Un zebu lechant les pierres extrait

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Un zĂŠbu lĂŠchant les pierres nouvelles


Du même auteur Œuvres complètes de J.-J. Rabearivelo, coord. L. Ink, S. Meitinger, L. Ramarosoa, C. Riffard, CNRS éditions, coll. « Planète libre », 2 volumes, 20102012. Lettres de Madagascar, J. Paulhan, édition établie, annotée et présentée par L. Ink, Éditions Claire Paulhan, 2007. Piège en forêt, Gallimard Jeunesse, coll. « Hors Piste », 2004. Chants de corail et d’argent, Robert Laffont, 2001. La nuit des loups, Bayard Presse, coll. « Je Bouquine », 1999. La vie pour rien, en collaboration avec P. Henry et M.-P. Borde, Robert Laffont, coll. « Aider la vie », 1997 ; Le Grand Livre du mois, 1997. La Terre de Caïn, Robert Laffont, 1996 ; PressePocket, 1998 ; Sélection Reader’s Digest, 1998. Il suffit d’y croire, Robert Laffont, coll. « Aider la vie », Paris, 1994 ; France Loisirs, 1995 ; J’ai Lu, 1996.


LAURENCE INK

Un zébu léchant les pierres nouvelles

no comment® éditions


ISBN 979-10-90721-12-8 © no comment® éditions, janvier 2015 2, rue Ratianarivo – Antananarivo 101 – Madagascar www.nocomment-editions.com


Ă Alain.



Aéroport

Nous sommes début novembre et ici, à Morondava, il fait déjà chaud. L’aéroport est étouffant, même en hiver. Sans doute les baies vitrées et cette lumière aveuglante sur le tarmac. En France, il paraît que l’aéroport est si grand qu’il y a des kilomètres de couloirs vitrés, des dizaines d’escaliers roulants. Ici, on sort dans l’air qui tremble au-dessus de la piste pour rentrer dans la salle des bagages, et la sueur vous dégouline sous les aisselles. Au téléphone, hier, il s’est déjà plaint de la chaleur. Pourtant, il est encore à Tana où il fait toujours plus frais qu’ici. L’avion est affiché avec une heure de retard. Il arrive du moins. Il est en route. Parfois, ils l’annulent, sans prévenir. Les gens viennent pour rien, jusqu’à l’aéroport qui est loin de la 7


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ville. Le taxi l’a laissée sur la route nationale, à la bifurcation. C’est moins cher et pour venir jusqu’ici, ils doivent avoir un permis spécial. Il y a des touristes japonais qui photographient l’affiche de la banque, avec l’allée des baobabs. Il y a Tsilo aussi, qui vient chercher des clients. Et Patricia, qui attend son vazaha. Bise bise. Dans une grande bouffée d’huile de coco. Patricia, elle, est allée s’asseoir à la cafétéria. C’est vrai qu’elle en a les moyens. Mais cela ne durera pas. Son vazaha est marié, tout le monde le sait. Elle aussi elle a soif. Mais mieux vaut garder l’argent pour le retour. Il voudra sûrement payer, mais s’il n’y pense pas, elle n’aura pas à demander. Ils iront déjeuner à Nosy Kely. Il y a la mer, juste en face, et les boutres qui passent, avec toutes leurs voiles. Elle dira que c’est un ami de son frère, venu en visite. Son frère de Tamatave. Elle n’y a pas cru tout de suite. C’est seulement maintenant que cela a l’air vrai. Deux de ses copines l’avaient fait. Mais elles, dès le début, elles étaient décidées à trouver un vazaha. Au fond, c’est un peu la faute de Nasrin. C’est lui qui l’a initiée à l’informatique, à Internet. Ses parents sont riches, il a pu 8


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étudier à Tana, lui. Ce n’est pas étonnant, avec les prix qu’ils pratiquent au magasin… Nasrin dit que ce n’est pas vrai. Qu’ils ont des frais, les douanes, le transport… Il paraît que la route est bien mauvaise depuis Tana. C’est aussi grâce à lui qu’elle parle bien français. Car s’il n’y avait que l’École des sœurs… Il est gentil, Nasrin. C’est dommage, ils s’entendaient bien. Mais avec sa communauté, ce n’était pas possible. Même s’ils avaient voulu, elle n’aurait pas supporté de se déguiser en abat-jour, avec la petite capuche qui leur tombe sur les épaules. Nasrin, lui, il aurait bien continué, même après son mariage. Mais non. Pas question d’être le deuxième bureau. Pour ne pas dire le troisième ou le quatrième. Même avec de l’argent. Être pour tout Morondava la sipa, la fiancée du Karana. Elle aura une vraie vie, à elle, avec un mari, des enfants. Mais ici, il n’y a personne. Pêcheurs ou guides, ils n’ont en tête que la nuit à passer. Il suffit de les voir, le dimanche, sur la plage, la bière à la main. Il paraît qu’en informatique elle est douée. Pourtant, il lui a fallu deux ans pour avoir le bac. Mais l’informatique, c’est différent. On voit à quoi ça sert. Et c’est un langage qui 9


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est parlé partout. À Morondava, on tourne en rond. Le marché, la plage, les mêmes gens. Elle aurait bien continué à étudier. Mais déjà, son père se plaignait que son bac lui avait coûté deux boutres… Même avec le bac, à Morondava, c’est difficile de trouver du travail. Employée de banque ? Ça, plutôt mourir. Serveuse ? Julia et Bao aiment bien. Elles espèrent surtout sortir avec un vazaha. En accrocher un pour de bon. Mais les vazaha d’ici, ils ne sont pas sérieux. C’est ce qu’elle a aimé chez Jacques. Dès les premiers mails. Lui aussi veut du sérieux. Construire. Cela fait huit mois maintenant qu’ils s’écrivent. De plus en plus souvent. On se connaît, quand même, à force. Dommage qu’avec la mauvaise connexion du Cyber, ils n’aient pas pu s’échanger beaucoup de photos. Skype, ils ont essayé une fois, c’était horrible. Cela lui faisait une voix de vieillard. Alors qu’il n’a que 40 ans. Depuis un mois, c’est au moins trois SMS par jour. Il est vraiment gentil. Il vit dans le Sud de la France. Une grande maison. Elle devrait s’habituer, il a dit. Il n’y 10


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fait jamais vraiment froid, même en hiver. Et puis, si on est décidé, on s’habitue. Il a déjà eu une copine, quand il était plus jeune, mais elle l’a rendu très malheureux. Il dit que les Françaises sont égoïstes. Qu’elles veulent tout, l’argent, la liberté, et ne s’occuper de rien à la maison. Et surtout pas d’enfant. Ça, ça l’étonne un peu, car des femmes françaises avec des enfants, elle en a vu ici, à Morondava, et qui s’en occupaient. Mais peut-être qu’elles ne viennent pas du Sud de la France. En fait, ils se sont inscrits sur Internet pour les mêmes raisons. En France, il ne trouvait pas celle qu’il cherchait. Elle pourra travailler avec lui, si elle veut. Dans sa société qu’il gère depuis la maison. Informatique et gestion. Il doit bien gagner sa vie, car il est généreux. Sans qu’elle ne demande rien, il a envoyé de l’argent plusieurs fois, par Transfer Union. C’était un peu gênant, d’ailleurs. La deuxième fois, l’employé de la banque lui a dit : – C’est ton copain qui t’envoie ça ? Ton père est au courant ? Devant tout le monde. Ici, les gens se mêlent vraiment de tout. Il a fallu qu’elle 11


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s’invente une cousine, à Tana, avec qui elle faisait du commerce de poisson fumé. Heureusement que son père est parti sur Tuléar, avec son chargement. Elle ne se voit pas lui parler, pas maintenant. De toute façon, Jacques a dit qu’il préférait descendre à l’hôtel. Le temps de se connaître. Et de connaître son pays, puisque c’est pour cela qu’il vient. Avant qu’elle aille vivre dans le sien. C’est bon signe. Et puis, pour les papiers, ce sera plus simple. Il a pris un visa de trois mois. Ils vont pouvoir voyager. Elle ne connaît rien de Madagascar, à part Morondava, et juste à côté. Il va louer une voiture. Pour les papiers, ils devront certainement rester quelques jours à Tana. C’est très difficile, lui ont dit les filles ici. Mais lui est prêt à se marier tout de suite, si c’est nécessaire. Elle a déjà sa carte d’identité, trois certificats de résidence, des photos. Le passeport, il paraît que cela va vite. Alors, si tout se passe bien, dans trois mois, elle repart avec lui. Trois mois… Est-ce que ce n’est pas l’avion qu’on entend ? Les gens se précipitent vers les baies vitrées. Oui, c’est lui. Il se pose au bout de la piste. Il est là. Jacques est là. Elle a les jambes 12


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