L’AUBE ROUGE sotie
JEAN-JOSEPH RABEARIVELO
L’AUBE ROUGE sotie
no comment® éditions
REMERCIEMENTS L’éditeur remercie la famille Rabearivelo, Claire Riffard ainsi que Serge Meitinger pour son travail sur les notes et la présentation de l'ouvrage.
Cet ouvrage a été publié avec le soutien du laboratoire d’excellence TransferS (programme Investissements d’avenir ANR-10-IDEX-0001-02 PSL* et ANR-10-LABX-0099).
Cet ouvrage a été publié avec le concours de l’ambassade de France à Madagascar – Service de coopération et d’action culturelle. ISBN 979-10-90721-18-0 © no comment® éditions, mars 2020
2, rue Ratianarivo – Antananarivo 101 – Madagascar
www.nocomment-editions.com © Animal pensant, mars 2020
10, quai d’Austerlitz – bateau Playtime – 75013 Paris – France
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Jean-Joseph Rabearivelo
Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937) est l’une des figures emblématiques de la littérature malgache. Il est né Rabe dans le quartier d’Isoraka, à Tananarive, d’une jeune mère et d’un père inconnu. Élève des Frères des écoles chrétiennes jusqu’en 1913, il se familiarise avec la langue française mais doit rapidement renoncer à ses études. Employé comme secrétaire puis aide bibliothécaire, il s’initie à la littérature et à l’art. Ses premiers textes en malgache paraissent dans la gazette Vakio Ity en 1920, et son premier poème en français, « Le Couchant », dans la Tribune de Madagascar en mai 1921. En langue malgache, il s’essaie à quelques nouvelles picaresques ou sentimentales, explore les richesses de la poésie orale de son pays, des régions merina, bara ou antakarana, écrit des pièces de théâtre, cantates ou saynètes, inspirées des légendes ou de l’histoire de Madagascar. Il écrit également de la poésie et traduit ses amis. En langue française, il entreprend un travail poétique exigeant, écrit des romans historiques (L’Interférence, L’Aube rouge), des essais sur la littérature ou sur l’histoire et tient un journal intime, les Calepins bleus, de 1924 à 1937 (seules les cinq dernières années nous sont parvenues). Il cultive tout au long de sa vie des liens avec les réseaux intellectuels et artistiques de Tananarive et d’ailleurs. Correspondant régulier d’écrivains français, mais aussi japonais ou mexicains, il entretient également des relations artistiques intenses avec les écrivains, 7
peintres, musiciens et photographes de Madagascar. « Prince des poètes malgaches » pour L. S. Senghor, il est pour J. Amrouche son « frère austral » et pour J. Rabemananjara comme pour J.-L. Raharimanana un père en littérature. Son œuvre est en partie inédite lorsqu’il disparaît, le 22 juin 1937. Rédigé en 1925, L’Aube rouge est le premier roman de Jean-Joseph Rabearivelo, resté inédit de son vivant et publié pour la première fois en 1998. Ce roman historique souhaite rétablir la vérité sur l’histoire récente de Madagascar et exposer d’un point de vue malgache les circonstances de la conquête de l’île par les Français. Des personnages historiques sont mis en scène : les reines Ranavalona II et III, le premier ministre Rainilaiarivony, de hauts officiers malgaches, des conseillers militaires britanniques et des gradés français. D’autres personnages fictifs donnent, avec parfois une précision ethnologique, une image de la vie quotidienne et des traditions malgaches. Mais les événements qui conduisent à l’expédition française de 1895 sont surtout mis en place et présentés à travers le regard du héros choisi par l’auteur : Rainandriamampandry. Membre d’une famille d’officiers royaux, de la classe bourgeoise des grands hova, lettré et intègre, foncièrement loyal, il est d’abord gouverneur de Tamatave où il arrête la première expédition française en septembre 1885, puis devient ministre de l’Intérieur dans le gouvernement imposé par les Français en 1895. Il représente l’honneur de la patrie et le courage de l’homme de conviction. Quand Gallieni le choisit pour être l’une des victimes expiatoires et innocentes de sa sanglante prise du pouvoir, il devient un symbole. Le titre de l’œuvre renvoie au soleil levant de la domination française mais la rougeur évoquée n’est pas seulement celle de l’aurore qui empourpre le moment de l’exécution de Rainandriamampandry et du prince Ratsimamanga ; le soleil français, à cause du coup de force de Gallieni, s’est baigné dans le sang de deux innocents et la tache en reste indélébile. L’on comprend que, porteur d’une telle leçon, ce roman n’ait pu paraître sous le régime colonial.
Un historien ne saura peindre qu’autant qu’il pensera. Je les vois soucieux surtout d’enchaîner et d’expliquer, allant des intentions aux actes et plus souvent encore des passions aux gestes ; ainsi c’est par l’âme que les hommes revivent, et les choses par les hommes. Alain, Système des Beaux-Arts, 1926
À LA MÉMOIRE de mon aïeul RANDRIAMBELO Pasteur du Temple royal, qui assista, impassible, à la gésine du soleil français, et de mon ami Samuel JAFETRA qui le vit naître sans s’en éblouir ; à Pierre CAMO, le poète des cours, des palais et des jardins imériniens et René MARAN auteur de BATOUALA J. -J. R.
Note préliminaire
Nous autres Hova, nous ne lisons les différents livres d’histoire donnés comme étant de notre race que jusqu’aux pages où se finissent les exploits d’Andrianampoinimerina de Poina. Le reste, nous le parcourons, mais avec un sourire d’amertume aux lèvres et quelque chose comme du mépris au cœur. Désiré Ravelontsalama, alias D. Rawelas, et Clément Rasanjifera, que le public accueillera demain comme poètes d’expression française, ces deux jeunes gens de ma génération ne cessent, chaque fois que nous nous voyons, de m’entretenir de ce sujet. Chaque soir, assis sous l’ombre des chênes occidentaux, grillant cigarette sur cigarette, regardant les gens passer, indifférents à leur course affairée, nous causons. Ou pour commenter les faits du jour, ou pour approfondir notre connaissance du passé, nous causons. Toujours, à chaque séparation, nous acquérons la conviction que, écrite par des gens intéressés, notre histoire est incomplète et, pour n’avoir pas toute la lumière, laisse des mois dans l’ombre. Ces lacunes seraient négligeables si elles ne faisaient souffrir que des faits sans valeur. Mais elles tendent à noyer des dates inoubliables ; pire encore, elles se permettent plusieurs substitutions. Cela, et c’est indubitable, pour servir des politiques. Nous ne savons si celles-ci en sont satisfaites et en tirent vanité. Toujours est-il que nous les voyons heureuses d’un triomphe facile, n’écoutant que leur fougue aveugle et se moquant du reste. Nous n’en sommes ni partisans, ni adversaires. Cette neutralité nous donne la faculté de tout constater à loisir. 13
Ignorant que chez les Hova, même sans livre, l’histoire se perpétue et se transmet de génération en génération par la voie des veillées, les politiques, influençant les historiens, ont donné une idée et une image très inexactes de la vie d’hier de ce peuple. Un ennemi est un ennemi, si grand, si noble qu’il soit. Même s’il est mort. Voilà la devise que flétrissent les innombrables et véridiques récits que, entre deux ou trois chiques qui foncent le jaune de leurs rares dents, nos vieux et nos vieilles nous font. Ces récits, quoi que disent et croient les politiques, servent. Ils font savoir que les Hova, se croyant dans leur droit, ne se laissèrent pas faire et résistèrent vaillamment. Ils font savoir aussi que les Français ne réussirent pas d’un coup à écraser l’ennemi. Aux uns comme aux autres, ils rendent honneur. Les premiers, comme eût voulu de Bonald, ont fait une guerre défensive ; les derniers, écoutant Corneille, ont tenu à vaincre avec péril pour ne pas triompher sans gloire… (Et comment ménager autrement la chèvre et le chou… Rions.) Tout ce livre a été puisé dans ces récits. Dans son essence, tout y est donc historique, exception faite des pages consacrées à Rangala. Mais cette fiction ne nous en offre pas moins une part de vérité : elle montre l’état d’âme d’une époque. Le triage et la mise en série faits, il ne me restait plus qu’à fixer la désignation du livre. – J’hésitai longtemps devant diverses « étiquettes » – histoire (Michelet – Cocteau – Curnonsky), épopée, fresque, contes, nouvelles, chronique, roman, sotie –, en un enchevêtrement embarrassant, ces différentes dénominations s’offrirent à mon choix. J’adoptai « sotie », en lui laissant presque intégralement la définition de Littré, et non par amour pour celui qui a lancé ce mot, André Gide. Enfin, maintenant, je suis sûr que les politiques séviront encore. Sévir, c’est tout ce dont elles sont capables – mais répondre ! Ah ! elles sont trop lâches et je suis dans mon droit. Ce livre leur sera pénible. Elles 14
se refuseront à croire que, écrit par quelqu’un qui doit tout à la France et s’en réclame, il n’a d’autre but que celui de les guérir. Oui, les guérir et les rappeler à la vérité. La vérité ? Ah ! oui, la vérité ! La défendre, n’est-ce pas le plus pur orgueil dont se puisse honorer un Français ? Mais les politiques ont contracté une cécité humanitaire. Qui ne flatte pas leur bassesse, ne favorise pas leur esprit de lucre et de matière – celui-là est tout désigné à leur implacable persécution. Pour avoir méprisé ce danger, Mahatma Gandhi a connu la prison anglaise, Marcus Garvey pâtit en Amérique et Jean Ralaimongo souffre encore, à l’heure où j’écris, dans un cachot de Madagascar1. Et il y en a d’autres et d’autres, partout où, avec leurs flots ravageurs, ont passé les politiques. Et quelles politiques ? Au juste, qui saura le dire ? – Mais ne sont-ce pas la haine, la sottise, la lésine et, du plus beau type, la barbarie ? Et quand on songe qu’elles ont la prétention de représenter la civilisation et d’en défendre le principe. C’est à désespérer de la consistance à venir des influences méditerranéennes ! – Ou bien Tagore avait raison, et Maran2. 1. Figures contemporaines de J.-J.R. qui ont lutté pour l’émancipation des peuples de couleur. Gandhi est le plus célèbre. Marcus Garvey (18871940), né en Jamaïque et mort à Londres, est l’un des grands leaders noirs du xxe siècle, considéré comme un prophète par les adeptes du rastafari. Il militait pour le retour en Afrique des descendants d’esclaves des ÉtatsUnis et des Caraïbes. Jean Ralaimongo (1887-1942) est un patriote et militant nationaliste malgache emprisonné de longues années par les autorités françaises. Après la Première guerre mondiale, il avait fondé la Ligue française pour l’accession des indigènes de Madagascar aux droits de citoyens français. 2. René Maran, nommé en épigraphe, évoque Rabindranath Tagore dans la préface de Batouala : « Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier d’innocents, Rabindranath Tagore, le poète hindou, un jour, à Tokyo, a dit ce que tu étais ! / Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles, quoi que tu fasses, tu te meus dans le mensonge. À
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Cette barbarie en plein xxe siècle, il faut la civiliser. Si on y réussit, la France en sera la première heureuse, la France en recouvrera son entité : la JUSTICE. Ce triomphe, je le souhaite à ma mère. – Je me battrai avec elle pour qu’elle y arrive. – Mais la lutte sera dure – témoin, l’accueil qu’on réservera à cet ouvrage. Comme Baudelaire au seuil d’un livre condamné, ne puis-je pas te dire, lecteur : – PLAINS-MOI… SINON, JE TE MAUDIS ! Ah ! sache, lecteur, que cette apostrophe que je te lance vient de toute une race maintenant française ! Antananarivo, le 5 Asorotany1 131, de l’an du Grand Roi (25 juillet 1925)
ta vue, les larmes de sourdre et la douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas un flambeau, mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes… ». 1. Quatrième mois de l’année malgache, décomptée à partir de l’année 1794 qui marque le début du règne du Grand Roi Andrianampoinimerina (c. 1745-1810) sur Tananarive et, potentiellement, sur la totalité de la Grande Île.