ou l’orge, et d’autres plus rares comme l’igname (plante tropicale présentant un tubercule farineux) ou le tacca (plante tropicale herbacée). Leur choix se porte finalement sur la fécule de pomme de terre. La taille des particules d’amidon qu’elle contient peut varier entre 5 et 100 microns, ce qui les oblige à développer

une méthode de tri sophistiquée permettant d’extraire les grains de fécule présentant une taille moyenne de 15 microns, mais cet inconvénient est compensé par une bonne aptitude à fixer les colorants qui permet de constituer des écrans suffisamment sélectifs répondant aux paramètres spectraux de la sélection trichrome. Cet extrait d’une étude industrielle commanditée par le Crédit Lyonnais en 1906, soit un an avant la commercialisation du procédé, résume à elle seule la persévérance dont ont dû faire preuve les deux inventeurs, tout en trahissant un manque de clairvoyance chez leurs financiers : « L’utilisation de ces plaques pour le tirage d’ épreuves en couleurs est impossible, du moins dans l’ état actuel des recherches. Les positifs colorés obtenus par le procédé Lumière ne peuvent donc être utilisés qu’ à des objets très spéciaux (projections lumineuses, stéréoscopie… ). Ces positifs constituent jusqu’ ici de simples objets de réclame, très coûteux et très imparfaits et non des produits courants à l’usage du public.»3



Émile Duchemin, en quête de couleurs Au cœur de sa riche collection de projection et autres clichés, soit Marie-Françoise pièces iconographiques consacrées plus de 25 000 plaques environ, Bois-Delatte Conservateur en chef au Dauphiné, formée de milliers de est remise à la bibliothèque de à la bibliothèque municipale dessins, estampes, affiches, photola Ville de Grenoble. Parmi eux, de Grenoble graphies, la bibliothèque municifigurent 70 autochromes réalipale de Grenoble abrite une belle sées par Émile Duchemin. collection de plaques de verre ; c’est, Figure marquante de la SDAP, en particulier, celle de la Société tout comme son ami Ferrand, dauphinoise d’amateurs photographes (SDAP) qui Émile Duchemin (1862-1914) est également retient l’attention1. membre de multiples sociétés dauphinoises.

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ondée à Grenoble en mars 1890 à l’initiative d’Henri Ferrand (1853-1926), avocat, alpiniste et photographe, cette société photographique qui ne réunit, comme son nom l’indique, que des amateurs, à l’exclusion de tout professionnel, occupe durant la cinquantaine d’années de son existence une place importante dans les milieux de la sociabilité grenobloise, et ses rangs comptent nombre d’érudits. Entre l’édition d’un bulletin paraissant régulièrement jusqu’en 1914, l’organisation d’expositions, de conférences et de séances de projection, de sorties ou « courses collectives », et surtout l’installation de locaux où tout le matériel nécessaire est mis à disposition de ses membres, la SDAP rayonne sur le monde éclairé de la photographie grenobloise. À sa dissolution en 1940, l’intégralité de sa collection, négatifs, positifs, positifs de

Ancien artiste lyrique (resté très attaché à ce milieu, il assume la vice-présidence de la commission théâtrale), il dirige à Grenoble un négoce en peaux fournissant les fabriques de gants. Membre titulaire de l’Académie delphinale et du Comité de patronage des étudiants étrangers, il joue un rôle non négligeable au sein des sociétés sportives et touristiques : il occupe les fonctions d’administrateur du syndicat d’initiative, de délégué du Touring Club de France, de président du Vélo-club dauphinois. L’un des premiers à posséder une automobile, il fonde l’Automobile-club dauphinois, dont il assume durant deux années la présidence. Membre fondateur de la SDAP, Émile Duchemin préside à ses destinées en 1897 et 1898, restant au bureau jusqu’en 1902, avant d’être nommé administrateur honoraire. Passionné de photographie, il réalise des clichés de tous types, qui font écrire à Ferrand que « les deux noms

Émile Duchemin

Les cannas du jardin des plantes de Grenoble Vers 1910. Autochrome. Coll. bibliothèque municipale de Grenoble, fonds SDAP

Insigne de la Société dauphinoise d’amateurs photographes. Coll. Musée dauphinois (inv.20.28.45)

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Dauphiné et Duchemin deviennent à peu près inséparables »2. Parmi eux, 7 à 8 000 positifs de projection utilisés par leur auteur au gré des conférences. Prêtés dans toute la France et à l’étranger à des sociétés photographiques correspondantes, ils lui valent de multiples récompenses. Avec ses « yeux de chercheur d’ inédit »3, il traque en permanence le détail, ceci jusqu’à son décès subit qui provoque une vive émotion. Particulièrement ouverte aux progrès, la SDAP n’était pas passée à côté de la couleur : en 1901, est donnée une projection de trichromie Lumière4, et, en 1910, d’autochromes réalisées par ses membres, Mrs René Rivière et Rimet, dans la salle de l’Eldorado, de concert avec la Société des alpinistes dauphinois (SAD) 5. Le coût très élevé des plaques rendant leur usage prohibitif pour de nombreuses bourses, même en étant membre de la SDAP, notre œil de ce début du XXIe siècle, si habitué au diktat de l’image, ne peut que rester admiratif devant les autochromes d’Émile Duchemin précieusement conservées. Ce procédé ne permettant aucune duplication, nul doute que l’opérateur ait œuvré à plusieurs reprises pour réaliser ses doubles. Il n’a malheureusement pas légendé tous ses clichés, que l’on peut dater approximativement des années 1910. Cependant, on reconnaît sans peine plusieurs lieux familiers à tous les Grenoblois : Saint-Martin-le-Vinoux, à l’abri du Néron, avec très peu de résidences installées à son pied ; le Grand Som ; l’église de Quaix et son cimetière ; le château d’Uriage se détachant sur Belledonne enneigée, l’établissement thermal, propriété du comte de SaintFerriol, et de luxueuses villas. Dans le parc de ce même château, le photographe amateur a

Émile Duchemin

Saint-Martin-leVinoux et le Néron Vers 1910. Autochrome. Coll. bibliothèque municipale de Grenoble, fonds SDAP

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même réalisé son autoportrait : une autochrome le montre emmitouflé dans sa pelisse, au volant de son automobile, sur le marchepied de laquelle on distingue très clairement la boîte de l’appareil photographique. Combien de temps a-t-il dû poser, rigide, sans ciller ni se laisser distraire ? Sur d’autres clichés, on admire la subtile lumière des sous-bois, tout juste sortis de l’hiver, le lac Clarey et celui de Saint-Sixte. Comme en hommage à une palette de couleurs, explosent à Grenoble le foisonnement des cannas du jardin des plantes (p. 28), ou les floraisons du jardin de l’hôtel de ville encore dominé par la statue d’Hercule. Enfin, la paisible harmonie d’un paysage rural avec ses meules de foin incite notre esprit à la rêverie, celle d’une ferme à Theys à s’évader à l’air pur, tandis qu’avec douceur, un village du Vercors s’éveille au vert tendre de ses prairies.

Émile Duchemin

Émile Duchemin sur son automobile dans le parc du château d’Uriage Vers 1910. Autochrome. Coll. bibliothèque municipale de Grenoble, fonds SDAP

33 Voir à ce sujet : Marie-Françoise Bois-Delatte, « Lanterne magique et chambre noire : la Société dauphinoise d’amateurs photographes », dans La Pierre et l’Écrit, n° 15, 2004, p. 211-240 ; ainsi que l’exposition virtuelle réalisée par la bibliothèque municipale de Grenoble : « Des montagnes et des hommes. Une aventure en images : la Société dauphinoise d’amateurs

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photographes (1890-1940) », en ligne sur http://pagella. bm-grenoble.fr 2 Bulletin de la SDAP, n° 21, avril 1902, p. 4. 3 La Lanterne grenobloise, n° 35, 12 octobre 1901, p. 140-141. 4 Bulletin de la SDAP, n° 16, janvier 1901, p. 20. 5 Ibid., n° 45, 1910, p. 14.


La collection d’autochromes du Musée dauphinois Valérie Huss Conservatrice du patrimoine au Musée dauphinois

Boite de quatre plaques autochromes. Anonyme

Monsieur et madame Edmond Arnaud dans leur jardin. Autochrome 13 x 18 cm. Coll. Musée dauphinois (inv. PC2013.1.12).

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La photographie est représentée dans les collections du Musée dauphinois depuis sa fondation en 1906 grâce à son animateur et fondateur, Hippolyte Müller. Il commence à la pratiquer à l’âge de vingt-six ans et ne cessera jamais, pendant quarante années, de l’utiliser dans ses nombreuses activités. Les milliers de documents qu’il nous a laissés témoignent de son travail d’archéologue, d’ethnologue et de conservateur tout en demeurant une source précieuse pour les chercheurs. La photothèque du Musée dauphinois est sans doute aujourd’hui la plus complète pour documenter le département de l’Isère, proposant aussi une vaste ouverture sur les Alpes françaises, avec notamment le fonds de l’Institut de géographie alpine qui nous offre une somme d’informations sur les paysages alpins et les communautés qui les habitent. Elle conserve les fonds d’atelier de nombreux photographes professionnels (Augustin Michel, Radisaw Tomitch, Lucien Sap, Oddoux Fousset, Gep-Fine, Paul et Frédéric Cristille, la dynastie Martinotto, Charles-Joseph MaréchalGautier et plus récemment l’agence Jimagine). En complément, un regard

différent sur le territoire et ses habitants nous est donné par la production des amateurs photographes (le pharmacien et collectionneur Maurice Boissieux, l’alpiniste et géodésien Paul Helbronner, le sensible Jean Jacques…). Des premiers daguerréotypes à l’image numérique, aucun support photographique ne lui échappe. Parmi ces quelque 200 000 documents, 308 autochromes et Filmcolor ont été redécouverts, numérisés et étudiés à l’occasion de la préparation de cette exposition. Un chiffre qui semble modeste au regard de l’ensemble de la photothèque mais qui s’explique par le coût élevé du procédé à l’époque. Cette pratique était, de fait, réservée à des amateurs aisés. Par ailleurs, l’impossibilité d’en faire des tirages sur papier la rendait moins populaire que les plaques monochromes. Cette collection, bien circonscrite, nous a permis de la valoriser en totalité dans l’exposition Premières couleurs. La photographie autochrome et d’étudier, dans cet ouvrage, les trois principaux ensembles qui la composent. Ceux de Jules Flandrin et de Jean Jacques étaient, jusqu’à présent, restés inédits. Le fonds comprend donc : • 158 autochromes stéréoscopiques

(121 en 10 x 15 cm et 37 en 6 x 13 cm) de Jean Jacques (1888-1985), donnés par sa fille Janine Jacques en 1992. Originaire de la région parisienne, il s’installe à Grenoble en 1919 où il prend une étude d’avoué et pratique, en amateur, la photographie et le cinéma. • 68 autochromes stéréoscopiques (6 x 13 cm) d’Henri Bussillet (18821968), donnés par son petit-fils Jacques Bussillet en 2011. Médecin à Coligny (Ain), il était un fervent alpiniste et un ami d’Auguste Lumière, donc très au fait de cette technique. • 29 autochromes de l’artiste-peintre Jules Flandrin (1871-1947), cédés par le docteur Georges Flandrin en 2015, qui témoignent de son attachement à l’Isère. • 19 autochromes sur support plastique Filmcolor (6 x 13 cm) de l’ingénieur et alpiniste Maurice Dodero (1898-1959), don de Jacques Flandrin en 2008. • 34 autochromes d’origines diverses dont plusieurs issues du fonds Bernardin. Il est possible que certaines plaques en couleurs nous aient échappé parmi les milliers qui restent encore à recenser. La porte ouverte, peutêtre, à de nouvelles et enthousiasmantes découvertes. n


Contributions et remerciements La réalisation de l’exposition Premières couleurs - La photographie autochrome, présentée au Musée dauphinois (du 21 mai au 21 septembre 2015) a été conduite par Jean Guibal, directeur, conservateur en chef du patrimoine, Valérie Huss, conservatrice du patrimoine, et Franck Philippeaux, conservateur du patrimoine.

Auteurs de la publication Marie-Françoise Bois-Delatte, conservateur en chef à la bibliothèque municipale de Grenoble. Jean-Paul Gandolfo, enseignant à l’École nationale supérieure Louis Lumière (ENSLL, Saint-Denis). Jean Guibal, conservateur en chef, directeur du Musée dauphinois. Valérie Huss, conservatrice du patrimoine au Musée dauphinois, responsable des collections et des ressources documentaires. Bertrand Lavédrine, directeur du Centre de recherche sur la conservation des collections (CRCC, Paris). Antoine Musy, régisseur de collections au Musée dauphinois. Mégane Revil Baudard, photothécaire au Musée dauphinois.

Merci aux personnes, associations, institutions et collectivités qui ont répondu à nos sollicitations dans le cadre de l’exposition Marie-Bénédicte Arthaud, Philippe Bernardin, Jacques Bussillet, le docteur Georges Flandrin, Jules Flandrin, Thierry Giraud, Philippe Grange, Janine Jacques, Robert Jeantet, Daniel Pelloux. Archives départementales de l’Isère, bibliothèque municipale de Grenoble, Institut de France, Institut Lumière, médiathèque de Vienne, musée des Beaux-Arts de Pau, musée de Bourgoin-Jallieu, musée Albert-Kahn. Contributions des équipes du Musée dauphinois collections, documentation : Éloïse Antzamidakis, Elvire Bassé, Pascal Chatelas, Jean-Max Denis, Antoine Musy, Mégane Revil Baudard et Aurélie Berre sous la direction de Valérie Huss. photographie et numérisation : Denis Vinçon. communication : Agnès Jonquères ; médiation : Patricia Kyriakidès, Sabine Lantz-Gaudichon, Margot Delobelle. équipe d’accueil des publics : Fahima Bouchankouk, Eric Van Bochove, Rachid Dabaji, Félix Isolda. gestion administrative et financière :

Claudine Croisat, Nora Grama, Agnès Martin.

vente et diffusion de l’ouvrage

:

Christine Julien. : Véronique Barale, Pierre-Alain Briol, Jean-Louis Faure, Frédéric Gamblin, Dorian Jodin, Benoît Montessuit, Daniel Pelloux, sous la direction d’Armand Grillo.

réalisation technique

Contributions extérieures C onseiller artistique : Hervé Frumy Visuel de l’exposition et signalétique événementielle : Atelier Hervé Frumy. R electure de l’ouvrage : Dominique

Vulliamy.

Le Musée dauphinois est un service de la Direction de la Culture et du Patrimoine, Département de l’Isère.

Crédits photographiques Sauf mention contraire, les documents reproduits appartiennent aux collections du Musée dauphinois et les clichés ont été réalisés par Denis Vinçon, photographe. page 37 : musée des Beaux-Arts de Pau, photo Jean-Christophe Poumeyrol. 119


Conception graphique : Hervé Frumy assisté de Francis Richard Impression : IME by Estimprim © Patrimoine en Isère / Musée dauphinois ISBN 978-2-35567-098-5 Dépôt légal : mai 2015 Code 4387



16 e

978-2-35567-098-5

4387

Premières couleurs La photographie autochrome

Cet ouvrage qui accompagne l’exposition Premières couleurs La photographie autochrome, vous convie à la découverte des premières photographies en couleurs à travers la collection inédite d’autochromes du Musée dauphinois.

Musée dauphinois

Des photographies en couleurs ! Tous les amateurs en rêvent à la fin du XIXe siècle, dans l’effervescence qui suit la diffusion des premiers daguerréotypes (1839). Cette attente de la polychromie sera comblée par la plaque autochrome des frères Lumière, brevetée en décembre 1903, et produite industriellement à Lyon à partir de 1907. Très au fait des nouveautés techniques, les amateurs photographes de l’Isère s’approprient le procédé autochrome, d’autant plus rapidement qu’ils en ont suivi les perfectionnements depuis plusieurs années déjà. Parallèlement, les fabricants d’appareils photographiques, de matériel de laboratoire, de plaques et de papiers, rivalisent d’inventivité. Une offre qui va dans le sens du désir de mobilité du photographe, avec du matériel toujours plus compact, plus léger et plus polyvalent. Il n’a que l’embarras du choix pour peu qu’il ait les moyens de ses envies.

Premières couleurs La photographie autochrome Musée dauphinois


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