HORS-SÉRIE SEPTEMBRE 2018-FÉVRIER 2019
3’:HIKQLB=UU]ZU^:?k@a@a@n@f";
M 06110 - 3H - F: 8,50 E - RD
SEPTEMBRE 2018-FÉVRIER 2019 Allemagne 13 € Belgique 9,90 € Canada 15 $CAD Espagne 9,90 € États-Unis 14,99 $ G.-B. £ 9 Grèce 11 € Italie 9,90 € Pays-Bas 11 € Portugal continental 9,90 € Suisse 13 CHF
3
ENGLISH / FRENCH
ELMGREEN & DRAGSET
À LA CONQUÊTE DE PARIS
MAURIZIO CATTELAN ROAD-TRIP À BUENOS AIRES TADAO ANDO VISITE PRIVÉE DE SON ATELIER CRÉATIONS ORIGINALES HIROSHI SUGIMOTO SIMON FUJIWARA FRANCESCO VEZZOLI ARI MARCOPOULOS
89 EXPOSITIONS JUSQU’EN FÉVRIER 2019
3
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Photographie retouchĂŠe
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LA VALLÉE DE JOUX. DEPUIS DES MILLÉNAIRES, UN ENVIRONNEMENT DUR ET SANS CONCESSION ; DEPUIS 1875, LE BERCEAU D’AUDEMARS PIGUET, ÉTABLI AU VILLAGE DU BRASSUS. C’EST CETTE NATURE QUI FORGEA LES PREMIERS HORLOGERS ET C’EST SOUS SON EMPRISE QU’ILS INVENTÈRENT NOMBRE DE MÉCANISMES COMPLEXES CAPABLES D’EN DÉCODER LES MYSTÈRES. UN ESPRIT DE PIONNIERS QUI ENCORE AUJOURD’HUI NOUS INSPIRE POUR DÉFIER LES CONVENTIONS DE LA HAUTE HORLOGERIE.
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SOMMAIRE CONTENTS AVANT-PROPOS PAGE 28 UNE CRÉATION ORIGINALE DE SIMON FUJIWARA
SEPTEMBRE
L’INVITÉ DU MOIS PAGE 42
6 SEPT.
11 SEPT.
PAGE 52
MATTHEW LUTZ-KINOY À LA GALERIE KAMEL MENNOUR
14 SEPT.
21 SEPT. 1974
PAGE 76
PAGE 82
LE JOUR OÙ UNE GALERIE EXPOSA DU VIDE
PAGE 84
SARAH LUCAS AU NEW MUSEUM
12
PAGE 62
LA JEUNE SCÈNE FRANÇAISE DU PRIX RICARD
DAVE HEATH AU BAL À PARIS
26 SEPT.
MAURIZIO CATTELAN À BUENOS AIRES
U n e f e m m e e s t u n e f e m m e © 1 9 6 1 S T U D I O C A N A L - E u r o I n t e r n a t i o n a l F i l m s S . p . A . To u s d r o i t s r é s e r v é s .
D I O R . C O M - 0 1 4 0 7 3 7 3 7 3 P H OTO G R A P H I E R E TO U C H É E
SOMMAIRE CONTENTS OCTOBRE
LES INVITÉS DU MOIS PAGE 92 ELMGREEN & DRAGSET À LA CONQUÊTE DE PARIS
1 OCT.
PAGE 106
LES MILLE MERVEILLES DU COLLECTIONNEUR TERRY ELLIS
2 OCT.
8 OCT. 1986 PAGE 118
PAGE 112
LE NEW MUSEUM S’INVITE À LONDRES AVEC 21 VIDÉOS
LE JOUR OÙ JEFF KOONS S’IMPOSA À NEW YORK
10 OCT.
PAGE 120
TADAO ANDO AU CENTRE POMPIDOU
12 OCT.
PAGE 132
QUAND LES GALERIES DE L.A. S’INSTALLENT À PARIS
14
Clip ballerine Lina
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SOMMAIRE CONTENTS 16 OCT.
PAGE 140
HIROSHI SUGIMOTO AU CHÂTEAU DE VERSAILLES
17 OCT.
PAGE 150
LES AUTRES EXPOSITIONS DU MOIS PAGE 162
PAULA REGO AU MUSÉE DE L’ORANGERIE
NOVEMBRE
2 NOV.
L’INVITÉ DU MOIS ARI MARCOPOULOS À PARIS PHOTO
PAGE 164
PAGE 176
TROIS ARTISTES FEMMES À LA FONDATION RE REBAUDENGO
7 NOV.
PAGE 182
BUCK ELLISON À LA GALERIE BALICE HERTLING
16
9 NOV. 1978 PAGE 192
LE JOUR OÙ UNE EXPOSITION FIT UN DÉLICIEUX CADAVRE EXQUIS
SOMMAIRE CONTENTS 12 NOV.
LES AUTRES EXPOSITIONS DU MOIS PAGE 200
PAGE 194
RENDEZ-VOUS AVEC L’ART ADVISOR MARIA BRITO
DÉCEMBRE
LES INVITÉS DU MOIS
LES GALERISTES CHANTAL CROUSEL ET NIKLAS SVENNUNG
4 DÉC.
PAGE 202
PAGE 214
FRANCESCO VEZZOLI À LA COLLECTION LAMBERT
6 DÉC.
21 DÉC. 1979 PAGE 232
PAGE 224
COMBAT DE FOIRES : ART BASEL MIAMI VS FRIEZE L.A.
2019
18
LE JOUR OÙ 35 ARTISTES PRIRENT D’ASSAUT UN IMMEUBLE
12 FÉV.
PAGE 234
LUIGI GHIRRI AU JEU DE PAUME
Couverture : le duo d’artistes Elmgreen & Dragset photographié par Miles Aldridge. Réalisation : Samuel François. Assistante de réalisation : Marie-Thérèse Haustein.
CALIBRE RM 037
© Didier Gourdon
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03 SEPT. 2018 — FÉV. 2019 PAUL-EMMANUEL REIFFERS DIRECTEUR DE LA PUBLICATION
Publicité Lagardère Publicité : 149, rue Anatole-France, 92300 Levallois-Perret Caroline POIS directrice générale déléguée,
BABETH DJIAN DIRECTRICE DE LA RÉDACTION
tél. 01 41 34 83 11, caroline.pois@lagardere-pub.com Emmanuel LALA directeur commercial, tél. 01 41 34 83 95, emmanuel.lala@lagardere-pub.com Virginie FABRE directrice de développement, tél. 01 41 34 86 70,
THIBAUT WYCHOWANOK RÉDACTEUR EN CHEF
virginie.fabre@lagardere-pub.com Julie GOYHENECHE directrice de clientèle, tél. 01 41 34 83 70, julie.goyheneche@lagardere-pub.com Anne-Sophie NICOLAS assistante de publicité, tél. 01 41 34 86 24, annesophie.nicolas@lagardere-pub.com Correspondant italien
JB MEDIA (Milan), Jeffrey BYRNES, tél. +39 02 29 01 34 27, jeffrey@jbmedia.com Vente anciens numéros Ont collaboré à ce numéro :
Soufiane ABABRI, Jean-Marc AGOSTINI,
MODE SAMUEL FRANÇOIS
BEN SALAH, Ann BINLOT, Maurizio CATTELAN, Laura CATZ, CHAVKI, Cameron CONOVER, Rebecca DE VOLKOVITCH, Peter DENNY, Chris DERCON, Harry EELMAN,
SECRÉTARIAT DE RÉDACTION MARIE BAUDET ANDREW AYERS (ANGLAIS) FRANCK MONTEL ALEXANDRA DEJEAN
HEKMAT, Sophie HOUDRÉ, Hélène INAYETIAN, Hettie JUDAH, Martha KIRSZENBAUM, Ingrid LUQUET-GAD, Lucy LYALL GRANT, Laetitia MANNESSIER, Ari MARCOPOULOS, Mouna MEKOUAR, Jean-Luc MOULÈNE, Kosuke OKAHARA,
MAQUETTE BLANDINE CHABANI CHARLOTTE CORNELOUP JÉRÔME VERBRACKEL ADULTE ADULTE (CONCEPTION ORIGINALE) LAURIE HERNANDEZ (GRAPHISME)
Brydie PERKINS, Patrick REMY, Marthe ROUSSEAU, Reto SCHMID, Elliot SMITH, Jessica STRELEC, Hiroshi SUGIMOTO, Alexis THIBAULT, Nicolas TREMBLEY, Éric
BP 90053, 67402 Illkirch Cedex www.numero.com Distribution France Presstalis
Ventes (dépositaires et diffuseurs exclusivement), tél. 01 56 88 98 05 Distribution à l’étranger : Export Press Réglages réseau : Mercuri Presse Imprimerie :
Buck ELLISON, Philippe FRAGNIÈRE, Simon FUJIWARA, Marie-Thérèse HAUSTEIN, Leila
Par courrier : AboPress, 19, rue de l’Industrie, Commandez d’anciens numéros sur
Miles ALDRIDGE, Robbie AUGSPURGER, Roxana AZIMI, Tenzing BARSHEE, Myriam
Par téléphone : 03 88 66 86 40
PRODUCTION PHOTO NADIA LESSARD LUCIE ETCHEBES
CAYFOSA Barcelone – Espagne Numéro est édité par Numéro Presse SAS (40 109,34 e) Siège : 5, rue du Cirque, Paris VIIIe. RCS Paris B 418 680 054. Durée de la société : 99 ans. Tous droits de reproduction réservés. Numéro CPPAP : 0720K 78678. ISSN 1292-6213. Dépôt légal à parution ISBN 978-2-9562036-0-5
TRONCY, Agathe VALENTIN, Francesco VEZZOLI, Hamza WALKER
COMPTABILITÉ ALLA NEGER PROMOTION/DIFFUSION VINCENT HAM
Ce magazine est issu de forêts gérées durablement et de sources contrôlées. Provenance du papier : - Intérieur France Ptot : 0,01 kg/tonne
RÉDACTION : 5, RUE DU CIRQUE, PARIS VIIIe. STANDARD-ACCUEIL, TÉL. : 01 56 88 98 00, FAX : 01 56 88 98 38
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20
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photo ARNO BANI
CAPTURE-MOI
BRACELETS OR BLANC SERTI DIAMANTS & TITANE / DESSINÉS ET MANUFACTURÉS EN FRANCE BOUTIQUE 354 RUE SAINT-HONORÉ PARIS +33 1 40 13 64 04 / CORNER PRINTEMPS HAUSSMANN
CONTRIBUTEURS
MAURIZIO CATTELAN ET MYRIAM
CHRIS DERCON
MILES ALDRIDGE
BEN SALAH
Considéré comme l’un des plus grands
Son univers visuel aux couleurs vives
Amis de longue date, le célébrissime
commissaires européens, l’historien de
et ses mises en scène extravagantes
artiste italien et la curatrice ont passé
l’art et ex-directeur de la Tate et de la
font du Britannique l’un des photo-
pour Numéro art une semaine à Bue-
Volksbühne a rencontré Simon Fujiwara
graphes le plus talentueux et singuliers
nos Aires. Ils nous font le récit de leur
à Berlin (p. 28). Dans un entretien au
de notre époque. Pour Numéro art,
road-trip animé à travers la bouillon-
long cours, il revient sur l’œuvre ultra
il a photographié le duo d’artistes
nante scène artistique locale (p. 42).
contemporaine de l’artiste anglais né
Elmgreen & Dragset (en couverture et
en 1982, entre fascination pour les
p. 92) ainsi qu’une série mode en
parcs d’attractions et effets pervers
hommage à l’univers fantastique de la
des médias sociaux. Simon Fujiwara
peintre Paula Rego (p. 150).
sera l’invité de Lafayette Anticipations
RETO SCHMID
FRANCESCO VEZZOLI
JEAN-LUC MOULÈNE
Cette étoile montante de la photogra-
Le plus glamour des artistes italiens
Figure tutélaire de l’art contemporain
phie s’est associée à l’artiste Simon
explore depuis deux décennies toutes
français, récemment célébré au Centre
Fujiwara. Le résultat ? Une série exclu-
les dimensions de la culture populaire
Pompidou, l’artiste a repris pour
sive (p. 28) où Fujiwara est mis en scène
contemporaine. Il s’est tourné plus ré-
Numéro art le chemin de la photogra-
aux côtés de ses propres créatures,
cemment vers la conception d’exposi-
phie – médium qui l’avait fait connaître
dont une invraisemblable tête en cire
tion, à l’instar de celle qu’il organise en
dans les années 80. Il a réalisé le
représentant Anne Frank. Diplômé de
décembre à la Collection Lambert en
portrait de Chantal Crousel et Niklas
l’ÉCAL, le jeune photographe suisse
Avignon. À cette occasion, il a réalisé
Svennung, ses galeristes, qui re-
collabore à Daze, Another Magazine et
pour Numéro art cinq œuvres inédites
viennent dans un entretien rare sur
M, le magazine du Monde.
– et brodées par ses soins (p. 214).
leur trajectoire, entre exigence et esprit de jeu (p. 202).
Portrait de Jean-Luc Moulène : Florian Kleinefenn
en octobre.
www.tasaki.co.jp
HIROSHI SUGIMOTO
MARTHA KIRSZENBAUM
ROBBIE AUGSPURGER
Ce grand mythe de la photographie
Curatrice indépendante, la jeune Fran-
On a découvert l’Américain à l’occasion des
japonaise a réalisé pour Numéro art un
çaise est la commissaire du prochain
portraits de famille so eighties qu’il venait de
portfolio exclusif (p. 140) réunissant de
pavillon français de la Biennale de Ve-
shooter pour la campagne printemps-été 2018
nouvelles œuvres étonnantes, des Po-
nise consacré à l’artiste Laure Prouvost.
de Balenciaga. Mais en réalité, Robbie s’est
laroid couleur, et une sélection de cli-
Grande spécialiste de Los Angeles, où
lancé dans la photographie dès l’âge de
chés intimistes. Sugimoto sera l’invité
elle fut directrice de l’espace d’exposi-
12 ans. À son anniversaire, au milieu des ani-
du Château de Versailles en octobre.
tion Fahrenheit, elle nous décrit une
matroniques de la pizzeria Showbiz Pizza
scène en pleine effervescence à travers
Place, il reçoit son premier appareil. La photo
une sélection de trois jeunes galeries
ne l’a jamais quitté depuis. Pour Numéro art, il
devenues incontournables (p. 132).
s’est rendu dans l’appartement de l’art adivsor Maria Brito, la femme qui murmure à l’oreille de P. Diddy (p. 194).
HAMZA WALKER
ÉRIC TRONCY
Directeur de LAXART, espace artis-
Codirecteur du Consortium à Dijon,
Journaliste
tique indépendant à but non lucratif de
critique d’art passionné et iconoclaste
contemporain, Roxana Azimi collabore
Los Angeles, Hamza Walker revient
qui a marqué l’histoire de l’art contem-
depuis plus de quinze ans au Monde et
dans nos pages sur l’importance de la
porain en France, Éric Troncy revient
a confondé Le Quotidien de l’art. Pour
photographie noir et blanc d’Ari Mar-
dans ces pages sur quatre événements
ce Numéro art, elle a enquêté sur la
copoulos (p. 164). On doit notamment
historiques majeurs dont le monde de
rivalité naissante entre la foire Art Basel
à l’Américain les expositions Made in
l’art ne s’est toujours pas remis (pp. 82,
Miami Beach et la nouvelle venue en
L.A. au Hammer Museum en 2016 et
118, 192 et 232).
Californie, Frieze Los Angeles (p. 224).
ROXANA AZIMI spécialisée
dans
l’art
Reconstitution à LAXART en 2017.
24
Portrait de Hiroshi Sugimoto : Tadzio – Martha Kirszenbaum : Déborah Farnault
CONTRIBUTEURS
CONTRIBUTEURS
ARI MARCOPOULOS
LEILA HEKMAT
PATRICK REMY
Grand chroniqueur de son temps, du
Tout est parti d’un défi : réunir autour
Critique photographique, éditeur indé-
quotidien comme du spectaculaire, de
d’un banquet à Paris toute la famille
pendant et directeur artistique, Pa-
la culture skate à ses amis artistes, le
artistique de Matthew Lutz-Kinoy (ex-
trick Remy revient sur deux mythes de
photographe a passé l’été en Grèce où,
posé à la rentrée à la galerie Kamel
la photographie trop méconnus du
pour Numéro art, il a réalisé une série
Mennour). Et c’est tout naturellement
grand public : Dave Heath, dont
inédite, poétique et engagée (p. 164).
vers son amie artiste Leila Hekmat
Le BAL réunit les sublimes clichés
que Matthew s’est tourné pour captu-
noir et blanc, et Luigi Ghirri, exposé
rer l’esprit de ce dîner déguisé et
au Jeu de paume. Patrick Remy a
haut en couleur (p. 52). Leila Hekmat
déjà édité une quarantaine de livres,
est représentée par la Galerie Isabella
dont des monographies consacrées
Bortolozzi.
à Steve Hiett, Saul Leiter, Helmut
HETTIE JUDAH
BUCK ELLISON
INGRID LUQUET-GAD
Contributrice régulière du New York
L’artiste américain, qui expose à Paris,
Après des études de philosophie et
Times, du Guardian et de Frieze, la
joue avec l’imagerie d’une société
d’histoire de l’art, Ingrid Luquet-Gad
Londonienne nous plonge pour cette
aisée et bien-pensante qu’il a côtoyée
écrit rapidement pour Les Inrocks et
édition dans l’univers onirique et fan-
dès le lycée. Pour Numéro art, il a
i-D, et collabore régulièrement à la re-
tastique
Rego
accepté de livrer ses secrets de fa-
vue 02. Cette critique d’art au regard
(p. 150). Hettie Judah a également ren-
brication en dévoilant les collages à
avisé a demandé à trois commissaires
contré le charismatique directeur artis-
l’origine de ses photographies (p. 182).
d’exposition de lui livrer leur sélection
de
l’artiste
Paula
tique du New Museum, Massimiliano
de jeunes artistes à suivre (p. 62).
Gioni, qui revient sur son exposition événement à Londres (p. 112).
26
Portrait de Buck Ellison : Bruno Staub – Patrick Remy : Henry Roy
Newton, Jonas Mekas…
TATIANA TROUVÉ
A Quiet Life
47 rue Saint-André-des-Arts, Paris 6 15 octobre - 24 novembre 2018
Navigation Map London 2018 51 Brook Street, London W1 2 octobre - 10 novembre 2018
The Shaman The Guardian, 2018. Bronze patiné, onyx. 85 x 47 x 56 cm Photo. archives kamel mennour. © Adagp, Paris Courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London
Frieze London 4 octobre - 7 octobre 2018
AVANT-PROPOS
PAR THIBAUT WYCHOWANOK
LA PREMIÈRE CHOSE QUE L’ON M’AIT DITE quand je suis entré dans la presse est de ne jamais oublier que les pages sur lesquelles était imprimée ma prose finiraient dans les litières pour chat. Contre ce destin tragique, plusieurs stratégies se sont offertes à moi. La plus simple, et la plus paresseuse, a été de faire imprimer ce magazine sur un papier de 130 grammes, d’une épaisseur et d’une rigidité telles qu’aucun chat n’accepterait de s’y risquer. Une autre solution, plus sérieuse, a consisté à transformer ces pages en véritables œuvres d’art. Qui jetterait une œuvre d’art ? Faire d’une revue un espace libre de création n’étant pas la pire des choses, plusieurs artistes ont accepté de créer des œuvres inédites pour cette 3e édition de Numéro art. Francesco Vezzoli s’est remis au crochet et à la broderie pour nous offrir cinq pièces inspirées de sa prochaine exposition. Hiroshi Sugimoto a accepté de réaliser un portfolio inédit réunissant des œuvres récentes et des clichés intimes. Le photographe Ari Marcopoulos est parti en Grèce d’où il est revenu avec une série aussi métaphysique que politique sur l’état du pays et du monde. Et puis il y a Simon Fujiwara. Simon expose à Lafayette Anticipations en octobre à Paris. Il y réunit plusieurs pièces, dont une reproduction en cire de la tête d’Anne Frank ainsi que son travail autour de Joanne. Joanne fut son professeur d’art. Cette femme à la beauté parfaite était également championne de vélo, reine de beauté, amatrice de boxe, investie dans œuvres caritatives. Bref, Joanne avait tout de la power girl contemporaine. Mais en 2011, des photos d’elle topless fuitent dans la presse tabloïd. Un de ses étudiants les a découvertes sur une clé USB malencontreusement oubliée. Sa vie tourne au cauchemar. Et c’est là que Simon Fujiwara intervient. Joanne devient son sujet – sa chose. Il la photographie, il la filme. Il gère jusqu’à son compte Instagram. À travers ce geste, l’artiste anglais dévoile la manière dont l’individu d’aujourd’hui devient un pur produit marketing, prisonnier d’une image qui ne lui appartient plus, car dépendante pour toujours du jugement des autres. Simon Fujiwara questionne la représentation des femmes dans les médias, mais surtout le fonctionnement de la rumeur et la propagation de l’information. À travers les réseaux sociaux, l’expérience personnelle dramatique devient un objet d’entertainment dans un processus fou de déréalisation du monde. Les récits personnels ne sont plus “réels”, ils sont hyperstylisés, photoshopés, facetunés. Dans ce monde si loin du vrai, plus aucune personne réelle ne peut être à la hauteur – aussi belle et parfaite que les images qui transitent. Dans la série que Simon Fujiwara a réalisé pour nous avec le photographe Reto Schmid, il n’est question de rien d’autre. Pure mise en abîme, les clichés présentent l’artiste en train de préparer un shooting avec Joanne, de choisir ses vêtements et sa coupe de cheveux. Pire, l’artiste fait de même avec l’Anne Frank de cire. Le processus de déréalisation et d’hyperstylisation agit comme un virus, il ne touche plus seulement les images envoyées sur les réseaux, mais leur processus de production même, et les icônes les plus sacrées. Le malheur étant que ce virus ne finisse pas, lui, dans une litière pour chat.
UNE CRÉATION ORIGINALE DE
SIMON FUJIWARA PHOTOS PAR RETO SCHMID, INTERVIEW PAR CHRIS DERCON
28
30
PAGE PRÉCÉDENTE ET À GAUCHE : ROBE EN SATIN DE SOIE, GUCCI. CI-DESSUS : HAUT COURT ET LEGGING EN VISCOSE, POLYAMIDE ET ÉLASTHANNE, PACO RABANNE. SUR CINTRE : VESTE DE COSTUME EN LAINE, STELLA MCCARTNEY
.
FR Numéro art : À la Fondation Lafayette Anticipations, aux côtés
d’œuvres comme Joanne et Empathy I, vous présenterez une effigie en cire d’Anne Frank, dans ce quartier du Marais qui a évidemment un riche passé juif. La famille fondatrice des Galeries Lafayette est, elle aussi, d’origine juive. Était-ce pour vous le point de départ du travail sur Anne Frank ? Simon Fujiwara : Mon intérêt pour Anne Frank est intégralement né le jour où j’ai vu pour la première fois sa maison, à Amsterdam. Je suis attiré par les lieux qui suscitent l’engouement populaire, en particulier à une époque où beaucoup de nos rencontres se limitent à Internet et où il existe en réaction un certain désir d’entresoi élitiste. Dans une histoire comme celle d’Anne Frank, j’étais fasciné par le côté intouchable, comme s’il n’y avait absolument plus rien à ajouter à ce récit. C’est précisément dans ces cas-là que je reconnais la nécessité de dire quelque chose de nouveau. J’ai commencé par envisager ce musée en tant qu’objet culturel en soi. À la boutique on trouve, en guise de souvenirs éducatifs, des modèles réduits en kit de la maison, ou bien tout ce qu’il faut pour “écrire son propre journal”. Le musée a sa page Facebook et son compte Instagram. La maison a été rénovée avec des papiers peints importés d’Allemagne. Comme toute institution qui opère dans notre monde ultra capitaliste, le musée, s’il veut rester dans la course, se doit d’avoir une politique marketing, une marque, et d’aborder avec pragmatisme le monde réel. Je n’aurais jamais imaginé à quel point tous ces mécanismes peuvent être pervers et révélateurs à la fois. Même Anne Frank a succombé à la logique capitaliste. Intitulé Hope House, le projet né de cette expérience était une reconstitution à l’échelle 1 de la maison d’Anne Frank, que vous avez présentée au Kunsthaus de Bregenz et à la Galerie Dvir, à Tel-Aviv. Pourquoi cette allusion à l’espoir dans le titre ? J’ai toujours eu un problème avec la notion d’espoir. Bien entendu, c’est une nécessité dans certaines circonstances et, pour beaucoup, à un moment donné de leur vie, mais d’un point de vue philosophique l’espoir n’a jamais été pour moi une idée positive, parce que c’est quelque chose qui n’existe que dans l’avenir, et qui, par conséquent, s’éloigne à mesure que vous vous en approchez. L’espoir, c’est l’acceptation de vivre en permanence au stade du purgatoire. Mais cette Hope House représenterait pour beaucoup l’exact opposé d’une vision du monde nourrie d’espérance. Ma reconstitution de la maison d’Anne Frank est équipée de tout un confort moderne qui est, à bien des égards, problématique et pervers, et qui met en scène la tendance de plus en plus répandue à un capitalisme effréné, pour tout et partout. Je voulais que la Hope House mette à votre portée le plaisir de retrouver un bâtiment empli de toutes les vérités et de tous les monstres du monde qui est le nôtre, horribles infestations et enchevêtrements que nous ne voulons pas voir – mais je souhaitais aussi que cela se produise dans un environnement sûr et agréable, ce qui à toujours été pour moi le type même d’expériences que l’art peut offrir. Votre plus grand espoir, c’est de pouvoir plonger dans ce monde, et tenter de le comprendre.
ROBE EN SATIN DE SOIE ET SANDALES, GUCCI.
EN
SIMON FUJIWARA AT LAFAYETTE ANTICIPATIONS BRITISH ARTIST SIMON FUJIWARA TALKS TO CHRIS DERCON ABOUT HIS UPCOMING SHOW AT PARIS’S LAFAYETTE ANTICIPATIONS. Numéro art: At Lafayette Anticipations, besides the
works Joanne and Empathy I, you’re going to show a wax figure of Anne Frank. The Marais district of Paris, where Lafayette Anticipations is located, has an undeniable Jewish history, and the family who founded Galeries Lafayette also has a Jewish background. What was your starting point for the work on Anne Frank? Simon Fujiwara: My entire interest in the Anne Frank phenomenon began when I first visited her house in Amsterdam. I’m attracted to sites of mass popular interest, especially today when there’s an increasing number of people we encounter through the internet and a converse desire for elite experiences. With a story like Anne Frank’s I was intrigued by the idea that it was untouchable, as if there can be nothing more to say about the narrative. This is when I know something new must be said. I began by looking at the museum as a cultural object. The museum sells kit models of the house as educational souvenirs as well as “write your own diaries.” They have a Facebook page and an Instagram account. The house had been renovated using German wallpaper. Like any other institution operating in a hyper-capitalist world, it has to engage with marketing, branding and the pragmatics of the real world to continue to be relevant, and I could never have imagined the whole thing could be so perverse and revealing. Even Anne Frank has been consumed within the capitalist logic. Before she was a very distant figure to me, but that is how I came to her, via her status as an icon. The project that emerged from this, Hope House, was a full-scale recreation of the Anne Frank House which you showed at the Kunsthaus Bregenz as well as at Dvir gallery in Tel Aviv. Why the title “Hope”? I’ve always had a problem with the notion of hope. It’s of course necessary for some situations and for some people at times in their lives, but philosophically hope has never been a positive idea for me because it’s something that always exists in the future, and the closer you get the further it goes. Hope is the acceptance of living in a state of constant purgatory. But Hope House presents the opposite of a hopeful worldview for many people. My recreation of the Anne Frank House was filled with commodities from today that are in many ways problematic and perverse and speak of the increasing hyper-capitalization of everything. I wanted Hope House
34
22 JUIN
CLÉMENT COGITORE
MANTEAU LONG, FENDI. SANDALES, GUCCI. DIRECTION ARTISTIQUE ET PRODUCTION : MARIA BARTAU. RÉALISATION : LAETITIA MANNESSIER CHEZ SAINT LUKE. MANNEQUIN : JOANNE. COIFFURE ET MAQUILLAGE : RORY RICE AVEC BALMAIN HAIR COUTURE. DÉCOR : KEI YOSHINO. ASSISTANTE RÉALISATION : BRYDIE PERKINS. RETOUCHE : UPPER STUDIO. PRODUCTION : EMMA EDWARDS CHEZ SEVEN SIX PRODUCTION.
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SIMON FUJIWARA
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Pourquoi avoir décidé de présenter l’effigie en cire d’Anne Frank à Lafayette Anticipations ? À la Fondation, cette œuvre est placée sur une plateforme mobile, au dernier étage, dans une sorte de “grenier” en verre qui fait étrangement écho à celui où la petite Anne était cachée. L’idée du mannequin en cire est née du fait que, dans son établissement de Berlin, le musée Madame Tussauds a sorti sa propre version d’Anne Frank. Cela devient donc une histoire en soi, et une histoire aussi problématique qu’intéressante – non seulement parce que le personnage devient ainsi une sorte de people dans une attraction très grand public, mais aussi parce que les réseaux sociaux ont une telle influence aujourd’hui qu’il devient possible et normal d’interagir avec chacun de ces mannequins de cire, de les toucher et de les inclure dans des selfies, y compris celui d’Anne Frank. J’ai passé beaucoup de temps à observer les gens dans leurs interactions avec la statue d’Anne Frank chez Madame Tussauds, à Berlin, et j’ai constaté des “décalages” très dérangeants. Des hommes de type moyen-oriental d’une quarantaine ou d’une cinquantaine d’années, embrassant Anne sur le front le temps d’une photo. Des enfants en bas âge lui tripotant le visage. Le problème survient lorsqu’on se rend compte qu’Anne Frank est devenue un objet, un produit de grande consommation, et que, une fois ce glissement opéré, le monde est autorisé à faire ce qu’il veut de cet objet, dans la logique capitaliste de notre époque. Pourtant, l’image d’Anne Frank vous rendrait presque misanthrope, parce qu’à côté d’elle aucun enfant ne peut être à la hauteur, et n’importe quel adulte vous semblera insensible. L’ironie paradoxale est que la forme la plus aboutie du bien puisse, par comparaison, faire paraître mauvais tous ceux qui l’entourent. Parlons maintenant d’Empathy I, une œuvre coproduite par Lafayette Anticipations. Il s’agit d’une projection de “cinéma dynamique” d’une durée de quatre minutes, un peu comme dans un parc d’attractions Disney, mais dans l’univers de YouTube… Empathy I est une sorte de jeu sadomasochiste dans lequel vous prenez un numéro, vous attendez votre tour, puis vous passez dans un simulateur. C’est une version extrêmement condensée de la vie : vous êtes physiquement projeté, balayé par de l’air pulsé, aspergé d’eau ; on vous déplace, on vous crie dessus, vous volez, vous plongez sous l’eau. Je souhaitais créer une expérience très contrôlée, qui impose de devoir d’abord faire la queue, avant de vivre un moment bref mais intense. Je souhaitais que le spectateur puisse se dire que, d’une certaine façon, l’artiste est son “dominant”, qu’il contrôle chacune de ses expériences physiques. Mais tous les dominants savent également que la seule façon de faire en sorte que leur rôle “fonctionne” dans la vie, c’est de donner du plaisir
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to provide you with the pleasure of encountering a building full of all the horribly infested, knotted truths and monsters of the world we live in that you didn’t want to look at, but in a safe, pleasurable environment – an experience that, for me, has always been what art can provide. Your greatest hope is to throw yourself into it and try to understand it. Why did you decide to show a wax figure of Anne Frank at Lafayette Anticipations? At Lafayette Anticipations she’s placed on a moving platform on the top floor in a kind of glass attic that eerily echoes Anne’s own attic. The wax figure was inspired by the fact that Madame Tussaud’s made their own figure of Anne Frank which was shown in Berlin. That becomes a very problematic and interesting story, not only because she becomes a celebrity figure in a populist attraction, but because now that social media have become so powerful, all the wax figures, including Anne, can be touched, interacted with and included in your selfies. I spent a lot of time watching people interact with Anne at Tussaud’s in Berlin and seeing disturbing dissonances. Middle-aged Arab men kissing Anne’s forehead for a photo, young children tapping her face. The problem comes when we understand that Anne Frank has become an object, a commodity, and once that happens the world is free to do as they please with her in today’s capitalist logic. However, the figure of Anne Frank becomes misanthropic, because next to her, no child can measure, and all adults seem insensitive. It is an irony that the image of the greatest form of good can make everyone next to her look evil. Next let’s talk about Empathy I, a work coproduced by Lafayette Anticipations for this exhibition, which is a four-minute simulator ride, in the style of a Disney ride, but through the world of YouTube… Empathy I is a sadomasochistic game where you take a ticketed number, sit and wait and go through a simulator machine. It offers you an extremely condensed version of life, in which you’re physically thrown around, blown with air jets, sprayed with water, screamed at, made to fly and to dive into water. I wanted to create an extremely controlled experience, and on one level you could say, “Yeah, the artist is my ‘dominant,’ controlling every physical experience of mine,” but every dominant knows that the only way their life role functions is in giving
“L’IMAGE D’ANNE FRANK VOUS RENDRAIT PRESQUE MISANTHROPE. À CÔTÉ D’ELLE AUCUN ENFANT NE PEUT ÊTRE À LA HAUTEUR.” à leur “soumis”. En tant qu’artiste, dans ce cas précis, c’est en réalité moi qui suis votre esclave. Ce que je ne peux pas faire – une fois que j’ai créé de toutes pièces cette expérience, et maîtrisé tout ce que je pouvais maîtriser –, c’est intervenir sur ce que vous ressentez dans votre propre corps, parce que c’est en vous. Je ne peux pas vous forcer à prendre du plaisir, je ne peux pas contrôler votre véritable ressenti. C’est en cela que je m’éloigne du contrat qui régit habituellement le rapport entre le regardant et l’œuvre d’art – lorsque celle-ci a été conçue comme autonome, et le regardant pensé comme une entité distincte qui la contemple et choisit ou non d’y pénétrer. Ici, je me transforme en obsessionnel du contrôle, mais au bout du compte, si vous vous levez de ce simulateur en disant que vous n’avez rien ressenti, l’œuvre aura perdu la partie. Cela m’amène d’ailleurs à une question que je ne cesse de me poser, à savoir : que reste-t-il à faire pour un artiste aujourd’hui ? Quel peut être mon rôle dans un monde qui devient toujours plus artistique, plus extraordinaire que ce que n’importe quelle œuvre d’art pourrait vous proposer ? Un monde où chacun, armé de son Smartphone, peut se montrer extrêmement créatif. Le musée est-il en train de devenir un lieu de nostalgie où l’on va chercher de la tranquillité, du calme et une forme d’évasion ? Je ne le crois pas. Mais j’ai absolument besoin que mon travail reflète l’époque dans laquelle nous vivons. Comment ou par quoi a débuté ce travail ? J’ai commencé par observer la façon dont nous abordons aujourd’hui le populisme, sous l’influence de notre vécu de masse, de l’omniprésence de l’image – et comment nous réagissons face à ce mur infranchissable constitué chaque jour d’une multitude de rencontres, avec tant de réalités individuelles différentes, à travers nos écrans. Nous profitons de ce monde “globalisé” et nous nous appuyons sur cette réalité de la masse mais, parmi les élites au moins, il y a aussi un dégoût croissant pour tout ce qui est populaire. Je me suis mis à visiter des attractions très grand public, comme le château de Neuschwanstein, et il y a là pour moi un phénomène délicieusement pervers. Chaque année, quatre millions de visiteurs découvrent ce château de conte de fées – une construction assez grotesque, construite par un roi fou qui, pour cela, a ruiné les finances de son royaume, bâtie comme un décor de théâtre sur des plans matériellement presque impossibles à réaliser. À une époque où nous voulons nous convaincre que “nous exigeons la démocratie, que cette histoire du 1 % doit cesser, que nous voulons l’égalité des droits pour tous”, nous traversons le monde, depuis la Corée ou le Paraguay, pour venir visiter cet exemple dément d’abus de pouvoir. On fait la queue pendant trois heures, par moins quatre degrés, pour pouvoir entrer avec son ticket, être poussé au pas de
pleasure to the submissive. As an artist, in this case, I’m actually a slave to you. What I can’t do – having created this experience and controlled everything I possibly can – is to make you feel the things that happen in your body because they’re in your body. I cannot make you enjoy the work, I can’t control your true experience. That’s where this breaks away from the traditional contract of art viewing, where the artwork has been thought of as autonomous and the viewer a separate entity viewing it, entering in at their choice. Here I’m saying I’m a total control freak, but ultimately if you get out of that simulator chair and say “I didn’t feel anything,” the work loses. It brings me to a question I constantly ask myself: What is left for artists to do today? What can my role be in a world that is becoming so much more artful and fantastical than any artwork can give us, and where everyone, with their smartphones, is a creative? Is the museum becoming a nostalgic place where we go for peace, calm and escape? I don’t think that’s right. I feel a pressure for my work to reflect the times I live in. With what or how did the work begin? I started by looking at how we deal with populism today, with the mass experience, the ubiquity of the image and how we face this barrage of encounters with so many people’s realities each day through our screens. We rely on and profit from this mass global world we’ve created, but there is, at least among the intelligentsia, a growing disgust for all things popular. I started visiting mass attractions, such as Neuschwanstein Castle, which I think of as a deliciously perverse phenomenon. Each year four million people visit this fairytale castle – a ridiculous structure built by a mad king who ruined the tax system, which was built as theatre and was almost physically impossible to construct. And in these times where we say to ourselves, “We want democracy, the one percent must end, we want everyone to have equal rights,” we travel across the world, from Korea or Paraguay, to see this mad instance of power abuse. We will queue with a ticketing system in -4 degrees for three hours just to go in, be rushed through stage sets, and sent out of the door. Then I went to Disneyland and I went on the Star Tours ride, which is a three-minute flight simulator, and I loved it. It was an incredibly fun and very powerful physical experience, and I began thinking to myself, “Why do these powerful rides never have any content,
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AVANT-PROPOS
SIMON FUJIWARA
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course à travers les différents décors et expédié vers la sortie ! Je me suis ensuite rendu à Disneyland, et j’ai pris le fameux Star Tours pour une simulation de vol qui dure trois minutes – et j’ai adoré ça. C’était un vrai bonheur, et une expérience physiquement très puissante. J’ai commencé à me demander pourquoi on ne donne jamais de contenu à ce type d’expériences. Si elles sont si fortes, pourquoi les réserver au seul divertissement ? Elles vous videraient le cerveau, sans jamais le remplir ou le stimuler ? Je me suis rendu compte qu’en réalité, ce vecteur était tellement puissant que si on mettait du contenu dans un simulateur, en évoquant les conflits dans le monde ou divers sujets politiques, il serait probablement capable de vous détruire. C’est ainsi que j’ai décidé de créer mon propre parc d’attractions à thème, d’utiliser les techniques de ces lieux de production de masse et leur expérience lorsqu’il s’agit de vous vendre une certaine vision de la vie. Mais cette fois, pas celle d’une vie fantasmée : la vraie vie ou, tout au moins, l’expérience que nous faisons de la vie à travers les écrans. Reparlons de Joanne. Vous avez appliqué dans ce travail une stratégie de chef de marque à une personne tirée de votre vie privée, en l’occurrence votre ancienne enseignante en arts plastiques, qui était aussi une reine de beauté. Joanne est littéralement incrustée dans un monde d’images duquel elle ne peut s’échapper – y compris dans les images seins nus ayant entraîné le scandale médiatique qui a détruit sa carrière. Joanne a changé ma vie. Ce que Joanne m’a véritablement enseigné, c’est la bravoure. C’est l’une des femmes les plus courageuses que je connaisse. On pourrait voir en elle une sorte de “personnalité futuriste”, parce que cette existence qui est la sienne, prisonnière d’un monde d’images et de sa propre image, c’est ce vers quoi nous allons : c’est ce qui nous arrivera à tous d’ici cinquante ans si nous continuons à vivre avec cette obsession des images (et il me semble que nous sommes bien partis). Joanne est une sorte de prototype de cela. C’est en partie un choix de vie qu’elle a fait, mais c’est aussi la nature qui a choisi pour elle, à cause de son apparence physique, et du potentiel commercial de sa beauté. Ce qui est fou, c’est que tous les adolescents courent après “l’effet Joanne”, pour eux-mêmes. Des millions d’adolescents sur Instagram, sur Facebook, sur Twitter tentent de mettre leur visage sur le marché. Ils sont prêts à le déformer et à le modifier de toutes les manières possibles pour réaliser leur rêve, qui consiste à faire de leur propre vie un marché, et leur principale source de revenus : voilà l’objectif de la génération du millénaire. Je le comprends et l’accepte complètement. Pourquoi pas ? Ils vivent dans un monde bâti par la génération précédente – un monde où tout semble facile, à portée de main, et où il est possible de devenir tout ce que l’on veut. Un monde où devenir simplement soi-même passe pour l’accomplissement suprême. Vous ne pouvez pas reprocher à quelqu’un de manger une grappe de raisin que vous lui avez mise entre les mains. Exposition Revolution de Simon Fujiwara, du 13 octobre 2018 au 6 janvier 2019, Lafayette Anticipations, Paris.
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but are only fun?” They empty your brain but never fill or challenge it. I realized that the medium is so powerful that to put content into a flight simulator that tried to speak about world conflicts or politics would probably destroy you. Which is when I decided I wanted to make my own theme-park attraction, to use all the techniques of these places of mass production or experience to sell you back a version of life. But not a fantasy life. Real life – or at least how we experience real life through the screen. Let’s talk about Joanne. It’s a work where you applied the strategy of a brand manager to someone in your own personal life, your former art teacher who was also a beauty queen. Joanne is almost like crossing a bridge. The autobiographical elements are still there, but you make us want to get to know her and get close to her issues. But the viewer can’t really help her. She’s trapped in a world of images that she cannot escape – including the topless pictures that caused the media scandal that ruined her. [Joanne Salley is a former Miss Northern Ireland who taught art at Harrow School in London. She was forced to resign from her teaching post after topless photos of her were found on a memory stick in a classroom and circulated among the pupils at the all-boys school.] The work links your own biography with a rather dark notion of the effect social media can have on our personal lives. Well, she changed my life. And she taught me the greatest lessons. Not as a student, but now – in doing this project. What Joanne has really taught me about is bravery. She’s one of the bravest people I know. She is what you’d describe as a kind of a futuristic person, because the life she is living, trapped inside this world of images and trapped by her own image, is where we’re all going to be in 50 years if we continue this image obsession, which I believe we will. She’s just a prototype for that. It’s a life she chose to some extent, but biology also chose it for her because of how she looks and how marketable her appearance is. But the crazy thing is that every teen is trying to create the Joanne effect for themselves. Millions of teens on Instagram, on Facebook, on Twitter are trying to market their face and will go to any length to distort and abstract it to get to the dream –which is to make their own life their primary market and income. That’s the goal of the millennial generation, which I completely understand and accept. And why not? They live in a world created by the generation before them, a world where everything seems easy, is available, and you can be anything you want to be, or even just being you is the greatest achievement. You can’t point a finger at someone who’s offered a bunch of grapes and then goes ahead and eats it.
Photo : Markus Tretter/Simon Fujiwara et musée d’Art de Bregenz – Andrea Rossetti – Simon Fujiwara. Courtesy of Simon Fujiwara et Esther Schipper, Berlin
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1 THE SECRET ANNEX (2018). VUE DE L’EXPOSITION HOPE HOUSE AU MUSÉE D’ART DE BREGENZ, 2018. 2. EMPATHY I (2018). SIMULATEUR 5D (AVEC VIDÉO, SON, MOUVEMENT, EAU ET VENT), DURÉE 3 MIN, 49 S. 3 ET 5 VUES DE L’EXPOSITION EMPATHY I, À LA GALERIE ESTHER SCHIPPER, BERLIN, 2018. 4. IMAGE EXTRAITE DU FILM JOANNE (2016).
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SEPTEMBRE
L’INVITÉ DU MOIS
BUENOS AIRES
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MAURIZIO CATTELAN
SEPT.
BUENOS AIRES
MAURIZIO CATTELAN
POUR NUMÉRO ART, LE CÉLÈBRE ARTISTE ITALIEN S’EST RENDU À BUENOS AIRES ACCOMPAGNÉ DE LA CURATRICE MYRIAM BEN SALAH. LE DUO NOUS EMMÈNE DÉCOUVRIR LA BOUILLONNANTE SCÈNE ARTISTIQUE LOCALE MISE EN LUMIÈRE PAR L’ÉVÉNEMENT ART BASEL CITIES PAR MYRIAM BEN SALAH ET MAURIZIO CATTELAN.
Collages par Jérôme Verbrackel à partir de photos de Myriam Ben Salah
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IL DEVAIT ÊTRE 10 heures du matin, et nous faisions un tour dans le cimetière de Recoleta, à Buenos Aires, avant le déferlement des hordes touristiques venues photographier la tombe d’Eva Perón. Dans l’hémisphère Sud, l’hiver touchait à sa fin, et la météo était délicieusement fraîche et ensoleillée. Le long d’une allée un peu plus sombre, nous sommes tombés sur un ouvrier occupé à fixer une pierre tombale au ciment. “Celle-là est pour moi, nous a-t-il déclaré. Si Macri reste au pouvoir, adieu !” Le ton était donné. L’Argentine où nous avions atterri, une nouvelle fois aux prises avec une sévère crise monétaire, s’enfonçait lentement dans un énième chaos. Pour le meilleur et pour le pire, les Argentins ont la réputation de posséder une fierté et une résilience leur permettant de déplacer des montagnes, même en temps de crise. “Le seul élément de stabilité que nous ayons dans ce pays, c’est une présentatrice de télévision de 91 ans du nom de Mirtha Legrand”, nous affirment, plaisantant à moitié, Lolo et Lauti, un duo d’artistes avec qui nous partageons un cafe con leche [un café au lait] et quelques medialunas [des croissants typiquement argentins]. Ils travaillent ensemble depuis 2011, en particulier sur l’art vidéo et les performances. En 2015, avec Violeta Mansilla, ils ont fondé
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GUEST OF THE MONTH: MAURIZIO CATTELAN FOR NUMÉRO ART, THE CELEBRATED ITALIAN ARTIST TRAVELLED TO BUENOS AIRES WITH THE CURATOR MYRIAM BEN SALAH, ON THE OCCASION OF ART BASEL CITIES. THEY REPORT BACK FROM THE CITY’S BURGEONING CONTEMPORARY-ART SCENE. It was around 10.00 am, and we were wandering through Recoleta Cemetery before the arrival of the hordes of tourists who come to take pictures of Eva Perón’s tomb. Winter was ending in the southern hemisphere, and the weather was delightfully crisp and sunny. In a dark pathway, we ran into a worker cementing a tombstone. “This one is for me,” he said, “if Macri stays in power. Ciao!” The tone had been set. The Argentina we’d arrived in was once again in the grip of a severe currency crisis, and was slowly drifting towards its umpteenth chaos. For better or for worse, Argentines are known for a resilience and a pride that allows them to move mountains, even in times of crisis.
PAGES PRÉCÉDENTES MAURIZIO CATTELAN DEVANT ETERNITY, CIMETIÈRE POP-UP INSTALLÉ À BUENOS AIRES. CI-CONTRE MAURIZIO CATTELAN ET L’UNE DE SES ŒUVRES.
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SEPT.
MAURIZIO CATTELAN
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UV Estudios, une galerie doublée d’un espace-projet dans le quartier en pleine ascension de Villa Crespo. On leur doit aussi le lancement de Perfuch, un festival de performances réunissant chaque année plus d’une centaine d’artistes, et qui a également redéfini la performance comme une pratique artistique en soi – un moyen d’échapper à la domination du théâtre expérimental (discipline de premier plan à Buenos Aires). Au fil de notre échange, nous mentionnons à quel point tout, dans cette ville, nous semble dynamique et fécond. “Certes, mais il n’est vraiment pas facile d’obtenir des financements ni d’attirer l’attention des institutions. Nous avons beau avoir fait la couverture de La Nación, le grand quotidien national, nous sommes toujours aussi pauvres !” Ironie du sort, en ces temps de grande précarité, ce qui nous a d’abord conduits à Buenos Aires se trouve être un projet baptisé Eternity, un cimetière pop-up pour les vivants. À la lumière des derniers événements, ce pourrait tout aussi bien être un cimetière où enterrer la dette du pays. S’inscrivant dans le cadre de Hopscotch (Rayuela), un programme aux multiples facettes organisé par la curatrice Cecilia Alemani pour Art Basel Cities, Eternity a rassemblé plus de 200 artistes locaux, appelés à livrer leur libre interprétation d’une pierre tombale. Tendrement caustiques et ludiques dans leur profondeur, les œuvres témoignent de la foisonnante créativité des artistes de Buenos Aires.
BUENOS AIRES
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“The only stable thing we have in this country is a 91-yearold TV presenter,” said, half jokingly, Lolo and Lauti, an artist duo with whom we shared a café con leche and medialunas. They’ve been working together since 2011, mostly in video and performance art. In 2015, with Violeta Mansilla, they founded UV Estudios, a gallery-cumproject space in the up-and-coming neighbourhood of Villa Crespo. They also started Perfuch, a performanceart festival which every year brings together over 100 artists, and which also redefined performance as an artistic practice in its own right – a way of escaping the domination of experimental theatre (a major discipline in Buenos Aires). During our conversation, we mentioned how everything seems very dynamic and buzzing in the city. “Yes, but it’s not easy to get funding or institutional attention. We may have made the cover of the national newspaper La Nación, but we’re still poor!”
Le reste de la programmation de Hopscotch (Rayuela), concoctée par Cecilia Alemani, débordait d’esprit et de vivacité, à l’image de la curatrice elle-même, amenant l’art dans les endroits les plus improbables de la ville sans se prendre au sérieux. Aussi rafraîchissant que stimulant pour les différents publics. Le titre Hopscotch (Rayuela) [La Marelle] est emprunté au roman expérimental de l’écrivain argentin Julio Cortázar, construit sur un mode narratif non linéaire et qui, à l’instar du jeu traditionnel des cours d’école, peut fonctionner selon différentes séquences. D’un silo abandonné à une ancienne brasserie allemande, ce parcours ludique mêlait artistes argentins et internationaux. Parmi les temps forts, les portes tournantes d’Eduardo Basualdo (Perspective of Absence) s’ouvrant sur l’immensité du Río de la Plata, à l’extrémité d’un ponton long de 800 mètres, propriété d’un club de pêcheurs ; l’hypnotique “environnement performatif” d’Alexandra Pirici (Aggregate), réunissant une soixantaine d’interprètes appelés à danser ou à dériver durant des heures à travers l’espace ; Kermit the Frog, Even, grand ballon de baudruche à moitié dégonflé d’Alex Da Corte, à l’effigie de la grenouille du Muppet Show, logeant ses 18 mètres à l’intérieur d’une ancienne centrale électrique ; ou encore le monumental Untitled (No puedes vivir sin nosotras/You Can’t Live Without Us), vaste fresque murale de Barbara Kruger peinte aux couleurs du drapeau argentin sur un silo abandonné, face au Puente de la Mujer (le “Pont de la femme”). À ce propos, nous n’avons pu manquer de remarquer la présence récurrente des thématiques féministes et queer dans le paysage artistique argentin, en particulier à un moment où la frange progressiste de la population militait – encore – activement pour la légalisation de l’avortement : pendant notre séjour, une “vague verte” de femmes portant des foulards couleur émeraude (d’où le nom qu’elles s’étaient choisi) déferlait en effet sur les places publiques du pays, en soutien à cette revendication.
How ironic that at such a precarious moment in its history, what brought us to Buenos Aires was a project called Eternity that consists in a pop-up cemetery for the living. Given recent events, it could also just as easily be a cemetery in which to bury the nation’s debt. Programmed as part of Hopscotch (Rayuela), a multifaceted event curated by Cecilia Alemani for Art Basel Cities, Eternity brought together more than 200 local artists who each submitted their interpretation of a tombstone. Tenderly caustic and playful in their depth, they bore witness to the vibrant creativity of porteño artists. The rest of Alemani’s programming for Hopscotch (Rayuela) was, like the curator herself, overflowing with wit and vivacity, bringing art into the most unlikely places in the city without taking itself too seriously. It was as refreshing as it was stimulating for its different audiences. The title Hopscotch (Rayuela) is borrowed from the experimental novel by the Argentine author Julio Cortázar, which is structured according to a nonlinear narrative and which, like the traditional playground game, functions in different sequences. From an abandoned silo to a former German brewery, Alemani’s lighthearted itinerary mixed Argentine and international artists. Among the highlights were Eduardo Basualdo’s revolving doors (Perspective of Absence), which opened onto the immensity of the Rio de la Plata at the end of an 800 m-long pier belonging to a fishermen’s club; Alexandra Pirici’s mesmerizing “performative environment,” which featured 60 or so performers drifting and dancing through the space for hours on end; Alex Da Corte’s Kermit the Frog, Even, an 18 m-high Kermit balloon that was displayed half deflated in a former power plant; and Barbara Krueger’s monumental Untitled (No puedes vivir sin nosotras/You Can’t Live Without Us), a large-scale mural fresco painted in the colours of the Argentine flag on the side of an abandoned grain silo opposite the Ponte de la Mujer (“bridge of the woman”). À propos, we couldn’t help but notice the recurrence of queer and feminist themes on the Argentine arts scene,
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CI-CONTRE VUE DE L’ŒUVRE D’ALEX DA CORTE KERMIT THE FROG (18 MÈTRES).
SEPT.
BUENOS AIRES
CI-CONTRE L’ARTISTE NAHUEL VECINO.
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Nous voici donc, entre deux visites de Hopscotch (Rayuela), arpentant les galeries du quartier de Villa Crespo. Parmi les interlocuteurs que nous avons rencontrés, pas un seul qui n’ait cité le nom de Fernanda Laguna, artiste, poétesse et agitatrice culturelle locale. En 2000, au plus fort de la pire crise que l’Argentine ait connu de toute son histoire, cette personnalité extrêmement influente avait fondé Belleza y Felicidad (“Beauté et Félicité”), une galerie gérée par des artistes, devenue aujourd’hui légendaire. Durant de longues années, ce lieu a été le creuset de tout ce qui émergeait à Buenos Aires en matière d’art et de littérature. Laguna a par la suite délocalisé sa galerie dans un bidonville (villa miseria en espagnol argentin) en périphérie de la ville, où la structure s’est transformée en un projet éducatif expérimental, axé sur l’art et destiné aux enfants ou aux adolescents défavorisés. Intrigués par le parcours singulier de cette agitatrice, nous sommes allés voir une œuvre qu’elle présentait dans une exposition collective à quelques rues de là, à la galerie Nora Fisch. Nous nous sommes retrouvés plongés dans une discussion sur l’histoire des mouvements féministes en Amérique latine avec la galeriste, qui présentait au même moment une exposition très bien conçue de l’artiste Adriana Bustos. Nous en sommes venus à évoquer la pression qui s’exerce, dans cette partie du monde, sur les artistes – invariablement censés exprimer une certaine forme de “régionalisme”. Comme le dit Nora Fisch : “Ici, on n’attend pas des artistes qu’ils travaillent sur la beauté, la matière ou la forme. Ils sont systématiquement, et le plus souvent à tort, associés à des thèmes relatifs aux peuples indiens indigènes, aux gauchos, aux desaparecidos [les personnes arrêtées et tuées durant la dictature] ou à Eva Perón – même si la plupart n’abordent absolument pas ces sujets.” Cette discussion nous a fait prendre conscience que la “tentation exotique” pouvait réellement constituer un problème dès lors que l’on s’éloigne des grands centres artistiques – en gros, New York, Londres et Paris – et à quel point, malgré la supposée ouverture d’esprit de ce milieu, la catégorisation en clichés régionaux peut être ressentie par les artistes comme une malédiction difficile à conjurer. Nous avons terminé notre tour dans la plus ancienne galerie d’art de Buenos Aires, celle de Ruth Benzacar. Sa fille, Orly, nous a expliqué toute la difficulté qu’elle rencontre à ne représenter que des artistes argentins (un choix assumé de la galerie), dans un monde de l’art polarisé sur l’Europe et les États-Unis. Nous avons rapidement été
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especially at a moment when the progressist pocket of the population was – yet again – fighting for the legalization of abortion; while we were there, a “green wave” of women wearing emerald-green scarves (whence the name they’d chosen for their movement) was demonstrating across the country in support of the cause. So here we were, between two Hopscotch (Rayuela) stops, visiting galleries in Villa Crespo. Among all the people we met, there wasn’t one who didn’t mention Fernanda Laguna, a local artist, poet and general cultural agitator. In 2000, when the worst economic crisis in Argentina’s history reached its peak, Laguna founded the now legendary artist-run gallery Belleza y Felicidad (“Beauty and Happiness”), which for many years was the crucible for all the emerging art and literature in Buenos Aires. She later moved the gallery to a favela (which in Argentina are known as villas miseria, or misery towns) on the outskirts of the city, where it evolved into an experimental artbased education project for disadvantaged children and teenagers. Intrigued by Laguna’s career path, we went to see a piece she was showing in a group exhibition a few blocks away at Nora Fish gallery. We ended up talking about the history of Latin American feminist movements with Fish, who was also showing a great show by Adriana Bustos. The conversation turned towards the pressure artists in this part of the world find themselves under to express a certain form of “regionalism.” As Fish explained, “Artists here aren’t expected to work on beauty, material or form. They’re systematically, and often wrongly, linked to themes about indigenous peoples, gauchos, the desaparecidos [the “missing” of the military dictatorship] and Evita Perón – even if most of them don’t go anywhere near those subjects.” The conversation made us realize how much the temptation of exoticism could be an issue as soon as one leaves the main art centres – bascially New York, London and Paris – and to what extent, despite a supposed open-mindedness in the art world, classification according to regional clichés could be experienced by artists as a curse that’s difficult to break. We ended our tour at Buenos Aires’s oldest gallery, Ruth Benzacar, where Benzacar’s daughter Orly explained to
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MAURIZIO CATTELAN
BUENOS AIRES
CI-CONTRE L’ARTISTE ELENA DAHN AGRIPPÉE À L’UNE DE SES SCULPTURES-PEINTURES EN LATEX.
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rejoints par Catalina Urtubey, directrice de la galerie El Gran Vidrio, un lieu très pointu situé dans la ville de Cordoba, dans une ancienne station-service. “Très peu d’artistes sont parvenus à accéder au marché international”, nous a-t-elle expliqué, avant d’ajouter : “Et une fois que c’est fait, ils quittent définitivement la scène artistique argentine.” Il nous a cependant semblé que les choses étaient en train de changer. Nous avons rencontré plusieurs artistes de la nouvelle génération, à la fois profondément enracinés à Buenos Aires et en même temps inscrits dans une dimension et des perspectives résolument internationales. Pour nous guider dans cette ville, notre étoile du Berger a été Luna Paiva, séduisante artiste polyglotte qui a commencé par la photographie avant d’évoluer vers la sculpture en bronze de grande dimension. En plus de nous avoir emmenés dans la meilleure parrilla [grill] de Buenos Aires (chez Los Platitos, le bife de lomo [filet de bœuf] vous fait oublier que vous mangez de la viande pour la cinquième fois d’affilée), notre guide nous a fait découvrir, à Vicente López [ville en périphérie de Buenos Aires], l’une des plus anciennes fonderies du grand Buenos Aires, dirigée par trois frères. Luna Paiva y collabore avec les fondeurs, qui ont réalisé l’essentiel de ses sculptures installées dans des parcs et jardins publics, et qui ont aussi travaillé sur la plupart des monuments du pays. L’artiste terminait avec eux une série de répliques en bronze de sièges ordinaires en plastique, pour un projet qui sera présenté au Faena Art Space, à Miami. Nous avons également rencontré le peintre et sculpteur Nahuel Vecino, dans son lumineux studio du quartier de La Paternal. Son travail nous était familier depuis l’exposition organisée il y a quelques années à l’espace Del Vaz Projects, à Los Angeles. Orchestrée par le jeune et talentueux touche-à-tout Jay Ezra Nayssan, l’exposition nous avait à l’époque convaincus que les structures de petite taille bénéficiaient plus efficacement au rayonnement des courants artistiques transnationaux, et en donnaient une vision plus nuancée. Vecino associe dans son travail les références aux bidonvilles de Buenos Aires à un style inspiré de la Renaissance et à des allusions aux mythologies grecque et romaine. Affichée au mur, une note porte l’inscription “Chardin, Boucher, Balthus” et, sur sa table basse, est posé un ouvrage intitulé Trésors du Musée national du Bardo. Poursuivant notre périple, nous avons rendu visite à l’artiste Elena Dahn, qui rejette à l’évidence toute notion d’art “régional”, travaillant principalement sur la forme et la matière au travers de la manipulation attentive et performative du latex pour ses sculpturestableaux. Dans un style totalement différent, nous avons conclu
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us all the difficulties she has in representing only Argentine artists – a deliberate choice on the gallery’s part – in an art world that is centred on Europe and the U.S. We were soon joined by Catalina Urtubey, the director of El Gran Vidrio, a cutting-edge gallery located in a former petrol station in Córdoba. “Very few artists have managed to break through onto the international market,” she explained, “and once they do, they leave the Argentine scene for good.” It nonetheless seemed to us that things were changing. We met several artists from the new generation who were not only anchored in Buenos Aires but also had clear international perspectives and reach. Our lodestar in the city was Luna Paiva, a beguiling polyglot whose practice started with photography before evolving towards largescale bronze sculpture. Besides taking us to the best parrilla in town – Los Platitos’ bife de lomo makes you forget it’s the fifth time in a row you’re eating meat – Paiva introduced us to one of the oldest foundries in the greater Buenos Aires area, run by three brothers in the neighbourhood of Vicente Lopez. She works there with the founders who have made most of the sculptures you find in the city’s public parks, along with most of the monuments in Argentina. Paiva was finishing a series of bronze versions of a basic plastic chair for an upcoming project at Faena Art Space in Miami. We also met Nahuel Vecino in his brightly lit La Paternal studio. Vecino’s work, was familiar from a show organized a few years ago in the Los Angeles space Del Vaz Project by young polymath called Jay Ezra Nayssan, which gave us a sense that smaller structures could be more beneficial and give a nuanced sense to transnational art movements. Vecino’s work mixes references from Buenos Aires shantytowns and dark places with a serene Renaissance style and Greco-Roman divinities. A memo on his wall reads “Chardin, Boucher, Balthus,” and a book on his coffee table is titled Treasures from Tunisia’s Bardo National Museum. We also paid a visit to artist Elena Dahn, who was clearly warding off any sense of “regional art” by working essentially on forms and material through the careful and performative manipulation of her latex-based sculptures-cum-paintings. Finally, and in a
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MAURIZIO CATTELAN
CI-CONTRE MASSIMILIANO GIONI ET MAURIZIO CATTELAN POSENT À CÔTÉ D’UNE FIGURE EN CARTONPÂTE DE MARTA MINUJIN.
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par une visite chez Marta Minujín, légende vivante, inspiratrice du pop art. Dans son extravagante demeure, cette artiste de 75 ans a rassemblé des photographies d’elle avec Andy Warhol et des maquettes du projet, largement salué, qu’elle a présenté en 2017 à la documenta 14 de Kassel − reprenant une proposition de 1983 intitulée The Parthenon of Books (Le Parthénon des livres). Une armée d’assistants travaillent sur ses peintures expérimentales.
totally different style, we ended up at legend and PopArt mentor Marta Minujin’s extravagant house, where the 75-year-old artist has gathered together pictures of herself with Andy Warhol, maquettes for her acclaimed Documenta 14 project in Kassel (a reenactment of her 1983 project The Parthenon of Books), and an army of assistants working on her experimental paintings.
Il nous a paru évident que la ville de Buenos Aires avait pleinement conscience de l’importance des artistes dans son propre développement. La manifestation Art Basel Cities s’intégrait en effet dans un projet plus vaste de développement urbain, centré notamment sur les limites méridionales de la capitale fédérale et sur le quartier touristique (et un peu sensible) de La Boca. La Fundación Proa y a récemment ouvert un deuxième espace consacré aux artistes émergents, Laboratorio Proa21. Nous y avons rencontré Dani Zelko, en pleine installation d’une œuvre renvoyant aux violences policières dans le quartier. De leur côté, les institutions publiques semblaient toutes s’être mises sur leur trente et un pour accueillir les visiteurs étrangers : le musée d’art latino-américain MALBA et le musée d’art moderne MAMBA ouvraient leurs expositions, toutes deux consacrées à des œuvres fondamentales de l’art latino-américain. Les initiatives privées n’étaient pas en reste. Parmi elles, le BSM Art-Building, fondé par le collectionneur et entrepreneur immobilier Guillermo Rozenblum, offrait un espace en alternance à un groupe d’artistes parmi lesquels Max Gómez Canle, Leandro Asoli, Andrés Aisicovich et Eduardo Basualdo. Une mention spéciale également pour le Museo Xul Solar, véritable perle au cœur de la ville. Ancienne résidence du peintre Alejandro Xul Solar, il résume la vision singulière de l’artiste, celle d’une utopie fondée sur un langage universel. Notre semaine s’est terminée par un grand dîner-performance organisé par le magnat de l’hôtellerie Alan Faena, également à l’origine du Faena Art Center (Buenos Aires et Miami). Il est aussi l’un des meilleurs parrilleros que nous ayons rencontrés durant notre séjour. Au vu de son aptitude à faire griller les viandes à la perfection, nous lui avons posé la question sur ses autres capacités de gaucho. “Vous montez à cheval ?”, lui avons-nous demandé. “Ici, nous a-t-il répondu, nous chevauchons surtout l’impossible. Nous n’avons pas le choix.”
It was obvious to us that the city of Buenos Aires was aware of the importance of artists for its own development. Art Basel Cities was itself part of a larger project of urban development focusing on the southern fringes and the dodgy touristy neighbourhood of La Boca. There, Fundacion Proa has developed a second space dedicated to emerging artists, Laboratorio Proa 21 where we met Dani Zelko, who was installing a piece about police violence in the neighbourhood. Public institutions were all dolled up and ready for an international crowd to slide in: MAMBA and MALBA both opened shows featuring major pieces of Latin-American art – notably Abaporu (1928) by Tarsila do Amaral, considered the South American Mona Lisa, at MALBA; while CCK (located in the former national post office, one of the most impressive buildings we saw) had organized a dreamlike food performance by artist Nicola Constantino. Private initiatives were also blooming, among them BSM Art Building, founded by real-estate entrepreneur and collector Guillermo Rozemblum, which offers working space and support to a rotating group of artists including Max Gómez Canle, Leandro Asoli, Andrés Aizicovich, and Eduardo Basualdo. Special mention to the Museo Xul Solar, a gem that features the artist’s singular vision of a utopia focused on the creation of a universal language. We ended the week at a performance and dinner put on by hotel magnate Alan Faena, of Faena Art Center fame (Buenos Aires and Miami), and one of the best parrilleros we encountered. Given his ability to grill meat perfectly, we enquired about his other gaucho qualities. “Do you ride horses?” we asked. “Here we ride the impossible,” he answered. “We have no choice!”
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MOOD by Christofle x KARL LAGERFELD Edition limitée 1 500 pièces* *1000 exemplaires acier et 500 exemplaires laqué noir
6 SEPT.
GALERIE KAMEL MENNOUR
PARIS
PORTRAIT DE FAMILLE : MATTHEW LUTZ-KINOY POUR NUMÉRO ART, LE JEUNE AMÉRICAIN INSTALLÉ À PARIS A RÉUNI SA FAMILLE ARTISTIQUE AUTOUR D’UN GRAND BANQUET. UN DÎNER AU MILIEU DE SES CRÉATIONS BAROQUES ET HÉDONISTES, DONNÉ QUELQUES JOURS AVANT LE VERNISSAGE D’UNE EXPOSITION PARISIENNE TRÈS ATTENDUE. PAR TENZING BARSHEE. PORTRAITS PAR LEILA HEKMAT FR
ÉCOUTEZ LES ENFANTS, écoutez les garçons, les filles et les autres, écoutez bien, c’est l’une des nombreuses histoires sur Matthew Lutz-Kinoy, un très beau Juif de Brooklyn. Son histoire n’est ni brève ni simple. Suivre son travail revient à plonger dans une histoire d’amour très forte, riche de paillettes et de tourments. Son art est composé de nombreuses voix et c’est pour cela qu’il nous titille à de nombreux endroits. Sérieusement, écoutez bien Matthew Lutz-Kinoy. Il crée des images qui se nourrissent de l’utopie que pourraient être nos vies. Il compose des environnements sous la forme d’images. Entrer dans les espaces qu’il crée nous donne à voir un monde d’une intensité multicolore, aux couleurs de ses formes viscérales, de son humour attachant et de sa précision plastique.
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MATTHEW LUTZ-KINOY, FAMILY PORTRAIT FOR NUMÉRO ART, THE YOUNG AMERICAN ARTIST, NOW BASED IN PARIS, GATHERED HIS SPIRITUAL FAMILY AROUND HIM FOR A BAROQUE DINNER ON THE EVE OF HIS NEW LEFT BANK SHOW. Listen little ones, listen up closely, this is one of the tales of Matthew Lutz-Kinoy, a very handsome Jewish man from Brooklyn. His story is neither brief nor simple. As he is a brilliant artist of many talents, to follow his practice is like diving into a meaningful love story, full of glitter and heart-shakes. His art is comprised of many voices, and
MATTHEW LUTZ-KINOY PHOTOGRAPHIÉ AU MILIEU DE SA FAMILLE ARTISTIQUE, À MONTREUIL. DE GAUCHE À DROITE : LOREN STURTEVANT, STÉPHANIE MOISDON, RENAUD JEREZ, ANNE DRESSEN, LEE, JULIE BOUKOBZA, BARNABÉ, MATTHEW LUTZ-KINOY, RETO SCHMID, ANINA TRÖSCH, NICOLAS TREMBLEY, ARTHUR FOURAY. NAPPE RÉALISÉE PAR ANINA TROSH AND LUTZ-KINOY, CÉRAMIQUES PAR NATUSKO UCHINO ET MATTHEW LUTZ-KINOY, DÉCOR ET TOILE DE FOND PAR RENAUD JEREZ ET MATTHEW LUTZ-KINOY.
CI-DESSUS VUE DE L’EXPOSITION BOWLES, GALERIE KAMEL MENNOUR. AU PREMIER PLAN : PLAIN PLEASURES (2018). ACRYLIQUE, TEMPERA SUR TOILE, 340 X 150 CM, ET CÉRAMIQUES. AU FOND À GAUCHE : IN THE RED ROOM (2018). ACRYLIQUE, TEMPERA SUR TOILE, 950 X 260 CM, ET CÉRAMIQUES.
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Sa trajectoire de vie l’a amené de la Grosse Pomme au grand B, Berlin, capitale de la jeune scène montante des artistes internationaux, perdus dans une version dépassée de La Bohème, se prenant la tête sur leur position dans la vie et le monde de l’art. Mais la vie de Matthew Lutz-Kinoy n’est pas une posture. Il vise le monde réel en en donnant une représentation déformée et outrancière. Sa manière de surjouer et son usage précis mais original du langage vont au-delà du concept de camp. Son recours démesuré aux proportions spatiales, passant de dessins délicats à des céramiques profondément obscures, en passant par des toiles surdimensionnées, invite l’esprit observateur à sauter de son affect le plus intime à la brutalité de l’espace public. Les différentes strates et voix, visibles dans l’éventail de ses activités comme sur ses toiles, surgissent – explosant de toutes parts –, se contaminent mutuellement, fusionnant les différents concepts de culture et leurs perspectives. La peau, métaphore fragile mais résistante de la multitude des narrations de Matthew Lutz-Kinoy, touche et est touchée, par elle-même, mais aussi par des agents extérieurs. Peu importe combien de fois il recouvre cette peau, elle invite à se connecter, elle se couvre tout en se mettant à nu, elle sent et est sentie. La fluidité du récit narratif global de la pratique de l’artiste est aussi résolue dans son issue qu’elle est ouverte à toute mise en relation avec des questions dépassant ses propres frontières.
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so tickles us in many places. He channels them with the appropriate intensity, and so they challenge us. His story doesn’t have a simple beginning, nor does it have an end in sight. For now it takes place in Paris. Seriously, listen to this. If you let him, Lutz-Kinoy will invite you on a journey that resembles his own. He creates images that feed from the utopia that could be our lives, and they form the building blocks immersing our sweet escape. He makes environments that are images. Entering the spaces he creates allows us to see a world coloured by his visceral forms, his endearing humour and his material precision. In both spheres, art and life, he is smart enough to laugh at a world like ours. And he is generous enough to share the depth of his love and spill the beans that are his dreams. His life journey took him from the Big Apple to the big B: Berlin, the capital of the young and struggling scene of international artists, lost in an outdated Bohemia, overthinking their position in life and the world of art. His life wasn’t an act, but it was his act that felt like observing life’s essence. His ability to convince his audience, as an astute performer who merges dance and theatre, managed to expose any kind of realism as something synthetic. He points to the real world by blowing it out of proportion. His way of overacting and precise but out-of-this-world use of language surpass the concept
CI-DESSUS THE DELICATE PRAY (2018). ACRYLIQUE SUR TOILE, 260 X 390 CM.
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Quand est venu le moment de quitter Berlin, Matthew Lutz-Kinoy a parcouru le monde avec son projet, réalisant des expositions et événements dans des lieux lointains comme Los Angeles, São Paulo et New York. Son projet est fait de métissage, de fusion et de mélange, de chamboulements et de soubresauts ; il y mêle des influences de la littérature avec toutes sortes de canons culturels. Attiré par le surf et le soleil, il s’est brièvement fixé à Los Angeles. À la consternation de ses admirateurs et de son public européens, il a presque semblé se perdre dans les vagues et la nourriture saine de la côte californienne. Mais ensuite, c’est l’amour, éternel moteur de cet homme merveilleux, de son inspiration et de son coup de pinceau, qui a poussé l’artiste à revenir en Europe. À Paris, plus précisément, la ville où il a finalement pu exprimer tout son potentiel, et qui pourrait, maintenant et pour toujours, du moins jusqu’à demain, répondre à son énergie d’intimité. Ce déménagement semblait naturel et tout aussi naturellement, sa famille locale s’est agrandi, grâce à de nouveaux liens et des anecdotes déjà cultes. Matthew Lutz-Kinoy a atterri à Paris comme une citrouille à Halloween, conquérant le cœur des gens avec le plus beau des sourires. En février, il a sabré une bouteille de champagne pour inaugurer la nouvelle antenne parisienne de sa galerie de Los Angeles (Freedman Fitzpatrick), avec l’exposition Fooding, pour célébrer, avec ironie, la scène très dynamique des restaurants parisiens et l’appli du même nom destinée aux gourmets branchés. Ses tableaux mettaient en scène des chefs nus en pleins ébats et
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of camp. His over-the-top usage of spatial proportions, moving from delicate drawings to deep-dark ceramics to oversized canvases, invites the observing mind to jump from the most intimate affect to public brutality. When it was time to leave Berlin, the wonderful artist travelled the world with his project, realizing unforgettable exhibitions and events in Los Angeles, São Paulo and New York. His project is one of miscegenation, merging and mixing, tumbling and tossing, blending influences from Japanese literature to all different kinds of cultural canons. Attracted by the surf and sun, he briefly settled in L.A. To the dismay of his sad European fans and public, he almost seemed lost to the waves and health foods of the Californian coast. But then it was love, which has always been at the core of this wondrous man’s drive, his inspiration and his brush stroke, it was love that flushed the artist back to Europe. Back to Paris, to be precise, the city where he could finally flourish to the fullest. LutzKinoy landed in Paris like a pumpkin on Hallowe’en, warming people’s hearts with the biggest grin. In February, he inaugurated Freedman Fitzpatrick’s new Paris location with the exhibition Fooding, celebrating, tongue-in-cheek, the city’s vibrant restaurant scene and eponymous eating-out app. His larger-than-life paintings paraded naked chefs fucking and were themselves titled
NOUVELLE ADRESSE 77 RUE DU FAUBOURG-SAINT HONORE PARIS 8 EME LIAIGRE.COM
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leurs titres faisaient référence à des restaurants (comme Verre Volé, 2018), ceux qu’il fréquente avec ses affinités électives, là où lui et sa nouvelle famille ont fait couler des litres de vin rouge et englouti de délicieuses spécialités locales. Bien que l’exposition ait été jugée trop osée, même pour le Marais – c’était aussi trop pour la Fashion Week –, son masquage – derrière des bâches en plastique – n’a fait que renforcer la mystique qui a entouré l’arrivée de l’artiste à Paris.
after the restaurants (e.g. Verre Volé, 2018) he frequents with his new elective affinities – basically the places where the artist and his new family glug litres of red wine and gobble up the delicacies. Although the exhibition was too outrageous for the Marais – even fashion week couldn’t deal with it – its veiling behind plastic sheets only furthered the mystification of the artist’s arrival in the City of Light.
Depuis son installation parisienne, sa carrière s’est envolée vers la stratosphère, consolidée par l’exposition rétrospective, sous l’autorité de Stéphanie Moisdon, au Consortium de Dijon, il y a quelques mois. Il compte parmi les peintres les plus audacieux de sa génération, à qui aucun format ou sujet ne fait peur, qui réussit à célébrer l’autonomie supposée de la peinture, mais pour la laisser se fracasser dans un nexus de codépendance à l’intérieur d’une hyperréalité post-relationnelle. Alors même que chacun des éléments exposés peut être lu indépendamment du reste, il est toujours assez émancipé pour être conscient de sa fonction comme un arrière-plan de sa propre vie et de la nôtre. On peut admirer le dernier coup d’éclat de Matthew Lutz-Kinoy dans son nouveau port d’attache, la galerie Kamel Mennour. Symbole de sa démarche, Paris est sa terre d’élection et c’est son environnement social qui injecte une énergie nouvelle à sa production, autant que sa pratique influence en retour sa famille d’amis de plus en plus nombreuse.
Lutz-Kinoy is a rocket that cannot be stopped. Since his move to Paris, his career has stayed firmly in the fast lane, as witnessed by the generous survey exhibition curated by Stéphanie Moisdon at Le Consortium in Dijon some months ago. The project showed Lutz-Kinoy to be among the most audacious and risk-taking painters of his generation. Shying away from neither size nor subject, he celebrates painting’s supposed autonomy, only to let it crash in a nexus of codependency within a post-relational hyperreality. As every one of his exhibited elements stands for itself, it is always emancipated enough to be aware of its function as a backdrop to his own and all our lives. Only with shivers can one anticipate Lutz-Kinoy’s latest big splash at his new home, the Parisian gallery Kamel Mennour. Such a symbol of his practice, Paris is this artist’s new home, and it his social environment that reinvigorates his production as much as his practice feeds back into his ever-growing family of friends.
Bowles, du 6 septembre au 6 octobre, galerie Kamel Mennour, Paris.
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Toutes les photos sauf les portraits : courtesy of Matthew Lutz-Kinoy and Kamel Mennour, Paris/London. Photo : archives Kamel Mennour
CI-DESSUS, DE GAUCHE À DROITE TWO SKIES (2018). ACRYLIQUE SUR TOILE, 250 X 140 CM. PAUL BOWLES IN TANGIER ‘47 (2018). ACRYLIQUE ET FUSAIN SUR TOILE, 250 X 140 CM.
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11 SEPT.
PRIX RICARD
PARIS
REGARDS VERS LE FUTUR DE QUOI SERA FAIT L’AVENIR DE L’ART ? DEPUIS VINGT ANS, LA FONDATION RICARD INVITE CHAQUE ANNÉE UN CURATEUR À RÉPONDRE À CETTE QUESTION À TRAVERS UNE SÉLECTION DE JEUNES ARTISTES. TROIS COMMISSAIRES EMBLÉMATIQUES REJOUENT L’EXERCICE POUR NUMÉRO ART. AUX MANETTES : NICOLAS BOURRIAUD, ISABELLE CORNARO ET ÉRIC TRONCY. PROPOS RECUEILLIS PAR INGRID LUQUET-GAD. ILLUSTRATIONS PAR JÉRÔME VERBRACKEL
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LA SÉLECTION DE NICOLAS BOURRIAUD, DIRECTEUR DE LA PANACÉE “À l’occasion des 10 ans du prix Fondation d’entreprise Ricard, en 2008, j’avais imaginé une sélection un peu spéciale qui était également un hommage au critique d’art Bernard Lamarche-Vadel. La Consistance du visible comprenait deux sections. À l’entrée, une sélection d’artistes plus historiques, également assez singuliers, était une introduction à l’esprit du reste de l’exposition. On entrait donc par des petites pièces d’Agnès Varda ou de Roman Opalka, pour ensuite arriver aux œuvres des jeunes artistes que j’avais sélectionnés pour le prix − Abraham Poincheval, Cyprien Gaillard, Julien Discrit, Camille Henrot, Emmanuelle Lainé, Gyan Panchal, Lili Reynaud-Dewar, Laurent Tixador et Raphaël Zarka. Pour moi, il était flagrant qu’était en train de se constituer une génération d’artistes préoccupée d’archives, de dispositions muséales, de la mémoire et du passé en général. Je ne me souviens à vrai dire plus très bien si j’avais insisté sur cet aspect à l’époque, mais rétrospectivement, le constat est évident. Les balbutiements d’Internet nous introduisaient à la métaphysique du data. Que faire alors de cette gigantesque mémoire qui était en train de s’ouvrir à nous ? La deuxième moitié des années 2000 a été fortement marquée par l’excavation des ruines du passé. Deux grandes références étaient récurrentes, chacune produisant une typologie de formes : Walter Benjamin avec le déchet ou le gravat et Aby Warburg avec le tableau de connaissances. À présent, les très jeunes artistes que j’avais
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REVISITING THE RICARD FOR THE PAST 20 YEARS, THE FONDATION D’ENTREPRISE RICARD HAS AWARDED AN ANNUAL PRIZE TO A CONTEMPORARY ARTIST CHOSEN FROM A SELECTION PUT FORWARD BY AN INDEPENDENT CURATOR. FOR NUMÉRO ART, THREE OF THE CURATORS IN QUESTION REPLAYED THE EXERCISE. Nicolas Bourriaud, director of La Panacée “For the 10th anniversary of the Ricard Prize in 2008, I came up with a rather special selection entitled La Consistance du visible, which also paid tribute to art critic Bernard Lamarche-Vadel. It comprised two sections. First a selection of more historical, but just as particular, artists, set the tone for the rest of the exhibition. So you went from small pieces by Agnès Varda or Roman Opalka to the works by the young artists I’d chosen for the prize: Abraham Poincheval, Cyprien Gaillard, Julien Discrit, Camille Henrot, Emmanuelle Lainé, Gyan Panchal, Lili Reynaud Dewar, Laurent Tixador and Raphaël Zarka. For me it was obvious that there was this generation of artists preoccupied with archives, museal concerns, memory and the past in general. To be honest I don’t really remember whether I insisted on that aspect at the time, but in retrospect, it seems pretty clear. The early days
CI-CONTRE, DE GAUCHE À DROITE NICOLAS BOURRIAUD, AUDE PARISET, JULIETTE BONNEVIOT ET ENZO MIANES.
JULIETTE BONNEVIOT 1 XENOESTROGENS (SWEET STAR/ROUGE FATAL) [2016], JULIETTE BONNEVIOT. CADMIUM, ALUMINIUM ET CAOUTCHOUC, 100 X 70 CM. 2 PET WOMAN #4 (2015), JULIETTE BONNEVIOT. PLASTIQUE.
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ENZO MIANES 4
3 LE CAFÉ (2015), ENZO MIANES. TECHNIQUE MIXTE. 4 INTRALESS (2015), ENZO MIANES. VERRE. 5 NOIRS DE FUMÉE (2018), ENZO MIANES. PAPIER ET SUIE, 210 X 120 CM. 5
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Courtesy of Mor charpentier and Enzo Mianes
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AUDE PARISET
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6 & 7 LANDFILL STILL LIFE ET LANDFILL MARMOT (2018), AUDE PARISET. SAC POUBELLE ET SAC À PROVISIONS PARTIELLEMENT DIGÉRÉS PAR DES VERS DE CIRE GALLERIA MELLONELLA PENDANT 3 SEMAINES, 100 X 170 CM CHAQUE.
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8 DE GAUCHE À DROITE : PROMESSION® : SCHWAMMBETT, STADIUM DES KRABBELNS ; PROMESSION® : YOUNG ADULT MAZE, DECIPHERING LEVEL ET PROMESSION® : RÊVE DE CHRYSALIDE, PUBERTÉ FLORISSANTE (2018), AUDE PARISET. 9 PROMESSION® : RÊVE DE CHRYSALIDE, PUBERTÉ FLORISSANTE (DÉTAIL) [2018], AUDE PARISET. LIT EN MÉTAL, VERS ZOPHOBAS MORIO, MAGAZINES DE CHEVAUX ET CLIPS PAPILLONS PAILLETÉS, 230 X 205 X 90 CM. 10 PROMESSION® : SCHWAMMBETT, STADIUM DES KRABBELNS (DÉTAIL) [2018], AUDE PARISET. LIT EN BOIS, VERS GALLERIA MELLONELLA, PLASTIQUE ET LEURRE DE PÊCHE, 85 X 120 X 60 CM.
11 SEPT.
PRIX RICARD
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montrés exposent au Palais de Tokyo (Camille Henrot) ou pourraient le faire. En octobre, je montre Raphaël Zarka à Montpellier, au site archéologique Lattara - musée Henri Prades. Si je devais refaire l’exercice aujourd’hui, je travaillerais dans l’esprit de l’exposition Crash Test qui s’est tenue à La Panacée à Montpellier, début 2018. Parmi ce panorama international d’artistes, il y avait presque de quoi déjà faire une sélection pour un prochain prix Ricard. Puisqu’il faut que les artistes sélectionnés soient français, j’aurais donc pu inclure Aude Pariset, Juliette Bonneviot, Enzo Mianes ou Estrid Lutz & Emile Mold. Il est évident qu’aujourd’hui se dessine un tout autre instantané du moment présent. Nous vivons à l’ère de l’atomisation : telle était l’idée directrice que j’ai essayé de développer avec Crash Test. Et en arrière-plan, il y a bien sûr la question de l’anthropocène, quelque chose dont on ne parlait pas du tout en 2008. Pour les jeunes artistes de 2018, la contamination des ressources et l’action délétère de l’homme sur son environnement mènent à une grande attention portée aux matériaux − ce que j’ai qualifié de ‘nouveau matérialisme’.”
LA SÉLECTION D’ISABELLE CORNARO, ARTISTE ET CURATRICE “J’ai abordé ce contexte spécifique en essayant de ne pas trop penser à un groupe, une tendance ou un thème. J’ai d’abord tenté d’isoler des pratiques que j’aimais et je suis partie des œuvres des artistes. Pour Paris, l’exposition du 18e prix Ricard dont j’ai été commissaire d’exposition, en 2016, j’ai finalisé la sélection des huit artistes en commençant par dessiner des ensembles. Chez les vidéastes, j’avais l’impression qu’était en train de se jouer quelque chose de politique. Pour cette raison, j’ai ajouté Clément Cogitore à la sélection, auprès de Clarisse Hahn et de Marie Voignier. De même, a également émergé une préoccupation commune pour les images du monde contemporain et leur circulation. On l’observe par exemple chez Will Benedict ou Julien Crépieux. Tandis qu’en sculpture, l’un des axes concernait le changement d’échelle et la circulation des œuvres dans l’espace, comme la mise en perspective des petites œuvres de Louise Sartor avec celles, murales et très grandes, d’Anne Imhof. Il s’agissait également d’une sélection très
CI-CONTRE, DE GAUCHE À DROITE ISABELLE CORNARO, GUILLAUME MARAUD, ANTONIN FASSIO ET CÉCILE BOUFFARD.
PARIS
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of the internet were introducing us to the metaphysics of data. What could be done with this gigantic memory opening up to us? The second half of the 2000s was heavily marked by an excavation of the ruins of the past. Two major references kept recurring, both producing a typology of forms: Walter Benjamin and Aby Warburg. Very young in 2008, the artists I chose are now showing their work at the Palais de Tokyo (Camille Henrot), or could if they wanted to. In October I’ll be showing Zarka at the Lattara archaeological site in Montpellier. If I had to repeat the exercise today, I’d do it in the spirit of the Crash Test exhibition at Montpellier’s La Panacée earlier this year. Among this panorama of international artists, there were almost enough to make a selection for the next Ricard Prize. Since they have to be French, I would choose Aude Pariset, Juliette Bonneviot, Enzo Mianes and Estrid Lutz & Emile Mold. Obviously today it’s a very different picture that emerges. We live in an age of atomization; that was the guiding idea I tried to develop with Crash Test. And of course in the background, there’s the question of the Anthropocene, something nobody was talking about in 2008. Among young artists in 2018, the contamination of resources and the harm man does to his environment have resulted in greater attention to materials – what I call the ‘new materialism.’” Isabelle Cornaro, artist and curator “I approached the Ricard Prize by trying not to think too much about a group, a trend or a theme. First I tried to isolate practices that I liked. For Paris – my title for the 18th Ricard Prize in 2016 – I finalized the choice of eight artists by creating sets. Where video was concerned, I got the impression there was something political going on. That’s why I added Clément Cogitore, alongside Clarisse Hahn and Marie Voignier. Likewise, there was also this common concern for images of the contemporary world and their circulation – you see it in the work of Will Benedict and Julien Crépieux, for example. But with sculpture, one axis concerned the change of scale and the circulation of works through the space, as demonstrated by putting
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ANTONIN FASSIO 1 UNTITLED (2014), ANTONIN FASSIO. PLÂTRE, 40 X 30 X 30 CM. 2 BE YOURS (2015), ANTONIN FASSIO. PERFORMANCE. 3 TOGETHER! (2017), ANTONIN FASSIO. SCÉNOGRAPHIE ET COSTUMES.
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CÉCILE BOUFFARD
ANtonin FassioCourtesy of Guillaume Maraud and Édouard Montassut.
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GUILLAUME MARAUD 6 UNTITLED 1 TO 8 (HUMAN SERIES, 14.04-01.05.2018, BERLIN) [2018], GUILLAUME MARAUD. BLU-RAY 17 X 14 CM. 7 CAMILLA WILLS, MARCH 22ND – MAY 19TH, 2018, GAUDEL DE STAMPA, PARIS (2018), GUILLAUME MARAUD. MIROIR SUR DIBOND, 420 X 20 X 2,5 CM. 7
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PRIX RICARD
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féminine, si l’on regarde le panorama total auquel venait encore s’ajouter une installation de Mélanie Matranga. Comme je suis moimême artiste, on peut considérer que j’ai conservé cette approche et que l’exposition découle d’un geste d’artiste. Comme dans mon propre travail, ce premier commissariat a fait intervenir l’assemblage d’objets ready-made. Pour le prix Ricard, il s’agissait de réunir des formes qui étaient également associées dans le contenu ; de faire sens sans faire thème et de ne surtout rien venir illustrer. Deux ans après, je ne saurais mesurer l’impact du prix sur le travail des artistes car ils ont tous des pratiques très singulières, et continuent donc à prolonger leurs recherches respectives. L’exception serait Louise Sartor, dont c’était la première présentation d’ampleur − hormis une première apparition à Shanaynay, le run space parisien dont elle a été codirectrice. Elle a depuis intégré la Galerie Crèvecœur. Il est trop tôt pour se demander comment les choses ont évolué depuis le prix, mais la sensibilité commune qui s’en est dégagée reste valable aujourd’hui. Beaucoup d’artistes, quel que soit le médium, travaillent en effet sur la question de l’image virale et sa déperdition. Que devient-elle lorsqu’elle change de statut ou d’identité, passant d’un objet à un autre ? La question est travaillée de différentes manières selon les générations mais elle est commune à l’époque qui est la nôtre. Comme j’enseigne à la Rijksakademie [l’Académie des beaux-arts] à Amsterdam, je suis en contact étroit avec les jeunes artistes. Je dirais que les pratiques qui m’ont le plus marquée récemment sont celles d’Antonin Fassio, de Cécile Bouffard, de Guillaume Maraud et d’Hector Gachet. Je me tournerais vers elles si je devais refaire une sélection pour le prix Ricard aujourd’hui.”
LA SÉLECTION D’ÉRIC TRONCY, CODIRECTEUR DU CONSORTIUM “Je pars toujours de l’idée d’une exposition. The Seabass [Le Bar de ligne], le nom de l’édition 2011 du prix Fondation d’entreprise Ricard dont j’ai été le curateur, n’a pas dérogé à ce principe. Ici, le contexte imposait certes ses règles : des artistes français de moins de 35 ans sans galerie. Mais je n’ai pas commencé à chercher des artistes. L’année du prix, je me suis demandé quel pouvait être le lien entre les choses que j’avais vues et qui me plaisaient alors. Je n’avais jamais réalisé d’exposition à Paris, et je savais que ça serait un contexte et
CI-CONTRE, DE GAUCHE À DROITE ÉRIC TRONCY, ANTOINE CHÂTEAU ET ANTOINE ESPINASSEAU.
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the small works of Louise Sartor and the very big murals of Anne Imhof into perspective. It happened to be a very feminine selection if we look at the whole panorama which also included an installation by Mélanie Matranga. Since I’m also an artist, it’s legitimate to say that I maintained this approach and that the exhibition was the product of an artist’s gesture. Like in my own work, this first curating experience involved creating an assembly of readymades; it was a question of bringing together forms that were also related with respect to content, of making sense without making it a theme and above illustrating nothing. Two years later, I can’t really measure the impact of the award on the artists’ work because they all have very specific and particular practices and are therefore continuing their respective journeys. The exception would be Louise Sartor, for whom it was the first major exposure – apart from a first appearance at Shanaynay, the Parisian space she co-directs. Since then she’s joined Galerie Crèvecœur. It’s too early to ask how things have evolved since the prize, but the common sensibility that emerged then remains valid today. Lots of artists, whatever the medium, work on the question of the viral image and its loss of strength. What happens when it changes status or identity, going from one object to another? The question is looked at in different ways depending on the generations, but it’s a common theme in our times. As I teach at the Rijksakademie in Amsterdam, I’m in close contact with young artists. I’d say the practices that have marked me most recently are Antonin Fassio, Cécile Bouffard, Guillaume Maraud and Hector Gachet’s. I would definitely look to them if I had to make another selection for the Ricard prize today.” Éric Troncy, codirector of Le Consortium “I always start with the idea of an exhibition. The Seabass, the title of the 2011 Ricard Prize I curated, was no exception. Here the context certainly imposed its rules: French artists under 35 not represented by a gallery. But I didn’t start looking for artists. The year of the prize, I asked myself what the link could be between
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ANTOINE CHÂTEAU 1 FRUITS DÉGUISÉS (AVRIL 2018), ANTOINE CHÂTEAU. ACRYLIQUE SUR PAPIER, 21 X 29,7 CM. 2 JEUNE BÉLIER (JUIN 2018), ANTOINE CHÂTEAU. ACRYLIQUE SUR PAPIER, 21 X 29,7 CM. 3 SCALPE (JUIN 2016), ANTOINE CHÂTEAU. ACRYLIQUE, HUILE ET GLYCÉRO SUR AGGLOMÉRÉ, 20 X 27 CM.
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4 MIROIR #6 (2017), ANTOINE ESPINASSEAU. DIPTYQUE PHOTOGRAPHIQUE, 164 X 128 CM. 5 PAVILLON-ROSES (2017), ANTOINE ESPINASSEAU. MACHINERIE ET PAPIER PEINT IMPRIMÉ, 210 X 325 X 90 CM.
ANTOINE ESPINASSEAU
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“ON AURAIT TOUT AUSSI BIEN PU REMARQUER QUE LES ARTISTES DE L’EXPOSITION AVAIENT TOUS DES PRÉNOMS BRETONS…” ÉRIC TRONCY
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une expérience agréables. Ça l’a été, et c’est d’ailleurs moi qui ai supplié Colette Barbier [la directrice de la fondation] de me laisser faire l’exposition ! L’objet de l’exercice est que l’œuvre du lauréat entre dans les collections nationales du Centre Pompidou. Or, je suis un garçon de province, et c’est quelque chose qui m’impressionne beaucoup. Dans ce musée se mêlent art, design et photo. J’ai donc décidé de respecter cet esprit en invitant par exemple les designers Erwan et Ronan Bouroullec ou le photographe Erwan Frotin. Après, tout s’emboîte de manière organique. On m’a reproché le fait qu’il n’y avait pas de filles parmi les artistes. Mais tout en m’en rendant compte, j’ai pu en retour constater qu’au Consortium à Dijon, pendant cinq ans, nous n’avions montré que des expositions monographiques de filles. Et ce, de manière tout aussi accidentelle. On aurait tout aussi bien pu remarquer que les artistes de l’exposition avaient tous des prénoms bretons… The Seabass est une exposition que j’aime toujours beaucoup. Entre-temps, Instagram est arrivé et a tout changé. Les œuvres et les images circulent sans être datées, comme si l’histoire de l’art était devenue un grand réservoir d’images. J’ai un peu abordé la question avec l’exposition The Shell (Landscapes, Portraits & Shapes) que j’avais montée chez Almine Rech début 2015. Je sens qu’il existe une nouvelle génération d’artistes qui doit être prise au sérieux, mais dont je n’ai pas encore réussi à m’approprier les codes. Pour cette raison, je ne serais pas nécessairement le meilleur pour faire une exposition de jeunes artistes. Bien entendu, cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas dont je suive le travail. Par exemple, parmi les Français, je continue de m’intéresser à Antoine Espinasseau. Il faisait partie de The Seabass, mais son travail a beaucoup changé, puisqu’il travaille désormais seul – il était alors en duo avec Gaëtan Brunet. À Dijon, j’ai également découvert un artiste formidable, Antoine Château, qui fait une peinture que je n’ai jamais vue. Or, lorsque c’est inédit, ça m’intéresse. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai du mal à m’attacher à tant de jeunes artistes d’aujourd’hui, pour qui il n’est au final plus si important de savoir si quelque chose a déjà été fait ou non. Prix Fondation d’entreprise Ricard, commissariat de Neïl Beloufa, du 11 septembre au 27 octobre, remise du prix le 19 octobre, Fondation d’entreprise Ricard, Paris.
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the things I’d seen then which I liked. I’d never done an exhibition in Paris, and I knew it would be an enjoyable context and experience. It was, and in fact it was me who begged Colette Barbier [director of the Fondation Ricard] to let me do the show! The goal of the exercise is that the winner’s work will join the national collections at the Centre Pompidou. I’m a provincial boy, and I find that sort of thing very impressive. Pompidou is a museum in which art, design and photography mix. So I decided to follow that spirit and invite, for example, the designers Erwan and Ronan Bouroullec and the photographer Erwan Frotin. Then everything came together in an organic way. People complained that there were no women in the selection. But while I realized it was true, I was able to note in my defence that over the previous five years at Le Consortium in Dijon we’d only shown solo exhibitions by girls. And that too was completely accidental. It could also have been pointed out that all the artists in The Seabass had Breton first names… It’s a show that I still like very much. Since then Instagram came along and changed everything: works and images now circulate without their dates, as if art history has become a vast reservoir of images. I examined this issue a bit in the exhibition The Shell (Landscapes, Portraits & Shapes), which was shown at the Almine Rech gallery in early 2015. I feel like there’s a new generation of artists that has to be taken seriously, but whose codes I haven’t yet managed to appropriate. That’s why I don’t think I’d necessarily be the best person to do a young artists’ show. Of course, that doesn’t mean there aren’t any whose work I follow. For example, one of the French artists I’m still very interested in is Antoine Espinasseau; he was part of The Seabass, but his work has changed a lot because he now works alone – before he worked in tandem with Gaétan Brunet. In Dijon, I also discovered another wonderful artist, Antoine Château, who paints in a way I’ve never seen before. When things are completely new, they interest me. That, by the way, is why I find it hard to be interested in so many young artists today – it doesn’t seem to matter to them if something has already been done or not.”
Erna Aaltonen
Au-delà des Sphères
8 septembre - 8 novembre 2018
Galerie de l’ancienne Poste Place de l’Hôtel de Ville 89130 toUcY (Yonne)
tél. + 33 (0)3 86 74 33 00
www.galerie-ancienne-poste.com
du jeudi au dimanche inclus - 10h-12h30 / 15h-19h
Since 1997, 90 minutes from Paris, the best in contemporary ceramics Les Amis de
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LE BAL
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DAVE HEATH DANS L’INTIMITÉ D’UN REGARD IL A CHERCHÉ À SAISIR AU PLUS PRÈS LES ÉTATS D’ÂME DE SES CONTEMPORAINS. L’UNIVERS SENSIBLE DE CE MONUMENT DE LA PHOTOGRAPHIE AMÉRICAINE S’EXPOSE À PARIS. PAR PATRICK REMY FR
LA PSYCHOLOGIE par la photographie ? C’est en quelques mots le résumé de l’œuvre de Dave Heath. Un photographe oublié de la courte histoire de la photographie, né à Philadelphie en 1931, mort à Toronto en 2016. Il reste de lui des images somptueuses en noir et blanc, et le chef-d’œuvre A Dialogue with Solitude, livre triste comme son titre, publié en 1965 (réédité en 2000, éd. Lumiere Press). Un ouvrage inclassable, roman photo pour certains, langage romantique comme chez W. Eugene Smith – une de ses influences – pour d’autres. Une écriture qui ne raconte pas le monde mais les émotions intimes. Sa vision de la condition humaine y est très noire ! Le livre explore la solitude de l’individu en dix séquences entrecoupées de citations (T.S. Eliot, Robert Louis Stevenson, Rainer Maria Rilke, Hermann Hesse) et consacrées à
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DAVE HEATH, A WINDOW INTO MEN’S SOULS HE SOUGHT TO CAPTURE THE PRIVATE INTIMACY OF HIS CONTEMPORARIES. NOW LE BAL IN PARIS IS SHOWING THE PENETRATING OEUVRE OF THIS MONUMENT OF AMERICAN PHOTOGRAPHY. Psychology through photography? These three words might sum up the work of Dave Heath (born Philadelphia 1931, died Toronto 2016), a photographer hitherto forgotten in the short history of the medium. But his sumptuous black-and-white images remain, as does A Dialogue with Solitude, a book first published in 1965
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la vie militaire (il a été G.I.), à la jeunesse aliénée, à la famille, aux relations sexuelles… “Ces images suivent une progression allant de la lassitude au désespoir en passant par la colère, la souffrance et, dans les dernières photographies, par le bonheur et la jubilation d’une expérience commune”, écrit-il. Le temps y est suspendu. Ce déroulé inédit est le fruit d’une décennie d’expérimentations et de tâtonnements. “Je suis totalement empreint de solitude. Elle a laissé sa marque sur toute ma vie. J’ai été dix ans en analyse pour tenter de m’extirper du piège dans lequel je me trouvais. Je crois que tout remonte à la perte de ma mère, à ce traumatisme psychologique. J’ai créé cette œuvre pour tenter de dépasser l’étape du deuil, mais cela ne fait que m’enfoncer au lieu de me libérer.” Abandonné par ses parents à l’âge de 4 ans, Dave Heath connaît une enfance douloureuse, entre orphelinats et familles d’accueil. À 15 ans, il a un choc en découvrant, dans le magazine Life, Bad Boy’s Story, un reportage du photographe Ralph Crane. “Je me suis immédiatement reconnu dans cette histoire et j’ai aussi reconnu la photographie comme mon moyen d’expression.” Il intègre le lycée technique de South Philadelphia, puis devient l’assistant de photographes, travaille dans le laboratoire d’un drugstore, fait le serveur pour s’acheter un Rolleiflex, tout en collectionnant les essais sur la photographie et en compilant les meilleures séries de Life. En 1952, à 21 ans, il est incorporé dans l’armée et envoyé en Corée comme mitrailleur. Il y capte ses premiers paysages intérieurs, ses “inner landscapes” comme il les nomme, photographiant ses camarades soldats dans des moments intimes, absorbés dans leurs pensées, tentant de saisir “la vulnérabilité d’une conscience tournée vers elle-même”, loin des combats. De retour à la vie civile, il se plonge, comme beaucoup de photographes de cette époque, dans l’observation de la rue américaine, à Philadelphie, Chicago, New York où il s’installe en 1957. “Mes photos ne sont pas sur la ville mais nées de la ville. La ville moderne comme scène, les passants comme acteurs qui ne jouent pas une pièce mais sont eux-mêmes cette pièce. […] Baudelaire parle du flâneur dont le but est de donner une âme à cette foule.” Et toujours ces références à la poésie dont il est féru : “Je produis une photographie de la même manière qu’un poète écrit un vers qui s’impose à lui. Si c’est un bon vers, celui-ci pourra donner lieu à un poème ou prendre place dans un autre travail et compléter une strophe. De la même manière, dans une séquence, une photographie fonctionne en relation avec d’autres.” Loin de la street photography, il isole les gens dans la foule. Autant de solitudes qu’il s’empresse de tirer dans sa chambre noire, comme s’il voulait retrouver une famille, une enfance heureuse qu’il n’a pas eue. La psychologie par la photographie. Toutes les citations sont extraites du livre Extempore, long entretien réalisé par Michael Torosian, éd. Lumiere Press (1988), reproduit dans le catalogue de l’exposition Dialogues with Solitudes, coédition Le Bal/Steidl. Dialogues with Solitudes, du 14 septembre au 23 décembre, Le Bal, Paris.
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(and reissued in 2000), and which is as sad as its title. It’s impossible to classify: a simple photo story for some, or a romantic language à la W. Eugene Smith – one of Heath’s references – for others. Heath’s vision of the human condition in the book is very dark. It explores individual solitude in ten sequences that are intercut with quotations – from T.S. Eliot, Robert Louis Stevenson, Rainer Maria Rilke, Hermann Hesse, among others – that range from military life (he was a G.I.) and youth alienation to the family and sexual relations… “These images follow a progression from lassitude to despair via anger, suffering, and, in the last few photos, the happiness and jubilation of a shared experience,” he wrote. In the book, time is suspended, an unprecedented exploration of the human psyche that was the result of a decade of experiments and trial and error. “I am soaked through by solitude. It’s marked my entire life. I did ten years of therapy trying to extricate myself from the trap in which I found myself. I think it all goes back to losing my mother, that psychological trauma. I created this work in an attempt to go beyond mourning, but instead of liberating me it pushed me deeper in.” Abandoned at the age of four, Heath spent his childhood in orphanages and foster homes. At 15, a reportage by Ralph Crane in Life magazine, Bad Boy’s Story, had the effect of a shock. “I immediately recognized myself in the story and also recognized photography as my means of expression.” He studied at a South Philadelphia technical college, before becoming a photographer’s assistant and working in the photo lab at a drugstore. Waiting tables got him the cash for a Rolleiflex, and he continued collecting essays on photography and the best shoots in Life. In 1952, aged 21, he was drafted as a gunner in Korea, where he shot not just the enemy but also his first “interior landscapes,” as he called them, photos of his fellow soldiers in intimate moments, absorbed in their thoughts. It was an attempt to seize “the vulnerability of a conscience turned in on itself.” Back on civvy street, he began documenting urban life in Philadelphia, Chicago and New York, where he moved in 1957. “My photos are not about the city but are born of the city. The modern city as a stage, passers-by as actors who aren’t in a play but are the play themselves … Baudelaire talks of the stroller, but the goal is to give this crowd a soul. I do photography the same way a poet writes a verse. If it’s a good verse it might lead to a poem or appear in another work and complete a stanza. In the same way, as part of a sequence, a photograph functions in relation to others.” Heath’s was street photography, and yet he isolated people from the crowd, capturing a host of solitudes that he’d rush back to print in his dark room, as if he wanted to find the family and happy childhood he’d never had. A form of psychotherapy through photography.
Toutes les photos : © Dave Heath. Courtesy of Howard Greenberg Gallery, New York, and Stephen Bulger Gallery, Toronto
PAGE D’OUVERTURE WASHINGTON SQUARE, NEW YORK (1960). DOUBLE PAGE PRÉCÉDENTE NEW YORK (1960). CI-DESSUS NEW YORK (CIRCA 1960).
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LE JOUR OÙ UNE GALERIE DE LOS ANGELES EXPOSA DU VIDE.
LA CLAIRE COPLEY GALLERY de Los Angeles fut une galerie d’art qui ne dura que cinq ans, entre 1973 et 1977, mais elle entra dans l’histoire de l’art, d’une part pour avoir exposé nombre d’artistes conceptuels et, d’autre part, pour ce qui s’y passa durant un mois à compter du 21 septembre 1974. Ce samedilà, les nombreuses galeries situées sur le boulevard de La Cienega, dans Santa Monica, inauguraient leurs nouvelles expositions. Les habitués de la Claire Copley Gallery ne tardèrent pas à prendre acte d’un changement substantiel : le mur du fond de la galerie, celui qui séparait la salle d’exposition du bureau où se tenaient les galeristes et du petit espace de stockage, avait été enlevé. On ne le voyait plus et, paradoxalement, c’était la seule chose qui était donnée à voir dans la galerie où rien n’était exposé, ni sur les murs ni sur le sol. Cette disparition était l’œuvre de Michael Asher, un artiste de Los Angeles né en 1943, qui exposait depuis six ans et qui raconta ainsi son projet : “Les dimensions de la pièce sont de 16,33 m de longueur, 4,37 m de largeur et 3,41 m de hauteur. J’ai retiré le mur de séparation pour l’exposition dont le propos était de voir le directeur de la galerie en train de travailler et j’avais demandé à la galeriste de ne rien toucher, tout devait rester en l’état – les tableaux, l’échelle, etc. Derrière ce mur, au fond, vous voyez l’endroit où les galeristes font leurs affaires.” “La plupart des artistes suivent des codes formels, ils changent la lumière, les murs, mais, parfois, ils oublient qu’on peut aller au-delà de ces murs. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment la galerie fonctionne et non pas d’objectiver l’espace ou de considérer l’espace comme un objet. […] En général, la tendance de l’artiste est d’achever l’œuvre visuellement, sans exposer la problématique des conditions dans lesquelles il travaille. Mon travail insiste plutôt sur ce sujet.” Une année plus tôt, l’artiste avait, à la galerie Toselli à Milan, fait enlever une à une les couches de peintures recouvrant les murs, jusqu’à en révéler la matière originelle. Le principe étant de prendre le contre-pied de ce que l’on considère toujours comme une nécessité : repeindre les murs en blanc entre deux expositions. “Si quelqu’un voyait simplement les aspects positifs de mon travail, ce serait vraiment grave. Je ne veux pas faire uniquement des choses qui soient séduisantes ou aimables, parce que ce serait alors pour plaire à un public qui n’est pas celui auquel j’ai envie de m’adresser”, expliqua Michael Asher. Les citations sont extraites de Quand les artistes font école (24 journées de l’Institut des hautes études en arts plastiques 1988-1990), éd. du Centre Pompidou (2003). EN
21 SEPTEMBER 1974: THE DAY AN L.A. GALLERY SHOWED NOTHING The Claire Copley Gallery in L.A. lasted barely five years, from 1973 to 1977. But it entered the history of art, not only because of the conceptual artists it showed, but also for what happened on 21 September 1974. On that Saturday afternoon, many of the Santa Monica galleries were opening their new shows, and Claire Copley’s regulars duly showed up to find out what was on offer. The first thing they noticed was that the gallery’s rear wall, a partition separating the exhibition space from the office and stock room, had been removed. And that was all there was to see. This disappearance was the work of Michael Asher (1943–2012), who described his intervention as follows: “I removed the partition wall in order to expose the gallery director at work ... everything must remain as is – the pictures, the ladder etc. Behind this wall, at the back, you see the space where the gallerists perform their work. The majority of artists follow formal rules, they change the lighting, the walls, oftentimes forgetting that we can go beyond these walls. What interests me is to know how the gallery works and not to objectify the space, to consider it as an object … In general, the artist tends to execute their work visually, without exploring the problem of the conditions in which they work. My aim is rather to insist upon this.” PAR ÉRIC TRONCY. ILLUSTRATION PAR SOUFIANE ABABRI
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NEW MUSEUM
NEW YORK
SARAH LUCAS TO BE ARTIST OR NOT TO BE ELLE S’EST FAIT CONNAÎTRE DANS LES ANNÉES 90 AU SEIN DU MOUVEMENT DES YOUNG BRITISH ARTISTS. À L’OCCASION DE SA PREMIÈRE GRANDE RÉTROSPECTIVE AMÉRICAINE, RETOUR SUR L’ŒUVRE DE CETTE ARTISTE RADICALE OBSÉDÉE PAR LE CORPS. PROPOS RECUEILLIS PAR HETTIE JUDAH. PORTRAIT PAR JULIAN SIMMONS FR
DEPUIS LE DÉBUT DES ANNÉES 90, Sarah Lucas explore le corps, la sexualité et le genre dans un travail principalement axé sur la sculpture. Apparaissant en 1988 dans la très influente exposition Freeze organisée par Damien Hirst dans les Docklands, à Londres, elle a été l’un des chefs de file d’une nouvelle génération d’artistes issus du Goldsmiths College. En 1993, elle a codirigé avec Tracey Emin une galerie éphémère baptisée “The Shop” qui mettait les artistes en contact direct avec les acheteurs. En 2015, elle représentait le Royaume-Uni à la Biennale de Venise : dans l’exposition I Scream Daddio, des murs peints d’un jaune beurre frais servaient de toile de fond à la triomphalement phallique Gold Cup Maradona, ou encore à la série de Muses constituée de moulages anatomiques en plâtre allant de la taille aux pieds, avec des cigarettes insérées dans des orifices improbables. Cet automne, le New Museum de New York présente la première grande rétrospective américaine de l’artiste. Numéro art : Le New Museum expose un grand nombre de vos autoportraits photographiques, au milieu de trente années de sculpture. Que voyez-vous dans ces œuvres plus anciennes ? Que reste-t-il de cette Sarah-là ? Sarah Lucas : Prenons la photographie intitulée Divine [1991], qui me représente assise sur les marches du stade mussolinien de Rome. Ce cliché figure en bonne place dans l’exposition du New Museum. Je ne m’étais pas repenchée dessus depuis des années et l’image m’a d’ailleurs fait sourire. J’y vois une version de moi très butch, tout en muscles. Difficile de dire si je suis un garçon ou une fille.
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SARAH LUCAS – BODIES OF WORK SHE EMERGED IN THE 1990s AS ONE OF THE YBAs (YOUNG BRITISH ARTISTS), AND IS NOW BEING HONOURED WITH A MAJOR RETROSPECTIVE AT NEW YORK’S NEW MUSEUM. NUMÉRO ART LOOKS BACK AT THE CAREER OF A RADICAL ARTIST WHO IS OBSESSED WITH THE HUMAN BODY. Messed up and prurient representations of sex and gender in British popular culture have provided Sarah Lucas with rich inspiration. Working largely in sculpture, she’s been exploring the body and the innuendo associated with it since the late 80s, when she was at the forefront of the new wave of British art that emerged from Goldsmiths College. She featured in the influential 1988 show Freeze, curated by Damien Hirst in a disused London Docklands building, and in 1993, with Tracey Emin, ran The Shop, a temporary gallery/studio that put the artists in direct contact with the buying public. In 2015, Lucas represented Britain at the Venice Biennale: for I Scream Daddio, the walls of the British Pavilion were painted custard yellow, the backdrop to sculptures such as the triumphantly phallic Gold Cup Maradona and a series of “muses” cast in plaster from the waist downwards, with cigarettes emerging from unlikely orifices. This autumn, New York’s New Museum is showing her first major U.S. retrospective.
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SARAH LUCAS
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Je ressemble à mon frère cadet. Pas évident non plus de savoir ce que les gens penseraient de moi aujourd’hui. J’ai encore un look plutôt androgyne… En tout cas, je ne me maquille pas et je porte toujours des vêtements unisexes. Je suis aussi beaucoup plus mince, ce qui est assez surprenant. Je me serais attendue à ce que l’inverse se produise. Si tel avait été le cas, je me demande si celle que je suis aujourd’hui en imposerait davantage. Les œuvres des années 90 comme Where Does It All End ?, Get Hold of This ou encore Two Fried Eggs and a Kebab paraissaient à l’époque d’une grande brutalité. Elles n’ont rien perdu de leur force, elles semblent même plus dures que jamais. Qu’est-ce qui a changé sur les sujets (sexe, genre…) qu’elles abordent ? Tout a beaucoup évolué. Ne serait-ce que l’attitude à l’égard de la cigarette par exemple – sans parler évidemment de la révolution technologique, ou de l’avènement du politiquement correct… Tout ça est très compliqué. Je ne suis pas bien sûre de voir ce qui a réellement été accompli. Lorsque je regarde le monde d’aujourd’hui, je le trouve plus dur qu’il ne l’a jamais été. Vous utilisez une grande diversité de sources et de matériaux. À quoi ressemble une journée de travail pour vous ? Je passe peu de temps dans mon atelier. Je travaille par à-coups, le plus souvent à la maison, un peu dans l’abri de jardin, parfois directement sur le site d’une exposition. Je n’aime pas m’encombrer de choses matérielles. Lorsque je ne travaille pas, j’aime bien tout mettre de côté et restituer à ma maison l’aspect d’une vraie maison. J’ai une remise où j’entrepose des fils de fer, du plâtre en bandelettes et en poudre, du rembourrage de laine ou de coton… J’accumule des quantités impressionnantes de collants. C’est aussi la valse des chaises ! J’achète toutes celles qui retiennent mon attention, puis je les utilise lorsqu’une idée me vient. Quand je ressens l’envie de faire quelque chose sur le champ, je trouve ce dont j’ai besoin traînant quelque part dans la maison ou dans le jardin. Cela veut dire aussi que ce que je peux trouver conditionne largement ce que je vais créer.
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EN Numéro art: What, today, do you see of yourself in
the early sculptures and self-portraiture in the New Museum show? How much of that Sarah remains? Sarah Lucas: Let’s take one picture, Divine [1991], which shows me sitting on the steps of the Mussolini-era stadium in Rome. This image features quite prominently in the exhibition at the New Museum. I hadn’t revisited it for years. It made me laugh a bit. I see a very butch, muscular-looking me. You really wouldn’t know if I’m a boy or a girl. I look just like my younger brother. It’s difficult to know what other people would make of me now. I’m still a bit androgynous, I think – at least in terms of having no make-up and wearing unisex clothing all the time. I’m much thinner, which is a bit of a surprise. I would have expected the trend to be in the opposite direction. I wonder, had it been, if that would make me a more powerful character now? In the 90s, works like Where Does It All End?, Get Hold of This, and Two Fried Eggs and a Kebab all felt so brutal! Today, they feel even more brutal, as if maybe those were harsher times. How do you feel the arenas these works address – sex, sexual politics, gender – have changed since those days? Things have changed enormously. Just think of attitudes to smoking, quite apart from the revolution in technology, or the rise of political correctness. Things progress, but I’m not sure what’s really been achieved. I look at the world now and find it harsher than it’s ever been. Your work uses such diverse materials and sources. What does a working day look like for you? I’m not in a studio much. I work in bursts, most often in the house; a bit in a shed in the garden; sometimes on site wherever the exhibition will be. I don’t like being cluttered up with stuff. When I’m not working, I like to turn
Toutes les photos sauf le portrait d’ouverture et Nud 24 : Sarah Lucas. Courtesy Sadie Coles HQ, London. Nud 24 : Sarah Lucas. Courtesy Sadie Coles HQ, London. Photo : Julian Simmons.
PAGES PRÉCÉDENTES NUD 24 (2010). COLLANTS, REMBOURRAGE ET FIL DE FER, 45 X 35 X 45 CM. IS SUICIDE GENETIC? (1996). IMPRESSION COULEUR, 53,5 X 43,5 X 4 CM. CI-CONTRE CHICKEN KNICKERS (2014). PAPIER PEINT, DIMENSIONS VARIABLES.
26 SEPT.
SARAH LUCAS
NEW YORK
“J’AI ENCORE UN LOOK PLUTÔT ANDROGYNE… EN TOUT CAS, JE NE ME MAQUILLE PAS ET JE PORTE TOUJOURS DES VÊTEMENTS UNISEXES.” FR
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Vous êtes une artiste foncièrement britannique, avec une délectation pour les mots, obscénités et expressions familières. Exposer à l’étranger change-t-il la nature de votre travail ? Au New Museum, l’exposition a été organisée de façon très complète par Massimiliano Gioni et Margot Norton. D’habitude, je fais presque tout. À Londres, j’ai des idées bien arrêtées sur la façon dont ça va se passer. C’est la première fois que je présente l’ensemble de mon travail aux États-Unis, je l’aborde de manière assez candide. J’ai produit récemment une pièce à New York en vue de l’exposition. Très gentiment, Matthew Barney m’a laissée utiliser son atelier, et j’ai été bien aidée par les gens qui travaillent avec lui, comme Miciah Hussey, de la Gladstone Gallery. Nous écoutions de la musique américaine du matin au soir. J’aime passer du temps dans le pays où je m’apprête à travailler. Il me semble que cette immersion a effectivement une influence sur le résultat final. On est étonné par la tendresse qui ressort dans certaines de vos œuvres récentes. À la Biennale de Venise, l’attitude des nus sur des chaises ou des tables (Margot, Pauline, Sadie…) évoque un groupe de copines qui font une pause. La série Nud semble littéralement câline. Votre travail est-il devenu plus “doux” ? Dans le cas de la série des Muses, il m’a semblé honnête – et assez glorieux – que mes amies, qui m’avaient donné un coup de main – je n’ai pas d’assistant même si mon partenaire, Julian Simmons, m’aide beaucoup – constituent le sujet de l’œuvre. Les pièces de Nud m’ont un peu surprise moi aussi. Les œuvres ont tendance à prendre une direction autonome. Je n’avais pas prévu quelque chose d’aussi personnel mais j’ai été frappée, à mesure que j’avançais dans mon travail, par leur aspect intime. Elles expriment peut-être un côté plus vulnérable de ma personnalité. Comme des lapsus freudiens. Sarah Lucas: Au Naturel, du 26 septembre 2018 au 20 janvier 2019, New Museum, New York.
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the house back into a house. I have a storage shed where I keep masses of material. Chairs are always coming and going – I buy any that take my fancy and use them when I get an idea. When I have an urge to do something, I can usually find whatever I need knocking around at home. Of course it means that what I find dictates what gets made. You’re a very British artist – you have such a relish for language, an ear for obscenity and colloquialisms. Does staging a show in the U.S. pose challenges? The New Museum exhibition was thoroughly curated by Massimiliano Gioni and Margot Norton – more so than previous shows, where it’s been pretty much down to me. In London I have a strong feeling for how things will go down. I haven’t had many shows in America, and this is the first survey, so I’m feeling quite wide-eyed about it. I went to the U.S. to make a piece for the show. Matthew Barney very kindly lent me his studio. I do like to spend time in a country when I’m showing there, if possible. The immersion does lead to a difference in outcome, I think. I’ve been surprised by the tenderness in some of your recent pieces, like the NUD series or your Venice muses. Has your work become more affectionate? I must say I feel affectionate towards all of them. NUDs were a bit of a surprise. Works tend to take a direction that they want to take; I didn’t set out to be personal, but it struck me as I went along that they are, and perhaps address a vulnerable streak in myself. They were a bit like a Freudian slip. I don’t have permanent assistants, although my partner Julian Simmons helps out a lot. When I do need extra hands, I turn to my friends for help. For the muses it seemed honest – and sort of triumphant – that the friends should be the subject of the work too.
GALERIES D’ART MODERNE ET CONTEMPORAIN Galerie 1900-2000, Paris 303 Gallery, New York 80M2 Livia Benavides, Lima Martine Aboucaya, Paris Air de Paris, Paris Allen, Paris Andréhn-Schiptjenko, Stockholm Antenna Space, Shanghai Applicat-Prazan, Paris Art : Concept, Paris Alfonso Artiaco, Napoli Balice Hertling, Paris Bergamin & Gomide, São Paulo Thomas Bernard - Cortex Athletico, Paris Blum & Poe, Los Angeles, New York, Tokyo Boers-Li, Beijing, New York, Hong Kong The Breeder, Athens Ben Brown Fine Arts, London, Hong Kong Gavin Brown’s enterprise, New York, Roma Buchholz, Cologne, Berlin, New York Shane Campbell, Chicago Canada, New York Capitain Petzel, Berlin Cardi, Milano, London Ceysson & Bénétière, Paris, Luxembourg, Saint-Étienne, New York ChertLüdde, Berlin C L E A R I N G, New York, Brussels Sadie Coles HQ, London Continua, San Gimignano, Boissy-le-Châtel, Beijing, Habana Paula Cooper, New York Raffaella Cortese, Milano Chantal Crousel, Paris Ellen de Bruijne Projects, Amsterdam Massimo De Carlo, Milano, London, Hong Kong Delmes & Zander, Cologne dépendance, Brussels Downs & Ross, New York Dvir Gallery, Tel Aviv, Brussels frank elbaz, Paris, Dallas espaivisor, Valencia Experimenter, Kolkata Imane Farès, Paris Selma Feriani, Tunis, London Konrad Fischer, Düsseldorf, Berlin Freedman Fitzpatrick, Los Angeles, Paris Gaga, México D.F., Los Angeles Gagosian Gallery, Paris, New York, Beverly Hills, London, Hong Kong Christophe Gaillard, Paris Gaudel de Stampa, Paris gb agency, Paris Gerhardsen Gerner, Oslo, Berlin Ghebaly Gallery, Los Angeles Gladstone Gallery, New York, Brussels Gmurzynska, Zürich, St. Moritz
Laurent Godin, Paris Marian Goodman, Paris, New York, London Bärbel Grässlin, Frankfurt Green Art Gallery, Dubai Karsten Greve, Paris, Cologne, St. Moritz half gallery, New York Hauser & Wirth, London, Somerset, New York, Los Angeles, Hong Kong, Zürich Max Hetzler, Berlin, Paris High Art, Paris Xavier Hufkens, Brussels Eric Hussenot, Paris Hyundai, Seoul In Situ - Fabienne Leclerc, Paris Catherine Issert, Saint-Paul rodolphe janssen, Brussels Jousse entreprise, Paris Annely Juda Fine Art, London Karma, New York Karma International, Zürich, Los Angeles Kasmin, New York kaufmann repetto, Milano, New York Kerlin, Dublin Anton Kern, New York Peter Kilchmann, Zürich König Galerie, Berlin, London David Kordansky Gallery, Los Angeles Krinzinger, Wien Kukje, Seoul Labor, México D.F. LambdaLambdaLambda, Prishtina Le Minotaure, Paris Simon Lee, London, Hong Kong, New York Lelong & Co., Paris, New York Loevenbruck, Paris Magazzino, Roma Magician Space, Beijing Mai 36 Galerie, Zürich Edouard Malingue, Hong Kong, Shanghai Marcelle Alix, Paris Giò Marconi, Milano Martos Gallery, New York Gabrielle Maubrie, Paris Mazzoleni, Torino, London Fergus McCaffrey, New York, Tokyo Meessen de Clercq, Brussels Mendes Wood DM, São Paulo, Brussels, New York kamel mennour, Paris, London Metro Pictures, New York Mezzanin, Genève Francesca Minini, Milano Massimo Minini, Brescia Victoria Miro, London, Venezia Mitchell-Innes & Nash, New York Modern Art, London mor charpentier, Paris Nächst St. Stephan Rosemarie Schwarzwälder, Wien Nagel Draxler, Berlin, Cologne Nahmad Contemporary, New York
Neu, Berlin Neue Alte Brücke, Frankfurt neugerriemschneider, Berlin NoguerasBlanchard, Barcelona, Madrid Nathalie Obadia, Paris, Brussels Guillermo de Osma, Madrid Overduin & Co., Los Angeles P420, Bologna Pace, New York, London, Beijing, Hong Kong, Palo Alto, Seoul, Genève Parra & Romero, Madrid, Ibiza Peres Projects, Berlin Perrotin, Paris, New York, Hong Kong, Seoul, Tokyo, Shanghai Francesca Pia, Zürich PKM Gallery, Seoul Plan B, Cluj, Berlin Jérôme Poggi, Paris Praz-Delavallade, Paris, Los Angeles Eva Presenhuber, Zürich, New York ProjecteSD, Barcelona Almine Rech, Paris, Brussels, London, New York Reena Spaulings Fine Art, New York, Los Angeles Regen Projects, Los Angeles Michel Rein, Paris, Brussels Rodeo, London Thaddaeus Ropac, Paris, Salzburg, London Salon 94, New York Richard Saltoun, London SCAI THE BATHHOUSE, Tokyo Esther Schipper, Berlin Semiose, Paris Natalie Seroussi, Paris Jessica Silverman, San Francisco Skarstedt, New York, London Skopia, Genève Pietro Sparta, Chagny SpazioA, Pistoia Sprüth Magers, Berlin, London, Los Angeles Stigter Van Doesburg, Amsterdam Templon, Paris, Brussels Tornabuoni Art, Firenze, Milano, Paris, London Tucci Russo, Torino Ubu Gallery, New York untilthen, Paris Valentin, Paris Georges-Philippe & Nathalie Vallois, Paris Tim Van Laere, Antwerp Van de Weghe, New York Vedovi, Brussels Venus Over Manhattan, New York, Los Angeles Anne de Villepoix, Paris Vistamare, Pescara Vitamin Creative Space, Guangzhou, Beijing Waddington Custot, London
Partenaire officiel
Michael Werner, New York, London White Cube, London, Hong Kong Jocelyn Wolff, Paris Thomas Zander, Cologne Zeno X, Antwerp ZERO..., Milano Galerie Zlotowski, Paris Martin van Zomeren, Amsterdam David Zwirner, New York, London, Hong Kong
SECTEUR LAFAYETTE Arcadia Missa, London SANDY BROWN, Berlin DOCUMENT, Chicago Lars Friedrich, Berlin Jan Kaps, Cologne LOMEX, New York Edouard Montassut, Paris Bonny Poon, Paris Queer Thoughts, New York Truth and Consequences, Genève
DESIGN Jousse entreprise, Paris Galerie kreo, Paris, London LAFFANOUR - Galerie Downtown, Paris Eric Philippe, Paris Galerie Patrick Seguin, Paris, London
ÉDITION Éditions Dilecta, Paris Galerie 8+4, Paris GDM, Paris Florence Loewy, Paris mfc-michèle didier, Paris TCHIKEBE, Marseille
AUTRES EXPOSANTS Fonds Municipal d’Art Contemporain, Paris Collection Lambert, Avignon Lulu, México D.F. May, Paris Whitechapel Gallery, London Index au 28/08/2018
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LES INVITÉS DU MOIS
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ELMGREEN & DRAGSET MICHAEL ELMGREEN ET INGAR DRAGSET, PHOTOGRAPHIÉS DANS LEUR ATELIER À BERLIN. AU PREMIER PLAN : SOME STAYED ON WHILE OTHERS LEFT (2018), SCULPTURE RENVERSÉE EXPOSÉE ACTUELLEMENT À LA WHITECHAPEL GALLERY À LONDRES. À GAUCHE, L’UNE DES 100 ÉTOILES DE MER DE TO WHOM IT MAY CONCERN (2018), BRONZE, ACIER ET PATINE, INSTALLÉ PLACE VENDÔME PENDANT LA FIAC. À L’ARRIÈRE-PLAN : BROKEN SQUARE (2018). PIERRES, RÉSINE ÉPOXY, POLYSTYRÈNE, PRÉSENTÉ À LA GALERIE PERROTIN À PARIS.
DANS L’ATELIER, DEUX BUSTES, PREMIERS AUTOPORTRAITS DES ARTISTES, RÉALISÉS EN 2018.
Courtesy of Galerie Perrotin. Photo : Elmar Vestner CI-DESSUS, DE GAUCHE À DROITE INVISIBLE (2017). BRONZE, MARBRE, BOIS, LAQUE ET VÊTEMENTS, 125 X 86 X 45 CM (CHEMINÉE) ET 62 X 26 X 64 CM (PETIT GARÇON). PREGNANT WHITE MAID (2017). ALUMINIUM, ACIER, LAQUE ET VÊTEMENTS, 168 X 45 X 66 CM. ŒUVRES EXPOSÉES À LA WHITECHAPEL GALLERY.
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ELMGREEN & DRAGSET
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DES ÉTOILES DE MER SUR LA PLACE VENDÔME, UN SOL ÉVENTRÉ À LA GALERIE PERROTIN... LES RESPONSABLES ? ELMGREEN & DRAGSET, DUO EXPLOSIF PARTI À L’ASSAUT DE PARIS. NUMÉRO ART LES A RENCONTRÉS DANS LEUR ATELIER DE BERLIN. PROPOS RECUEILLIS PAR THIBAUT
WYCHOWANOK. PORTRAIT ET NATURE MORTE PAR MILES ALDRIDGE. RÉALISATION PAR SAMUEL FRANÇOIS FR Numéro art : Commençons par votre intervention à Paris, pendant la FIAC. Plus d’une centaine d’étoiles de mer – des sculptures taille réelle – ont pris d’assaut la place Vendôme. La nature reprend-elle ses droits ? Michael Elmgreen : Nous voulions créer une image digne d’un film de science-fiction : la Seine a submergé la place et a laissé derrière elle des étoiles de mer. Ces créatures sont un peu comme des aliens, de sympathiques intrus. Dans les temps anciens, les étoiles de mer étaient d’ailleurs considérées comme le reflet au fond des mers des étoiles déployées dans le ciel. Ce sont aussi des créatures dotées d’un énorme instinct de survie. Vous pouvez les démembrer entièrement, elles renaîtront toujours à partir d’un bras. Elles symbolisent une forme de résilience de la nature.
L’œuvre sera par la suite installée au Domaine des Étangs, situé à Massignac, entre Limoges et Angoulême… Ingar Dragset : En ville ou en pleine nature, au Domaine, l’œuvre se fait l’écho des grands enjeux environnementaux. Une catastrophe écologique, un raz-de-marée sont-ils à l’origine de la présence de ces étoiles ? L’humanité a-t-elle disparu pour laisser place à la nature ? Le choix originel de Paris n’est pas neutre. Nous avons assisté aux crues impressionnantes de la Seine ces dernières années. La ville a aussi accueilli la COP21 dont l’accord a finalement été rejeté par Trump. Après le sextoy géant de Paul McCarthy ou les imposantes structures d’Oscar Tuazon, la place Vendôme accueille avec vous une installation presque minimaliste. Michael Elmgreen : Place Vendôme, tout est fait pour impressionner. La monumentalité de la place, sa colonne, sont des expressions du pouvoir. Nous voulions jouer en contrepoint, avec une œuvre horizontale, beaucoup moins machiste. Une œuvre qui se laisse approcher et toucher.
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GUESTS OF THE MONTH: ELMGREEN & DRAGSET STAR FISH HAVE INVADED THE PLACE VENDÔME... WHO IS RESPONSIBLE? WHY ELMGREEN & DRAGSET OF COURSE! NUMÉRO ART MET UP WITH THE EXPLOSIVE DUO, WHO ARE GUESTS OF HONOUR AT PARIS’S FIAC ART FAIR THIS AUTUMN. Numéro art: Let’s start with your Place Vendôme FIAC
installation – over 100 life-size starfish sculptures strewn on the ground. Nature’s revenge? Michael Elmgreen: We wanted to create something out of science fiction: the Seine flooded the square, leaving all these starfish behind. They’re a bit like aliens, nice invaders. In antiquity, people thought they were the underwater reflection of the stars in the skies. And they have an amazing survival instinct: you can totally dismember them and they’ll grow back from one arm. They symbolize nature’s resilience. Afterwards the piece will transfer to the Domaine des Étangs between Limoges and Angoulême. Ingar Dragset: Whether in Paris or in the countryside, it reflects wider environmental issues. Were the starfish brought here by an ecological disaster, a tidal wave? Did man disappear? The initial choice of Paris wasn’t neutral. We saw the Seine’s impressive floods these past couple years. Paris also hosted COP 21, which Trump has now rejected. It’s almost minimalist after Paul McCarthy’s giant butt plug or Oscar Tuazon’s imposing structures. M.E: Everything in the Place Vendôme is designed to
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Le pouvoir, et la manière dont il s’incarne symboliquement dans des structures, des hiérarchies et des modes de pensée, ou plus concrètement dans des architectures, a toujours été au cœur de votre travail. Vous venez justement d’inaugurer une vaste exposition à la Whitechapel Gallery à Londres qui présente plusieurs de vos œuvres iconiques. M.E. : L’étage de la Whitechapel Gallery accueille une sorte de rétrospective. On y trouve notre sculpture du garçonnet fasciné par une arme accrochée au mur, ou celle du petit enfant recroquevillé dans une cheminée. Il y est beaucoup question d’une masculinité que je qualifierais de toxique. Quand nous sommes enfants, notre éducation encourage certains comportements. On attend d’un garçon qu’il joue avec des armes, qu’il soit fasciné par les armes. Et on ne dit pas assez que les violences avec armes à feu sont le fait, à 99,9 %, des hommes. Ce problème est un problème masculin. Et lorsque le petit garçon ne répond pas aux attentes de ses parents – de la société – il souffre, il se sent coupable… et se réfugie dans la cheminée. Vous présentez également un Christ en croix, mais l’homme crucifié présente ses fesses au public. On est plus proche de la scène sadomaso. M.E. : L’Église est une autre structure de pouvoir. Elle nous demande de souffrir et de nous sentir coupables, à l’image de Jésus crucifié, mais ici, le geste est volontaire. C’est une recherche de plaisir. Vous présentez également une nouvelle installation au rez-dechaussée de la Whitechapel. De quoi s’agit-il ? M.E. : Nous avons transformé ce niveau en piscine publique abandonnée, comme on en trouve à Londres. Une plaque accrochée au mur explique comment ce lieu a été racheté par un consortium immobilier qui souhaite le reconvertir en spa privé. La piscine est le symbole du sort réservé à de nombreux espaces publics : une privatisation qui participe à la gentrification des villes. À Londres, c’est une véritable épidémie. Les petits revenus sont poussés vers la sortie et on multiplie la construction de tours en verre, de complexes résidentiels hors de prix pour des gens qui n’y vivent presque jamais. Lorsque vous vous baladez la nuit dans certains quartiers, presque aucune lumière n’est allumée. Les maisons et les appartements ne
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impress. The column, the monumental architecture, are expressions of power. We wanted to counterpoint that with a horizontal, much less macho work. Something more approachable that people can reach out and touch. Power, and the way it’s symbolically embodied in structures, hierarchies and thought systems, or more concretely in architecture, has always been a central concern in your work. You’ve just put on a huge show at London’s Whitechapel Gallery that includes several of your iconic pieces. M.E: Whitechapel’s upper floor is given over to a kind of retrospective of our work – our sculpture of the little boy fascinated by a weapon hanging on the wall, or the child curled up in a fireplace, are both there. It’s often a question of what I would call toxic masculinity. As children, we’re encouraged to behave in certain ways. We expect little boys to play with toy guns and take an interest in firearms. We don’t say it often enough, but nine times out of ten it’s men who are responsible gun violence. It’s a male problem. And when a little boy doesn’t live up to his parents’, and society’s, expectations, he suffers, he feels guilty, and hides in the chimney. You’re also showing a crucifixion, but the man on the cross is backwards with his buttocks out. It looks almost S/M... M.E: The church is another power structure. It asks us to suffer and feel guilty, like the crucified Christ. But here it’s a choice, a seeking of pleasure. You’re also showing a new installation on the Whitechapel’s ground floor. What’s that about? M.E: We transformed the ground floor into an abandoned public pool, of which there several in London. A plaque on the wall explains how a real-estate consortium bought the pool to convert it into a private spa. The pool symbolizes the fate of so many public spaces: privatization in the interests of gentrification. It’s an epidemic in London.
Ci-contre : courtesy of Victoria Miro. Photo : Bernd Borchardt, Ryan Thayer (close-up) – Pages suivantes : courtesy of Colección Helga de Alvear, Madrid/Cáceres. Photo : Anders Sune Berg
CI-DESSUS DONATION BOX (2006). VERRE, ACIER ET DIFFÉRENTS OBJETS. 105 X 44,5 X 44,5 CM. PAGES SUIVANTES SCULPTURE D’UN COLLECTIONNEUR D’ART MORT FLOTTANT À LA SURFACE D’UNE PISCINE, DEATH OF A COLLECTOR (2009). PISCINE, MANNEQUIN EN SILICONE, MONTRE ROLEX, PAQUET DE CIGARETTES MARLBORO, VÊTEMENTS ET CHAUSSURES, 100 X 600 X 200 CM. CETTE ŒUVRE A ÉTÉ PRÉSENTÉE À LA BIENNALE DE VENISE EN 2009.
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sont pas habités. Ce ne sont que des investissements financiers. L’ancien maire Boris Johnson est responsable de cet état de fait. Son action a eu un impact désastreux sur le gouvernement, mais aussi sur le Brexit et sur la ville. Quand nous avons inauguré l’œuvre Powerless Structures, sur Trafalgar Square, notre plus grande victoire a été de faire en sorte que Joanna Lumley, de la série Absolutely Fabulous, inaugure la pièce plutôt que lui. Cet automne, la galerie Perrotin accueille également une importante exposition comprenant l’installation devant laquelle vous avez été photographiés pour Numéro art. Que représente ce sol en asphalte explosé ? M.E. : Nous avons essayé de créer une image mentale de l’époque dans laquelle nous vivons – une époque où nous ne savons plus où nous allons. Vous savez, ce sentiment que les choses changent dramatiquement, dans le mauvais sens. Le sol se dérobe sous vos pieds, et vous ne savez pas quoi faire. Tout ce en quoi nous croyions, tout ce que nous prenions pour acquis – notre manière de voter, d’écrire l’actualité, le concept même de vérité – est remis en cause. Aujourd’hui, comment savoir qu’une information est exacte ? Nous n’arrivons plus à vivre ensemble, à faire communauté. Le Brexit n’est qu’un des nombreux symptômes de cet état. Nous vivons de plus en plus dans des sociétés atomisées. L’individualisme domine, c’est le règne de la survie. Nous ne faisons plus l’expérience du commun. Votre intérêt pour le vivre-ensemble est-il lié à vos origines scandinaves ? Par ailleurs, comment peut-on encore faire communauté aujourd’hui ? I.D. : Toute l’Europe de l’après-guerre s’est construite sur l’idée qu’assurer une meilleure existence aux classes populaires et fournir des infrastructures publiques assurerait une coexistence pacifique. Et cet État providence était défendu par Keynes [économiste qui prônait la relance par la consommation et l’accroissement des investissements publics]… qui était britannique. M.E. : Et pour répondre à votre seconde question, le problème est qu’aujourd’hui les gens ne se reconnaissent plus dans les anciennes identités. Faire partie de la classe ouvrière, être gay ou être danois ne veut plus dire la même chose aujourd’hui qu’il y a trente ans. Les identités sont devenues multiples. On picore à droite
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Low-income residents are being pushed out, and in their wake glass towers and luxury residential blocks, for people who almost never live there, are mushrooming. When you walk through parts of London, there’s not a single light on. No one lives in the flats and houses, they’re financial investments. The former mayor, Boris Johnson, is responsible for this. He’s had a disastrous effect on government, Brexit and the city. When we unveiled Powerless Structures in Trafalgar Square, our greatest victory was having Joanna Lumley from Absolutely Fabulous inaugurate the piece instead of him. This autumn the Perrotin gallery is also showing a large exhibition of your work, including the installation you were photographed in front of for Numéro art. What’s the exploded asphalt about? M.E: We tried to create a mental image of the times we’re living in – an era where we don’t know where we’re going anymore. You know, a feeling that things are dramatically changing in a bad way. The ground disappears beneath your feet and you don’t know what to do. Everything we believed in, everything we took for granted – our way of voting, of writing news, the very concept of truth – is called into question. These days how can you tell whether something’s true? We can’t live together anymore or form communities. Brexit is just one of many symptoms. We’re living in a society that’s more and more atomized. Individualism dominates; it’s the law of the jungle. Is your interest in a more communal way of living linked to your Scandinavian origins? How can we make a community today? I.D: The whole of post-war Europe was built on the idea that bettering the lives of the working classes and creating public infrastructure would ensure peaceful coexistence. John Manynard Keynes defended the welfare state. And he was British... M.E: To reply to your second question, the problem today is that people no longer recognize themselves in
Courtesy of Victoria Miro, London/Venice. Photo : Elmar Vestner
CI-DESSUS ANGER MANAGEMENT (2018). SAC DE FRAPPE, CUIR ET MÉTAL, 221,5 X 80 X 100 CM. ŒUVRE EXPOSÉE À LA WHITECHAPEL GALLERY.
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“L’ÉGLISE NOUS DEMANDE DE SOUFFRIR ET DE NOUS SENTIR COUPABLES, COMME JÉSUS CRUCIFIÉ. MAIS ICI, LE GESTE EST UNE RECHERCHE DE PLAISIR.” MICHAEL ELMGREEN
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et à gauche, et on est beaucoup plus actif dans la construction de sa propre identité. Les réseaux sociaux ont facilité ce phénomène, mais ils ont également rendu moins urgent le besoin de se retrouver physiquement ensemble. Dans la communauté gay, par exemple, l’application Grindr a eu pour conséquence de vider les bars. Pourquoi sortir quand vous pouvez discuter avec des centaines de garçons depuis votre canapé ? Quant à la classe ouvrière, elle s’est transformée en une classe moyenne informe et a perdu la force de son identité. Une identité et une fierté qui furent à l’origine du mouvement punk. Notre travail s’intéresse depuis toujours à la manière dont nos identités se construisent dans un monde où les catégories et les définitions évoluent sans cesse. Vous avez mis en place, dès vos débuts, une stratégie de la surprise. Vos installations créent un décalage avec le réel, le normal, qui désarçonne le visiteur. Vous captez son attention, vous voulez l’inviter à regarder autrement, à penser autrement. i.D. : L’effet de surprise est essentiel. Lorsque nous avons installé la reproduction d’une boutique Prada le long d’une route, à Marfa, en plein désert, même les routiers s’arrêtaient. Mais à travers nos interventions nous voulons surtout montrer qu’il est possible de changer les choses. Il est possible de clouer des centaines d’étoiles de mer sur le sol de l’une des plus belles places historiques de Paris, malgré les contraintes liées à la préservation du patrimoine. Il est possible de convaincre une grande institution londonienne de réinventer totalement son architecture. Il est possible d’agir et de penser au-delà des conventions. Les structures sociales, de pouvoir, ou physiques, sont malléables, modifiables. Mais les gens sont souvent pétrifiés par la peur. L’art ne va pas révolutionner le monde, mais il peut aider les gens à avoir moins peur du changement et de la nouveauté en prouvant que modifier une institution classique ou un ordre établi peut avoir une conséquence heureuse. Et moins les gens auront peur, moins ils seront manipulables. C’est l’un des objectifs de notre pratique artistique. This Is How We Bite Our Tongue, du 27 septembre 2018 au 13 janvier 2019, Whitechapel Gallery, Londres. Elmgreen & Dragset, du 13 octobre au 22 décembre, galerie Perrotin, Paris. Place Vendôme, FIAC, du 18 au 21 octobre, Paris.
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their old identities. To be working class, gay, or Danish doesn’t mean the same thing today that it did 30 years ago. People’s identities have become multiple. They take a bit from here, a bit from there, and are much more active in the construction of their identities. Social media have greatly aided this phenomenon, but they’ve also made the need to meet up physically much less pressing. In the gay community, for example, an application like Grindr has emptied the bars. Why go out when you can talk to hundreds of boys from your sofa? As for the working classes, they’ve become a sort of formless middle class and lost the strength of their identity. A pride and identity and pride that were behind the whole punk movement. Our work has always been about the way identity is formed in a world where all the categories and definitions are being reshuffled. From the outset in your work, you’ve put in place a strategy of surprise; your installations create a disjunct with the real or the normal that disarms the beholder. Beyond grabbing our attention, your work invites us to change the way we see and think. I.D: The effect of surprise is essential. When we built a replica Prada boutique on a desert highway in Marfa, even truck drivers stopped. But with our interventions we want to show that it’s possible to change things. It’s possible to attach hundreds of starfish to the ground in one of most beautiful historic squares in Paris, despite the heritage-preservation regulations. It’s possible to convince an important London art gallery to totally reinvent its architecture. It’s possible to act and to think outside conventions. Social structures, power structures and physical structures are malleable and modifiable. But people are often immobilized by fear. Art won’t revolutionize the world but it can help people be less afraid of change and of the new, by showing that modifying an important gallery or a pre-established order can bring positive results. And the less people are afraid, the less they’re easy to manipulate. It’s one of the goals of our practice as artists.
Courtesy of König Galerie, Berlin Photo : Elmar Vestner
CI-DESSUS REVERSED CRUCIFIX (2016). ALUMINIUM, LAQUE, BRONZE, BOIS, MIROIR LAQUÉ ET ACIER, 254 X 168 X 40 CM. ŒUVRE EXPOSÉE À LA WHITECHAPEL GALLERY
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PAD ART + DESIGN
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LES MILLE MERVEILLES DE TERRY ELLIS À L’OCCASION DU PAD LONDON, RENCONTRE AVEC LE COLLECTIONNEUR JAMAÏCAIN INSTALLÉ À LONDRES, GRAND AMATEUR DE CÉRAMIQUE JAPONAISE. CHEZ LUI, ON BOIT DU THÉ DANS DES BOLS DE COLLECTION, SUR FOND DE MUSIQUE REGGAE. PHOTOS PAR PHILIPPE FRAGNIÈRE, PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS TREMBLEY
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PAD ART + DESIGN
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LA MAISON DE TERRY ELLIS, dans le quartier londonien de Brixton, est unique. Son atmosphère reflète la culture du maître des lieux, collectionneur de céramiques japonaises. Ce Jamaïquain d’origine a une prédilection pour le style mingei, un courant artisanal japonais inspiré des Arts & Crafts, dont les préceptes théoriques ont été conçus par le philosophe Soetsu Yanagi (père du designer Sori Yanagi). Dans la maison de Terry, un disque de reggae tourne sur la platine tandis que les hôtes s’extasient sur les nombreuses boîtes dans lesquelles sont conservées les pièces les plus précieuses. D’autres sont utilisées au quotidien, comme ces bols à thé ou ces assiettes que nous tend Terry. Il a constitué l’une des plus belles collections de poteries d’Okinawa – une île au sud-ouest du Japon –, au style brut rehaussé de motifs colorés inhabituels, en même temps qu’il commandait aux potiers des pièces pour le label Fennica, du magasin londonien Beams, dont il est une sorte de directeur artistique. Numéro art : Quel a été votre parcours ? Terry Ellis : Je suis né à la Jamaïque, mais je vis au Royaume-
Uni depuis l’âge de 8 ans. Après des études d’art dramatique à Londres, j’ai commencé à travailler dans une boutique de vêtements parce que j’avais besoin d’argent et que j’étais plutôt doué pour ça. Jusqu’à la fin des années 70, j’ai continué de travailler dans différentes boutiques du West End, autour de Bond Street. Comment se fait-il que vous soyez passé d’une culture caribéenne à une culture extrême-orientale ? En Jamaïque, ma famille possédait une boutique où l’on vendait des uniformes d’écolier, des chaussures de sport, du matériel de cuisine, etc. Le soir, cette boutique, tenue par ma grand-mère, se transformait en bar. Dans le village, les propriétaires de la seule autre boutique étaient chinois. Leurs enfants sont devenus mes amis. Ça a été mon premier contact avec la culture asiatique. J’adorais leur cuisine, mais je ne savais pas qu’elle était “chinoise”. Pour moi, c’était simplement leur cuisine. Comment vous êtes-vous intéressé à la céramique japonaise ? J’ai commençé à travailler à Londres pour l’enseigne Beams, un fabricant de vêtements japonais. Je suis parti au Japon et j’en suis revenu avec la possibilité de sélectionner moi-même ce que je voulais pour la boutique. À ce moment-là, j’ai décidé de vendre autre chose que des vêtements. J’ai commencé par des meubles scandinaves contemporains ou datant des années 40 et 50. Mais je voulais aussi des objets typiquement japonais, contemporains. Au début des années 90, j’ai fait la rencontre du designer Sori Yanagi, qui était alors le directeur du Mingei Museum [le musée d’artisanat populaire japonais] à Tokyo. Je suis devenu en quelque sorte son disciple. Nous avons commencé à travailler avec lui pour relancer
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THE TERRY ELLIS TREASURE TROVE DURING PAD IN LONDON, NUMÉRO VISITED JAMAICAN COLLECTOR TERRY ELLIS, WHO’S MAD ABOUT JAPANESE CERAMICS AND SERVED US TEA IN PRECIOUS BOWLS TO THE SOUND OF REGGAE. Terry Ellis’s Brixton house is unlike anything you’ve ever seen. It’s a portrait of its owner, who’s crazy about Japanese ceramics, with a particular penchant for the mingei style, an Arts & Crafts-inspired current in Japanese craftsmanship whose philosophical underpinnings were laid out by Soetsu Yanagi (father of the designer Sori Yanagi). Ellis has put together a particularly fine collection of pottery from Okinawa, an island in southwestern Japan, which is characterized by its rough style picked out with unusual coloured motifs. But he also commissions Japanese potters to produce pieces for the Fennica brand of London shop Beams, of which he is the artistic director. Numéro art: What’s your background? Terry Ellis: I was born in Jamaica but moved to the U.K.
when I was eight. I studied drama in London but dropped out and started working in a clothing shop because I needed money. It turned out I was good at it – so good that I carried on working in various shops in the West End around Bond street during the late 70s. What made you shift from Caribbean to Asian culture? It wasn’t much of a shift, because when I was in Jamaica my family had a shop selling school uniforms, sports shoes, food provisions, etc. The other shopkeepers in the other villages where Chinese, so we would all go to the wholeseller where I would meet these Chinese children who became my friends. So that was my first contact with Asian culture as a small boy. I loved their cuisine, but I didn’t know it was Chinese – to me it was just their food. How did you get interested in Japanese ceramics? In London I started working for a Japanese clothing company called Beams. At one point I had the opportunity to become a buyer for stores in Japan, and decided to sell something other than just clothes, because I sensed that customers wanted something else. I started selling Scandinavian mid-century-modern furniture, but I wanted to do something local as well, so I started to research Japanese modern, and came across the designer Sori Yanagi in the early 90s. At the time he was director of
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une partie de ses créations, dont la production avait cessé. Il a entrepris de me faire découvrir le mouvement mingei et m’a expliqué que les meilleures poteries du pays étaient celles d’Okinawa. Je me suis rendu sur place, et j’ai commencé à acheter quelques pièces. Vous attendiez-vous à devenir collectionneur ? Absolument pas ! Je voulais simplement découvrir, comprendre. Je ne parlais pas très bien le japonais. Je voulais apprendre à connaître les gens, et la seule façon dont je parvenais à communiquer avec eux, c’était en achetant des pièces. Quelles sont les particularités de la céramique d’Okinawa ? Elle est faite de matériaux locaux, et l’argile est épaisse. L’engobe et la glaçure lui confèrent une teinte jaune pâle sans équivalent. Au Japon, les collectionneurs du style mingei sont plus nombreux chaque année – et ce sont majoritairement des jeunes ! Comment s’articule votre collection ? Les premières années ont été des années de découverte, dans un processus qui m’a permis de savoir ce que j’aimais et ce que je n’aimais pas. Yanagi m’a présenté ses amis potiers, qui sont devenus mes maîtres. Mais leurs pièces coûtaient très cher, j’ai donc commencé à m’intéresser aussi au travail de leurs apprentis. Dans les faits, ce que je vendais à Beams s’est mis à avoir une influence sur ce que je collectionnais moi-même. Je ne pouvais pas me permettre d’acheter des pièces très chères, mais je dépensais tout ce que je pouvais dépenser. Savez-vous combien de pièces vous possédez ? Aucune idée ! Ce n’est jamais fini. Il y a toujours des découvertes possibles. Il y a aussi certains domaines dans lesquels j’ai perdu contact avec l’artisan, ou bien d’autres collectionneurs sont arrivés avant moi et ont acheté très cher des pièces que je ne pouvais pas me payer à l’époque. Je me sers aussi beaucoup de la plupart des pièces. Elles sont fonctionnelles, et ne sont pas exposées dans une vitrine à des fins décoratives, même lorsqu’elles sont précieuses. Quelle est votre pièce favorite ? Un plat du céramiste Shoji Hamada, pour lequel j’ai sacrifié ma Rolex au début des années 90… Comment envisagez-vous l’avenir de votre collection ? Je l’expose de temps en temps, chez Artek, en Finlande, par exemple. Je vends aussi parfois certaines pièces, car le style mingei n’étant pas très connu en Europe, je suis toujours content de savoir que quelqu’un aimerait en acheter un exemplaire. Aujourd’hui, c’est devenu très tendance. Les gens préfèrent acheter de la céramique que d’acheter un tee-shirt – c’est nettement plus sympa. PAD London Art + Design, du 1er au 7 octobre, Londres.
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the Mingei Museum of folk craft in Tokyo. I met him and became his disciple in a way. We started collaborating with him to rework things that he had made but were no longer in production. He started to teach me about mingei. He told me that the best pottery in Japan is from Okinawa, so I went there and starting buying pieces. What’s particular about this type of ceramic? Its made with local materials and the clay is thick. The traditional decoration is very simple and very direct. The slip and coral glaze are unique – it looks yellow pale! Did you know you’d become a collector? Not at all. I didn’t speak Japanese very well, and ended up becoming a collector because I wanted to get to know the people, and the only way I could communicate with them was by buying. The first years were a process of trying to find out what I liked and what would work in the store. Yanagi introduced me to his potter friends who were masters, but of course were expensive, so I started looking at their apprentices’ work. What I was selling in the shop began influencing my collecting. Gradually I focused more and more on Okinawa. I couldn’t buy very expensive pieces, but I spent as much as I could. What’s your favourite piece? A Shoji Hamada dish that I sold my Rolex to buy! Do you know how many pieces you own? No idea. But it’s a never-ending process, there are always discoveries to be made. And I use most of them too!
MARTIAL RAYSSE A propos de New York en Peinturama, 1965 (détail) Estimation 1 000 000–1 500 000 €
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VIDÉODROMES LE NEW MUSEUM PRÉSENTE UNE PASSIONNANTE SÉLECTION DE VIDÉOS D’ARTISTES, DE KAHLIL JOSEPH À RYAN TRECARTIN. SON DIRECTEUR ARTISTIQUE, MASSIMILIANO GIONI, A CHOISI D’EN COMMENTER SEPT POUR NUMÉRO ART. PROPOS RECUEILLIS PAR HETTIE JUDAH FR
DEPUIS TROIS ANS, The Vinyl Factory organise des expositions collaboratives au Store X, sur le Strand londonien. Après s’être acoquiné avec les galeries Hayward et Lisson, le label travaille cette année avec Massimiliano Gioni, directeur artistique du New Museum de New York. Pour Strange Days: Memories of The Future [Jours étranges : souvenirs du futur], celui-ci a choisi 21 vidéos d’artistes invités au New Museum ces dix dernières années. Il évoque pour nous les plus importantes. Ryan Trecartin, Item Falls (2013) La montée en puissance de l’Américain Ryan Trecartin a coïncidé avec celle du New Museum. Sa vidéo Sibling Topics – Section A and Section B [Sujets de fratrie – section A et section B] (2009) a vraiment marqué la première triennale centrée sur la jeunesse titrée Generational: Younger Than Jesus [Générationnel : plus jeune que Jésus]. En 2015, Trecartin a codirigé la troisième triennale, Surround Audience [Public cerné], avec Lauren Cornell. Ses travaux fébriles, survoltés, reflètent “le narcissisme et le rythme délirant de nos vies dûs à la technologie. Trecartin, c’est un peu le Shakespeare de notre génération obsédée par Internet et les téléphones portables”. Dans Item Falls [Un objet tombe], la caméra passe sans transition de poussins d’élevage parlants à des jeunes gens hyper narcissiques peinturlurés de façon grotesque, dans une terrible parodie de la télé-réalité. Face à l’objectif, des truismes sans queue ni tête, des déclarations étranges : “Je trouve les clés que je n’ai pas”, “Je passe des auditions plus efficaces, plus rapides, plus loin et plus compliquées qu’un cheval”. Même si le sujet principal reste le moi, l’obsession du moi, Trecartin travaille toujours avec la même communauté de collaborateurs. Pour Gioni, “ce côté ‘familial’, presque tribal, rappelle le cinéma underground,
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VIDEODROMES AT STORE X IN LONDON, NEW YORK’S NEW MUSEUM IS SHOWING A FASCINATING SELECTION OF ARTIST’S VIDEOS, FROM KAHLIL JOSEPH TO RYAN TRECARTIN. NEW MUSEUM DIRECTOR MASSIMILIANO GIONO TALKS ABOUT SEVEN OF THEM TO NUMÉRO ART. The Vinyl Factory’s collaborative exhibitions at Store X, a Brutalist office block on The Strand, have become a hot date in London’s art calendar. Strange Days: Memories of The Future was co-curated with Massimiliano Gioni, artistic director at New York’s New Museum. For the exhibition, he selected 21 videos by artists shown at the New Museum in the ten years since it moved to the Bowery. Ryan Trecartin, Item Falls (2013) For Gioni, Ryan Trecartin’s jittery, high-energy works capture the “narcissism and high-speed existence we live in because of the technological medium. He is the Shakespeare of our internet, iPhone-obsessed generation.” In Item Falls, the camera leaps between grotesquely painted narcissists and stunt chickens in a hideous parody of reality television, with bizarre pronouncements and nonsense truisms being made to camera: “I find the keys that I don’t have”; “I audition, better, faster, further and more complicated than a horse.” While the self and self-obsession form a central subject, “there’s a tribal aspect of ‘families’ in his videos that connects his work to a tradition of underground cinema
JUNGLE OF
Ryan Trecartin. Courtesy Regen Projects, Los Angeles, and Sprüth Magers. Courtesy of Wong Ping and Edouard Malingue Gallery
ITEM FALLS (2013), RYAN TRECARTIN. VIDÉO HD, SON, COULEUR, 25:44 MIN.
F DESIRE (2015), WONG PING. ANIMATION VIDÉO SINGLE-CHANNEL, SON, COULEUR, 6:50 MIN.
JUNGLE OF DESIRE (2015), WONG PING. ANIMATION VIDÉO SINGLE-CHANNEL, SON, COULEUR, 6:50 MIN.
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celui d’Andy Warhol ou de Jack Smith, par exemple. Faire des films, c’est un moyen de rester ensemble, un mode de vie non conformiste, porté par l’esprit d’équipe”. Wong Ping, Jungle of Desire (2015) Cette année, l’artiste d’animation Wong Ping, basé à Hong Kong, s’est affranchi de son public en ligne et a conquis New York, participant à la Triennale du New Museum et à une exposition au Guggenheim. Sa palette hyper colorée, quasi psychédélique, s’accompagne de sa voix mesurée pour raconter des fables contemporaines pleines de misère sexuelle, de malheur et de honte. “Il fait des films vraiment bizarres, à l’aspect de jeux vidéo rudimentaires – comme s’il s’adonnait à l’archéologie de la technologie.” Jungle of Desire aborde un territoire tourmenté : culpabilité, humiliation, besoin de revanche… Des thèmes qui semblent moins compliqués à traiter via le média un peu loufoque de cette animation. “Cette œuvre prend le ton d’une confession – la femme de Wong Ping aurait une liaison – mais en fait, il s’agit d’une pure fiction, nous assure Gioni. Un conte de fée contemporain sur le mode de vie asiatique.” Pipilotti Rist, 4th Floor to Mildness (2016) Cette œuvre de Pipilotti Rist a été tournée pour sa rétrospective de 2017 et spécialement conçue pour le quatrième étage du New Museum. Allongés sur des lits disposés sur un grand tapis, les visiteurs découvraient des images projetées sur des écrans-nuages suspendus au plafond. “Depuis toujours, cette artiste sort le cinéma du simple rectangle de l’écran, rappelle Gioni. C’est le grand défi qu’elle s’est fixé : des films qui semblent ‘organiques’, comme une part de nous-mêmes, de notre corps. Ses prises de vue et sa post-production franchissent les frontières de l’art.” Accompagné d’une bande-son chantée, 4th Floor to Mildness commence sous l’eau, avec des algues, des parties du corps de l’artiste fripées par une immersion prolongée et des feuilles de nénuphar qui ondoient devant l’objectif. “On a l’impression de pénétrer dans Les Nymphéas de Monet, plaisante Gioni. Une sorte d’espace de relaxation primitif, où technologie et biologie se rencontrent sans heurts.” Hassan Khan, Jewel (2010) Jewel s’ouvre dans le noir. Surgissent des flashs blancs et bleus, et le profil d’un de ces poissons aux organes bioluminescents vivant dans les grands fonds marins. Comme autant de mauvais présages, ses rangées de dents scintillent devant l’objectif. Cette silhouette lumineuse se transforme en forme pixellisée sur un haut-parleur suspendu entre deux hommes lancés dans une danse rituelle égyptienne aux mouvements ambigus. Jewel [Joyau] a été présenté en 2012, dans les Ungovernables [Les Ingouvernables], deuxième triennale du New Museum supervisée par la curatrice Eungie Joo. “Une exposition globale qui se penchait sur une politique mondiale tourmentée, se souvient Gioni. Cette œuvre en capture l’essence sans y faire directement référence. Khan joue avec les clichés sur l’orientalisme, mais Jewel a pris au fil du temps des allures de manifeste d’un moment dans l’Histoire. Un moment où le MoyenOrient a pris une place centrale dans l’imaginaire des Occidentaux.”
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such as Andy Warhol or Jack Smith,” explains Gioni. “Making movies is a way to be together – a way of being that is non-conformist with traditional ways of existence and more representative of team work.” Wong Ping, Jungle of Desire (2015) Earlier this year, Hong Kong-based animation artist Wong Ping burst out of his online fan base and onto the New York scene with high-profile inclusions in both the New Museum Triennial and a group show at the Guggenheim. Wong’s highly coloured, trippy animations are accompanied by the artist’s gentle voice-over, telling contemporary fables of woe and shame: miserable sex and sexual misery are a mainstay. “He makes these wonderfully crazy films that look like rudimentary videogame technology, embracing almost an archaeology of technology,” says Gioni. Jungle of Desire deals in the messy emotional territory of guilt, shame, humiliation and the desire for revenge. The video “has a confessional feel – about the artist’s wife having an affair – but is actually a fiction,” says Gioni. “It’s a contemporary fairy tale of Asian life.” Pipilotti Rist, 4th Floor to Mildness (2016) Expanding far beyond video, Pipilotti Rist’s 4th Floor to Mildness was made for her survey show in 2017, and designed in response to a cube-shaped gallery on the New Museum’s fourth floor. Watched from a cluster of beds arranged on a carpet, moving images are projected on amorphous, cloud-like shapes suspended from the gallery’s ceiling. “As she’s been doing throughout her work, she takes cinema out of the rectangle of the screen,” says Gioni. “One of the challenges she’s set herself is cinema that feels very much organic, part of ourselves and our bodies – image-making and production that transcend rigid borders.” Playing along to the artist’s sung vocal track, 4th Floor to Mildness starts underwater, with objects including seaweed, the artist’s water-wrinkled body parts and eroded lily leaves floating in front of the lens. “I joked to Pipilotti that it’s like being inside Monet’s Water Lilies,” says Gioni. “It’s a kind of primal space of relaxation with both technology and biology.” Hassan Khan, Jewel (2010) Jewel opens in complete darkness, through which flash sparks of neon blue and white: the spines and lanterns of deep-sea angler fish, as well as their formidable rows of teeth, glowing ominously in a diver’s lamp. The luminous silhouettes of the fish melt into the face of a loudspeaker suspended between two men engaged in an ambiguous Egyptian dance routine. Shown at the New Museum in 2012, as part of the Eungie Joo-curated second Triennial, Jewel “was very global and looked at a moment of restlessness in world politics,” recalls Gioni. “It plays with
ITEM FALLS (2013), RYAN TRECARTIN. VIDÉO HD, SON, COULEUR, 25:44 MIN.
Ryan Trecartin. Courtesy Regen Projects, Los Angeles, and Sprüth Magers. 4th Floor To Mildness de Pipilotti Rist : Courtesy of Flora Musikverlag and [PIAS] Recordings. Photo : Maris Hutchinson/EPW Studio. Courtesy of Hassan Khan and Galerie Chantal Crousel, Paris
ITEM FALLS (2013), RYAN TRECARTIN. VIDÉO HD, SON, COULEUR, 25:44 MIN.
4TH FLOOR TO MILDNESS (2016), PIPILOTTI RIST. VIDÉO ET INSTALLATION SONORE, 8:11 MIN, 8:11 MIN, 7:03 MIN ET 6:19 MIN.
JEWEL (2010), HASSAN KHAN. FILM 35 MM TRANSFÉRÉ SUR VIDÉO FULL HD,
SON, COULEUR, 6:30 MIN. MUSIQUE ORIGINALE DE L’ARTISTE.
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John Akomfrah, Vertigo Sea (2015) Ce fut l’une des œuvres marquantes de la Biennale de Venise en 2015. Ce triptyque envoûtant et lyrique décrit l’océan comme lieu d’échange, mais aussi de mort. “Nous avons choisi cet auteur pour sa relation particulière avec l’histoire du film britannique puisqu’il a cofondé le collectif Black Audio Film dans les années 80. Il a poursuivi sa carrière dans l’art autant qu’à la télé et au cinéma”, détaille Gioni, qui rappelle qu’Akomfrah a mêlé ses rushs à des archives, ouvrant la voie à de nombreux artistes plus jeunes. Vertigo Sea [Un océan de vertiges], constitué d’extraits de documentaires ou de sujets du JT et des images tournées dans des coins perdus de la côte Atlantique représente, pour Gioni, “un hymne visuel à l’océan, ses échanges culturels, mais aussi sa violence. Un endroit où se créent des relations entre l’humain et l’écologie, et qui devient une métaphore des tensions interraciales et des relations de pouvoir”. Laure Prouvost, Into All That Is Here (2015) La Française a eu une rétrospective au New Museum en 2014 après avoir reçu le Turner Prize en 2013. Into All That Is Here [Dans tout ce qui est ici] “dialogue de façon très intéressante avec l’œuvre de Pipilotti Rist. Laure Prouvost réfléchit au statut de l’image. Nombre de ses films traitent du toucher : on touche les objets comme on touche les écrans. On peut trouver de la beauté, de la sensualité dans les technologies les plus banales”. Les murmures de Laure Prouvost accompagnent les plans serrés sur des feuilles, des fleurs, des bras, des jambes… L’atmosphère gagne en sensualité quasi érotique, avant que tout ne prenne feu. Gioni y voit le point de rencontre du reportage et du lyrisme, “un exercice plutôt déstabilisant. L’objectif filme la vérité, mais cette vérité reste très personnelle. Dans les années 80 et 90, on nous apprenait à nous méfier de la caméra, parce qu’elle ment. Les jeunes générations en ont une approche totalement différente : être sceptiques ne les empêche pas de se livrer corps et âme, parce que c’est la seule solution. La fausseté de la chose filmée se transforme en une ressource presque poétique”. Kahlil Joseph, Fly Paper (2017) The Vinyl Factory et le New Museum ont coproduit ce film présenté l’an dernier à New York. “Kahlil Joseph voulait tourner principalement à Harlem, explique Gioni. Résultat : une rhapsodie sur le quartier et sur sa propre famille, qui mêle reportage vérité et lyrisme des images. Cette double qualité sert d’ailleurs de fil rouge à toute l’exposition.” Joseph est plus connu dans l’univers musical : il a réalisé des clips pour Shabazz Palaces, Kendrick Lamar, a participé à la réalisation du film-album Lemonade de Beyoncé. Dans Fly Paper [Papier volant], il intègre des films de famille de feu son père, mais aussi des références à Sans soleil de Chris Marker (1983). “C’est sans doute son œuvre la plus intimiste, où il parle de sujets chers à son cœur et du processus de création – il l’a filmé en HD, certes, mais aussi sur une petite caméra sommaire. Faire des films influe-t-il sur la vie des gens ? Sur la façon dont on se souvient des événements ?” Strange Days: Memories of the Future, du 2 octobre au 9 décembre, The Store X, Londres.
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stereotypes around orientalism, but it became a kind of manifesto of a moment in time at which the Middle East gained a new centrality in the imagination of the West.” John Akomfrah, Vertigo Sea (2015) One of the standout works of the 2015 Venice Biennale, John Akomfrah’s haunting, lyrical three-screen Vertigo Sea looks at the ocean as a site of interchange and death. “We chose Akomfrah because of his particular relationship to the history of film in the U.K. as co-founder of the Black Audio Film Collective in the 1980s,” say Gioni. “He went on to work in film and TV as well as art.” Gioni credits Akomfrah with popularizing the use of archival material alongside new footage in art films among younger artists. Bringing together material from nature documentaries, archival newsreel footage and new material shot at remote coastal locations, Vertigo Sea is “a visual rhapsody on the ocean as a space of cultural exchange and violence. The ocean becomes a metaphor for human, and in particular racial, relationships, and relationships of power.” Laure Prouvost, Into All That Is Here (2015) “Laure Prouvost engages in a series of reflections around the status of images today,” explains Gioni. “A lot of her films have to do with touching things the way we touch screens. You can find a sense of beauty and sensuality in the most common technologies available to us today.” In Into All that Is Here, Prouvost’s whispering voice accompanies a camera as it moves closely around leaves, flowers and body parts, the atmosphere becoming gradually more heated and erotic before everything burns up. “It’s a very destabilizing exercise, the combination of reportage and lyricism. The camera tells the truth, but the truth is extremely personal,” says Gioni. “In the 80s and 90s we were taught not to believe the camera, because it lies. Today’s generation takes a different approach of scepticism and embrace, because there’s nothing else you can do. The mendacity is turned into an almost poetic resource.” Kahlil Joseph, Fly Paper (2017) Fly Paper was the work that brought the Vinyl Factory and New Museum together. “Kahlil wanted to make a new film set mainly in Harlem,” says Gioni. “Vinyl Factory decided to co-produce the piece with us. Fly Paper is kind of a rhapsody about Harlem and Kahlil’s family: it mixes reportage and verité with much more lyrical images. It’s a quality that serves as the fulcrum for the whole show.” Featuring personal footage of his late father, as well as explicit references to Chris Marker’s fragmentary Sans Soleil (1983), Fly Paper “is probably Kahlil’s most intimate piece – very much about private matters and movie making. What are the implications of making movies about people’s lives and the way we remember things?”
VERTIGO SEA (2015), JOHN AKOMFRAH. VUE DE L’INSTALLATION JOHN AKOMFRAH: SIGNS OF EMPIRE, AU NEW MUSEUM, NEW YORK (2018).
INTO ALL THAT IS HERE (2015), LAURE PROUVOST. VIDÉO HD, SON, COULEUR, 9:42 MIN.
Vertigo Sea de John Akomfrah : Courtesy of Smoking Dogs Films and Lisson Gallery. Photo: Maris Hutchinson/EPW Studio. Fly Paper de Kahlil Joseph : Photo Jack Hems. Laure Prouvost. Courtesy Lisson Gallery. Photo : Elisabeth Bernstein
INTO ALL THAT IS HERE (2015), LAURE PROUVOST. VIDÉO HD, SON, COULEUR, 9:42 MIN.
FLY PAPER (2017), KAHLIL JOSEPH. VUE DE L’INSTALLATION À THE STORE X BERLIN, 2018.
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LE JOUR OÙ JEFF KOONS ET LE GROUPE NÉO-GÉO S’IMPOSÈRENT SUR LA SCÈNE NEW-YORKAISE
LE MERCREDI 8 OCTOBRE 1986, à New York, commençait enfin l’exposition pour laquelle toutes les grandes galeries de Soho s’étaient battues. Leo Castelli, Mary Boone, la galerie Marlborough, Ileana Sonnabend : tous espéraient, dans un marché dominé par le néo-expressionisme européen, saisir l’aubaine d’une nouvelle génération d’artistes américains qui exposaient essentiellement dans de jeunes galeries de l’East Village, la plupart d’ailleurs créées et dirigées par des artistes. La galerie Nature Morte (créée en 1982 par Alan Belcher et Peter Nagy), la galerie International With Monument (créée en 1984 par Meyer Vaisman) exposaient une nouvelle scène qui n’avait pas encore de nom mais avait su déjà faire venir critiques d’art et collectionneurs. C’est finalement à la galerie Sonnabend qu’eut lieu l’exposition qui avait pour titre les noms des quatre jeunes artistes : Meyer Vaisman, Ashley Bickerton, Peter Halley et Jeff Koons. Vaisman exposait des sculptures et tableaux ornés de sièges de toilettes recouverts de tissus géométriques, Bickerton, Wall-Wall, ses peintures devenues objets pop, Halley, ses explorations picturales géométriques composées de cellules reliées entre elles par des conduits et, last but not least, Koons qui présentait pour la première fois son Rabbit en Inox. La presse fut unanime. “L’exposition de groupe très attendue à la galerie Sonnabend, 420 West Broadway, près de Spring Street, met en lumière certains des jeunes talents les plus brillants de la scène artistique d’East Village, écrivit Roberta Smith dans le New York Times. Leur travail annonce le retour d’un art américain authentique, fermement enraciné dans la tradition pop-minimale-conceptuelle. Rafraîchissant, il supplante clairement les abus du néo-expressionnisme, et son émergence est certainement l’un des événements les plus médiatisés de cette décennie encline à l’exubérance.” “Préparez-vous aux nouvelles stars de l’art”, se réjouit Paul Taylor dans le New York Magazine dans lequel, une semaine plus tard, Kay Larson titra son article à propos de l’exposition : “Masters of Hype”. Cette scène sans nom ne tarda pas a être décrite par les uns et les autres de diverses manières : simulationnistes (en référence à l’ouvrage de Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, paru en 1981 et traduit en anglais en 1983), néo-conceptuels, néo-pop, smart art… mais c’est néo-géo qui s’imposera finalement, décrivant une scène bien plus large que les quatre artistes de l’exposition de la galerie Sonnabend, et qui au fil du temps qualifiera essentiellement des artistes peintres prolongeant l’histoire de l’abstraction. EN
8 OCTOBER 1986: THE DAY JEFF KOONS AND THE NEO-GEO GROUP BURST ONTO THE NEW YORK SCENE On this fall night, New York’s Sonnabend Gallery staged a show of four young unknowns – a show which caused a firestorm and was immediately hailed by the press. Meyer Vaisman presented sculptures and paintings adorned with toilet seats and geometric print fabrics; Ashley Bickerton showed his paintings-cum-Pop objects; Peter Halley hung his pictorial explorations of interconnected cellular geometries; and, last but not least, Koons exhibited his stainless-steel Rabbit for the very first time. “THE widely anticipated group exhibition at Sonnabend Gallery, 420 West Broadway, near Spring Street, brings some of the best and brightest young talent of the East Village art scene to prominent light in the SoHo emporium of Ileana Sonnabend,” wrote Roberta Smith in The New York Times. “Their work is seen by some to herald the return of an art that is certifiably American and firmly rooted in the Pop-MinimalConceptual tradition. It clearly replaces Neo-Expressionist excess with cool calculation, and its emergence is definitely one of the more hyped events in this hype-prone decade.”“The Hot Four: Get Ready for the New Art Stars,” rejoiced Paul Taylor in New York Magazine, which one week later published Kay Larson’s review “Masters of Hype.” It simply remained to find a name for this new scene, which was soon baptized Neo-Geometric Conceptualism, or Neo-Geo for short. PAR ÉRIC TRONCY. ILLUSTRATION PAR SOUFIANE ABABRI
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EXPOSITION
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LE PHÉNOMÈNE TADAO ANDO CET ANCIEN BOXEUR AUTODIDACTE S’EST IMPOSÉ PAR LA FORCE DE SES IDÉES DANS LE CERCLE FERMÉ DES GRANDS ARCHITECTES INTERNATIONAUX. ALORS QUE LE CENTRE POMPIDOU LUI CONSACRE UNE VASTE RÉTROSPECTIVE, NUMÉRO ART L’A RENCONTRÉ DANS SON STUDIO À OSAKA. PAR THIBAUT WYCHOWANOK, PHOTOS DU STUDIO PAR KOSUKE OKAHARA, PHOTOS D’ARCHITECTURE PAR TADAO ANDO
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TADAO ANDO
PARIS
“IL M’A APPRIS À ÊTRE FORT.” Les mot sont chuchotés dans un restaurant près de la gare d’Osaka… la réponse qui vient spontanément aux deux jeunes recrues, attablées à côté de l’historique bras droit de Tadao Ando, qu’on s’était empressé d’interroger : “Mais que vous a appris Tadao Ando ?” “Être fort”, l’architecte japonais aurait pu l’inscrire sur le fronton de son studio, à quelques mètres de là. Rescapé de maladies graves – avec quelques organes en moins –, le Japonais de 77 ans continue en effet à gérer de main de maître sa petite équipe d’une vingtaine de personnes. À eux seuls, ils auront réalisé plus de 250 projets et rivalisé avec le studio de Zaha Hadid (des centaines de collaborateurs) ou de Norman Foster (plus d’un millier). Quelques mois plus tôt, Frédéric Migayrou, le directeur adjoint du musée national d’Art moderne français, accompagné de la commissaire Yuki Yoshikawa, s’envolait pour Osaka. À l’ordre du jour : la grande rétrospective Tadao Ando qui ouvrira ses portes au Centre Pompidou le 10 octobre. L’architecte les reçoit à son bureau. Le meuble imposant est stratégiquement placé au cœur de la bâtisse construite par Ando lui-même, au centre d’un puits de lumière d’où partent les escaliers menant aux différents niveaux. De là, il entend tout. La discussion suit son cours. Ando réalise quelques gribouillis, comme par réflexe ou par ennui, en écoutant ses invités. L’architecte s’interrompt, convoque un collaborateur et lui tend le papier. Il ne faudra pas plus de dix minutes à ce dernier pour revenir avec la maquette de l’exposition. “En moins d’une heure de discussion, Tadao Ando avait tout pensé. Et l’exposition est telle qu’il l’avait imaginée”, confirme Frédéric Migayrou. “Quand il a été question du transport des maquettes à Paris, il a tout simplement décroché son téléphone pour appeler en direct le P-DG de Japan Airlines. C’était réglé dans la seconde.” La pensée de Tadao Ando est aussi fulgurante que l’homme peut être fuyant. Pour éviter de gloser sur l’architecture, en particulier la sienne, le Japonais se réfugie volontiers dans l’humour. Ou se fait passer pour une tête brûlée. Dans un récent reportage que lui consacrait le réseau japonais de télévision NHK, Ando se mettait ainsi en scène en ancien boxeur prêt à en découdre. En introduction au reportage : footing et coups de poing lancés dans le vide. C’est que Tadao Ando tient à son image de combattant autodidacte, un mythe minutieusement entretenu de sa première réalisation post-68 jusqu’à l’explosion de sa célébrité dans les années 80. On connaît l’histoire. Ando aurait découvert l’architecture par accident, fasciné par le bel assemblage des matériaux de la scierie proche la maison de sa grand-mère. Vient ensuite l’abandon de sa carrière de boxeur professionnel. Puis ce grand voyage à bord du Transsibérien pour aller rencontrer son idole, Le Corbusier. Mais l’architecte français meurt seulement quelques
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PAGES PRÉCÉDENTES ET CI-DESSUS TADAO ANDO DANS SON STUDIO D’OSAKA. PAGES SUIVANTES VUE DU STUDIO DE TADAO ANDO AU SEIN DUQUEL ON RECONNAÎT LE FAUTEUIL WIGGLE SIDE CHAIR DE FRANK GEHRY ET UN TABLEAU DE DAMIEN HIRST.
CI-DESSUS FESTIVAL (1984). À DROITE ESPACE DE MÉDITATION, UNESCO (1995).
CI-DESSUS ET À DROITE MUSÉE D’ART DE CHICHU (2004).
10 OCT.
TADAO ANDO
PARIS
jours avant son arrivée… Ando décide d’accomplir son “Grand Tour” en Europe. Et le voilà architecte, sans formation. On est en 1968-1969, la révolte gronde au Japon, bien plus qu’en France. L’armée intervient. Et Tadao Ando construit aussitôt sa première maison : la Guerilla House, à Osaka. Le ton est donné. L’architecte impose sa grammaire : le béton lisse, les formes géométriques, le mur et le pilier comme tout décor. Les mythes ne sont pas toujours faux mais recouvrent, comme c’est le cas chez Ando, une réalité plus complexe. “Derrière le boxeur autodidacte se cache un grand intellectuel, l’un des esprits les plus brillants de notre époque”, explique Frédéric Migayrou. Le commissaire s’évertue à en révéler toutes les complexités au sein l’exposition du Centre Pompidou. Gutai et Mono-ha, les deux grands mouvements artistiques de l’après-guerre, forment le socle de la pensée d’Ando. Le premier prône un retour au corps. Le second est influencé par la phénoménologie allemande de Heidegger et de Husserl. Tadao Ando veut incarner dans l’architecture ces mouvements artistiques d’avant-garde. Ses musées sont comme des temples. Ses architectures comme des œuvres d’art.” Discret sur le sujet, Ando sait choisir ses sorties, comme ce jour où l’autodidacte se permet de remettre en cause assez sèchement le grand théoricien de l’architecture Peter Eisenman, en pleine conférence, à Yale. À Osaka, on tentera en vain de parler théorie et architecture. Le Japonais nous raccompagnera poliment à la porte et nous commandera un taxi. Direction son musée-mémorial érigé en hommage à l’écrivain Shiba Ryotaro. “Faites votre expérience”, nous glisse-t-il. L’architecture se vit, elle ne s’explique pas. C’est sa phénoménologie : l’architecture comme expérience du corps et de l’esprit. Plus de quarante minutes plus tard, il faudra encore traverser un jardin luxuriant, puis une longue allée bétonnée pour enfin aboutir à une bibliothèque impressionnante. “L’architecture n’est pas dans l’objet lui-même, c’est un dispositif, commente Frédéric Migayrou, elle réside dans notre capacité à attendre qu’elle se révèle.” Ando multiplie les espaces interstitiels, les couloirs qui laissent le temps à la révélation de se faire. Le chef-d’œuvre d’Ando, à cet égard, est sans conteste l’île de Naoshima. Depuis Kyoto, il faudra prendre deux trains et un ferry pour atteindre cette île entièrement consacrée à l’art contemporain… et à Tadao Ando qui y a bâti trois musées pour la famille de mécènes Fukutake. Son chef-d’œuvre, le Chichu Art Museum, accueille rien de moins que les Nymphéas de Claude Monet, un Skyspace de James Turrell et une installation pharaonique de Walter De Maria. Enfonçant ses méandres dans la terre, le lieu se fait chemin initiatique, rythmé d’ouvertures sur le ciel ou sur la mer.
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10 OCT.
TADAO ANDO
PARIS
“DERRIÈRE LE BOXEUR AUTODIDACTE SE CACHE UN GRAND INTELLECTUEL, L’UN DES ESPRITS LES PLUS BRILLANTS DE NOTRE ÉPOQUE.” FRÉDÉRIC MIGAYROU, COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION AU CENTRE POMPIDOU
Comme toujours chez Ando, l’architecture géométrique découpe dans les éléments – l’eau, la terre, la lumière – des tableaux naturels. Chaque œuvre ne se dévoile qu’au prix d’un rituel précis : attendre, enlever ses chaussures, s’avancer lentement dans la salle en silence. Elles forment autant de résidences pour l’esprit. On ne s’étonnera pas que le second musée soit consacré à son grand ami Lee Ufan… chef de file du mouvement Mono-ha. On mesure ici l’ampleur de la maîtrise de la lumière par Tadao Ando, qui dessine autant l’architecture par ses jeux d’ombres que par les murs qu’il dresse. Les photographies noir et blanc qu’il réalise de ses architectures – dignes des clichés de Lucien Hervé – en sont le plus beau témoignage. Son autre chef-d’œuvre, l’Église de la lumière à Ibaraki, tient du même principe. Dans le béton de la chapelle, Ando a creusé une simple croix, sur toute la hauteur d’un mur. Seule fenêtre sur l’extérieur, l’ouverture laisse entrer une lumière évoluant tout au long de la journée. Un véritable traité de phénoménologie. “Par définition, chaque expérience de l’Église de la lumière est unique, note Frédéric Migayrou. Et, bien plus que l’objet, c’est la somme de ces expériences qui forme l’architecture.” Le programme de Tadao Ando est loin de se réduire à la pure spiritualité. Pour comprendre son grand “défi” – titre évocateur de son exposition au Centre Pompidou –, il faut revenir à la création de son agence en 1969. Face aux grandes architectures, Ando s’intéresse à la maison, à l’habité. C’est le retour à l’échelle humaine. Sa Guerilla House se veut alors un manifeste de résistance à la ville et à l’américanisation – le Japon a subi pendant des décennies la domination des États-Unis. Son motto : “Il faut construire des murs contre les murs.” Contre les murs absurdes de la ville, la multiplication des signes bavards, il est urgent de construire des murs qui réinventent l’idée d’intériorité et d’individualité. “Pour Ando, le modernisme a été dévoyé par le commerce et le capitalisme. Il faut retourner à ses sources, c’est-à-dire replacer l’homme en son centre”, souligne Frédéric Migayrou. Le Japonais passe alors de l’habité aux projets commerciaux. Et agit en guérillero qui veut faire triompher ses idées dans la ville. Passant de la maison aux ensembles marchands, puis des musées à des territoires de plus en plus vastes, il réalise des projets écologiques grandioses – des espaces collectifs qui vont renouer le lien avec la nature, comme ce babylonien Jardin des cent paliers qui s’étend à flanc de montagne sur plus de trois kilomètres. Tadao Ando s’est également engagé dans la rénovation du site de Fukushima, en proposant bénévolement un projet de rizière en étages capable de résister à un prochain tsunami. Mais les autorités lui préféreront un mur. Le commentaire de l’architecte, une fois de plus, sera laconique : “Ce sont vraiment des cons.” Exposition Tadao Ando – Le Défi, du 10 octobre au 31 décembre, au Centre Pompidou, Paris IVe.
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12 OCT.
AVANT-PREMIÈRE
PARIS
LOS-ANGELESSUR-SEINE INITIATIVE RÉUNISSANT LES JEUNES GALERIES ET ESPACES INDÉPENDANTS PARISIENS, AVANT-PREMIÈRE CÉLÈBRE SA PREMIÈRE ÉDITION AVEC UNE PROGRAMMATION PERCUTANTE, LE WEEK-END PRÉCÉDANT LA FIAC. SES INVITÉS D’HONNEUR ? LES MEILLEURS ART SPACES DE LOS ANGELES. FOCUS SUR TROIS D’ENTRE EUX. PAR MARTHA KIRSZENBAUM, PORTRAITS PAR HARRY EELMAN FR
POUR L’INAUGURATION, une semaine avant la FIAC, de l’édition d’Avant-Première, ses organisateurs, les galeristes Daniele Balice et Robbie Fitzpatrick, ont convié, outre de jeunes galeries parisiennes, une dizaine de leurs confrères de Los Angeles à imaginer des expositions reflétant leurs programmes, dans divers lieux insolites de la capitale – restaurants, fleuristes, appartements privés… Une initiative qui repense la manière dont les jeunes galeries peuvent, d’une part, collaborer et, d’autre part, exposer leurs œuvres en marge des grandes foires internationales. Cette première édition est l’occasion d’explorer la scène dynamique et protéiforme de la cité des Anges. Voici trois émissaires aux profils distincts qui exposent dans trois quartiers clés de la ville américaine.
EN
LOS ANGELES COMES TO PARIS AN INITIATIVE TO UNITE YOUNG GALLERIES WITH INDEPENDENT PARISIAN SPACES, AVANTPREMIÈRE IS CELEBRATING ITS FIRST EDITION, WHICH TAKES PLACE THE WEEKEND BEFORE FIAC. THE ORGANIZERS, DANIELE BALICE AND ROBBIE FITZPATRICK, HAVE INVITED THE BEST LOS ANGELES ART SPACES AS THEIR GUESTS OF HONOUR. WE TURN THE SPOTLIGHT ON THREE OF THEM.
DEL VAZ PROJECTS Plus loin, à l’ouest de Los Angeles, entre Santa Monica et Brentwood, se trouve Del Vaz Projects. Ce lieu, à l’instar de son fondateur Jay Ezra Nayssan, fils d’exilés iraniens natif de Los
DEL VAZ PROJECTS West of Los Angeles, between Santa Monica and Brentwood, is Del Vaz Projects. This space, like its founder Jay Ezra Nayssan, son of exiled Iranians and a native Angeleno, is hard to classify. Half way between an artist’s salon with an aristocrat edge and a generous project space, Del Vaz Projects takes its name from a Persian
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CI-CONTRE JAY EZRA NAYSSAN, LE FONDATEUR DE DEL VAZ PROJECTS.
12 OCT.
AVANT-PREMIÈRE
PARIS
BEL AMI SÉDUIT PAR SA PROGRAMMATION DÉCALÉE QUI MÊLE STYLES ET GÉNÉRATIONS AU SEIN D’EXPOSITIONS ÉLÉGANTES ACCOMPAGNÉES DE TEXTES POÉTIQUES OU ABSURDES.
FR
Angeles, fait figure d’inclassable. À mi-chemin entre le salon d’artistes à tendance aristocratique et le project space généreux, Del Vaz Projects tire son nom d’une expression persane signifiant “à cœur ouvert et à bras tendus”. Une expression qui sied bien à celui qui décida un jour d’ouvrir les portes de son appartement minimaliste pour y organiser des expositions pointues, déjouant avec grâce les contraintes d’un lieu de vie. On a ainsi découvert des œuvres d’artistes de Los Angeles tels que Liz Craft, Max Hooper Schneider ou Rachelle Sawatsky, avant même que ceux-ci ne soient largement représentés à l’étranger, ou des propositions solos d’artistes internationaux comme l’Argentin Nahuel Vecino ou le Turc Derya Akay. La ligne pluridisciplinaire de Del Vaz Projects se reflète également dans des performances de danse, des projections de films, voire des workshops floraux réguliers. Mais ce sont le design et les arts appliqués qui confèrent au lieu son identité propre, notamment avec l’exposition emblématique des artistes new-yorkaises Jessi Reaves et Sophie Stone, en 2016, qui avaient disposé dans l’appartement des sculptures inspirées de meubles et de tapis. Jay Ezra Nayssan a par ailleurs ouvert en début d’année, en collaboration avec la galerie M+B, ANNEX, un showroom dédié aux objets d’artistes. Pour Paris Avant-Première, Del Vaz Projects présentera une exposition solo du photographe de Los Angeles Paul Mpagi Sepuya, dans l’espace de l’agence de communication David Giroire dans le jardin du Palais-Royal.
EN
expression meaning “open-handed and open-hearted.” An expression well-suited to the man who decided one day to open the doors of his own minimalist apartment to host cool exhibitions, pointedly defying the constraints of a living place. There, we discovered works by Angeleno artists such as Liz Craft, Max Hooper Schneider and Rachelle Sawatsky before they got represented abroad, and solo shoes by international artists like the Argentine Nahuel Vecino and Turk Derya Akay. The multidisciplinary line taken by Del Vaz Projects is also reflected in dance performances, film screenings and even regular flower workshops. But it’s the design and applied arts that really give this space its own identity, particularly with the emblematic exhibition of New York artists Jessi Reaves and Sophie Stone in 2016, which showed sculptures inspired by furniture and rugs. At the start of this year Nayssan, in collaboration with the M+B, ANNEX gallery, opened a showroom devoted the objects of these artists. At Paris’s Avant-Première, Del Vaz Projects is presenting a solo show of Los Angeles photographer Paul Mpagi Sepuya, in P.R. agency David Giroire’s space in the Jardin du Palais-Royal.
BEL AMI Fondé au début de l’année 2016 par l’artiste franco-japonais Naoki Sutter-Shudo et la critique d’art canado-finlandaise Sabrina Tarasoff, auparavant codirecteurs de l’espace Shanaynay dans le XXe arrondissement parisien, Bel Ami est un artist-run space situé
BEL AMI Founded in early 2016 by the Franco-Japanese artist Naoki Sutter-Shudo and the Canadian-Finnish art critic Sabrina Tarasoff, former co-directors of the Shanaynay space in the 20th arrondissement in Paris, Bel Ami is an artist-run space located in the historic commercial district of Chinatown, L.A. A hotspot for the Los Angeles
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CI-CONTRE ÉRIC KIM, MADELEINE PARÉ ET NAOKI SUTTER-SHUDO DE L’ESPACE BEL AMI.
12 OCT.
AVANT-PREMIÈRE
PARIS
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dans un centre commercial asiatique du Chinatown historique de Los Angeles. Haut lieu du gallery world de Los Angeles, le quartier avait abrité, au début des années 2010, les premiers espaces de David Kordansky ou de François Ghebaly, abandonnés ensuite au profit des quartiers de Culver City puis Downtown. Tirant son nom de la littérature classique française de la fin du xixe siècle, mais niché entre une esthéticienne chinoise et un restaurant de raviolis, Bel Ami séduit par ses paradoxes, proposant une programmation artistique décalée, qui mêle volontiers styles et générations au sein d’expositions élégantes accompagnées de textes poétiques ou absurdes. Le lieu a ainsi présenté, entre autres, l’artiste néo-pop new-yorkais et membre de la pictures generation des années 80 Walter Robinson, des artistes émergents de Los Angeles tels que Benjamin Reiss, ou encore des jeunes artistes français comme Louise Sartor. Bel Ami a dans ses projets une exposition de groupe organisée avec l’artiste de Los Angeles Orion Martin, et des expositions solos de la jeune Allemande Miriam Laura Leonardi et du Parisien Julien Monnerie. C’est une présentation solo de ce dernier que Bel Ami dévoile lors d’Avant-Première (dans un lieu encore non défini) : un ensemble de ses Formes, des sculptures abstraites en bois réalisées avec le fabricant de formes à chapeaux Lorenzo Re – qui travailla chez Christian Dior haute couture à l’époque John Galliano.
EN
art world in the 2010s, the neighbourhood was home to the first spaces owned by David Kordansky and François Ghebaly, before they moved onto Culver City and then to Downtown. Taking its name from a French novel by Maupassant, yet nestled between a Chinese beauty salon and a ravioli restaurant, Bel Ami seduces with its paradoxes, offers an edgy artistic programme, and willingly mixes styles and generations in elegant exhibitions accompanied by poetic or absurd texts. So far, the space has presented work by the neo-pop New York artist and member of the 1980s pictures generation, Walter Robinson, emerging artists on the L.A. scene such as Benjamin Reiss, and young French artists like Louise Sartor. Bel Ami projects include group shows featuring the Los Angeles artist Orion Martin and solo shows of the young German Miriam Laura Leonardi and Parisian artist Julien Monnerie. They’ll be presenting work by the latter at the Paris Avant-Première (in an as-yet undisclosed location) – an ensemble of his Formes, abstract sculptures in wood made in collaboration with the hat-block maker Lorenzo Re, who worked with Christian Dior haute couture at the time of John Galliano.
KARMA INTERNATIONAL Profitant de l’engouement européen pour Los Angeles, observé dès 2014 avec l’ouverture de galeries et art spaces tels que Freedman Fitzpatrick ou Fahrenheit, la galerie zurichoise Karma International, fondée en 2008 par Karolina Dankow et Marina Olsen, a ouvert en 2015 un espace dans la ville américaine. Elle
KARMA INTERNATIONAL Tapping into the European craze for Los Angeles, first noted in 2014 with the opening of galleries and art spaces like Freedman Fitzpatrick and Fahrenheit, the Zürich gallery Karma International, founded in 2008 by Karolina Dankow and Marina Olsen, opened a space in L.A. in 2015. It’s been drawing the crowds in ever
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CI-CONTRE KAROLINA DANKOW DE LA GALERIE KARMA INTERNATIONAL
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12 OCT.
AVANT-PREMIÈRE
PARIS
KARMA INTERNATIONAL PEUT SE VANTER D’AVOIR EXPOSÉ BEAUCOUP D’ARTISTES FEMMES ET DE JEUNES POUSSES DE LA SCÈNE CALIFORNIENNE, MAIS AUSSI DES FIGURES PLUS HISTORIQUES TELLES QUE LA LIBANAISE SIMONE FATTAL.
FR
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a bénéficié d’une forte attraction due à sa programmation à la fois internationale et ancrée dans la production d’artistes locaux, un équilibre savant et indispensable dans une ville-monde aux réflexes paradoxalement assez provinciaux. Installée dans un bâtiment historique des années 20, flanquée d’un sublime jardin de cactus et de palmiers – qu’elle utilise fréquemment pour des performances, concerts ou lectures –, la galerie Karma International a l’avantage de se situer au cœur d’un quartier les plus en vogue : West Adams, dans Mid-City. Ce quartier, majoritairement noir et plutôt défavorisé, a vu s’installer en 2012 le musée dédié à la culture et l’art afro-américains The Underground Museum, puis le collectif de jeunes designers très hype Eckhaus Latta, aux côtés d’autres galeries. Karma International, qui propose un programme artistique irréprochable, peut se vanter d’avoir exposé pour la première fois sur la côte Ouest les œuvres de l’artiste suisse Sylvie Fleury, de la Norvégienne Ida Ekblad, ou encore de Martine Syms, qui vit à Los Angeles. Beaucoup d’artistes femmes et de jeunes pousses de la scène californienne donc, mais aussi des figures plus historiques telles que le Suisse Xanti Schawinsky, membre du Bauhaus, ou la sculptrice libanaise Simone Fattal. Dans le cadre d’Avant-Première, Karma International proposera, en collaboration avec la galerie new-yorkaise Gavin Brown’s Enterprise, une exposition collective, avec notamment la jeune Flannery Silva – qui vit à Los Angeles –, la New-Yorkaise K8 Hardy et l’artiste et DJ DeSe Escobar, originaire de Los Angeles et basée à New York. Cette exposition prendra place dans l’appartement privé de VIVA Projects, à quelques pas du Grand Palais. Avant-Première, à partir du 12 octobre, Paris.
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since thanks to its programme that’s both international and yet anchored in the work of local artists, a clever and essential balance in a world city with paradoxically provincial instincts. Installed in a 1920s building, flanked by a sublime garden of cacti and palm trees – which they often use for performances, concerts and lectures – the Karma International gallery has the advantage of being in the heart of one of the most fashionable neighbourhoods right now: West Adams, in Mid-City. This predominantly black, rather disadvantaged part of town has seen The Underground Museum, devoted to Afro-American culture and art, open here in 2012, then came the very edgy collective of designers Eckhaus Latta, as well other young galleries. Karma International, with its impeccable artistic programme, can boast having been the first to show Swiss artist Sylvie Fleury, Norwegian Ida Ekblad, and Martine Syms, who lives in Los Angeles. As well as lots of young female artists nourished by the Californian scene, but also more established figures like the Swiss Xanti Schawinsky, member of the Bauhaus, and the Lebanese sculptor Simone Fattal. In the context of Paris AvantPremière, Karma International is showing, in collaboration with New York gallery Gavin Brown’s Enterprise, a collective exhibition featuring the young Flannery Silva – who lives in Los Angeles – the New Yorker K8 Hardy, and artist and DJ DeSe Escobar – who originally hails from Los Angeles, but now resides in New York. This exhibition will take place in the VIVA Projects private apartment, just a few steps from the Grand Palais.
LAURE PROUVOST
EXPOSITION, 19 OCT. – 11 NOV. 2018 À L’ O C C A S I O N D E L A F I A C 2 0 1 8 , L E S T U D I O D E S A C A C I A S A L’ H O N N E U R D ’ I N V I T E R L A U R E P R O U V O S T, Q U I R E P R É S E N T E R A LA FRANCE À LA 58 E BIENNALE INTERNATIONALE D’ART DE VENISE. 30, RUE DES ACACIAS - 75017 PARIS - WWW.STUDIODESACACIAS.COM
© We Will G o Far - Cour tesy de l’ar tiste et G alerie Nathalie O badia , Paris/B ruxelles
You Are My Petrol, My Drive, My Dream, My Exhaust
16 OCTOBRE
DOMAINE DE TRIANON
VERSAILLES
CARTE BLANCHE #3 HIROSHI SUGIMOTO APRÈS SHEILA HICKS ET DAIDO MORIYAMA, NUMÉRO ART INVITE L’ARTISTE JAPONAIS, EXPOSÉ AU CHÂTEAU DE VERSAILLES, À PARTAGER ŒUVRES INÉDITES ET CLICHÉS INTIMES. PAR MOUNA MEKOUAR
16 OCT.
HIROSHI SUGIMOTO
VERSAILLES
FR
EN
SEUL AU MONDE, Hiroshi Sugimoto est debout, sur le promontoire de son observatoire Enoura à Odawara, qui surplombe – à perte de vue – la baie de Sagami. Entre ciel et mer, en harmonie avec les astres et les cieux, il semble éprouver physiquement le temps qui passe. Cette obsession (pour le temps) est née de ses premiers voyages en train effectués, lorsqu’il était enfant, avec sa famille, pour se rendre dans les sources chaudes de la région. “Je dois beaucoup à Odawara, confie-t-il. Mes plus anciens souvenirs sont ceux de la mer vue depuis la fenêtre du train sur l’ancienne ligne Tokaido, d’Atami à Odawara. Lorsque le train sortait du tunnel, l’océan Pacifique apparaissait. Mes yeux s’ouvraient tout grand devant la ligne d’horizon qui s’étendait devant moi. À ce moment précis, je m’éveillais au fait que j’étais moi et que j’étais sur cette Terre.” Le souvenir de la découverte de l’océan et le surgissement de la lumière au sortir du tunnel ferroviaire sont, probablement, vecteurs (matrices) de toute son œuvre. C’est à la lecture de ce souvenir qu’il faudrait, ici, comprendre cette carte blanche. Car sa proposition dit le temps, celui qui passe. Elle dit aussi la lumière, une lumière omniprésente et impalpable, jaillissant de la matière. Elle transforme aussi l’espace du magazine en un voyage dans un espace-temps cyclique. D’une grande puissance méditative, la photographie du Petit Théâtre de la Reine à Versailles, éclairé à la seule lumière d’un film projeté, relie désormais un passé immémorial au présent fébrile. En contrepoint, la série Polarized Color évoque la course du soleil. Ces photographies en couleur capturent le phénomène, ténu et éphémère, des premiers rayons du soleil frappant un prisme de verre. D’une image à l’autre, on sent l’heure qui tourne, le soleil qui se déplace et les couleurs qui changent. “La lumière sur le mur vient du Soleil, qui est situé à 150 millions de kilomètres de la Terre, explique Sugimoto. Ces couleurs ont déjà plusieurs années, elles sont un enregistrement de l’histoire de l’univers.” Ces images, qui conduisent à une espèce de transcendance, portent les échos de tout l’univers. Elles viennent s’opposer au portrait de Louis XIV, qui – plus vrai que nature – évoque un monde caduc, symbolisant la frontière entre la vie et la mort. De page en page, Sugimoto dessine, progressivement, un “Enfer céleste” (Heavenly Hell), mot gravé sur la colonne de pierre située à l’entrée de sa maison de thé, à NYC. Cette appellation pourrait à elle seule traduire son imaginaire et sa pensée. Un imaginaire qui contient tout un univers spirituel. Une pensée qui procède par indices. Car sa proposition cache plutôt qu’elle ne montre, suggère plutôt qu’elle n’impose. Elle ne réside point dans les œuvres ellesmêmes mais dans ce qu’elles renferment. Sugimoto invente ici un espace paradoxal. Un nœud de sens qui associe les œuvres les plus disparates en une unité qui les dépasse. Un mirage. Un nouvel espace de regard qui donne forme à l’incompréhensible du monde. Surface de Révolution, du 16 octobre 2018 au 17 février 2019, domaine de Trianon, château de Versailles.
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CARTE BLANCHE #3: HIROSHI SUGIMOTO AFTER SHEILA HICKS AND DAIDO MORIYAMA, NUMÉRO ART INVITES JAPANESE ARTIST HIROSHI SUGIMOTO, CURRENTLY SHOWING AT THE CHÂTEAU DE VERSAILLES, TO SHARE PREVIOUSLY UNSEEN WORKS AND INTIMATE PHOTOS. Alone in the world, Hiroshi Sugimoto stands on the promontory of his observatory in Odawara, overlooking the Bay of Sagami. Between sea and sky, in harmony with the stars and the heavens, Sugimoto appears to physically experience the passage of time. This obsession with time came from childhoold train journeys with his family to visit the hot springs in the region. “I owe so much to Odawara,” he confides, “My oldest memories are of the sea seen through the windows of the old Tokaido line, from Atami to Odawara. When the train came out of the tunnel, the Pacific Ocean would appear. My eyes would open wide on seeing the line of the horizon that stretched out before me. At that precise moment, I woke up to the fact that I was me and I was on this Earth.” The memory of discovering the ocean, and the burst of light at the end of the railway tunnel are, most likely, the vectors (matrices) of his entire oeuvre. The images on these pages should be understood in this light, a transformation of the space of the magazine into a journey in cyclical space-time. The photograph of the queen’s theatre at the Trianon in Versailles, lit only with the light of a film projection, connects an immemorial past with a febrile present. In contrast, the series Polarized Color evokes the path of the sun. From one image to the next, we sense time ticking by, the sun moving and colours changing. “The light on the wall comes from the sun, which is located 150 million km from the Earth,” explains Sugimoto, “These colours are already several years old, they are a recording of the history of the universe.” These images, which lead to a sort of transience, carry within them the echoes of the entire universe. They sit oppose the portrait of Louis XIV, which – more real than reality – evokes an obsolete world, symbolizing the boundary between life and death. From page to page, Sugimoto progressively sketches out a Heavenly Hell, the name carved onto the stone column at the entrance to his tea house in New York. This name alone could translate his thinking and imaginary. An imaginary containing an entire spiritual universe, set down in clues. Because he hides more than he shows, suggests more than he imposes. He invents here a paradoxical space, where the most disparate works find a unity that goes beyond them. A new space of vision which gives shape to the incomprehensibility of the world.
Hiroshi Sugimoto. Double page suivante : Hiroshi Sugimoto/Courtesy of the Palace of versailles. Odawara Art Foundation DOUBLE PAGE PRÉCÉDENTE SUMMER SOLSTICE LIGHT-WORKSHIP, 100 METER GALLERY, OBSERVATOIRE ENOURA, ODAWARA FOUNDATION (2017). CI-DESSUS POLARIZED COLOR 008 (2010). DOUBLE PAGE SUIVANTE, DE GAUCHE À DROITE PETIT THÉÂTRE DE LA REINE, VERSAILLES, 2018, ET LIGHT WELL, OBSERVATOIRE ENOURA, ODAWARA ART FOUNDATION (2017).
Hiroshi Sugimotoo CI-CONTRE TEA ROOM, IMAMEIDO (2011). CI-DESSUS TEA ROOM, IMAMEIDO (2014).
CI-CONTRE LOUIS XIV (2018). CI-DESSUS POLARIZED COLOR 020 (2010).
Hiroshi Sugimoto/Courtesy of the Palace of versailles. Hiroshi Sugimoto
17 OCT.
EXPOSITION
PARIS
HOMMAGE À PAULA REGO NUMÉRO ART A INVITÉ LE PHOTOGRAPHE MILES ALDRIDGE À RÉINTERPRÉTER LE TRAVAIL DE L’ARTISTE PAULA REGO. UNIQUE FEMME DU GROUPE DE L’ÉCOLE DE LONDRES, AUX CÔTÉS DE FRANCIS BACON ET LUCIAN FREUD, ELLE ENTREMÊLE, DANS SES PEINTURES FIGURATIVES, RÉALISME ET FANTASTIQUE. DES ŒUVRES QUI ONT INSPIRÉ CHACUNE DE CES IMAGES EXCLUSIVES ET QUI SE LAISSENT DÉCOUVRIR AU MUSÉE DE L’ORANGERIE. PAR HETTIE JUDAH, PHOTOS PAR MILES ALDRIDGE, RÉALISATION PAR SAMUEL FRANÇOIS
QUELQUE CHOSE DE TERRIFIANT, d’insondable semble être arrivé aux dog women de Paula Rego : elles se recroquevillent sur elles-mêmes, aboient plaintivement, minaudent, grognent. Elles sont dérangeantes, parce qu’elles nous communiquent cette obscurité terrifiante, profondément enfouie, où nous reconnaissons une part de nous-mêmes : souffrance atroce, chagrin, désir inassouvi, humiliation.
Something terrifying, unfathomable, has happened to Paula Rego’s Dog Women: they cower, bay, simper, snarl. In broadcasting base emotion with such ferocity their behaviour betrays established etiquette. They are unsettling because they communicate some deeply rooted, horrifying darkness that we recognise within ourselves: terrible pain, grief, longing and humiliation.
Paula Rego a peint sa série Dog Woman au début des années 90, quelques années après la disparition de son mari, l’artiste Victor Willing. Le couple s’était rencontré à la Slade School of Fine Art, dans les années 50. Elle n’avait pas encore 20 ans à l’époque, et avait été envoyée par son père étudier à Londres. Le Portugal était alors sous le joug du régime autoritaire de Salazar, et elle se rappelle avoir grandi dans l’oppression, à la fois politique et sociale. L’obéissance craintive de ces “femmes chiens” vient de là – de la contrainte exercée par la dictature et par une société qui exigeait des femmes qu’elles se soumettent. “Elles étaient ce que je ressentais alors”, a déclaré l’artiste.
Rego painted her Dog Women in the early 1990s, a few years after the death of her husband, the artist Victor Willing. Rego and Willing had met at the Slade School of Art in the 1950s. Rego, not yet twenty, had been sent by her father to study in London. Portugal was then under the Salazar regime, and Rego recalls an oppressive upbringing, both politically and socially. The cowering obedience of the Dog Women was learned here: under the forces of a dictatorship and a society that demanded compliant behaviour of its women.“They were what I felt,” Rego has said.
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FR
EN
Dans The Wedding Guest (L’Invitée au mariage), nous découvrons une femme visiblement ivre, en plein désarroi. Adossée à un lavabo, elle chancelle, perchée sur de hauts talons. Son petit chapeau épinglé reste bien en place, mais son chemisier et sa jupe sont inexplicablement grand ouverts. Le demi-sourire un peu groggy et l’attitude gauche de cette femme suscitent le doute et la confusion : s’est-elle retrouvée dans une situation inattendue ? A-t-elle été violée ou agressée ? À propos de son accablante série intitulée Abortion [Avortement] (1999), Rego a déclaré que douleur physique et érotisme étaient inextricablement liés : les femmes sont placées dans des positions contraintes, où elles pourraient indifféremment être pénétrées par la main de l’avorteur ou par un amant. S’appuyant sur sa propre expérience d’avortement clandestin dans le Londres des années 50, l’artiste a conçu ces dix grands pastels comme une réponse cinglante aux lois anti-avortement alors en vigueur au Portugal. Ces œuvres donnent corps à une expérience humaine qui était à l’époque invisible sur la scène artistique et dans la société. Paula Rego a souvent puisé dans les contes pour enfants, les légendes et les comptines anglaises ou portugaises. La violence ordinaire et la pensée magique qui peuplent ces récits et refrains de notre enfance trouvent dans l’imagerie de l’artiste une densité véritablement humaine. On découvre Blanche-Neige, ravagée par la souffrance après avoir croqué la pomme empoisonnée, se tordant, la tête en bas, arrachant ses vêtements, Rien à voir ici avec l’univers aseptisé d’un dessin-animé de Walt Disney. Lila Nunes a servi de modèle à Paula Rego pour Blanche-Neige. Celle qui est arrivée comme fille au pair au moment où Victor Willing était malade, travaille en étroite collaboration avec l’artiste depuis 1985. En 1986, Paula Rego a produit une série de toiles où l’on voit une jeune fille s’occuper d’un chien avec détermination : elle le tond, le nourrit à la cuillère, lui passe une laisse. S’agit-il, dans ces images, de Paula Rego ou de Lila Nunes ? À l’époque déjà, c’était à la fois les deux… et aucune des deux. “Elle m’utilise en tant qu’elle-même”, a déclaré Lila Nunes, évoquant la relation d’artiste à modèle. Le premier geste créatif de Paula Rego, lorsqu’elle entame une toile, est de placer Lila Nunes dans une position physiquement éloquente. Paula Rego possède de l’humour aussi, et de la malice. Dans l’ensemble des œuvres inspirées par l’univers de Disney, les souffrances de la pauvre Blanche-Neige côtoient une collection de danseuses “autruches”, renvoyant à Fantasia (1940). C’est un peu comme si, d’un coup de baguette magique, l’artiste avait transformé les autruches en femmes : les voilà soudain dans d’étranges postures, maladroites, revêtues de leurs grands tutus noirs. Les Contes cruels de Paula Rego, du 17 octobre 2018 au 14 janvier 2019, musée de l’Orangerie, Paris.
In The Wedding Guest we see a woman apparently drunk and in a state of disarray: at first glance the situation seems comic. The woman is unsteady, leaning against a basin in her high heels. Her hat remains pinned in place despite her blouse and skirt hanging awkwardly open. A duffle coat slung hastily onto a cane chair suggests the presence of a man, out of sight. The woman’s dazed half smile and awkward pose come to suggest confusion: has she found herself in an unexpected situation? Has she been raped or assaulted in some way? Speaking of her devastating Abortion series (1999), Rego has said that physical pain and the erotic are tied inseparably together: the women are contorted into positions where they are available to be penetrated either by the abortionist’s hand or by a lover. Informed by her own experience of backstreet abortions in 1950s London, these ten large scale pastel works were conceived as a forceful riposte to Portugal’s cruel anti-abortion laws, and openly broadcast human experience that was at that point otherwise invisible, within the world of art and beyond it. Paula Rego has delved into the fairy tales, myths and nursery rhymes of Britain and Portugal. The casual violence and magical thinking that seem commonplace in the stories and songs that we have grown up with are given human weight again in her pictures. We find Snow White after eating the poisoned apple contorted in agony, tearing at her clothes and tumbled upside down by devastating pain. No hint of Disney sanitisation here. The model for Snow White is Lila Nunes, who has worked closely with Rego since 1985. Nunes arrived as an au pair during the late years of Willing’s illness. In 1986 Rego produced a series of paintings showing a girl firmly tending a dog; shaving it, spoon feeding it, manoeuvring it into position. Was the girl in the pictures Rego or Nunes? Already it was neither and both. “She is using me as her,” Nunes has said of their artist-model relationship. Rego’s first creative gesture as she starts a painting is to pose Nunes in a way that is physically eloquent. There is humour to Rego too, and mischief. In her suite of works inspired by Disney films, poor tormented Snow White lies side by side with a series of dancing ‘ostriches’ from the film Fantasia (1940). As if with a tap of her magic wand, Rego has turned the ostriches back into women, and we find them lounging awkwardly in their overstretched black tutus.
ROBE EN TOILE DE NYLON IMPRIMÉE ET CLOQUÉE, PRADA. ROBE EN POPELINE DE COTON, FIFI CHACHNIL. RUBAN, MOKUBA. BAS, FALKE. MANNEQUIN : VALERY KAUFMAN CHEZ ELITE PARIS. COIFFURE : SEB BASCLE CHEZ CALLISTE AGENCY. MAQUILLAGE : LLOYD SIMMONDS CHEZ AGENCE CAROLE. MANUCURE : NICKIE RHODESHILL. DÉCOR : TRISH STEPHENSON CHEZ CLM. ASSISTANTE RÉALISATION : SOPHIE HOUDRÉ. PRODUCTION : CLAIRE LUKE CHEZ GRAFT.
OCTOBRE
L’AGENDA
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1. JEAN-MICHEL BASQUIAT ET EGON SCHIELE, FONDATION LOUIS VUITTON, PARIS
L’institution crée l’événement avec deux expositions blockbusters consacrées à deux mythes morts dans leur 28e année. 3 OCT – 14 JANV 2. FRANZ WEST, CENTRE POMPIDOU, PARIS
Insaisissable, irréductible, irrévérencieuse… ainsi fut la vie de l’artiste autrichien qui se voit enfin consacrer par une grande rétrospective. JUSQU’ AU 10 DEC
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3. ANA MENDIETA, JEU DE PAUME, PARIS
Cette pionnière éclatante du mélange entre art corporel et land art voit son œuvre filmique mise à l’honneur. Une ode aux quatre éléments : terre, eau, air, feu. 16 OCT – 27 JANV
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4. TATIANA TROUVÉ, GALERIE KAMEL MENNOUR, PARIS / LONDRES
Double exposition à Paris et à Londres à l’occasion de Frieze pour l’artiste franco-italienne dont les œuvres poétiques nous invitent à entrer dans des dimensions parallèles. 15 OCT – 24 NOV /
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2 OCT – 10 NOV 5. GÉOMÉTRIES AMÉRICAINES, FONDATION CARTIER, PARIS
Belle célébration de la richesse des motifs et couleurs dans l’art latino-américain, de l’art populaire à l’art abstrait, de la céramique à la peinture corporelle en passant par la sculpture, l’architecture ou la vannerie. 14 OCT – 24 FEV
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6. PIERRE HUYGHE, SERPENTINE GALLERIES, LONDRES
Le plus grand artiste français vivant est le maître de l’élaboration d’écosystèmes immersifs complexes. À découvrir à Londres. 3 OCT – 10 FEV
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7. LAURE PROUVOST, STUDIO DES ACACIAS, PARIS
L’artiste qui représentera la France à la prochaine Biennale de Venise dévoile à Paris une part de son univers onirique avec films, tapisseries et dessins. 19 OCT – 11 NOV 8. TOMAS SARACENO, PALAIS DE TOKYO, PARIS
Rendu célèbre par les toiles d’araignées exposées dans des cubes métalliques, cet Argentin transforme tout l’espace du Palais de Tokyo en un vaste terrain d’expérience. 17 OCT – 6 JANV
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MONUMENTAL MINIMAL
CARL ANDRE . DAN FLAVIN . DONALD JUDD . SOL LEWITT ROBERT MANGOLD . ROBERT MORRIS PARIS PANTIN OCTOBRE 2018 – FÉVRIER 2019 ROPAC.NET
LONDON PARIS SALZBURG DAN FLAVIN, UNTITLED, 1975, GREEN FLUORESCENT LIGHT, 488 CM COURTESY OF PAULA COOPER GALLERY, NEW YORK, © STEPHEN FLAVIN / ADAGP, PARIS, 2018
NOVEMBRE
UNE CRÉATION ORIGINALE D’ARI MARCOPOULOS
PARIS
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AINSI SOIT-IL
NOV.
ARI MARCOPOULOS
PARIS
GRAND CHRONIQUEUR DE SON TEMPS, DU QUOTIDIEN COMME DU SPECTACULAIRE, DE LA CULTURE SKATE À SES AMIS ARTISTES, ARI MARCOPOULOS A PASSÉ L’ÉTÉ EN GRÈCE OÙ IL A RÉALISÉ POUR NUMÉRO ART UNE SÉRIE INÉDITE. IL EST L’UN DES INVITÉS DE CETTE ÉDITION DE PARIS PHOTO. PAR HAMZA WALKER
FR
À SA CRÉATION EN 1982, le quotidien USA Today se différencie du New York Times en tout point : style, contenu, lectorat – il vise un public plus large, son ambition, nationale, ne se limitant pas à une élite vivant dans un village de la côte Est. Mais le plus important, c’est son look : il n’a pas hésité à adopter la quadrichromie, dans la typographie comme dans l’iconographie. À l’époque, d’un point de vue journalistique, l’actualité se doit d’être traitée en dégradés de gris pour se démarquer des champs colorés criards de la pub et des rubriques loisirs. En réalité, dès le début des années 80, la question n’est pas d’adopter la quadrichromie ou non, mais plutôt : quand se lancer ? Onze ans plus tard, le Times s’y est mis progressivement et, le 16 octobre 1997, est l’un des derniers grands bastions à capituler en publiant sur sa une une photo couleur. Durant quelques années, des petites photos noir et blanc traînent çà et là dans les rubriques arts, avant que la révolution digitale les envoie aux oubliettes. Désormais, la couleur, c’est la règle, et le noir et blanc, un choix délibéré. Présent depuis la création du médium, celui-ci occupe une place ontologique que la couleur ne peut pas prendre. Le noir et blanc est l’état naturel de la photographie. Mais après son abandon, il n’y a plus d’état naturel, il n’en reste plus que quelques réminiscences, certaines plus attachantes que d’autres… Ari Marcopoulos est un monstre de la photographie. Son œuvre ne peut être limitée à un genre : photojournalisme, documentaires, street photography, portraits, natures mortes, paysages, architecture… Elle est un reflet de son temps, de sa vie – qui a commencé en 1957, bien avant l’ère du digital. Comme il aime autant l’extraordinaire que le terre-à-terre, le spectaculaire et le quotidien s’enchevêtrent et se confondent. Des skaters, des snowboarders, des musiciens cultes se mêlent à de modestes scènes d’intérieur, de quartier, des rencontres avec des inconnus ou des amis, ou des amis d’amis, des êtres chers, chez eux ou dans l’espace public…
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EN
SO BE IT – A NEW PHOTO SERIES FOR NUMÉRO ART BY ARI MARCOPOULOS AN INVITED ARTIST AT THIS AUTUMN’S PARIS PHOTO, ARI MARCOPOULOS HAS LONG CHRONICLED HIS TIMES, FROM SKATE CULTURE TO THE ART WORLD. THIS SUMMER, FOR NUMÉRO ART, HE SHOT A NEW PHOTO SERIES WHILE ON HOLIDAY IN GREECE. Ari Marcopoulos is a monster of a shutter bug. His output can’t be diced by genre (editorial work, street photography, documentary) or subject matter (portraiture, still life, landscape, architecture). It’s all of a piece that is his life and times, the majority of which were lived before the advent of digital photography. Equally enamoured of the spectacular and the mundane, Marcopoulos photographs on a ritual basis, so that the quotidian becomes solvent to spectacle. Snow and skate boarders, and iconic musicians, are dissolved within a sea of humble snapshots of interiors, street views, or everyday encounters with strangers, loved ones, friends, and friends of friends in settings private and public. The sheer volume of pictures he has taken over the years allows his practice to assume the contours of a biographical project in the conceptual sense. In what now amounts to an archive, Marcopoulos’s images, even when viewed individually, are to be understood as belonging to a loosely systematic cataloguing of experiences, both high and low, which are chronicled visually. His obsession with the date stamp recalls the conceptual work of artist On Kawara; but Marcopoulos replaces Kawara’s dictum “I went, I met, I read,” with “I saw, I saw, I saw.” The photographs are an
NOV.
ARI MARCOPOULOS
FR
PARIS
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Au fil du temps, son œuvre a pris des allures de concept biographique. Ses images doivent être considérées comme les parties d’un tout, d’un rituel, d’un archivage plus ou moins réfléchi, une chronique d’événements importants ou anecdotiques. Son obsession pour les dates rappelle l’artiste conceptuel On Kawara, dont il aurait remplacé la maxime “Je suis venu, j’ai rencontré, j’ai lu” par “J’ai vu, j’ai vu, j’ai vu”. Ses photos constituent un répertoire de témoignages personnels. Il s’agit moins de regarder ce qu’il décrit que de deviner qui il est et comment il voit les choses derrière son appareil. Une sorte de parangon de subjectivité. Son travail, indexé par dates comme celui d’On Kawara, est également redevable à l’œuvre de Sol LeWitt, précurseur en la matière – voir ses livres comme Sunrise and Sunset at Praiano (1980), Autobiography (1980), On the Walls of the Lower East Side (in Artforum, déc. 1979) – et qui a trouvé son inspiration dans la décomposition du mouvement d’Eadweard Muybridge. Marcopoulos n’est pas en reste : il prend des clichés consécutifs pour décrire l’événement dans sa durée. Et comme LeWitt, il considère le livre comme un support idéal. Tous deux pensent en termes d’édition d’art, LeWitt pour réunir ses séries, Marcopoulos pour suivre une tradition – quand le livre, plus que la presse ou l’affiche, s’imposait comme destination finale de la photo. Cependant, c’est la subjectivité de cet art qui reste la clé de leur ressemblance. Tous deux sont aussi différents puisque la comparaison s’applique à leur méthode (la construction d’archives et la façon de les publier) plus qu’à la forme elle-même. Ceci dit, il existe des parallèles frappants entre On the Walls of the Lower East Side et Exarcheia Athens, Sunday Feb.5.2017, 13:07-16:51 (2017) de Marcopoulos, de même que ses firmaments photographiés en Grèce rappellent Sunrise and Sunset at Praiano. Tous deux pensent leur œuvre comme une sorte de catalogue fondé sur l’enregistrement systématique de leurs expériences. Cet aspect “inventaire” montre que l’artiste a dédié sa vie à l’observation, à la classification, et pose la question de la disparition de l’auteur au profit d’un témoin de son temps. Si LeWitt a adopté une approche systématique dès le départ, Marcopoulos a choisi cette voie après des milliers de clichés. C’est cette somme et les publications dans des livres ou des magazines qui autorisent à le classer parmi les artistes conceptuels – il pourrait être décrit aussi comme matérialiste en diable, puisqu’il croit en l’image imprimée avec une foi absolue dans le concret, flirtant avec l’abstrait quand l’image est marquée par le temps qui passe. Il adore le toner et apprécie toutes les formes d’impression, des plus basiques aux plus sophistiquées. Contrairement au New York Times, il n’a pas abandonné la lutte – quand il s’agit de photographier, il n’a rien d’un idéologue. Plutôt que se rallier à cette majorité qui enterrait le noir et blanc, il préfèrerait s’approprier l’instant sans pose, dans toute sa crudité. La photo circule sur les réseaux sociaux, s’imprime sur tout et n’importe quoi, agrandie ou réduite dans des proportions inimaginables, devient une sorte de fourre-tout, et le noir et blanc n’est plus qu’un simple “effet”. Marcopoulos n’en a cure : il aime ce mode de représentation pour ce qu’il raconte de son art. Ce qu’il voudrait que son public retienne, c’est que, devant du noir et blanc, on est conscient de regarder une photographie. Galerie Frank Elbaz à Paris Photo, du 8 au 11 novembre, Paris.
index of Marcopoulos’s existence in the world, a record of what he sees and when he sees it. But they are arguably not so much about what is depicted as about the person, namely him, behind the camera. To look at Marcopoulos’s photos is to see him seeing, over and above merely seeing that which is depicted. Marcopoulos could just as easily be characterized as a resolute materialist. He believes in the printed image with a remarkable degree of concreteness, flirting with abstraction through the images’ degradation. Revelling in toner, he embraces a full spectrum of printing from the highest to the lowest techniques. With respect to making pictures, Marcopoulos is anything but ideologically driven. Between the distribution of images via social media and the ability to print photographs at any scale and on anything, photography is a heterogeneous grab bag with black-and-white photography relegated to an effect, one that first and foremost signifies the whole of a past in which it was the de facto mode of photographic representation. Marcopoulos is no nostalgic, he doesn’t object to the death of black and white. Rather, he indulges black-and-white photography because it has the capacity for self-reflexivity. The quintessential fact that, when you look at a black-and-white photograph, you are very aware you’re looking at a photograph, is something Marcopoulos doesn’t want you ever to forget. As a photographer, Marcopoulos cannot help but assert the primacy of vision. In that respect, his work, despite its insistence on the indexical nature of the date stamp, perhaps finds its corollary less in Kawara and more in Sol LeWitt, whose photo-based artist books and page-works are seminal precursors. Like LeWitt, whose principal inspiration was Eadweard Muybridge, Marcopoulos is no stranger to seriality, shooting consecutive images to capture an event as it unfolds over a series of moments. And like LeWitt, Marcopoulos privileges the book as a form for his ideas. Indeed, both artists think in book form, LeWitt from the perspective of seriality, and Marcopoulos from the perspective of a photographic tradition in which the book, over and above the print, was the work’s logical destination. Needless to say, Marcopoulos and LeWitt are very different photographers. The comparison is methodological rather than formal, centring on the construction of a catalogue or archive of images which entails the systematic documentation of one’s experiences. The presentation of such an inventory through the medium of photography is simultaneously to instigate the death of the author and the birth of a witness. This could only come about through adopting a systematic approach from the outset, as did LeWitt, or through the sheer dent of a sustained practice resulting in thousands of photographs, as is the case with Marcopoulos. It is the enormous quantity and the categorization of Marcopoulos’s photographs that allows him to be framed in relationship to conceptual art.
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2 NOV.
FONDATION RE REBAUDENGO
TURIN
TROIS FEMMES PUISSANTES DURANT LA FOIRE ARTISSIMA, LA FONDATION RE REBAUDENGO EXPOSE À TURIN TROIS ARTISTES PERCUTANTES. AU PROGRAMME, PERFORMANCES, VIDÉOS ET SCULPTURES POLITIQUEMENT INCORRECTES. PAR HETTIE JUDAH FR
DEPUIS LE DÉBUT DE SA COLLECTION, en 1982, l’Italienne Patrizia Sandretto Re Rebaudengo recherche les œuvres féminines les plus fortes. Cette année, sa fondation turinoise contribue à rétablir (un peu) l’équilibre entre les sexes grâce à une sélection de galeristes femmes qui ont organisé des expositions exclusivement réservées aux femmes. À Turin, novembre est LE mois de l’art. Fondations privées et musées publics exposent leurs plus belles œuvres lors de la foire internationale Artissima. Cette année, le clou de la Fondazione Sandretto Re Rebaudengo, ce sont trois artistes très attendues, aussi éloignées des conventions que des compromis. Monster Chetwynd, tout d’abord, reine incontestée (et délurée) de la performance et de la contre-culture. Puis Rachel Rose, qui traduit sa curiosité vagabonde en vidéos à la bande-son délicieusement sculptée. Enfin, Andra Ursuta, dont les sculptures politiquement acérées sont merveilleusement incorrectes.
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THREE STRONG WOMEN TO COINCIDE WITH ARTISSIMA IN TURIN, THE FONDAZIONE RE REBAUDENGO IS SHOWING A PUNCHY SELECTION OF POLITICALLY INCORRECT VIDEOS, SCULPTURES AND PERFORMANCES BY THREE EXCITING WOMEN ARTISTS. Patrizia Sandretto Re Rabaudengo has pursued strong work by women since she first started collecting in 1982. This year her Turin-based foundation is doing its bit to tilt the art world’s gender (im)balance with an all-female line up of curators helming shows by all-female artists. This autumn’s big-banner show at Fondazione Re Rabaudengo goes to three unconventional, uncompromising and
MONSTER CHETWYND
2 NOV.
FONDATION RE REBAUDENGO
TURIN
PAGE PRÉCÉDENTE CRAZY BAT LADY (2018), MARVIN GAYE CHETWYND. PHOTOCOPIES ET CARTON, 292 X 168 X 1 CM. CI-CONTRE WIL-O-WISP ( 2018), RACHEL ROSE. INSTALLATION.
Monster Chetwynd La boîte à outils bizarroïde de la Britannique Monster Chetwynd contient du papier alu, du scotch, de la mousse de savon, de la fausse fourrure et des objets trouvés. Partant de là, elle assemble des costumes étranges, comiques, souvent grotesques, pour réaliser de nombreuses performances collectives et des installations de peintures ou de sculptures. Lors d’un happening à Glasgow fin 2016, elle a enduit son corps de peinture rouge et s’est affublée de seins en papier mâché qu’elle portait pendus sous le buste. Dans le passé, elle n’a pas hésité à donner sa version du chat-bus de Mon voisin Totoro, de Jabba le Hutt de Star Wars, des salamandres à taille humaine, des chauves-souris et autres animaux en mousse ou en tissu. D’abord connue sous le nom de Spartacus Chetwynd (un pseudo porteur d’un message de solidarité et d’action collective), elle est nommée pour le Turner Prize en 2012, se rebaptise Marvin Gaye l’année suivante avant d’adopter le prénom Monster en 2018 – en hommage à la laideur affichée dans ses œuvres. À Turin, elle met en place une nouvelle performance et montre des œuvres dérivées d’anciens costumes, décors et accessoires divers. Rachel Rose Depuis son master en beaux-arts de l’université de Columbia obtenu en 2013, la vidéaste Rachel Rose, qui vit à New York, montre un grande diversité dans son œuvre. Dans l’exposition Everything and More [Tout et plus encore] au Whitney Museum en 2015, elle évoque, au travers d’une interview avec David Woolf, l’expérience sensorielle des voyages spatiaux. L’astronaute de la NASA lui décrit les sensations dans un environnement sans gravité, sur des images psychédéliques filmées à travers un réservoir de liquide dans lequel les astronautes s’entraînent à l’apesanteur. Dans l’animation Lake Valley (2016), un animal plutôt mal en point – mélange de lapin et de chien – fuit sa maison de banlieue pour une forêt fantastique
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unquestionably exciting female artists: Monster Chetwynd, unruly monarch of counter-culture performance art; Andra Ursuta, whose politically barbed sculpture is gloriously indelicate; and Rachel Rose, who translates her roving curiosity into lushly sound-sculpted video works. Monster Chetwynd British artist Monster Chetwynd’s rough and ready DIY arsenal includes tape, tinfoil, cardboard, foam, fake fur, body paint and found objects, from which she constructs outlandish, comic and often grotesque costumes for large group performance works, as well as painted and sculptural installations. For a 2016 happening in Glasgow, Chetwynd donned red body paint and pendulous papiermâché breasts. Other outfits and accessories have included a cloth version of the Studio Ghibli Catbus, Jabba the Hut, man-sized salamaders, bats and other foam and cloth beasties. Previously known as Spartacus Chetwynd (a nom de guerre adopted for its suggestion of solidarity and collective action), she was shortlisted for the Turner Prize in 2012, changing her name to Marvin Gaye the following year. Monster – a commitment to uncontained unprettiness – arrived in 2018. In Turin she’ll be developing a new performance and installing works evolved from earlier props, sets and costumes. Rachel Rose Since graduating from Columbia University in 2013, New York-based video artist Rachel Rose has produced remarkably diverse work. In Everything and More (2015), she evokes the sensory experience of space travel, using a telephone interview with NASA astronaut David Woolf,
Philadelphia Museum of Art et Fondazione Sandretto Re Rebaudengo. Rachel Rose. Page précédente : Marvin Gaye Chetwynd, courtesy of Sadie Coles HQ, London. Photo : Robert Glowacki.
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RACHEL ROSE
2 NOV.
FONDATION RE REBAUDENGO
TURIN
CI-CONTRE COMMERCE EXTÉRIEUR MONDIAL SENTIMENTAL (2017), ANDRA URSUTA. CETTE STATUE EN MARBRE GRANDEUR NATURE EST UN HOMMAGE AUX FEMMES ROMS EXPULSÉES DE FRANCE.
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faite d’un collage d’illustrations de livres pour enfants du xix siècle. Virage encore avec Wil-o-Wisp [Feu follet] en 2018, commandé par le Philadelphia Museum of Art et la fondation turinoise. Filmé à la Plimoth Plantation, un site touristique du Massachusetts où l’on revit l’histoire des pélerins de Plymouth, Wil-o-Wisp évoque l’Angleterre du xvie siècle, plus particulièrement la loi sur la fin du droit d’usage qui a changé l’équilibre des pouvoirs dans les sociétés agraires, mais aussi les guérisseurs persécutés pour des pratiques incompatibles avec une société en pleine modernisation. e
Andra Ursuta Une réinterprétation farfelue (enduite de caoutchouc) de La Colonne sans fin de Brancusi, des murs d’escalade avec des prises en forme de bites, une machine à lancer des ballons de basket transformée en catapulte à pierres, un portrait de l’artiste comme anéantie par le sperme de ses amants… Les sculptures d’Andra Ursuta traduisent son humour noir, très “je vous emmerde”, mais aussi une certaine vulnérabilité physique. L’œuvre de l’artiste, qui vit à New York, entretient un lien étroit avec son pays natal, la Roumanie, à la fois dans l’atmosphère et l’éviscération des mythes nationaux (et nationalistes). Vanilla Isis, présenté à Turin, évoque une branche ordinaire de l’État islamique. Son travail, fortement marqué par les situations de crise, montre une grande désillusion. En 2015, à la galerie Ramiken Crucible à New York, son exposition The South Will Rise Again [Quand le Sud se réveillera], au titre original en grec, s’est déroulée pendant la montée des extrêmes droites en Europe. Dans la représentation des emblèmes machistes (comme l’aigle roumain) ridiculisés et caricaturisés, elle apparaît aujourd’hui prémonitoire. Monster Chetwynd, Andra Ursuta and Rachel Rose, à partir du 2 novembre, Fondazione Sandretto Re Rebaudengo, Turin.
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whose description of life in and after zero gravity crackles over trippy, disorienting visuals filmed through liquid in a buoyancy-training laboratory for astronauts. In the luscious animation Lake Valley (2016), a drooping pet, part rabbit, part fox, part dog, escapes a suburban home for a fantastical forest collaged from illustrations in 19th-century children’s books. In Wil–o–Wisp (2018), co-commissioned by Philadelphia Museum of Art, Rose takes another turn: filmed at Plimoth Plantation in Massachusetts, it evokes 16th-century England, a time when the balance of power was shifting in agrarian societies, and traditional healers were persecuted for practices considered out of step with a modernizing society. Andra Ursuta Brancusi’s Endless Column as a sharpened spike in kinky rubber; climbing walls ascended using dick-shaped grips; a basketball machine converted into a rock catapult; a portrait of the artist, crushed by lovers’ semen... New York-based Andra Ursuta’s sculptures broadcast her dark, fuck-you humour and a real sense of physical vulnerability. Her work maintains a connection to Romania, her mother country, both in atmospherics and the evisceration of national (and nationalist) myths. Vanilla Isis, as she’s titled her Turin piece, suggests a bland mainstream wing of Islamic State. Crisis, threat and migration are frequent and keenly felt concerns in her work: her 2015 exhibition The South Will Rise Again, staged during the rise of rightwing populism in Europe, was prescient in its depiction of aggressively masculine emblems made cartoonish and ridiculous, ergo dangerously easy to dismiss.
Courtesy of Massimo De Carlo, Milan/London/Hong Kong. Photo : Alessandro Zambianchi
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ANDRA URSUTA
7 NOV.
GALERIE BALICE HERTLING
PARIS
BUCK ELLISON FILS DE BONNE FAMILLE ? L’ARTISTE AMÉRICAIN, QUI EXPOSE À PARIS, JOUE AVEC L’IMAGERIE D’UNE SOCIÉTÉ AISÉE ET BIEN-PENSANTE QU’IL A CÔTOYÉE DÈS LE LYCÉE. TÉMOIGNAGE D’UN CAMARADE DE CHAMBRÉE. PAR PETER DENNY FR
POUR RÉALISER SES PHOTOS grand format, Buck commence par faire des collages afin de mettre ses idées en forme. Sur les murs de son atelier, dans l’appartement que nous avons partagé pendant quatre ans, il scotchait régulièrement des images qui l’inspiraient : ses propres clichés, les impressions de ses recherches sur Google, des photos découpées dans les magazines, mais aussi des notes prises à la volée. Bref, une sorte de casting qui changeait en permanence : des filles à papa qui s’entraînent au lacrosse [sport d’origine amérindienne proche du hockey], des portraits de personnages historiques, des mecs blonds super sexy, Gwyneth Paltrow, des jardins, des écoles, des bâtiments… – nos objets du quotidien se sont même retrouvés dans son œuvre : des assiettes, des sacs de courses, n’importe quoi. Il ne faut pas regarder une photo de Buck comme une image arrêtée : moi, j’y vois un enchaînement de références, comme les strates d’un long procédé très réfléchi. Dans ses cadrages, c’est tout ce travail préliminaire qui donne sa place à chaque élément. Parfois, ces collages accèdent au statut d’œuvres d’art à part entière, comme les deux exemples qui illustrent cet article : on y voit, sur des lettres à en-tête d’un cabinet d’avocats très connu, divers portraits. Même s’ils sont différents, ils me rappellent sa Christmas Card, la photo des membres d’une famille assis devant le portrait d’un ancêtre. Chez lui, ces images démodées, témoins d’une puissante aristocratie, sont associées à des représentations bien plus actuelles de la richesse.
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BUCK ELLISON, SOCIETY PHOTOGRAPHER? AMERICAN ARTIST BUCK ELLISON DISSECTS THE WEALTHY, RIGHT-ON CALIFORNIA SOCIETY THAT HE’S FREQUENTED SINCE HIGH SCHOOL. FOR NUMÉRO, AN OLD SCHOOL FRIEND EXPLAINS HIS METHOD. Buck makes collages to sketch out ideas for his largeformat photographs. In his home studio, part of the apartment he and I have shared for four years, reference images are taped up on the walls: his own photos, printouts from Google searches, magazine pictures, scribbled notes. It’s an ever-rotating cast of characters: prepschool girls playing lacrosse, historical portraits, hot blond men, Gwyneth Paltrow, gardens and school buildings. Even out of his studio, the objects in our house make their way into his work, from our plates to our shopping bags. Buck’s photographs may be single images, but I always see an element of collage in how they represent a long, considered process of layering many different references. Everything in the frame is consciously placed and informed by research. The collages sometimes end up being artworks themselves, as in the case of the two featured in this article, in which different forms and eras of portraiture are placed on prestigious Gibson Dunn lawfirm letterhead. Though not directly connected, this echoes
CI-DESSUS EVERY GOOD BOY DOES FINE (2008). IMPRESSION JET D’ENCRE, 35,56 X 25,4 CM.
CI-CONTRE BUCK ELLISON A RÉALISÉ POUR NUMÉRO ART UNE SÉRIE DE COLLAGES EXCLUSIFS, UTILISANT DES LETTRES À EN-TÊTE D’UN CABINET D’AVOCATS DE LOS ANGELES. CI-DESSUS PASTA NIGHT (2016). IMPRESSION JET D’ENCRE, 120 X 95 CM.
CI-CONTRE UNTITLED (CHRISTMAS CARD) [2017]. IMPRESSION JET D’ENCRE, 147,32 X 198,27 CM.
CI-CONTRE GREAT SOCIETY (2013). ÉD. 1/3, IMPRESSION JET D’ENCRE, 43,18 X 55,88 CM.
7 NOV.
BUCK ELLISON
PARIS
CI-CONTRE BUCK ELLISON A RÉALISÉ POUR NUMÉRO ART UNE SÉRIE DE COLLAGES EXCLUSIFS, UTILISANT DES LETTRES À EN-TÊTE D’UN CABINET D’AVOCATS DE LOS ANGELES.
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Buck a commencé ces associations dès le lycée, où l’on était entourés de clichés vivants : des gosses de riches qui tentaient de passer inaperçus. Notre école de Marin County, en Californie, était surnommée “la prépa des babas”. Les programmes étaient basés sur la justice sociale et très centrés sur les questions d’inégalité, mais la majorité des étudiants ignoraient ces problématiques. Quand je regarde une œuvre de Buck, je me rappelle cette fille à qui les parents voulaient acheter la voiture de ses rêves et qui avait choisi une Subaru d’occase, mais aussi ces bandes de petits blancs en tee-shirts Bob Marley qui comparaient les lunettes de soleil qu’il se vantaient d’avoir achetées pour une bouchée de pain à la station-service, ou cet ado qu’on envoyait faire du bénévolat à Bali dans des colos à 20 000 dollars, ou encore ces filles des grands patrons de l’industrie pétrolière qui manifestaient contre la guerre en Irak. Plus ils avaient de fric, moins ils voulaient le montrer. À mon avis, il était très important pour les plus aisés de ne pas afficher des signes extérieurs de richesse, et c’est ce qui a conduit Buck à s’intéresser à la visibilité de l’argent. Avec le temps, nos convictions manichéennes de petits lycéens se sont affinées pour analyser le monde socio-économique actuel de façon bien plus incisive. Et en particulier cette minorité hyper riche qui se prétend progressiste alors qu’elle profite du système oppressif qu’elle fait semblant de combattre. Malgré tous leur efforts, ce sont de petits détails qui trahissent ces privilégiés : les portraits de héros des guerres en Europe ou de membres de leur famille au sang bleu, des assiettes superbes peintes à la main ou l’argenterie qui leur vient de leurs arrière-grands-parents, leurs cabinets d’avocats créés avant la guerre de Sécession, tout ça… Buck et moi, on trouvait cette éducation ridicule, mais on n’était pas mieux ! Habiter Marin County ou un endroit similaire, c’est la garantie d’avoir un problème − conscient ou non − avec son statut socio-économique. Comme Buck est intimement lié à ce sujet d’étude, son travail dépasse la simple critique. Il ne s’agit pas de juger tel ou tel mais de montrer les sources mêmes de la prospérité, les normes d’une classe sociale qui, très souvent, ne se rend même pas compte à quel point son langage châtié échappe à l’homme de la rue. Ses collages, ébauches ou œuvres finies, insistent sur un contexte plutôt que sur une personne ou une anecdote. Devant une photo de Buck, un sentiment de calme, de confort et de beauté me submerge, en même temps qu’un certain malaise. Le visiteur ressent ce qu’il veut, mais le plus important, c’est qu’il regarde. En ces temps d’inégalités sans précédent, personne ne doit se dispenser d’ouvrir grand les yeux. Exposition, du 7 novembre au 8 décembre, galerie Balice Hertling, Paris.
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Christmas Card #2 (2017), a photo of a family sitting in front of an old portrait. The collaging of portraits connects today’s more casual depictions of wealth with imagery traditionally associated with power and social standing. I could tell Buck was putting these associations together as early as high school, where we were surrounded by living collages of inconspicuous consumption. At what was known as the “hippie” prep school in Marin County, California, we studied a politically liberal curriculum heavily focused on social justice and inequality issues. But the student body was almost completely insulated from everything we learned. When looking at Buck’s work, it’s hard for me not to recall the girl who opted for a used Subaru when she was offered any car in the world; the gaggle of white boys in Bob Marley T-shirts arguing about whose gas-station sunglasses were cheaper; the summer programs where families paid $20,000 to send their teen on community service in Bali; the oil-money heiresses protesting the Iraq war. The more money people had, the more they were expected to hide it. I think that because it was so important for overt wealth not to be seen, Buck became curious about the ways in which it was still visible. Over time this interest transcended our crude high-school observations into a more poignant study of this niche of wealth that aspires to be progressive while remaining very much connected to and benefiting from the systems of oppression it protests. Despite their best efforts, the subtle details of these people’s lives reveal the connections: portraits of European war heros or aristocrats, plates and silverware handed down for generations, antebellum family law firms. As much as Buck and I were able to laugh about our absurd upbringing, we were not exempt from its psychological effects. And it’s Buck’s deep familiarity with the subject matter that allows his work to do more than just criticize. He doesn’t pass judgment, but rather gives visibility to the social norms of a conflicted class who often are not even aware they are engaged in an aesthetic language so few can understand. Collage, both as a means to an end and a final product, shifts the focus away from one person or story, and emphasizes the overall context. Looking at Buck’s photos, I always find myself drawn in by feelings of calm, beauty, and comfort, but also a sense of unease. It’s up to the viewer to feel what they feel, but what’s important is that they look in the first place. In an era of unprecedented wealth inequality, no one should be exempt from deeper inspection.
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LE JOUR OÙ L’EXPOSITION DEVINT UNE CRÉATION EN MOUVEMENT
LE 9 NOVEMBRE 1978 ouvrit à New York, dans TriBeCa, une étrange galerie dans un loft situé 84 West Broadway, appartenant au peintre conceptuel britannique Peter Nadin. En compagnie de Christopher D’Arcangelo (un artiste anarchiste aux performances radicales – il s’était ainsi enchaîné à la porte du Whitney Museum lors de la biennale du musée en 1975), il fonda ce lieu dont la première exposition consista à montrer simplement l’espace, vide et fraîchement repeint. Elle s’intitula 30 Days Work, désignant les trente jours nécessaires pour transformer le loft en galerie. Pour la seconde exposition, Daniel Buren conçut une œuvre mettant en scène son “outil visuel” de bandes colorées, qui demeura en place dans les deux suivantes ; le principe étant que les expositions se succédaient sans que les œuvres précédentes ne soient décrochées – ni vendues d’ailleurs, comme l’imposait la règle de la galerie. “Pas le meilleur modèle qui soit”, avouera Peter Nadin… Les cartons d’invitation pour chaque nouvelle exposition indiquaient : “Les œuvres exposées dans ce lieu sont une réponse aux conditions et/ou aux œuvres montrées précédemment dans ce même espace.” Sean Scully installa sur les bandes de Buren une grande peinture, dans laquelle Jane Reynolds fit ensuite un trou servant d’œilleton qui permettait de voir l’espace où vivait Peter Nadin. Dan Graham, Peter Fend ajoutèrent leurs œuvres dans ce qui ressemble un peu à un cadavre exquis d’inspiration surréaliste. À la mort soudaine de Christopher D’Arcangelo à l’âge de 24 ans, en 1979, Louise Lawler, Lawrence Weiner, Peter Nadin et Dan Graham sérigraphièrent leurs noms sur le sol de la galerie. Daniel Buren s’est assurément souvenu de cette expérience lorsqu’en 1982, en compagnie du commissaire d’exposition Michel Claura et de Sarkis, il investit une église abandonnée de la rue d’Ulm, à Paris. La manifestation, intitulée À Pierre et Marie, une exposition en travaux, eut lieu de 1982 à 1984 et à la trentaine d’œuvres de l’exposition inaugurale vinrent progressivement s’en ajouter d’autres. Des commissaires et artistes plus jeunes poursuivirent cette expérience singulière : Bertrand Lavier, Tony Cragg, Sophie Calle, Ange Leccia, Philippe Cazal, Louise Lawler, Thomas Schütte… “Nous voulions, en opposition à la vision conservatrice des musées, une exposition qui soit faite par les artistes, et qui ne soit pas figée, expliqua Sarkis1. Quiconque voudrait changer l’exposition devrait pouvoir le faire. Ce serait par ailleurs une seule exposition, étirée dans le temps, en perpétuel mouvement. Le lieu serait presque un atelier. […] Nous voulions que l’exposition collective elle-même devienne une création.” 1. “Sarkis”, in Documents sur l’art, n°8 (printemps 1996), entretien avec Éric Troncy réalisé le 30 août 1995.
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9 NOVEMBER 1978: THE DAY EXHBITING BECAME A QUESTION OF PERPETUAL CREATION That day, in New York’s Tribeca, an unusual kind of gallery opened at 84 West Broadway. Founded by Peter Nadin, a British conceptual painter, and anarchist artist Christopher D’Arcangelo, its first show was the space itself, empty and freshly repainted – and entitled Thirty Days’ Work, the time taken to transform the loft space into an art gallery. For the second show, Daniel Buren put up some of his trademark coloured stripes, which remained in place for the third exhibition and also the fourth, the idea being that incoming works would be added to those already there, and nothing sold. “Not the best business model,” Nadin later admitted. The invitations for each new show were marked: “The work shown in this space is a response to pre-existing conditions and/or work previously shown in the space.” Buren surely had it in mind when, in 1982, with artist Sarkis and curator Michel Claura, he turned an unused church on Paris’s Rue d’Ulm into an exhibition-inconstruction, titled Pierre et Marie, that ran continuously until 1984, with works being progressively added to the 30 inaugural pieces. PAR ÉRIC TRONCY. ILLUSTRATION PAR SOUFIANE ABABRI
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VENTES AUX ENCHÈRES
NEW YORK
MARIA BRITO, L’ART ADVISOR QUI MURMURE À L’OREILLE DE P. DIDDY ALORS QUE S’OUVRE LA SEMAINE DES VENTES AUX ENCHÈRES À NEW YORK, NUMÉRO ART A RENCONTRÉ L’INFLUENTE CONSEILLÈRE DE P. DIDDY ET GWYNETH PALTROW DANS SON APPARTEMENT DE MANHATTAN. PAR ANN BINLOT. PORTRAITS PAR ROBBIE AUGSPURGER FR
“LE LOT NUMÉRO 5A est constitué par le Kerry James Marshall, nous débuterons les enchères à 6 millions de dollars.” C’était la mise à prix annoncée par le commissaire-priseur Oliver Barker le 16 mai dernier à New York, lors d’une vente organisée par Sotheby’s. L’adjudication concernait Past Times, une toile réalisée en 1997 par le peintre Kerry James Marshall. L’œuvre représente un groupe d’Afro-Américains réunis autour d’un joyeux pique-nique, comme en écho au célèbre Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet (1863), ou au chef-d’œuvre de Georges Seurat, Un dimanche après-midi à la Grande Jatte (1884-1886). Les enchères se sont envolées, dépassant les 8 millions de dollars d’estimation, le marteau retombant sur un prix de 18,5 millions de dollars (21,1 millions avec les commissions) [environ 18 millions d’euros], soit un record absolu pour un artiste afro-américain vivant. Deux jours plus tard, Jack Shainman, le galeriste de Marshall, annonçait le nom de l’acheteur sur Twitter, après avoir révélé son identité au New York Times. “Bravo Kerry James Marshall de continuer à écrire ainsi l’Histoire. Et félicitations à @diddy pour cette incroyable acquisition, vos projets pour l’avenir de la peinture sont enthousiasmants.” “J’étais au courant, nous en avions discuté, et il me semble que cela allait bien au-delà chez lui de la simple volonté de posséder une toile de Kerry James Marshall. C’était quelque chose de beaucoup plus profond : l’engagement d’un entrepreneur noir à la réussite
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MARIA BRITO, THE WOMAN WHO WHISPERS IN P. DIDDY’S EAR ON THE EVE OF NEW YORK’S AUCTION WEEK, NUMÉRO ART MET UP WITH THE INFLUENTIAL ART ADVISER IN HER MANHATTAN APARTMENT. “Lot number 5A is the Kerry James Marshall, and I’m going to start the bidding at $6 million,” announced auctioneer Oliver Barber at the Sotheby’s contemporary auction last May. The painting in question was Pastime (1997) which depicts African Americans enjoying a picnic in a way that echoes Seurat’s 1886 Un dimanche aprèsmidi à la Grande Jatte and Manet’s 1863 Le Déjeuner sur l’herbe. The bids soared, hammering down at $18.5 million – $21.1 million with fees – breaking the previous record for a living African-American artist. Just two days later, Marshall’s gallerist Jack Shainman announced the buyer on Twitter: “Congratulations Kerry James Marshall for continuing to make history. And congratulations @diddy for an amazing acquisition, we are excited about your plans for the future of the painting.” “I knew about it and we’ve talked about it, and I think that it has more meaning than just wanting to have a painting
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MARIA BRITO
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éclatante.” Ces mots sont de Maria Brito, la conseillère en art, depuis près de sept ans, de l’acheteur, Sean Combs – le rappeur, acteur, producteur et magnat des affaires plus connu sous le nom de Puff Daddy ou encore P. Diddy. Née au Vénézuela, installée à New York, Maria Brito a vécu ses années de formation à Caracas, durant une période de bouleversements politiques qui l’ont conduite à quitter le pays juste avant l’arrivée au pouvoir en 1999 du dictateur Hugo Chávez. “Comment faire pour maintenir les gens dans l’oppression ? Eh bien, vous faites en sorte qu’ils restent suffisamment ignorants pour continuer à voter pour vous, si vous voyez ce que je veux dire.” explique-t-elle avant de conclure : “Moi, je voulais partir.” Elle a ainsi postulé dans les meilleures universités de droit aux ÉtatsUnis (New York University, The University of Chicago, Columbia University et Harvard), qui l’ont toutes acceptée. “Évidemment, j’ai choisi Harvard, parce que personne ne peut refuser une opportunité pareille”, dit celle qui, en partant vivre aux États-Unis, devenait aussi une immigrée. Maria Brito reconnaît que, durant ses six premiers mois, elle a souffert de ce que l’on appelle parfois le syndrome de l’imposteur. Diplômée en droit de la prestigieuse Harvard Law School, elle a passé du premier coup l’examen d’entrée au barreau de New York. Elle a d’abord travaillé pour une start-up du web spécialisée dans les médias latino-américains. Sa société ayant disparu dans l’éclatement de la première bulle internet, elle a ensuite été embauchée dans un grand cabinet d’avocats d’affaires, où elle est restée huit ans. Élevée dans une famille de la classe moyenne vénézuélienne qui pouvait se permettre de collectionner des artistes locaux et de voyager, Maria Brito s’est intéressée très tôt aux arts et à la culture. Elle était même présente lors de la première édition d’Art Basel Miami, en 2002, à Miami Beach. Peu de temps après, elle devient collectionneuse. “Mon premier achat était une gravure de Keith Haring, achetée dans sa boutique de Soho [Le Pop Shop,
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by Kerry James Marshall,” says Maria Brito, who knew about it because she has worked as the art adviser to the rapper and entrepreneur Sean Combs – alias Diddy or P. Diddy – for about seven years. “It was very important for him as a black entrepreneur and man of wealth to have something that is so meaningful, and it’s also historical.” Brito’s path to becoming an art adviser to the rich and famous wasn’t so straightforward. The Venezuelan-born New Yorker spent her formative years in Caracas, during a time of political turmoil that saw her leave the country just before Hugo Chávez came to power in 1999. “It was bad even before Chávez because of the lack of social justice and opportunities. You oppress people by keeping them stupid so they carry on voting for you, you know what I mean? I really wanted to leave.” So she applied to the top U.S. law schools – NYU, Columbia, Chicago and Harvard – and was accepted at all of them. “Of course I was going to Harvard because nobody says no to that,” exclaims Brito, who admits she suffered from imposter syndrome during her first six months at the prestigious school. But she went on to graduate from Harvard and passed the New York State Bar Exam on her first try, afterwards working at an internet start-up before spending eight years as an attorney at a corporate law firm. Brought up in a middle-class family who collected Venezuelan artists and who could afford to travel, Brito always had an interest in art, and even attended the first Art Basel in Miami Beach in 2002. She entered the art world as a collector once her income enabled her to. “My first purchase was a print from the Keith Haring shop in SoHo,” she recalls. “That was not very sophisticated at the time, but it turns out to be a little more valuable than I thought it would be.” Brito also collected Latin American
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SA VOCATION LUI EST VENUE EN OBSERVANT UN COUPLE DE GALERISTES : “ILS NE SAVENT PAS DE QUOI ILS PARLENT, ILS N’Y METTENT AUCUNE PASSION. ILS DEVRAIENT PRENDRE MON JOB, ET MOI LE LEUR.” MARIA BRITO
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qui a fermé en 2006].” Elle s’est également mise à collectionner le travail d’artistes latino-américains comme Vik Muniz. L’idée de devenir conseillère en art lui est venue en observant les méthodes d’un couple de galeristes. Elle se rappelle avoir pensé alors : “Ils ne savent pas de quoi ils parlent, ils n’y mettent aucune passion. Ils font ça comme s’ils travaillaient en entreprise. Ils devraient prendre mon job, et moi le leur.” Maria Brito a donc travaillé son business plan et, en 2009, a décidé – consciente des risques – de sauter le pas, quittant un poste très bien payé de juriste d’affaires pour se lancer dans l’activité de conseil. “Pour la première fois de ma vie, j’avais besoin de faire quelque chose seulement pour moi, après avoir tout entrepris pour satisfaire mes parents, pour me plier à certaines normes, ou pour me comporter en bonne catholique”, dit-elle, avant de concéder que “c’était une décision complètement folle”. La future conseillère a demandé à son entourage de la mettre en relation avec des acquéreurs potentiels. Ses premiers clients ont été un couple à la recherche d’œuvres d’artistes brésiliens, qu’elle a aidés à acquérir des pièces de Beatriz Milhazes, Vik Muniz, Osgemeos ou Sergio Camargo. Elle s’est rapidement familiarisée avec les pratiques de ce milieu et y a noué de nombreux contacts. L’art advisor a construit son portefeuille de clients en attirant des acquéreurs très aisés venus du monde du droit et de la finance, mais aussi des célébrités comme Gwyneth Paltrow, ou P. Diddy qu’elle a connu par une relation commune. Elle l’a ainsi accompagné pour la première fois à Art Basel Miami en 2011, et l’a conseillé pour sa première acquisition. C’était un grand format sur papier de Keith Haring, tiré de sa série en noir et blanc mêlant des drapeaux et des représentations de Mickey : une manière pour Maria Brito de “boucler la boucle”.
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artists like Vik Muniz, and became better acquainted with galleries. The idea of becoming an art adviser germed after seeing others in action. “They don’t know what they’re talking about, they don’t have passion,” she remembers thinking. “They do it in such a corporate way, they should get my job and I should get theirs.” Brito put together a business plan and made an informed decision to leave her high-paying corporate law job and start art advising in 2009. “I needed to do something for myself for the first time in my life, because I felt like I was always pleasing my parents or trying to conform to certain standards, being the good Catholic girl. But it was a very crazy move,” she admits. She cast a net out to friends and family, and it was her husband who referred her to her first official clients, a couple looking for work by Brazilian artists. She helped them acquire pieces by Beatriz Milhazes, Vik Muniz, OSGEMEOS and Sergio Camargo. Although she had no traditional art-history or museum or gallery training, Brito quickly learned the ways of the art world, forming substantial connections in the process. Brito’s intelligence, ambition and authenticity helped build her business, earning her wealthy clients from the worlds of finance and law, and celebrity clients like Gwyneth Paltrow and Combs, who found her through a mutual friend. She accompanied Combs to his first Art Basel in Miami Beach in 2011, and helped him acquire his first piece – a large-scale Keith Haring on paper from the black-and-white series of flags and Mickey Mouse drawings. In a way it brought her back full circle from the very first Keith Haring piece she herself had purchased.
17—21 OCTOBER 2018 PREVIEW OCTOBER 16
16 RUE ALFRED DE VIGNY, 75008 PARIS PARISINTERNATIONALE.COM
650mAh, Hove
Damien & the Love Guru, Brussels
Max Mayer, Dusseldorf
1857, Oslo
Dawid Radziszewski, Warsaw
Misako & Rosen, Tokyo
A Thousand Plateaus, Chengdu
Deborah Schamoni, Munich
mother’s tankstation, Dublin|London
After 8 Books, Paris
Emalin, London
Norma Mangione, Turin
Agustina Ferreyra, Mexico DF
Federico Vavassori, Milan
Öktem Aykut, Istanbul
Antoine Levi, Paris
Fons Welters, Amsterdam
Park View/Paul Soto, Los Angeles
Artkartell projectspace, Budapest
Gianni Manhattan, Vienna
Project Native Informant, London
Atlanta Contemporary, Atlanta
Goswell Road, Paris
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Bodega, New York
Gregor Staiger, Zurich
ROH Projects, Jakarta
BQ, Berlin
Horizont, Budapest
Simone Subal, New York
Carlos/Ishikawa, London
ICA, London
Southard Reid, London
Chapter, New York
Isabella Bortolozzi, Berlin
Stereo, Warsaw
Christian Andersen, Copenhagen
Joseph Tang, Paris
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Koppe Astner, Glasgow
The Performance Agency, Berlin
Cordova, Barcelona
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Union Pacific, London
Crèvecoeur, Paris
Life Sport, Athens
Wschód, Warsaw
Croy Nielsen, Vienna
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L’AGENDA
1. THEASTER GATES, FONDATION PRADA, MILAN
L’artiste américain explore les passionnantes archives de la Johnson Publishing Company qui a contribué, notamment à travers le magazine Ebony, à façonner l’identité afro-américaine contemporaine. JUSQU’AU 14 JANV
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2. ANDY WARHOL – FROM A TO B AND BACK AGAIN, WHITNEY MUSEUM, NEW YORK
Première rétrospective américaine consacrée à la légende du pop art depuis 1989. 12 NOV – 31 MARS
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3. KEVIN BEASLEY, WHITNEY MUSEUM, NEW YORK
Premier solo show new-yorkais pour ce jeune artiste très en vue qui s’intéresse à l’héritage de l’Amérique du Sud. AUTOMNE 2018 4. UNE AVANT-GARDE POLONAISE, CENTRE POMPIDOU, PARIS
Une plongée dans l’œuvre, les théories artistiques et les engagements sociaux de Katarzyna Kobro et Wladyslaw Strzeminski, couple d’artistes modernes, révolutionnaires et discrets. JUSQU’AU
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5. CHRISTODOULOS PANAYIOTOU, GALERIE KAMEL
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MENNOUR, PARIS
L’artiste pour qui l’histoire complexe de son pays, Chypre, et les questions économiques ont été une grande source d’inspiration investit les espaces de la galerie Kamel Mennour. JUSQU’AU 24 NOV
6. EMILIO VEDOVA, GALERIE THADDAEUS ROPAC, PARIS
La galerie Thaddaeus Ropac offre une belle opportunité de redécouvrir le travail sauvage et expressif du peintre italien né en 1919. JUSQU’AU
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7. BRUCE NAUMAN : DISAPPEARING ACTS, MOMA PS1, NEW YORK
Au tour de l’institution new-yorkaise d’accueillir la rétrospective événement de l’artiste américain qui avait tant convaincu au Schaulager de Bâle. 21 NOV - 25 FÉV
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PREMIÈRE FOIRE INTERNATIONALE DÉDIÉE AU MEDIUM PHOTOGRAPHIQUE
8.11 NOV 2018 GRAND PALAIS SECTEURS DE LA FOIRE GALERIES / EDITIONS / PRISMES / CURIOSA / FILMS PROGRAMMATION EXPOSITIONS / CONVERSATIONS / PRIX / DÉDICACES
Partenaires officiels
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PARIS
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LES INVITÉS DU MOIS
CHANTAL CROUSEL & NIKLAS SVENNUNG PORTRAIT PAR JEAN-LUC MOULÈNE
Jean-Luc Moulène, portrait de Chantal Crousel et de Niklas Svennung, 2018. Jean-Luc Moulène/ADAGP, Paris (2018)
Courtesy of Tony Cragg
CI-CONTRE, DE HAUT EN BAS FIVE OBJECTS (1980), TONY CRAGG. OBJETS DIVERS EN PLASTIQUE, 40 X 3 000 X 350 CM. STACK (DOUBLE) [1980], TONY CRAGG. MATÉRIAUX DIVERS, 350 X 600 CM.
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CHANTAL CROUSEL/NIKLAS SVENNUNG
PARIS
CETTE GALERISTE QU’ON DIT TIMIDE MARQUE DEPUIS 1980 DE SON EMPREINTE LA SCÈNE PARISIENNE. EXIGEANTE ET INTELLO… SANS DOUTE. FRONDEUSE ET ESPIÈGLE, AUSSI. ET SI L’ART N’ÉTAIT QU’UN JEU, DE FORMES, DE LANGUES ET D’AMITIÉS ? RENCONTRE AUX CÔTÉS DE SON FILS ET ASSOCIÉ, NIKLAS SVENNUNG. PROPOS RECUEILLIS PAR THIBAUT WYCHOWANOK
FR Numéro art : À l’origine de toute vocation artistique, que l’on soit artiste ou galeriste, il y a souvent une rencontre ou un moment charnière. Qu’en est-il pour vous ? Niklas Svennung : Tu ne veux pas raconter l’histoire de Man Ray et de l’avenue Louise ? Chantal Crousel : Oui, ça, bien sûr. [Rires.] Avant mon départ pour Paris en 1972, je travaillais à Bruxelles comme secrétaire de direction pour Clark, une société de chariots élévateurs. À l’heure du déjeuner, je me baladais avenue Louise, et j’ai été interpellée par un petit dessin encadré présenté dans la vitrine d’un magasin. Je suis entrée − je ne savais pas que c’était une galerie − et la dame m’a tellement bien expliqué ce dessin que je l’ai acheté. C’était un Man Ray. Je l’ai toujours. J’avais toujours été attirée par l’art, mais cette dame m’a révélé d’autres dimensions. On pouvait non seulement être émerveillé, mais aussi transmettre cet émerveillement.
Vous ouvrez la Galerie Chantal Crousel quelques années plus tard, en 1980. Quelle a été votre première exposition ? C.C. : Avant, il y a d’abord eu une brève expérience de galerie, ouverte en 1976 avec un compagnon d’études d’histoire de l’art, Jacques Blazy : La Dérive. Les gens se sont moqués du nom. Venu assister au vernissage de l’exposition de Christian Dotremont, Un temps lapon d’écritures, le peintre belge Pierre Alechinsky a dit : “Au moins, avec La Dérive, on sait où on va.” [Rires.] Le dialogue entre l’art primitif que proposait Jacques Blazy et l’art contemporain que je défendais n’a pas pris. La galerie a fermé en 1978. Un an après, en rendant visite à mon ami Jan Hoet, directeur du musée d’Art contemporain de Gand, je rencontre Tony Cragg. Jan préparait l’exposition Kunst in Europa na ‘68 [L’art en Europe après 68], qui allait devenir une référence internationale. Tony lui montrait son travail. Je découvre un nouveau langage en sculpture, créé par l’assemblage
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CHANTAL CROUSSEL AND NIKLAS SVENNUNG THEY SAY SHE’S SHY, BUT GALLERIST CHANTAL CROUSSEL HAS BEEN SHAPING THE PARISIAN SCENE SINCE 1980. SHE’S DEMANDING AND INTELLECTUAL, AND CHEEKY AND REBELLIOUS TOO. WHAT IF ART WERE JUST A GAME OF FORMS, LANGUAGES AND FRIENDSHIPS? WE MET UP WITH HER AND HER SON AND BUSINESS PARTNER, NIKLAS SVENNUNG. Numéro art: Behind any artistic calling, there’s often a pivotal meeting or moment. What was yours? Niklas Svennung: Why don’t you tell the story about Man Ray in Avenue Louise? Chantal Crousel: Ah yes that, of course! [Laughs.] Before leaving for Paris in 1972, I worked as an executive secretary in Brussels for Clark, a forklift-truck firm. One lunchtime, I was walking along Avenue Louise, and I was struck by a small framed drawing in a very large shop window. So I went in – I didn’t know it was a gallery – and the woman explained the drawing and its context so well that I ended up buying it. It was a Man Ray. I still have it. I’d always been attracted by art, but this woman opened up new dimensions for me. Not only could one experience wonder, one could also convey it to others.
You opened Galerie Chantal Croussel in 1980. What was your first show? C.C: Before that, there was a brief gallery experience with a space I opened in 1976 with Jacques Blazy, a fellow arthistory student – La Dérive [“Drifting”]. People made fun
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CHANTAL CROUSEL/NIKLAS SVENNUNG
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CI-CONTRE, DE GAUCHE À DROITE ET DE HAUT EN BAS 13 SEEN AT CONRAD FISCHER’S (1972), ROBERT FILLIOU. TECHNIQUES MIXTES SUR TOILE, 115 X 90 CM. RADIO PRINTEMPS (1996), RIRKRIT TIRAVANIJA. TABLE, CHAISES ET MATÉRIEL D’ENREGISTREMENT, DIMENSIONS VARIABLES. MEASURES OF DISTANCE (1988), MONA HATOUM. FILM VIDÉO COULEUR ET SON, DURÉE : 15 MIN, 35 S. UNE PRODUCTION WESTERN FRONT VIDEO, VANCOUVER. DOUBLE PAGE SUIVANTE SHE WAS MORE LIKE A BEAUTY QUEEN FROM A MOVIE SCENE (2009), DANH VO. TECHNIQUE MIXTE, 54,5 X 96,5 X 13,5 CM.
d’objets usagés, de matériaux, de couleurs, offrant une vision taillée dans le vif de notre société, d’une poésie émouvante. Une rupture totale avec les Henry Moore de la génération précédente. Jan me demande si je peux reconduire Tony à la gare. Dans la voiture, je lui demande : “Tu veux faire une exposition à Paris ?” N.S. : Mais tu n’avais pas encore d’espace ! C.C. : Non ! [Rires.] Mais je connaissais Bob Calle, le père de Sophie Calle. Il était alors directeur de l’hôpital Pierre-et-Marie-Curie. Il a mis un énorme garage désaffecté à notre disposition où, avec Tony, j’ai installé les œuvres de l’exposition de Gand. Ensuite a eu lieu la première exposition de Tony à la galerie, avec d’autres sculptures, fondées sur le même principe de récupération-assemblage. L’une des particularités de la galerie est d’avoir défendu dès ses débuts des artistes étrangers, souvent peu connus en France. C.C. : Quand j’ai quitté Bruxelles pour m’installer à Paris avec celui qui allait devenir mon deuxième mari − le père d’Eva et Niklas Svennung − j’ai fait un stage à la Galerie Alexandre Iolas, boulevard Saint-Germain. Iolas était d’origine grecque. Il voyageait beaucoup et ramenait des artistes à Paris. J’ai trouvé naturel de faire pareil. N’étant pas française, pourquoi me mettre en concurrence avec les galeries parisiennes qui, logiquement, défendaient des artistes nationaux ? Quand j’ai ouvert la galerie, les ventes étaient rares et à part quelques musées français les acheteurs étaient souvent étrangers. Les Français venaient voir, mais tout ce qui n’était pas rassurant ou familier les rendait réticents. La situation a-t-elle changé ? C.C. : Pas tellement. [Rires.] N.S. : Un peu quand même. Mais, dans la presse, le niveau est
affligeant. Il n’y a pas de critiques − pas dans les quotidiens en tout cas. Heureusement, certains journalistes spécialisés mettent en lumière des artistes intéressants, souvent déjà connus à l’étranger. C.C. : Pour l’exposition A comme Accident, en 2001, qui s’intéressait
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of the name. Belgian painter Pierre Alechinsky said, “With La Dérive, at least we know where we’re going.” [Laughs.] The dialogue between the primitive art that Jacques proposed and the contemporary art I was championing didn’t work out. The gallery closed in 1978. A year later, while visiting my friend Jan Hoet, director of the contemporary-art museum in Ghent, I discovered Tony Cragg. Jan was working on the show Kunst in Europa na’ 68, and Tony was showing him his work. I discovered a new language in sculpture, created by assembling used objects, materials and colours, a visceral view of society that was very moving and poetic. Jan asked me to drive Tony to the station. In the car, I couldn’t help myself and asked, “Would you like to do a show in Paris?” One of the particularities of your gallery is that from the very beginning it showed foreign artists who were often unknown in France. C.C: When I left Brussels for Paris, to join the man who would become my second husband (the father of Niklas and Eva), I did an internship at the Alexandre Iolas Gallery on Boulevard Saint-Germain. Iolas was Greek, he travelled a lot and brought artists back to Paris. So that seemed completely natural to me. Not being French, why go into competition with Parisian galleries which, logically, represented French artists? When I opened the gallery, sales were few and, apart from a couple of French museums, most of the buyers were foreign. The French came to see what I had, but they weren’t open to what wasn’t reassuring or familiar. Have things changed? C.C: Not really. [Laughs.]
Courtesy of Rirkrit Tiravanija and Galerie Chantal Crousel, Paris. Courtesy of Mona Hatoum and Galerie Chantal Crousel, Paris. Double page suivante : Courtesy of Danh Vo and Galerie Chantal Crousel, Paris. Photo : Florian Kleinefenn
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CI-DESSUS LOGONEIGE JURE-MOI DE JOUER (18/05/1976), CHRISTIAN DOTREMONT. TIRAGE EN 3 EXEMPLAIRES POUR LA GALERIE LA DÉRIVE.
DÉCEMBRE
CHANTAL CROUSEL/NIKLAS SVENNUNG
PARIS
“OUI, JE JURE TOUS LES JOURS ! ET JE JOUE TOUS LES JOURS. NE PAS SE PRENDRE AU SÉRIEUX A BEAUCOUP À VOIR AVEC MA BELGITUDE.” CHANTAL CROUSEL
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à l’usage des lettres et des mots dans les œuvres d’art, les commentaires de la presse étaient lapidaires : “Exposition difficile d’accès.” [Rires.] Tout ça parce qu’il y avait du Robert Filliou. Si la presse ne peut pas expliquer l’intérêt d’une exposition avec Thomas Hirschhorn, Mona Hatoum et Marcel Broodthaers… La langue et le texte forment un fil rouge dans le programme de votre galerie, tout comme une forme d’engagement politique. C.C. : C’est une nécessité. Questionner, interpeller, exprimer un sens à notre vie, à notre rôle dans la société. Être source de frictions. Regarder une œuvre pour autre chose que sa beauté. Depuis l’art pariétal, l’homme crée par nécessité de s’exprimer, pas pour faire joli. La véritable beauté n’est pas le but, elle s’affirme après l’acte. N.S. : Les artistes ont la capacité d’exprimer les mutations de la société, ce qu’il est difficile de percevoir. Dans leur champ d’action, ils peuvent aussi avoir une dimension politique. Quand on perçoit les limites d’une forme d’expression − la photographie ou la peinture par exemple −, essayer de les dépasser est une attitude politique. Certains artistes iconiques de la galerie, rattachés plus tard à l’esthétique relationnelle comme Rirkrit Tiravanija, ont aussi repensé les relations sociales à travers leurs œuvres. C.C. : Sa première œuvre à la galerie était une station radio : Radio Printemps [1996]. Rirkrit avait installé un studio d’enregistrement et fait imprimer une affiche avec un numéro de téléphone pour que les gens puissent s’inscrire et enregistrer un message, de la musique, dans toutes les langues… Ces enregistrements seraient retransmis deux semaines plus tard sur Radio FG. Les affiches devaient être placardées dans des laveries, des boulangeries… Pour les interludes, Rirkrit avait apporté un CD avec de la musique bouddhiste chantée à la cour du roi de Thaïlande. Ce n’était pas une exposition productive − au sens commercial − mais une belle manière pour l’artiste de voir jusqu’où pouvait aller notre engagement. Un artiste et un galeriste doivent se mériter.
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EN N.S: A bit though. But the quality of the press is deplorable. There are no real critics – not in the dailies anyway. Fortunately, some specialist journalists shine the spotlight on interesting artists, who are often already known abroad.
Language and text are a common thread in the gallery’s programming, as is a form of political commitment – a political way of considering art. C.C: It’s a necessity. Challenging, provoking, giving some kind of meaning to life, to our role in society. Being a source of friction. Looking at a work for something other than its beauty. Since the advent of cave painting, people have created to express themselves, not just to make something pretty. True beauty isn’t the goal, it comes through after the act. N.S: Artists have this ability to express changes in society, which is difficult to perceive. They can also be political within their field of action. When you sense the limits of a form of expression – photography or painting, for example – trying to go beyond them is a political attitude. Some of the gallery’s artists, like Rirkrit Tiravanija, have examined social relationships in their work. C.C: Rirkrit’s first piece at the gallery was a radio station: Radio Printemps [1996]. He set up a recording studio and printed a poster with a phone number on it so that people could call up and record a message, music, etc. in any language... All of the recordings would be broadcast two weeks later on Radio FG. The posters were meant to be hung in laundromats and bakeries. For the interludes, Rirkrit had brought a CD of Buddhist music from the Thai court. It wasn’t a productive exhibition in the commercial sense, but a lovely way for the artist to test us, to see how
FR N.S. : Ce fut la même chose avec Danh Vo, qui a d’ailleurs été
l’étudiant de Rirkrit. Danh était encore plus dans le jeu. Nous voulions l’inviter pour Bijoux de famille [2009], une exposition qui s’intéressait aux questions portant sur la filiation, l’héritage, ce qui peut avoir de la valeur… C.C. : Nous étions en pleine crise économique. Il s’agissait aussi d’un jeu sur les bijoux de famille qu’on est obligé de vendre. N.S. : Danh nous a dit : “O.K. Très bien. J’ai quelque chose en tête. Si vous voulez m’avoir, vous devez acheter un objet aux enchères.” Quel était cet objet ? N.S. : Un drapeau américain couvert d’accessoires ayant appartenu
à un soldat durant la guerre de Sécession, le tout très recherché par les fanatiques de cette période. Je demande alors à Danh de me dire jusqu’à quel prix nous devons pousser les enchères. Il me répond simplement : “Ça, c’est à toi de décider.” On était dans le cœur du sujet : la question de la valeur. Danh est toujours laconique et ne peut s’empêcher de transformer tout échange ou discussion en jeu. On a fini par proposer un prix, élevé. Ensuite, lors de l’exposition, on a accroché l’œuvre au mur, exactement comme elle était montrée dans le catalogue. Jure-moi de jouer est le titre énigmatique de l’ouvrage retraçant l’histoire de la galerie, que vous publiez fin 2018… C.C. : En 1970, à Bruxelles, j’étais décidée à reprendre mes études d’histoire de l’art. Je me suis intéressée au mouvement Cobra dont Christian Dotremont avait été le fondateur en 1948, et auquel j’ai consacré mon mémoire de licence. Au moment où je le rencontre, Dotremont est tuberculeux. En 1976, il entreprend malgré tout un voyage en Laponie où il trace des “logoneiges” avec un bâton dans la neige givrée, un peu à la manière de ses “logogrammes” [des encres de Chine sur papier où l’écriture se fait peinture]. Les photographies de ces logoneiges et logogrammes seront exposées
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committed we were to him. An artist and a gallery owner have to be worthy of each other. I find that quite beautiful. N.S: It was the same thing with Danh Vo, who, moreover, was a student of Rirkrit’s. With Danh it was even more of a game. We wanted to invite him for Bijoux de famille [Family Jewels, 2009], which looked at issues of filiation, inheritance and what has value. C.C: We were in the middle of an economic crisis. It was also a nod to being forced to sell one’s family jewels. N.S: Danh said, “Okay. Very good. I’ve got something in mind. But if you want me, you’ll have to buy an item that’s up for sale at auction.” What was the object? N.S: An American flag covered with accessories that had
belonged to a soldier in the American Civil War – very sought after by aficionados. I asked Danh what price we should bid up to at the auction, he simply replied, “That’s up to you.” That was the heart of the matter: the question of value. Danh is always laconic and can’t help turning every discussion into a game. We ended up bidding high. During the exhibition we hung the piece on the wall, exactly as it had been shown in the catalogue. Jure-moi de jouer [Swear you’ll play] is the rather enigmatic title of a book you’re publishing about the history of the gallery at the end of 2018. C.C: In Brussels, in 1970, I decided to go back to school to study art history. I became interested in Cobra, the group founded in 1948 by Christian Dotremont, who I wrote my undergrad thesis about. Dotremont had tuberculosis when I met him – I visited him regularly at the sanatorium. In 1976, he nonetheless took a trip to Lapland, where
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CHANTAL CROUSEL/NIKLAS SVENNUNG
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PAGE PRÉCÉDENTE LOGONEIGE JURE-MOI DE JOUER (18 MAI 1976), CHRISTIAN DOTREMONT. TIRAGE EN 3 EXEMPLAIRES POUR LA GALERIE. CI-DESSUS ÉCHARPE (1996), THOMAS HIRSCHHORN. 22 X 110 CM.
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aux mois de mai et juin 1977 à La Dérive. Le logoneige Jure-moi de jouer n’est pas le plus beau, mais ça n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est ce geste : écrire en sachant que tout aura disparu le lendemain. L’expression “Jure-moi de jouer” est importante à vos yeux… C.C. : Elle donne le ton et l’esprit qui ont présidé à la création de la galerie. Jurer est un acte grave, qui engage à des niveaux moraux divers, et qui est fondé sur des critères de vérité. Et jouer, c’est prendre des risques. J’avais d’emblée adhéré à la conjugaison des deux : s’engager à accomplir quelque chose de grave, de profond, avec légèreté − découvrir, y croire, partager. Dans la continuité, la remise en question et la jubilation. Cette devise devrait être celle de chaque artiste, mais aussi de chaque amateur d’art. Comment avez-vous transmis cet état d’esprit à votre équipe et à votre fils, qui est aujourd’hui votre associé ? N.S. : En jurant tous les jours… [Rires.] C.C. : Oui, je jure tous les jours ! [Rires.] Et je joue tous les jours. Je ne gagne pas tous les jours. Mais je ne perds pas tous les jours. Ne pas se prendre au sérieux a beaucoup à voir avec ma belgitude. Les Belges se sont toujours moqués des autres comme d’euxmêmes. À l’époque des surréalistes, la chapelle française suivait religieusement André Breton. En Belgique, Marcel Mariën, Magritte ou Dotremont s’attaquaient à tous les dogmes. Les Belges se moquaient avec autodérision des Français. Cette différence persiste. Quand je me suis installée à Paris, je me suis plus facilement liée d’amitié avec des gens de Grenoble ou de Tarbes qu’avec des Parisiens qui, eux, se moquaient de ma façon de m’habiller et de m’exprimer. Au début, cela m’a donné des complexes. Mais l’essentiel était – et est toujours – d’avoir la confiance des artistes dans lesquels on croit. Jure-moi de jouer, Is-Land Édition, 544 p., à paraître fin 2018.
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he traced “snowlogograms” with a stick in the frozen snow, a little like his “logograms” [works in ink on paper where writing becomes painting]. The photos of these snowlogograms and logograms were shown in May and June 1977 at La Dérive. The snowlogram Jure-moi de jouer isn’t the most beautiful, but that doesn’t matter. What counts is the gesture, writing in the snow, knowing that everything will be gone the next day. The phrase “Jure-moi de jouer” is important to you. C.C: It set the tone for the creation of the gallery. Swearing is a serious thing, with moral implications, founded in truth. Playing means taking risks. I immediately liked the combination: committing to doing something serious but with levity. Continuous questioning and jubilation. It’s a slogan every artist should adopt, but also every art lover. How did you convey this thinking to your team and to your son, who today is your partner? N.S: By swearing every day... [Laughs.] C.C: Yes, I swear every day! [Laughs.] And I play every day. I don’t win every day. But I don’t lose every day either. Not taking myself seriously has a lot to do with my Belgianness. The Belgians have always made fun of others as well as themselves. At the time of the Surrealists, the French religiously followed André Breton, but in Belgium, Marcel Mariën, Magritte and Dotrement attacked every dogma. The Belgians made fun of the French with self derision. When I moved to Paris, it was easier to make friends with people from Grenoble and Tarbes than with Parisians, who made fun of how I dressed and talked. I had a complex about it to start with, but the main thing was – and still is – to trust the artists you believe in.
Courtesy of Thomas Hirschhorn and Galerie Chantal Crousel, Paris. Page précédente : Courtesy of Caroline Ghyselen
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December 6–9, 2018 The Wolfsonian–FIU, Miami Beach
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COLLECTION LAMBERT
AVIGNON
UNE CRÉATION ORIGINALE DE
FRANCESCO VEZZOLI EXPLORATEUR GÉNIAL DES LIENS ENTRE L’ART CONTEMPORAIN, LA CULTURE DE MASSE ET LE STAR-SYSTÈME, L’ARTISTE ITALIEN SE RÉINVENTE EN CURATEUR ÉRUDIT À LA COLLECTION LAMBERT EN AVIGNON. POUR NUMÉRO ART IL A BRODÉ CINQ NOUVELLES ŒUVRES INSPIRÉES PAR SON EXPOSITION. PROPOS RECUEILLIS PAR THIBAUT WYCHOWANOK FR Numéro art : À la Collection Lambert en Avignon, vous concevez une exposition thématique avec de nouvelles pièces mais aussi des œuvres de Cy Twombly, Louise Lawler, Giulio Paolini… Francesco Vezzoli : J’ai sélectionné des œuvres de ces trois artistes que je respecte profondément et je les entremêle avec mon propre travail. Chacune des pièces tisse un dialogue avec l’héritage classique et permet d’appréhender comment différentes générations d’artistes se sont confrontées à l’histoire de l’art d’il y a 2 000 ans. L’approche de Cy Twombly est évidemment abstraite et conceptuelle, celle de Giulio Paolini tient du sacré, son respect est immense. Celle de Louise Lawler est ironique. Et je dirais que ma démarche est blasphématoire. J’achète dans les ventes aux enchères des pièces antiques originales que je peins avec les couleurs qu’elles étaient censées avoir à l’origine.
Vous vous tournez de plus en plus vers la conception d’exposition. On se souvient, l’année dernière, de votre exposition à la Fondation Prada sur les liens entre la télé italienne et l’art dans les années 70. Mon activité de curateur a clairement pris le pas sur mon travail d’artiste, ces dernières années. C’est une prise de risque réelle, celle d’être jugée par des commissaires d’expositions professionnels et par des universitaires, mais c’est toujours plus amusant que de jouer le rôle de l’artiste officiel, une position délicate aujourd’hui. D’un côté, vous êtes particulièrement privilégié, car le marché se porte bien et attire de nombreux investisseurs. De l’autre, comme le faisait remarquer un chercheur en économie, tous les domaines créatifs suivent un arc. Et quand cet art est à ce point gonflé par des intérêts financiers, il est très difficile de maintenir une quelconque créativité. L’arc chute…
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FRANCESCO VEZZOLI AT COLLECTION LAMBERT Numéro art: At the Collection Lambert in Avignon,
you’re curating a thematic exhibition with new pieces as well as works by Cy Twombly, Louise Lawler, and Giulio Paolini. Francesco Vezzoli: I chose works from three artists that I respect enormously—Cy Twombly, Louis Lawler, and Giulio Paolini—and interweaved them with my own work. Each of the pieces sews a dialogue with classical heritage, allowing the visitor to see how different generations of artists confronted this 2000-year-old art historical heritage. Cy Twombly’s approach is abstract and conceptual. Paolini’s work has a sacred tenor; he has immense respect for classical art. Louise Lawler is ironic. And I’d say my own approach is blasphemous. I buy original antique pieces at auction shows and paint them in the colors they were supposed to be originally. You seem to be turning increasingly toward curating. Your exhibit last year at the Prada foundation was about the links between Italian television and art. Clearly my work as a curator is outpacing my art career these past few years. You risk being judged by professional curators and academics, but it’s also more amusing than playing the role of the official artist. The official artist role is delicate today. On one side, you’re privileged; the market is doing well and attracting numerous investors. On the other, as a research economist recently pointed out, all creative domains follow an arc. When financial interests are inflating art this much, it’s very difficult to maintain any kind of creativity. And the arc takes a nosedive…
CI-DESSUS HOMAGE TO CY TWOMBLY: SELF-PORTRAIT AS A ROMAN STATUE CRYING “PARADISE” (2018). IMPRESSION LASER SUR TOILE ET BRODERIE AU CROCHET.
CI-DESSUS HOMAGE TO CY TWOMBLY: A ROMAN SATYR CRYING“THREE DIALOGUES, SYMPOSIUM” (2018). IMPRESSION LASER SUR TOILE ET BRODERIE EN MÉTAL.
CI-DESSUS HOMAGE TO CY TWOMBLY: A ROMAN HEAD OF A MAN CRYING “THREE DIALOGUES, PHAEDRUS” (2018). IMPRESSION LASER SUR TOILE ET BRODERIE EN MÉTAL.
CI-CONTRE DREAMING OF CY TWOMBLY COLLECTING MY WORK (2018). IMPRESSION LASER SUR TOILE ET PEINTURE.
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FRANCESCO VEZZOLI
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AVIGNON
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Les artistes sont-ils entravés par le marché ? Soyons clair, je ne porte aucun jugement moral. Le problème vient de moi. La situation actuelle m’ennuie profondément. Mes débuts en tant qu’artiste se sont déroulés dans les années 90 à Londres, en pleine explosion du mouvement des Young British Artists. Il n’était question que de glamour, de paillettes, de propositions fortes et percutantes. Mais nous n’avons assisté à l’apparition d’aucun autre mouvement depuis. Où sont les nouvelles idéologies ?
Does the market impede artists? To be clear, I’m not making any moral judgments. The problem comes from me. I find the current situation profoundly boring. My beginnings as an artist were in 90s London, right when the Young British Artists exploded onto the scene. It was all about glamour, glitter, and strong, punchy statements. But we haven’t seen another movement since. Where are the new ideologies?
Pourquoi avoir décidé de vous lancer dans la conception d’expositions ? Les propositions actuelles des institutions ne vous convenaient pas ? La multiplication des solo shows m’ennuie. J’admire Bruce Nauman mais j’ai déjà assisté à trois rétrospectives différentes de cet artiste. Je ne vois pas l’intérêt d’en voir une quatrième. Ce type d’exposition est parfait pour le touriste moyen, et je respecte ça. Mais vous ne pouvez pas me demander d’y prendre du plaisir. Je connais déjà le travail présenté, je sais qui le soutient dans le milieu de l’art, et je sais même à qui appartiennent les œuvres. C’est comme aller voir un film après avoir passé cinq mois sur le tournage. La magie a totalement disparu.
Why did you decide to jump into curating? Are you disappointed with the current institutional exhibits? The multiplication of solo shows bores me. I admire Bruce Nauman, but I’ve already attended three different retrospectives. I don’t see the point of seeing a fourth. This kind of exhibition is perfect for the average tourist, and I respect that. But you can’t ask me to get any pleasure from it. I already know the work presented, I know who in the art world is supporting it, I even know who owns the pieces. It’s like going to see a movie after spending five months on the set. The magic has completely disappeared.
Que proposez-vous pour remplacer ces blockbusters qui, par ailleurs, permettent de faire gonfler la cote des artistes ? Les musées pourraient se consacrer à des expositions thématiques qui soient des vraies prises de risque : créer des alchimies entre des œuvres et des artistes, combiner les propositions, ou au contraire favoriser les oxymores, mettre en avant des sujets dont les musées ne se font jamais l’écho.
What do you propose as an alternative to these blockbuster shows, which also inflate the artists’ positions on the market? Museums can focus on thematic exhibitions that take true risks: creating alchemies between artworks and artists, combining proposals, or to the contrary, favoring oxymorons, or giving a platform to the subjects that have never found a place in museums before.
Ce serait commercialement risqué. Le public est attiré par les grands noms et les institutions, même en France, sont de plus en plus dépendantes de la billetterie. Sans compter que les expositions sont de plus en plus financées par les galeries qui préfèrent valoriser un de leurs artistes. Evidemment, ce n’est pas rentable du point de vue du marché. Mais il y a assez de galeries dans le monde qui travaillent à faire la promotion des artistes. Les institutions devraient travailler à stimuler les jugements et les points de vue différents. Revenons à l’exposition à la Collection Lambert en Avignon. Pourquoi se tourner vers l’art classique aujourd’hui ? C’est comme lorsque vous lisez un ouvrage écrit il y a plusieurs centaines d’années. Vous y trouvez toujours quelque chose qui fait écho au monde d’aujourd’hui. Aux xve et xvie siècles, par exemple, les sculptures étaient faites de combinaisons : un bras venait d’une œuvre du iie siècle, le buste, du siècle précédent, et la tête, elle, venait juste d’être créée. On traitait les œuvres comme de simples marchandises… Un peu comme aujourd’hui. Surtout, c’est une
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That would be risky, commercially. The public is attracted to big names, and institutions, even in France, are increasingly dependent on ticket sales. On top of that, galleries, who prefer to promote one of their artists, are increasingly financing the exhibitions. Evidently, it’s not profitable from a marketing standpoint. But there are enough galleries in the world that work toward artist promotion. Institutions should work to stimulate different discussions and points of view. Let’s go back to the Lambert Collection. Why turn toward classical art today? It’s like when you read something written several centuries ago. You always find something that echoes today’s world. In the XV and XVI centuries, for example, sculptures were combinations: an arm came from a 2nd century piece, the bust from the last century, and the head was new. Artwork
CI-CONTRE PORTRAIT OF CY TWOMBLY CRYING A MACRAME’ FISH (2018). IMPRESSION LASER SUR TOILE ET MACRAMÉ.
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FRANCESCO VEZZOLI
AVIGNON
“LA MULTIPLICATION DES MÊMES SOLO SHOWS M’ENNUIE. CE TYPE D’EXPOSITION EST PARFAIT POUR LE TOURISTE MOYEN, ET JE RESPECTE ÇA. MAIS VOUS NE POUVEZ PAS ME DEMANDER D’Y PRENDRE DU PLAISIR.” FR
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manière de mettre en lumière l’aporie de la création actuelle. Des artistes pensent faire quelque chose de nouveau en montrant du sexe d’une manière frontale, alors qu’on en voyait déjà sur les fresques de Pompéi il y a plus de 2 000 ans. C’est une manière de dire aux artistes : “Ne faites pas encore une fois ce statement, cela a déjà été fait il y a deux millénaires !” Ces solutions ont été épuisées, il est temps de chercher de nouvelles voies. Évidement, ouvrir l’art à d’autres perspectives ne fait pas l’affaire de tout le monde. Certains y perdront leur influence et leur pouvoir… On pourrait par exemple réfléchir à l’absence d’art contemporain à la télévision. La vente d’une œuvre d’un grand artiste actuel génère plus d’argent que toutes les ventes du nouvel album d’un chanteur célèbre. Mais le chanteur, lui, sera passé trois cents fois à la télévision… Votre travail interroge depuis longtemps les processus de légitimation culturelle : qui décide ce qu’est l’art, là où il doit être montré, ce qui le distingue ou non de la culture populaire… En Italie, nous avons peu de prix Nobel. L’un des derniers fut attribué à l’écrivain Dario Fo, qui était également peintre. Quelques années avant sa mort, un critique culturel lui rend visite et s’extasie sur ses peintures : ”Oh mon Dieu, Dario, ces œuvres sont incroyables !” Dario Fo a répondu simplement : “Ces peintures ne valent rien.” Il avait peut-être reçu le prix Nobel, et ses livres étaient sans doute étudiés dans le monde entier, mais il n’était pas dupe pour autant du mécanisme à l’œuvre derrière cette flatterie. Dario Fo était lucide : ce n’est pas parce qu’on est bon dans un domaine artistique qu’on est bon dans tous les autres. Mais si j’en avais l’opportunité, j’aimerais exposer ces peintures dans un musée aux côtés de Marc Chagall et de Mark Rothko. Et j’obligerais ainsi le public à décider : l’intelligence de cet homme suffit-elle à donner de la valeur à ses peintures ? Francesco Vezzoli, à partir du 4 décembre, Collection Lambert, Avignon.
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was treated like a any other merchandise…a bit like today. It’s especially a way of shedding light on the current creative aporia. Artists think they’re doing something new by showing frontal sex, which was already present in over 2000-year-old frescoes in Pompeii. It’s a way of saying to artists: “Don’t make this statement again, it’s already been made two millennia ago.” These solutions are used up; it’s time to look for new ones. Of course, opening art up to new perspectives isn’t for everyone. Some will lose their influence and power…. We could reflect on the absence of contemporary art in television, for example. The sale of an artwork by a famous contemporary artist generates more money than all the album sales of a famous singer. But the singer will be on television three hundred times…. Your work has interrogated the processes of cultural legitimization for a long time: who decides what art is, where it should be shown, what distinguishes it from or aligns it with popular culture, etc. In Italy, we have few Nobel Prize winners. One of the last ones was attributed to the writer Dario Fo, who is also a painter. A few years before his death, a cultural critic visited him and raved about his paintings, “Oh my god, Dario, these paintings are amazing!” Dario Fo simply responded, “These paintings are worthless.” He might have received a Novel prize, his books were studied all over the world, but he wasn’t a dupe when it came to the mechanism at work behind flattery. Dario Fo was lucid: being talented in one artistic domain doesn’t mean that we’re good in all of the others. But if I had the opportunity, I’d like to exhibit his paintings in a museum next to Chagall and Rothko. And I’d let the public decide. Does this man’s intelligence suffice to give merit to these paintings?
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ART BASEL/FRIEZE
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ÉTATS-UNIS, LA BATTLE DES FOIRES EN FÉVRIER PROCHAIN, LOS ANGELES ACCUEILLERA POUR LA PREMIÈRE FOIS LA FOIRE FRIEZE, DEUX MOIS APRÈS ART BASEL MIAMI BEACH. LA CAPITALE MONDIALE DU CINÉMA POSSÈDE-T-ELLE TOUS LES ATOUTS POUR CONCURRENCER MIAMI SUR LE MARCHÉ INTERNATIONAL DE L’ART ? PAR ROXANA AZIMI. PHOTOS PAR LE COLLECTIF CHAVKI
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PAGES PRÉCÉDENTES ET SUIVANTES NUMÉRO ART A DEMANDÉ AU COLLECTIF CHAVKI, FRAÎCHEMENT DIPLÔMÉ DES BEAUX-ARTS DE PARIS, D’ILLUSTRER CETTE GUERRE DES FOIRES AUX ÉTATS-UNIS. LE GROUPE D’AGIT-PROP DÉMONTE AVEC IRONIE ET FÉROCITÉ LES MÉCANISMES DU MILIEU ET DU MARCHÉ DE L’ART.
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C’EST LE CHOC DES TITANS : Art Basel Miami Beach vs Frieze Los Angeles. Et plus encore, celui des villes. Deux mois après Art Basel Miami Beach, Frieze lance une nouvelle foire dans la capitale mondiale du cinéma. Un choix surprenant car aucun salon n’a jamais réussi à y prendre pied. Art Platform, lancé par le propriétaire de l’Armory Show à New York, a capoté après deux éditions (2011 et 2012). Paris Photo L.A., bouture de la foire parisienne, a tiré le rideau en 2016 au bout de trois cuvées. Un projet d’une FIAC L.A. est mort-né. “Nous sommes dans un autre timing”, veut croire Victoria Siddall, directrice des foires Frieze. Ce timing, après les Grammy Awards et avant les Oscars, semble parfait. Tous les yeux sont rivés sur la cité des Anges. Et pas besoin de loupe pour mesurer ses atouts. Los Angeles est une scène artistique vibrante et variée, révélée en 2012 par la grande manifestation Pacific Standard Time, où ont prospéré, sans tambour ni trompette, des propositions aux antipodes : des productions lisses et minimales du fetish finish aux outrances punk d’affreux jojos comme Mike Kelley et Paul McCarthy. Aujourd’hui encore, des universités comme UCLA et CalArts forment des régiments de plasticiens qui, pour la plupart, ne ressentent pas le besoin d’aller chercher fortune à New York. Si tant d’artistes comme Barbara Kruger ou Mark Bradford ont choisi de rester à Los Angeles, ou de s’y réinstaller comme Doug Aitken, ce n’est pas par amour pour les lotissements et parkings immortalisés par Ed Ruscha. Ni par fascination pour les strass d’Hollywood. Ils y apprécient le temps, l’espace, et plus encore, la liberté. “Vous pouvez décider de garder votre porte ouverte ou fermée, d’avoir une vie publique, ou de vous enfermer pour travailler pendant un mois, explique Doug Aitken. Vous ne sentez pas de barrières. Vous pouvez tester des choses. J’aime la qualité du temps là-bas.” Voilà quelques années, John Baldessari nous avait confié “détester” cette ville “laide, où tout n’est qu’industrie et argent”. “Mais je peux y travailler, avait-il ajouté. Pourquoi je changerais ? Il faut être en
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L.A. VS. MIAMI: THE BATTLE OF THE FAIRS IN FEBRUARY, LOS ANGELES IS HOSTING THE FRIEZE ART FAIR FOR THE FIRST TIME, TWO MONTHS AFTER ART BASEL MIAMI BEACH. DOES TINSELTOWN HAVE WHAT IT TAKES TO FIGHT MIAMI ON THE BATTLEGROUND OF THE INTERNATIONAL ART MARKET? It’s the clash of the Titans: Art Basel Miami Beach vs. Frieze Los Angeles. Two months after the Miami extravaganza (6–9 December 2018), Frieze is launching in the City of Angels (14–17 February 2019), a surprising choice, since art fairs have never thrived there. Art Platform, launched by the director of New York’s Armory Show, folded after just two seasons (2011 and 2012). Paris Photo L.A., an offshoot of the Parisian fair, shut up shop in 2016 after three editions. As for plans for a FIAC L.A., they never even got off the drawing board. “We have better timing,” hopes Victoria Siddall, director of the Frieze fair. The timing, just after the Grammy Awards and before the Oscars, seems perfect: at that time of year, all eyes are glued to Tinseltown. And you don’t need a magnifying glass to see its attractions. L.A. currently enjoys a vibrant, multifaceted artistic scene, which was revealed in 2012 with the large public event Pacific Standard Time, which showed everything from Fetish Finish gloss and minimalism to the punk provocations of Mike Kelley and Paul McCarthy. Meanwhile, universities like UCLA and CalArts are churning out armies of artists most of whom never feel the need to test their luck in New York. If so many artists, like Barbara Kruger and Mark Bradford, choose to stay in Los Angeles, or, like Doug Aitken, to
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“JE DÉTESTE CETTE VILLE LAIDE OÙ TOUT N’EST QU’INDUSTRIE ET ARGENT, MAIS JE PEUX Y TRAVAILLER. POURQUOI JE CHANGERAIS ? IL FAUT ÊTRE EN COLÈRE POUR TRAVAILLER.” JOHN BALDESSARI À PROPOS DE LOS ANGELES
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colère pour travailler.” En face, la scène de Miami fait pâle figure. Là, hormis un Hernan Bas, aucun artiste local n’a réellement décollé. Los Angeles a d’autres atouts : des institutions plutôt argentées, comme le Los Angeles County Museum of Art (LACMA), qui jouit actuellement d’un grand lifting sous la houlette de l’architecte Peter Zumthor, le J. Paul Getty Museum, ou encore le Hammer Museum, qui a reçu en février une donation de 20 millions de dollars de la part de la productrice de télévision Marcy Carsey. Le vivier de collectionneurs y est important, mené par Eli Broad, grand manitou local. Ce promoteur immobilier porte bien son nom, en anglais “large”. Son patronyme s’étale partout dans Los Angeles, au Museum of Contemporary Art (MOCA) dont il est grand donateur et membre fondateur, à UCLA, doté depuis 2006 d’un Broad Art Center, et au LACMA qui abrite depuis 2008 le Broad Contemporary Art Museum. Sans compter la Broad Art Foundation (1984), qui gère une collection amassée en plus de quarante ans. Pour couronner le tout, en 2015, le collectionneur a ouvert son musée privé, The Broad (what else ?), bâtiment de 12 000 m2 sur Grand Avenue, conçu par le cabinet new-yorkais Diller Scofidio + Renfro. Pile poil en face du MOCA, chahuté en début d’année par le renvoi de la curatrice Helen Molesworth et la démission de son directeur, Philippe Vergne – qui sera remplacé en mars 2019 par Klaus Biesenbach. Eli Broad a fait des émules. En 2017, la Marciano Art Foundation, lancée par les fondateurs de la marque Guess, s’est installée
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move back, it’s not for love of the suburban parking lots immortalized by Ed Ruscha, nor a fascination with Hollywood glitter. What artists like about L.A. is the weather, the space and the freedom. “You can decide to keep your door open or closed, to have a public life, or to shut yourself in for a month to work,” says Aitken. “You don’t feel there are any barriers, you can test things.” A few years ago, John Baldessari told me he detested this “ugly city which is only business and money. But I can work here,” he added. “Why would I move? You have to be angry to work.” The Miami scene pales in comparison: apart from Hernan Bas, no local artists have taken off. And L.A. has other advantages too: its cash-rich museums for a start, such as the Los Angeles County Museum of Art (LACMA, currently being rebuilt by architect Peter Zumthor), the J. Paul Getty Museum, or even the Hammer Museum, which in February received a donation of $20 million from TV producer Marcy Carsey. What’s more, the city’s pool of collectors, led by Eli Broad, the local doyen, is large. Broad’s name is all over Los Angeles, from the Museum of Contemporary Art (MOCA), where he’s a founding member and major donor, to UCLA’s Broad Art Center, or LACMA’s Broad Contemporary Art Museum. There’s also the Broad Art Foundation, which, since 1984, manages the collection he’s been building for 40 years. To crown it all, in 2015, the mega collector opened a private
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dans un ancien temple maçonnique de 10 000 m des années 60, réaménagé par Kulapat Yantrasast. À ces acheteurs nantis s’ajoutent des producteurs de cinéma (David Geffen) et une poignée d’acteurs (Brad Pitt, Jodie Foster…). Sans oublier Stefan Simchowitz, grand spéculateur, réputé acheter massivement pour des clopinettes des œuvres de jeunes artistes avant de les revendre aussitôt. 2
Face à ces poids lourds, les collectionneurs de Miami n’ont guère à rougir. La densité de musées privés ouverts au public est forte : ceux de Rosa de la Cruz, Martin Z. Margulies, Don et Mera Rubell, Ella Fontanals-Cisneros. Sans compter quantité de collectionneurs latinos qui y possèdent une résidence secondaire. “Miami, c’est le carrefour entre l’Amérique du Nord et du Sud”, martèle Noah Horowitz, directeur d’Art Basel pour les Amériques. Un carrefour d’autant plus recherché qu’il s’est délesté de son parfum de stupre et de soufre. Des institutions comme le Pérez Art Museum Miami en 1997 ont vu le jour. Le Bass Museum a, lui, fait peau neuve en 2017. À la différence de Los Angeles toutefois, la scène marchande n’a pas évolué de manière drastique. Les galeries qui ont pris pied dans le quartier de Wynwood sont pour la plupart médiocres. Le marché local est si faible, hors période de foire, qu’Emmanuel Perrotin a fermé en 2008 les portes de sa galerie. Le potentiel de Los Angeles est tout autre. Larry Gagosian, qui a débuté en vendant des lithos à Venice, ne s’y est pas trompé. Bien qu’il ait bourgeonné aux quatre coins du monde, le galeriste n’a
museum, The Broad (what else?), a 12,000 m building on Grand Avenue by New York architects Diller Scofidio + Renfro, right across the road from MOCA – which latter was shaken at the beginning of the year by the dismissal of curator Helen Molesworth and the resignation of its director, Philippe Vergne (who was succeeded by Klaus Biesenbach). Broad has his emulators. The Marciano Art Foundation (MAF) was created in 2017 by Maurice and Paul Marciano, founders of fashion label Guess, in a 10,000 m2 1960s masonic temple that was converted by architect Kulapat Yantrasast. In addition to wealthy buyers, a few movie producers like David Geffen and a handful of actors like Brad Pitt and Jodie Foster are collectors. Not to mention Stefan Simchowitz, the eternal speculator, famous for buying young artists’ work for pennies and reselling it just as fast. 2
But Miami’s collectors are more than a match. The number of private museums is high – Rosa de la Cruz, Martin Z. Margulies, Don and Mera Rubell and Ella FontanalsCisneros have all opened spaces – while many Latino collectors possess second residences in the city. “Miami is the crossroads between north and south,” declares Noah Horowitz, Art Basel’s director for the Americas. A crossroads all the more coveted since it shed its image of crime and sleaze. Institutions such as the Pérez Art
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6 DÉC./14 FÉV.
ART BASEL/FRIEZE
MIAMI/L.A.
CE SONT BIEN LES GROS BONNETS DU CINÉMA QUE FRIEZE CHERCHE À COURTISER EN S’IMPLANTANT DANS LES STUDIOS DE LA PARAMOUNT. pas renoncé à son espace à Beverly Hills, signé par Richard Meier, situé près des nouveaux bureaux de Christie’s, ouverts en 2017. D’autres marchands l’ont suivi : Matthew Marks, installé à Santa Monica, ou Sprüth Magers, situé non loin du LACMA. Last but not least, la multinationale Hauser & Wirth a vu grand en s’implantant dans un ancien moulin à farine. Pour autant, la deuxième plus grande ville des États-Unis peut-elle devenir la deuxième capitale américaine du marché de l’art ?
Malgré la présence de galeries renommées, la collectionnite n’a gagné ni les jeunes entreprenautes de la Silicon Valley ni l’industrie d’Hollywood. Ce sont pourtant bien les gros bonnets du cinéma que Frieze cherche à courtiser en s’implantant dans les studios de la Paramount. Paris Photo s’y était cassé les dents par le passé. Sans doute parce que le lieu, a priori séduisant, n’incite guère à collectionner. C’est là toute l’ambiguïté d’une expérience transformant une activité de chasse – la collection – en promenade dans des décors de cinéma et des hangars de tournage. L’art se mue dès lors en curiosité, voire en accessoire. Dernier bémol, la situation géographique de Los Angeles. Selon Victoria Siddall, qui espère rallier des acheteurs du monde entier, la ville fait le pont avec l’Asie et l’Amérique du Sud. Un pont trop loin. Car elle est en périphérie de l’axe São Paulo-New York. Et sur place, la circulation est autrement plus complexe qu’à Miami, où tout, y compris les soirées, se concentrent sur une seule avenue et dans le Design District. À Los Angeles, il faut prévoir une à deux heures pour se rendre d’un site à un autre. Or, un collectionneur coincé dans un embouteillage est un collectionneur perdu… Art Basel Miami Beach, du 6 au 9 décembre 2018, Miami Beach. Frieze Los Angeles, du 14 au 17 février 2019, Los Angeles.
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Museum Miami and the Bass Museum are thriving, the latter having been remodelled in 2017. Yet, unlike in L.A., the local art market hasn’t really evolved – indeed it’s so weak that Emmanuel Perrotin began closing his gallery outside of the fair season in 2008. In L.A. it’s a whole other ball game. Larry Gagosian, began selling lithographs in Venice Beach, wasn’t wrong. Although his empire has gone global, he hasn’t abandoned his Beverly Hills space, designed by Richard Meier, and located a stone’s throw from Christie’s new offices (opened in 2017). Other dealers have followed suit, like Matthew Marks in Santa Monica, Sprüth Magers near LACMA, or the multinational Hauser & Wirth in a former flour mill. But will America’s second-largest city become its second art capital? Despite the presence of top-notch galleries, young tech entrepreneurs and Hollywood execs haven’t started collecting. But it’s precisely the film-industry crowd that Frieze is hoping to attract by holding its new fair in the former Paramount Studios, where Paris Photo already went belly up – probably because the setting, though attractive, hardly incites collecting. The art is reduced to a curiosity, or worse, a prop, in what is essentially a stroll through yesteryear’s film sets. The final downside is L.A.’s geographic location. Victoria Siddal claims that the city acts as a bridge between Asia and South America – but the bridge is too far off the São Paulo–New York axis. And once you arrive in L.A., getting about is far more complicated than in Miami where everything, including the parties, is concentrated at the same spot. In L.A., it takes two hours to get from one place to the next; a collector stuck in traffic is a lost collector…
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1 9 79 31 DÉCEMBRE
LE JOUR OÙ 35 ARTISTES PRIRENT D’ASSAUT UN IMMEUBLE NEW-YORKAIS INOCCUPÉ
C’EST L’UNE DES PLUS BRÈVES expositions de toute l’histoire des expositions : The Real Estate Show fut inaugurée le 31 décembre 1979 et fermée de manière péremptoire deux jours plus tard. Elle fut organisée par Colab (diminutif assumé de Collaborative Projects Inc.), un groupe à géométrie variable composé d’artistes, d’écrivains et de commissaires d’exposition. Au cours de son existence, de 1977 au milieu des années 80, Colab rassembla de 30 à 100 membres, selon les époques, parmi lesquels Kiki Smith, Jenny Holzer, Tom Otterness, Wolfgang Staehle, John Ahearn… Le groupe s’était illustré tout au long de l’année 1979 par une série d’expositions plus ou moins sauvages, fondée sur une idée de commissariat associatif et de participation spontanée, et par une science des titres qui fait envie : Batman Show, The Dog Show, Doctors & Dentists Show et son impayable sous-titre : Works of Art for Reception Rooms and Offices [“Œuvres d’art pour salles d’attente et bureaux”] Dédiée à la mémoire de l’Afro-Américaine Elizabeth Mangum, tuée par la police pour s’être opposée à son expulsion de son logement à Brooklyn, l’exposition The Real Estate Show eut lieu dans un immeuble inoccupé appartenant à la ville de New York, au 123-125 Delancey Street, dans le Lower East Side de Manhattan. Le groupe avait arpenté méthodiquement le quartier au cours de l’automne avant de trouver cet immeuble possédant une vitrine. Les artistes (environ 35) s’y introduisirent vers Noël pour y installer leurs œuvres : peintures, installations in situ et toutes formes d’œuvres produites souvent par des anonymes. L’exposition fut annoncée par des flyers photocopiés et des affiches pareillement réalisées, collées sur la façade de l’immeuble. On pouvait y lire : “The Real Estate Show, une exposition célébrant le DÉVELOPPEMENT URBAIN INSURRECTIONNEL – un building n’est pas un objet précieux que l’on verrouille – contrôle – capitalise.” Le dessin qui accompagnait ce texte représentait une pieuvre enserrant des immeubles dans ses tentacules. Le 2 janvier au matin, les membres de Colab constatèrent que le bâtiment avait été cadenassé durant la nuit par le City’s Department of Housing Preservation and Development. Leurs protestations trouvèrent une aide inattendue en la personne de Joseph Beuys qui, présent à New York à l’occasion de son exposition au Guggenheim, fut photographié le 8 janvier tournant autour de l’immeuble fermé. Quelques mois plus tard, en juin 1980, Colab organisait sur le même principe d’“auto-commissariat” The Time Square Show, qui entra dans l’histoire comme acte de naissance d’une nouvelle forme de commissariat d’exposition.
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31 DECEMBER 1979: THE DAY 35 ARTISTS TOOK OVER AN ABANDONED NEW YORK BUILDING It was one of the shortest exhibitions in all art history: The Real Estate Show opened on New Year’s Eve 1979 and abruptly closed two days later. Organized by Collaborative Projects Inc. (Colab for short), a loose collective of artists, writers and curators, it was dedicated to the memory of Elizabeth Mangum, an Afro-American who had been shot dead by a police officer while resisting eviction from her Brooklyn home. Shown in an unoccupied building owned by the city at 123–125 Delancy Street, the exhibition featured work by around 35 artists and was advertised with photocopied flyers and posters that read: “The Real Estate Show, an art show celebrating INSURRECTIONARY URBAN DEVELOPMENT – a building is not a precious gem to be locked – boarded – hoarded.” The accompanying image depicted a giant squid clutching buildings in its tentacles. On the morning of 2 January, Colab members arrived to find that the building had been padlocked during the night by the city’s Department of Housing Preservation and Development. Their outcry would attract the unexpected support of Joseph Beuys, who, present in New York for his Guggenheim show, was photographed on 8 January in front of the sequestered building. Six months later, in June 1980, Collab put on The Times Square Show, another historic event which heralded the birth of a new form of curation. PAR ÉRIC TRONCY. ILLUSTRATION PAR SOUFIANE ABABRI
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JEU DE PAUME
PARIS
LA DOLCE VITA SELON LUIGI GHIRRI À L’INSTAR D’UN WILLIAM EGGLESTON ET D’UN STEPHEN SHORE, IL A PARTICIPÉ À L’INVENTION DE LA PHOTOGRAPHIE CONTEMPORAINE. SES CLICHÉS EN COULEURS ONT SAISI L’ITALIE DES ANNÉES 70, LA SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION, L’ÉVOLUTION DES PAYSAGES ET L’ESSOR DU TOURISME. UNE EXPOSITION AU JEU DE PAUME LUI REND HOMMAGE. PAR PATRICK REMY
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LUIGI GHIRRI
PARIS
PAGE D’OUVERTURE MODENA (1970).
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POUR COMPRENDRE L’ART de Luigi Ghirri, il faut remonter à son métier d’origine : expert géomètre – métier qu’il abandonnera en 1973, à 30 ans, pour devenir photographe à plein temps. En semaine, il arpentait les alentours de Modène pour faire ses relevés cartographiques, troquant son théodolite – l’instrument du géomètre – contre un appareil photo le week-end. “Je n’ai pas cherché à faire des PHOTOGRAPHIES, mais des CARTES, des MAPPEMONDES qui soient aussi des photographies”, écrivit-il. Né en 1943 en Émilie-Romagne, dans le nord de l’Italie, il commence à photographier à la fin des années 60. De 1971 à 1973, il entreprend un travail sur le paysage urbain : rues, affiches, vitrines, et surtout l’entre-deux, entre ville et campagne. La photographie italienne n’avait jamais été confrontée aux transformations radicales du territoire urbain, qui a engendré en France des commandes publiques conduisant à l’émergence des photographes du xixe siècle (Charles Marville, Édouard Baldus). Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’État italien était peu intervenu, laissant au temps le soin de détruire un passé trop encombrant. Luigi Ghirri va bouleverser l’ordre établi. Sa rencontre avec des architectes, urbanistes et organismes publics l’a convaincu de réfléchir sur le paysage made in Italie. Il n’immortalise pas le paysage, il le construit, comme Walker Evans, une de ses influences. Le paysage devient alors un univers d’artifice où la culture italienne se retrouve comme dans un miroir. Il raconte le monde, ce qui est aussi important que l’acte de photographier. Il se situe entre l’art conceptuel − tendance italienne − et la photographie amateur. On ne lui connaît pas de photographies en noir et blanc “[…] parce que le monde réel n’est pas en noir et blanc et parce que les pellicules et les papiers pour la photographie en couleur ont été inventés”, écrit-il. Avec Kodachrome, du nom de la fameuse pellicule couleur fabriquée par l’Américain Kodak – dont la production stoppera en 2009 –, Luigi Ghirri va secouer la photographie italienne quelque peu assoupie depuis les années 60 sous le règne d’Ugo Mulas. Sorti en 1978 dans la maison d’édition que Ghirri a fondée, Kodachrome est un livre évidemment en couleur alors que celle-ci était jugée vulgaire, liée à la publicité ou à la photographie amateur. Deux ans auparavant, outre-Atlantique, William Eggleston a donné un coup de pied dans la fourmilière avec William Eggleston’s Guide : 48 photographies, une réflexion inédite sur le médium, avec un refus de distinction des genres et des cadrages minutieux.
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LUIGI GHIRRI, MADE IN ITALIA LIKE A WALKER EVANS OR A WILLIAM EGGLESTON, LUIGI GHIRRI WAS A PIONEER OF PHOTOGRAPHY AS WE KNOW IT TODAY. AN EXHIBITION AT PARIS’S JEU DE PAUME PAYS HOMAGE TO HIS STRIKING COLOUR PORTRAITS OF THE ITALIAN POST-WAR BOOM. To understand the art of Luigi Ghirri, we have to go back to his original profession as a land surveyor – which he finally gave up in 1973, aged 30, to become a full-time photographer. Previously he’d spend working days striding around Modena making cartographic surveys, and then swap his theodolite for a camera at the weekend. “I didn’t plan to make PHOTOGRAPHS but MAPS, world maps, which are also like photographs,” he wrote. Born in 1943 in Emilia-Romagna, Ghirri began taking photos in the late 60s, and in the early 70s began to focus on the urban and particularly the suburban landscape. Up until then, Italian photography had never attempted to tackle the radical urban transformations that, in 19th-century France, had seen the emergence of photographers such as Charles Marville, Eugène Atget or Édouard Baldus. Ghirri would change all of that: his professional contact with architects, planners and public authorities convinced him of the need to study the new landscapes then emerging in Italy. But unlike his 19th-century forebears, he didn’t set out to immortalize the landscape, rather to analyse it, much in the manner of Walker Evans, one of his inspirations. With Ghirri, landscape became a world of artifice, a mirror held up to Italian society, a narration of his environment, which was important as the act of photographing it. His work lies somewhere between conceptual art all’italiana and amateur photography. Ghirri never shot in black and white “because the real world isn’t in black and white and because the film and paper for colour photography have been invented.” With his 1978 book Kodachrome, Ghirri would completely shake up Italian photography, which had begun to run out of steam by the end of the 1960s during the long reign of Ugo Mulas. Kodachrome, as its title suggests, was a
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LUIGI GHIRRI
PARIS
“CE QUI M’INTÉRESSE, C’EST LE MONDE DES PROVINCES, LES OBJETS CONSIDÉRÉS COMME ÉTANT DE MAUVAIS GOÛT…” LUIGI GHIRRI
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Ghirri joue sur les représentations de l’image : ici des cartes postales rephotographiées, là l’image d’une sculpture de MichelAnge au fond d’un cendrier, des affiches lacérées (un hommage à Mimmo Rotella ?). Il photographie de vieux tableaux trouvés dans les marchés aux puces ; ces “croûtes” font partie de l’imaginaire tout comme ces souvenirs familiaux ou les “bondieuseries” des dessus de commodes. “Ce n’est pas simple pour moi, même si je réfléchis à la photographie depuis mes débuts. D’ailleurs, même peut-être avant cela, lorsque enfant, je feuilletais les albums de famille ou les atlas géographiques… Ces deux ouvrages si communs, si souvent pris pour acquis renfermaient les deux catégories du monde et le représentaient d’une manière qui m’était compréhensible. L’intérieur et l’extérieur, ma place et mon histoire, les lieux et les histoires du monde. Un livre pour rester, et l’autre pour partir. Depuis le début, j’ai toujours cherché dans mon travail à réconcilier cette dualité. […]” L’ancien cartographe reste obnubilé par les cartes. L’une de ses séries les plus emblématiques, Atlante [Atlas] (1973), est un voyage dans les détails d’un atlas géographique, car pour lui, “tous les voyages possibles ont été décrits et tous les itinéraires tracés, désormais le seul voyage possible semble être celui dans la sphère des signes et des images […]”. Avec Infinito [Infini] (1974), il représente le ciel en 365 images petit format, réalisées chaque jour pendant un an. Un possible atlas chromatique mais aussi une réflexion sur l’impossibilité de rendre compte au mieux des phénomènes naturels. À voir aussi, ses images de cartes des Alpes photographiées avec des reflets de vitres, dans sa série Still Life [Nature morte] (1975-1979). Il joue à merveille avec les perceptions infinies. Il est l’un des premiers à essayer de comprendre, interpréter (stopper ?) le flux incessant des images qui nous entourent. Pour Ghirri, le grand rôle de la photographie est désormais de ralentir l’accélération des processus d’interprétation de l’image : “Elle représente un espace pour l’observation de la réalité, ou d’une analogie de la réalité… qui nous permet de continuer à voir les choses contrairement au cinéma ou à la télévision où la perception de l’image est devenue si rapide…” et l’on était encore loin de la notion de temps numérique ! Claude Nori, son éditeur et ami, le fait connaître en France dès le début des années 80 au sein de sa maison d’édition Contrejour : “C’était un homme très drôle, curieux, ironique sur lui-même… Très intelligent mais chez lui l’intellect venait toujours après l’émotion et
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book of colour photography, at a time when colour was considered vulgar, fit only for use in advertising and by mere amateurs. Two years earlier, on the other side of the Atlantic, William Eggleston had upset the apple cart with with his book and exhibition William Eggleston’s Guide – a collection of 48 colour shots which, with its meticulous framing and refusal to distinguish between genres, rethought the entire medium. Similarly, Ghirri played on representations of the image: photographs of postcards, a shot of an ashtray with a Michelangelo sculpture seen through its base, torn posters (perhaps a tribute to Mimmo Rotella?), old paintings found at flea markets, objects that were part of the popular imaginary like family memories or the religious knick-knacks found on top of chests of drawers. “It’s not easy for me, even though I’ve been thinking about photography right from when I started. In fact maybe even before that, when as a child I would flick through family albums or atlases… These two very common types of book, so often taken for granted, contained two categories of the world and showed them in a way that was comprehensible to me. The interior and the exterior, my place and my history, the places and the histories of the world. One type of book for staying put, the other for leaving. From the beginning, I’ve always tried to reconcile this duality in my work.” The former cartographer would remain obsessed with maps: one of his most emblematic series, Atlante (Atlas, 1973), is a journey into the details of a geographic atlas, which he undertook because “…every possible journey has been described and all the itineraries traced, [so] now the only journey possible seems to be one into the sphere of signs and images …” With Infinito (Infinite, 1974), he photographed the sky in 365 small-format images, one for every day of the year – a chromatic atlas but also a reflection on the impossibility of truly understanding natural phenomena. Then there are his images of Alpine maps photographed with reflections in glass in his Still Life series (1975–79). He played beautifully with multiple perception, and was one of the first to try to understand
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ATLANTE (1973).
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les sentiments… C’était un praticien, la théorie venait après ! Son regard a donné une nouvelle définition à tous les petits riens du paysage italien, même à la culture italienne. Il tente de regarder chaque chose, paysage, objet, situation déjà connus comme s’il les voyait pour la première fois. Il leur a donné une dignité !” Théoricien cependant, il a beaucoup écrit sur la photographie, restant à l’écoute des autres disciplines artistiques. Il était un photographe populaire, un miroir des Italiens. En 1984, Ghirri organise l’exposition itinérante Viaggio in Italia [Voyage en Italie], proposant une nouvelle iconographie de son pays : paysages, musées, stations balnéaires vides, la foire de Modène… Les clichés à l’italienne sont aussi au rendez-vous : Vespa, plages, tonnelles…, avec, toujours, ses cadrages fouillés et un humour décalé. Ses images ont des couleurs de cartes postales passées sous le soleil. La série In Scala [À l’échelle] (1977-1978), le plonge dans une Italie miniature, dans le parc d’attractions Italia in Miniatura, à Rimini. Quand les acteurs deviennent plus grands que les décors… “Ce qui m’intéresse, c’est l’architecture éphémère, le monde des provinces, les objets considérés comme étant de mauvais goût alors qu’ils ne l’ont jamais été pour moi, des objets chargés de désirs, de rêves, de souvenirs collectifs… les fenêtres, les miroirs, les étoiles, les palmiers, les atlas, les globes terrestres, les livres, les musées et les personnes au travers des images.”
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and interpret (stop?) the incessant flow of images to which we are all subject. For Ghirri, photography’s great task was to slow down the acceleration of the process of interpretation of the image. “[Photography] represents a space for the observation of reality, or an analogy of reality ... that allows us to continue seeing things, unlike cinema or television, where the perception of the image has become so fast that we no longer see…” And this was long before our image-saturated digital age! Claude Nori, his friend and editor, introduced his work to French audiences in the early 1980s through his publishing house Contrejour. “He was a very funny man, curious, ironic about himself… Very intelligent, but with him intellect always came after emotion and feelings… He was a practitioner; theory came after! His view gave a new definition to all those little nothings of Italian landscape and culture. He tried to look at each familiar thing, landscape, object, situation as if he were seeing it for the first time. He gave them dignity!” Theory nonethless occupies an important place in Ghirri’s legacy, in the form of the many texts he wrote about the medium of photography. A popular figure in Italy, he organized a travelling exhibition in 1984, Viaggio in Italia (Italian Journey), which suggested a new iconography
RIMINI (1977). PAGE SUIVANTE RIVA DI TURES (1977).
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Cette dimension populaire étant aussi importante que toute contingence esthétique, Ghirri joue sans cesse entre une image d’Épinal de l’Italie et une vision domestique plus contradictoire, ancrée dans la réalité. C’est ce qui influencera des photographes italiens comme Massimo Vitali : “L’importance de Luigi Ghirri dans la photographie italienne est considérable. Cela dit, peu se sont risqués à marcher sur ses traces. Le caractère conceptuel de son travail a été totalement ignoré. Seuls des aspects formels trouvent un écho aujourd’hui dans les images d’Olivo Barbieri, Walter Niedermayr et moi-même : ayant eu recours un jour au tireur de Luigi Ghirri, j’ai soudain découvert des détails dans mes hautes lumières et mes ombres. Malheureusement, je ne faisais pas encore de photo à l’époque où il travaillait, je ne l’ai donc jamais rencontré. Quel dommage !” Le photographe italien décédera d’une crise cardiaque en 1992. On redécouvre aujourd’hui son œuvre immense, dont la notoriété dépasse les frontières italiennes. La majorité des citations sont tirées du catalogue de l’exposition Luigi Ghirri, Cartes et Territoires, éd. MACK (2018), versions française et anglaise. www.mackbooks.co.uk Luigi Ghirri, Cartes et Territoires, du 12 février au 2 juin 2019, Jeu de Paume, Paris.
for his homeland: landscapes, museums, empty coastal resorts, the Modena fair, as well as the Italian clichés of vespas, beaches and pergolas, all shot with his meticulous framing and off-beat humour in colours that seem like postcards that have faded in the sun. With his series In Scala (To Scale, 1977–78), he captured a miniaturized Italy at the Italia in Miniatura amusement park in Rimini. “What interests me is ephemeral architecture, the provincial world, objects that are considered to be in bad taste, but which never were for me, objects loaded with desire, dreams, collective memories... windows, mirrors, the stars, palm trees, atlases, globes, books, museums and people represented through images.” Ghirri’s work couldn’t but have an impact on the Italian photographers who came in his wake, such as Massimo Vitali. “Ghirri’s importance in Italian photography is considerable,” Vitali concedes. “That said, few have dared to walk directly in his footsteps. The conceptual character of his work is completely overlooked – only the formal aspects are echoed in images by Olivo Barbieri, Walter Niedermayr and myself.” Ghirri died of a heart attack in 1992; now his splendid oeuvre is at last being rediscovered, both within and without Italy’s borders.
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AGENDA EXPOSITION EN COURS
Bruce Nauman: Disappearing Acts, du 21 octobre au 18 février, MoMA (New York)
Davide Balula, du 18 octobre au 15 décembre, galerie Frank Elbaz (Paris)
Empathy I de Simon Fujiwara, jusqu’au 30 septembre, galerie Esther Schipper (Berlin)
Markus Lüpertz, du 13 octobre au 17 novembre, galerie Almine Rech (Paris)
Michel Journiac, du 18 octobre au 24 novembre, galerie Christophe Gaillard (Paris)
Festival du Printemps de septembre, jusqu’au 21 octobre (Toulouse)
Foire ARTBO, du 24 au 28 octobre (Bogota)
Ryan Gander, du 13 octobre au 24 novembre, GB Agency (Paris)
Elad Lassry, jusqu’au 9 décembre, FRAC Ile-de-France, (Paris) Fred Sandback, jusqu’au 27 octobre, galerie Marian Goodman (Paris) Claire Tabouret, jusqu’au 6 octobre, galerie Almine Rech (Paris) 20e prix de la fondation Ricard organisé par Neïl Beloufa, jusqu’au 27 octobre, Fondation Ricard (Paris) Sarah Lucas : Au Naturel, jusqu’au 20 janvier, New Museum (New York)
The artist is present, une exposition de Maurizio Cattelan, du 11 octobre au 16 décembre, Yuz Museum (Shanghai) Navigation Map London 2018, Tatiana Trouvé, du 2 octobre au 10 novembre, galerie Kamel Mennour (Londres) A Quiet Life, Tatiana Trouvé, du 15 octobre au 24 novembre, galerie Kamel Mennour (Paris) Christodoulos Panayiotou, du 15 octobre au 24 novembre, galerie Kamel Mennour (Paris) Elmgreen & Dragset, du 13 octobre au 22 décembre, galerie Perrotin (Paris) FIAC, du 18 au 21 octobre, Grand Palais (Paris)
Saâdane Afif, du 13 octobre au 22 décembre, galerie Mor Charpentier (Paris) Sophie Calle, du 13 octobre au 22 décembre, galerie Perrotin (Paris) Prix Marcel Duchamp 2018, du 10 octobre au 31 décembre, Centre Pompidou (Paris) L’Asie rêvée d’Yves Saint Laurent, du 2 octobre au 27 janvier, musée Yves Saint Laurent (Paris)
NOVEMBRE – DÉCEMBRE
Matthew Lutz-Kinoy, jusqu’au 6 octobre, galerie Kamel Mennour (Paris)
Foire Paris internationale, du 17 au 21 octobre (Paris) Salon PAD London, 1 au 7 octobre (Londres)
Dave Heath, jusqu’au 23 décembre, Le BAL (Paris)
Foires Frieze et Frieze Master, Regent’s Park (Londres)
Martine Franck, du 6 novembre au 10 février, Fondation Henri Cartier-Bresson (Paris)
Elmgreen & Dragset: This Is How We Bite Our Tongue, jusqu’au 13 janvier, Whitechapel Gallery (Londres)
Strange Days: Memories of the Future, une exposition du New Museum, The Store X The Vinyl Factory (Londres)
Japon-Japonisme 1967-2018, du 15 novembre 3 mars, musée des Arts décoratifs (Paris)
Franz West, jusqu’au 10 décembre, Centre Pompidou (Paris)
Tadao Ando – Le défi, du 10 octobre au 31 décembre, Centre Pompidou (Paris)
Andy Warhol, 12 novembre au 31mars, Whitney Museum (New York)
The Black Image Corporation, une exposition de Theaster Gates, jusqu’au 14 janvier, Fondation Prada (Milan)
Hiroshi Sugimoto, du 17 octobre au 17 février, Château de Versailles (Versailles)
Bruce Nauman, du 12 novembre au 21 mars, MoMa, New York
Les contes cruels de Paula Rego, du 17 octobre au 14 janvier, Musée de l’Orangerie (Paris)
Kevin Beasley, automne 2018, Whitney Museum (New York)
Carte Blanche à Thomas Saraceno, du 17 octobre au 6 janvier, Palais de Tokyo (Paris)
Foire Artissima, du 2 au 4 novembre (Turin)
Lee Bul, jusqu’au 13 janvier, Martin Gropius Bau (Berlin) Ron Amir, jusqu’au 2 décembre, musée d’Art moderne de la Ville de Paris (Paris)
Jean-Michel Basquiat et Egon Schiele, du 3 octobre au 14 janvier, Fondation Louis Vuitton (Paris)
Emeka Ogboh, du 13 septembre au 24 novembre, galerie Imane Farès (Paris)
Pierre Huyghe, du 3 octobre au 10 février, Serpentine Galleries (Londres)
Michel Houellebecq, jusqu’au 3 novembre, galerie Air de Paris (Paris)
Ana Mendieta, du 16 octobre au 27 janvier, Jeu de paume (Paris)
Marguerite Humeau, jusqu’au 6 janvier, New Museum, (New York)
OCTOBRE Simon Fujiwara, Revolution, du 13 octobre au 6 janvier, Lafayette Anticipations (Paris) Sexe, Religion, Politique d’Albert Oehlen, du 13 octobre au 21 décembre, galeries Max Hetzler et Gagosian (Paris) Le cubisme, du 17 octobre au 25 février, Centre Pompidou (Paris) Dorothea Lange, du 16 octobre au 27 janvier, Jeu de paume (Paris) Anni Albers, du 11 octobre au 27 janvier, Tate Modern (Londres)
Géométries américaines, du 14 octobre au 24 février, Fondation Cartier (Paris) Laure Prouvost, du 19 octobre au 11 novembre, Studio des Acacias (Paris) Monumental Minimal, du 17 octobre au 23 mars, galerie Thaddaeus Ropac (Pantin) Emilio Vedova, du 18 octobre au 5 janvier, galerie Thaddaeus Ropac (Paris) Une avant-garde polonaise, du 17 octobre au 14 janvier, Centre Pompidou (Paris) Hilma af Klint, du 19 octobre au 6 janvier, Solomon R. Guggenheim (New York) Miró, du 3 octobre au 4 février, Grand Palais (Paris)
Peindre la nuit, du 13 octobre au 15 avril, Centre Pompidou-Metz (Metz)
Michael Heizer, du 14 octobre au 31 janvier, Gagosian (Paris)
Grayson Perry, du 19 octobre au 3 février, Monnaie de Paris, (Paris)
Isabelle Cornaro, 13 octobre au 3 novembre, galerie Balice Hertling (Paris)
Rétrospective Charles White, du 7 octobre au 13 janvier, MoMA (New York)
Anri Sala, du 15 octobre au 24 novembre, galerie Chantal Crousel (Paris)
Buck Ellison, à partir du 7 novembre, galerie Balice Hertling (Paris) Paris Photo, du 8 au 11 novembre (Paris) Monster Chetwynd, Andra Ursuta et Rachel Rose, à partir du 2 novembre, Fondation Re Rebaudengo (Turin) Francesco Vezzoli, à partir du 4 décembre, Collection Lambert (Avignon) Art Basel Miami, du 6 au 9 décembre (Miami) Gina Pane, du 6 décembre au 19 janvier, galerie Kamel Mennour (Paris) Zineb Sedira, du 6 décembre au 19 janvier, galerie Kamel Mennour (Paris) David LaChapelle, du 3 novembe au 22 décembre, galerie Daniel Templon (Paris)
2019 Xinyi Cheng, février, galerie Balice Hertling (Paris) Foire Frieze Los Angeles, du 14 au 17 février (Los Angeles) Luigi Ghirri, 12 février au 02 juin, Jeu de paume (Paris)
“Derrière chaque patrimoine familial il y a une histoire,
et ceux qui contribuent à l’écrire.” Banque de Luxembourg, société anonyme, 14 boulevard Royal, L-2449 Luxembourg - RCS Luxembourg B5310