L'Interférence

Page 1

Resté inédit du vivant de l’auteur, L’Interférence met en lumière le bouleversement de la colonisation à travers le destin d’une famille malgache suivie sur trois générations. Ce livre est le premier volume des œuvres complètes de Jean-Joseph Rabearivelo, que no comment® éditions publie pour la première fois en collection de poche.

Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937) est l’un des fondateurs de la littérature malgache. Poèmes, romans, nouvelles, pièces de théâtre, essais, journal intime... son oeuvre explore tous les genres littéraires, en malgache et en français. Pour L. S. Senghor, il est le « Prince des poètes malgaches ». 10 €

no comment® éditions www.nocomment-editions.com

ISBN

979-10-90721-17-3

nc e

Jean-Joseph Rabearivelo

L’Interférence

œuvres complètes - I

La tête brûlante, les poings crispés, il ne contenait plus son désespoir et sa furie. Il courut au Palais et vit le désarroi général. »

Jean-Joseph Rabearivelo • L’INTERFÉRENCE

« Il avait appris successivement la mort de son oncle dans une rencontre sanglante, la défaite de sa colonne, la prise d’Andriba, la défaite de Tsinainondry et l’avancement rapide de l’ennemi. Il fallait un effort suprême et inouï pour le refouler ; il s’y attendait et se cramponnait à cette dernière idée qui n’était qu’un vœu, et qui ne fut pas exaucé d’après les dernières nouvelles : presque tous les officiers hova s’étaient rendus !

Jean-Joseph Rabearivelo • L’Interférence

œuvres complètes -I-

œuvres complètes - I

-I-

no comment® éditions



L’INTERFÉRENCE roman



JEAN-JOSEPH RABEARIVELO

L’INTERFÉRENCE roman

no comment® éditions


REMERCIEMENTS L’éditeur remercie la famille Rabearivelo ainsi que Serge Meitinger pour son travail sur les notes.

Cet ouvrage a été publié avec le soutien du laboratoire d’excellence TransferS (programme Investissements d’avenir ANR-10-IDEX-0001-02 PSL* et ANR-10-LABX-0099).

ISBN 979-10-90721-17-3 © no comment® éditions, juin 2019

2, rue Ratianarivo – Antananarivo 101 – Madagascar

www.nocomment-editions.com © Animal pensant, juin 2019

10, quai d’Austerlitz  – bateau Playtime – 75013 Paris – France

www.animalpensant.com


Jean-Joseph Rabearivelo

Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937) est l’une des figures emblématiques de la littérature malgache. Il est né Rabe dans le quartier d’Isoraka, à Tananarive, d’une jeune mère et d’un père inconnu. Élève des Frères des écoles chrétiennes jusqu’en 1913, il se familiarise avec la langue française mais doit rapidement renoncer à ses études. Employé comme secrétaire puis aide bibliothécaire, il s’initie à la littérature et à l’art. Ses premiers textes en malgache paraissent dans la gazette Vakio Ity en 1920, et son premier poème en français, « Le Couchant », dans la Tribune de Madagascar en mai 1921. En langue malgache, il s’essaie à quelques nouvelles picaresques ou sentimentales, explore les richesses de la poésie orale de son pays, des régions merina, bara ou antakarana, écrit des pièces de théâtre, cantates ou saynètes, inspirées des légendes ou de l’histoire de Madagascar. Il écrit également de la poésie et traduit ses amis. En langue française, il entreprend un travail poétique exigeant, écrit des romans historiques (L’Interférence, L’Aube rouge), des essais sur la littérature ou sur l’histoire et tient un journal intime, les Calepins bleus, de 1924 à 1937 (seules les cinq dernières années nous sont parvenues). Il cultive tout au long de sa vie des liens avec les réseaux intellectuels et artistiques de Tananarive et d’ailleurs. Correspondant régulier d’écrivains français, mais aussi japonais ou mexicains, il entretient également des relations artistiques intenses avec les écrivains, peintres, musiciens et photographes de Madagascar. « Prince des poètes malgaches » pour L. S. Senghor, il est pour J. Amrouche son « frère 7


austral » et pour J. Rabemananjara comme pour J.-L. Raharimanana un père en littérature. Son œuvre est en partie inédite lorsqu’il disparaît, le 22 juin 1937. Achevé en juin 1929, L’Interférence est resté inédit du vivant de Jean-Joseph Rabearivelo et n’a été publié pour la première fois qu’en 1988. Il a été conçu par l’auteur comme le premier récit d’une trilogie, « Le dépaysement imérinien », restée à l’état de projet. Le roman ne place pas au premier plan les grands personnages de l’histoire malgache, comme L’Aube rouge, mais passe par le biais de la petite histoire pour évoquer la grande. Du roman historique, il fait un roman familial. Rabearivelo évoque trois générations d’une grande famille de Hova. Chaque génération correspond à une partie du texte et à un règne différent : Ranavalona 1re, Radama II et Ranavalona III. Le titre de l’œuvre renvoie au choc résultant des « lumières contraires de deux civilisations », un choc qui éblouit « jusqu’à la cécité et […] jusqu’à son extinction » cette lignée malgache aux prises avec l’Histoire. L’Interférence possède certains des traits du roman exotique. Il a également été lu comme une métaphore de la contradiction existentielle de Rabearivelo, lui-même pris entre deux feux, deux langues, deux mondes.


Je dédie ce tout petit livre que j’aurais voulu plus dense pour contenir le roman touffu de toute une famille et de presque toute une race à mes amis : André Berge, Elian J. Finbert et Henri Mariol J.-J. R.



Prologue

Retenant et caressant son chien qui s’élançait et aboyait furieusement, le vieillard soupira. Son regard, sous les touffes dévastées de ses cils à demi grisonnants, émettait d’étranges feux qui ne laissaient rien deviner de leur expression. Je le regardais plus attentivement, avec plus d’angoisse et de curiosité. Lui, la tête tendue et les mains en avant comme pour saisir quelque chose dans l’immobilité de la nuit, plus étanche que partout ailleurs, sur l’eau, se taisait. Car la nuit seule était immobile sur cette eau dont la surface se ridait d’innombrables petits cercles qui, à mesure qu’ils s’élargissaient, perdaient de leurs contours sinueux et mouvants. Il se leva. « Et l’histoire de la famille Baholy, seigneur-enfant, me dit-il en une sentence lumineusement obscure qui reflétait toute l’âme nébuleuse de l’Émyrne, est là, symbolisée par cette pierre qui vient de troubler la paix de l’eau. » Il se pencha sur son chien et, l’entraînant, sans écouter mes remerciements ni mes adieux, se retira. Je voulus le suivre, lui demander encore plus de détails et même le prier de passer la nuit chez moi pour me redire l’histoire de cette famille que les lumières contraires de deux civilisations avaient éblouie jusqu’à la cécité et, si je pouvais ordonner ainsi la phrase, jusqu’à son extinction. Il marchait vite et je ne pus le rejoindre au deuxième tournant d’un sentier onduleux qui menait à une futaie ténébreuse. Pourquoi revins-je au bord de l’eau après cette déception ? Pourquoi rejetai-je un dernier mais amoureux regard sur la place, indiscernable, où un geste inconscient du vieillard avait à jamais perdu le morceau de pierre ? Maintenant, l’eau aussi était immobile et paraissait n’avoir aucun souvenir de son récent émoi. 11


Les dernières paroles du vieux conteur résonnaient toujours au fond de mon cœur et, le matin, le drap en fuite et le lit en désordre, après avoir embelli et brodé en rêve l’histoire de Baholy, je les entendais encore… 31 octobre 1928


Première partie LES RAYONS ORIGINELS



I

Bien que de sourdes envies, sous le couvert de la plus feinte amitié, se fissent déjà sentir à la Cour, la terre d’Émyrne en particulier et toute l’île en général appartenaient encore à leurs habitants naturels quand Baholy naquit. Fille de grands du royaume qui disposaient de tout, pouvoirs et fortune, on peut dire qu’elle fut entourée, dès sa naissance, de toutes les faveurs du sort : une suite de ce qu’on appelle maintenant des bonnes aux attributions multiples et variées, un essaim d’esclaves auquel se joignait sinon toute une population, du moins toute une tribu, plus la facilité gratuite de la vie : quelle plus belle étoile au firmament d’une destinée ! Et son nom : sa rareté, ses syllabes musicales ne sont encore rien auprès d’une autre vertu qui lui assure, contrairement aux autres noms malgaches, comme un signe d’inaliénabilité et d’intégralité. En effet, alors que tous les autres noms peuvent se scinder, avec autant de sens et plus de sonorité, en deux et même en trois, le nom de cette fille de la dernière splendeur imérinienne ne souffre aucune coupure, à moins de risquer un non-sens et une faute de goût. Baholy est un nom entier, indivisible. Augure, sans doute.

15


Ses parents, et plus particulièrement du côté paternel, appartenaient à la tribu ou à la secte des Zanakantitra, c’est-à-dire, très librement traduit, des Vieux Hova1. L’intransigeance de ces gens en matière d’attachement aux vieilles coutumes et au statut traditionnel n’est pas à discuter : elle a donné à l’histoire imérinienne des pages héroïques et sanglantes, dictées par le plus fanatique des nationalismes. Le grand-père de Baholy figura parmi les officiers qui s’étaient fait remarquer par leur inébranlable volonté, lors de la persécution des chrétiens ordonnée par la reine Ranavalona Ire, d’illustre mémoire. On raconte même que, lors de l’affaire de la belle Ranivo dont nous allons parler en passant, il sollicita et obtint, grâce à de puissantes interventions, une nomination loin d’Iarive. C’était une manifestation, et les autorités supérieures ne laissèrent pas de la sentir, sans toutefois oser relever l’offense. La figure de la belle Ranivo ne ressort guère au milieu d’autres faits mémorables de l’histoire de l’Émyrne. Elle mérite pourtant une place enviable, puisqu’elle ne cède en rien aux plus hauts faits romanesques. Belle d’une beauté que rehaussait encore la fleur de son âge, son entourage l’avait initiée au christianisme. Le temps et la politique de ses maîtres étaient alors implacables pour tout ce qui était article d’importation, qu’il s’agît d’effets ou de sentiment. Le service de dépistage, sans préjudice des nombreuses lâchetés, la fit déférer devant le tribunal nommé provisoirement, mais avec le plus de compétence, à connaître de ces « crimes ». Elle y 1. Groupe de personnes non nobles établies près d’Arivonimamo (Imerina occidentale). Assujettis à de rudes corvées royales pour avoir combattu le roi Andrianampoinimerina, ils revendiquent un ancien statut de nobles et rejettent la conversion de Ranavalona II au christianisme en 1869. Ils jouent un rôle moteur dans l’insurrection anti-européenne et antichrétienne des Menalamba en 1895.

16


comparut sans le moindre effroi, forte plutôt de sa beauté que de son innocence. Elle commença par sourire imperturbablement à ses juges, lesquels, du reste, étaient conquis. À toutes les questions, graves et menaçantes pour la forme, elle n’opposa que la grâce un peu narquoise de son silence. Provocation inconcevable de la part d’une chrétienne à l’adresse de ses juges païens ou, ce qui se comprendrait plus aisément, faiblesse armée commune à toutes les femmes aux heures difficiles ? On n’en sut jamais rien ; mais Ranivo, au cours des nombreuses comparutions auxquelles elle était conviée, en usa toujours sans essuyer aucun échec. L’issue de cette instruction qui avait fini, bien souvent, pour tant d’autres accusés des deux sexes, par ériger un tribunal prononçant la peine capitale, n’étonnera personne : munie de chaudes et discrètes recommandations pour qu’on ne lui administrât qu’une dose bénigne du poison ordalique, la belle chrétienne fut soumise à l’épreuve du tanguin1. Elle en sortit indemne et, reconnue innocente, puisqu’on ne lui avait exigé aucun serment contraire, elle put continuer à pratiquer sa foi sans courir le moindre péril. Des traditions orales disent encore que l’espoir amoureux de quelques-uns de ses instructeurs l’y aida jusqu’à la proclamation de la liberté religieuse. On peut les croire fondées. Mais ce geste trop libéral, vraiment criminel en son temps et aux yeux des Zanakantitra, ne plut pas à un officier judiciaire qui avait participé à l’inquisition ordonnée par le chauvinisme de la reine païenne. L’homme voulut immédiatement le dénoncer à la Cour et fit tout pour le faire sanctionner en mobilisant toutes ses hautes relations. On crut un temps qu’il réussirait et l’on s’attendait, avec autant d’effroi que d’amusement, à voir du mouvement dans la monotonie sanglante du règne. Mais c’était compter sans les 1. Poison administré aux suspects lors des ordalies.

17


intrigues palatines, lesquelles, en vérité, décidaient de tous les sorts ; c’était surtout compter sans la contreinfluence possible du clan attaqué : celui-ci se défendit âprement sous la protection d’un homme qui avait le plus fait pour le couronnement du grand roi Poina, dont le souvenir confinait à un véritable culte dans le cœur de Ranavalona. Une semaine après, il obtint l’étouffement de l’affaire. Plus encore que son échec, l’intrusion incompréhensible du vénérable vieillard dans ce procès promis à un grand retentissement irrita l’officier plaignant ; et comme il se savait en quelque sorte indispensable à la politique royale, peut-être à la fois pour manifester son mécontentement et, tout lâchant, pour faire sentir le vide qu’il ferait en s’en allant, il se fit nommer à la tête d’un poste perdu dans le Sud de l’Île. À un enfant gâté et en qui l’on fonde un peu d’espoir, on ne peut décemment pas refuser deux choses successivement : on insista auprès de la Reine, et celle-ci y consentit à contrecœur. Ce fut, du reste, un moyen pour elle de s’éviter de gros ennuis, une plainte inentendue émanant d’un puissant pouvant déchaîner, à la fin, la pire soif vindicative. Deux jours à peine après l’acceptation de sa demande, le jeune homme mit ses papiers en règle et fit ses adieux au Palais. Quelques heures après, suivi de sa famille entière et de tous ses esclaves chargés de tous ses biens mobiliers, il était parvenu sur son filanzane1 à l’endroit où, pour la dernière fois, on peut voir la capitale. Il fit arrêter un instant ses porteurs et jeta un regard rendu inexpressif par l’ardeur muette de son sentiment sur les tours du palais. Il l’étendit jusqu’au point où l’horizon bleu d’Iarive était visible et,

1. Chaise à porteurs.

18


enfonçant nerveusement ses mains crispées dans ses poches, il murmura : « Que n’ai-je pu emporter jusqu’au tombeau de mes pères et jusqu’à la maison qu’ils m’ont laissée ! Tous ces liens, qui y laissent leur bout, m’attachent encore à cette terre ! » Il se ravisa bientôt et redonna le signe du départ. Les porteurs, pour oublier la longueur du temps, commencèrent à chanter. La voix des esclaves les accompagnait, et aussi le chant – interrompu un moment puis repris aussitôt de plus belle – des oiseaux surpris par tout ce vacarme inusité qui vite s’atténuait, et le froufrou de leurs ailes au contact des hautes herbes. La caravane se fraye un passage à travers la brousse épaisse et s’éloigne avec la rapidité des nuages floconneux à certaine saison. Devant elle, c’est le mystère de l’Inconnu vite exploré. Derrière, la porte de la destinée qui se ferme là où le passage de ces coureurs effrénés l’ouvre par la nostalgie du Chant, compagnon éternel des nomades et des désespérés. Et la Nature redevient la grande taciturne qu’elle était. Sa vie active est décelée par la seule mobilité de la lumière et la fuite du vent, accusée par le rêve parfumé de la végétation sauvage.



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.