Numéro art #2

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JUERGEN TELLER

HANS ULRICH OBRIST

DAIDO MORIYAMA

Le photographe allemand, qui a boule-

Régulièrement en tête du top 100 des

Le grand maître de la photographie ja-

versé sa discipline à coups d’images

personnalités les plus influentes du

ponaise a réalisé pour Numéro art une

crues, réalise l’une des deux couver-

monde de l’art, le curateur semble

œuvre inédite, poème visuel mêlant

tures de ce Numéro art. Tout l’esprit

doué du don d’ubiquité : directeur ar-

ses écrits manuscrits et ses Polaroid

frondeur de Joan Jonas, la légendaire

tistique des Serpentine Galleries à

jamais publiés (p. 224).

pionnière de l’art vidéo et de la perfor-

Londres, conseiller de la Fondation

mance, s’exprime dans ce portrait

Luma à Arles, grand initiateur de pro-

frontal et espiègle (p. 42).

jets artistiques internationaux… HUO a rencontré pour Numéro art l’architecte Rem Koolhaas qui inaugure son premier bâtiment à Paris (p. 58).

CHAD MOORE

CAROLINE BOURGEOIS

PIERRE-ANGE CARLOTTI

Étoile montante de la scène new-

Ancienne directrice artistique du Pla-

Témoin privilégié d’un Paris créatif en

yorkaise, Chad Moore attrape le virus

teau-FRAC Île-de-France, aujourd’hui

pleine mutation (du collectif mode Vete-

de la photographie alors qu’il traverse

conservatrice auprès de la Collection

ments aux soirées underground), le

les États-Unis en BMX. Il réalise alors

Pinault, la commissaire d’exposition

Français a rapidement imposé son style

des clichés intimes de ses amis exal-

sait choisir ses artistes : exigeants et

entre réalisme trash et ironie désabu-

tant une jeunesse libre. C’est avec la

radicaux, mais d’une sensibilité ex-

sée. Pour ce Numéro art, il s’est intéres-

même fraîcheur que l’Américain a ren-

trême. Dans ces pages, la Française

sé à l’artiste Neïl Beloufa et ses com-

contré l’icône du marché Urs Fischer à

nous parle de son expérience avec

plices, invités du Palais de Tokyo (p. 31).

Brooklyn (p. 126), et signe l’une des

Danh Vo, consacré cette saison par le

deux couvertures de ce numéro.

Guggenheim (p. 96).

Juergen Teller – Portrait de Hans Ulrich Obrist : Charlie Koolhaas

CONTRIBUTEURS


CONTRIBUTEURS

ÉRIC TRONCY Codirecteur du Consortium à Dijon, critique d’art passionné et iconoclaste qui a marqué l’histoire de l’art contemporain en France, Éric Troncy revient dans ces pages sur cinq événements historiques majeurs dont le monde de l’art ne s’est toujours pas remis (p. 56, 122, 144, 176 et 222).

KORAKRIT ARUNANONDCHAI

HETTIE JUDAH

Originaire de Bangkok et formé à New

Contributrice régulière du New York

Journaliste

York, l’artiste prodige de notre monde

Times, du Guardian, d’ArtReview ou

contemporain, Roxana Azimi collabore

globalisé, dont les œuvres entremêlent

encore de Frieze, la Londonnienne

depuis plus de quinze ans au Monde et

nouvelles technologies et animisme, a

Hettie Judah nous plonge dans l’intimi-

a cofondé Le Quotidien de l’art. Elle

réalisé une œuvre inédite pour Numéro

té de la star du marché Urs Fischer

vient de publier Le Guide Hazan de l’art

art. Il présentera ses vidéos cet été à

(p. 126) et partage avec nous sa sélec-

contemporain, sélection des artistes à

Marseille (p. 154).

tion d’artistes à suivre au très couru

acheter en 2018. Pour Numéro art,

festival Glasgow International (p. 116).

Roxana Azimi a enquêté sur la foire Art

ROXANA AZIMI spécialisée

dans

l’art

Basel, devenue désormais une grande marque mondiale (p. 184), et sur les récentes transformations qui pourPortrait de Korakrit Arunanondchai : Oto Gillen

raient faire à nouveau de Paris un hyper centre de l’art (p. 146).

JOSS MCKINLEY

ANAËL PIGEAT

INGRID LUQUET-GAD

Photographe britannique installé à

Critique et historienne de l’art, Anaël

Ingrid Luquet-Gad est critique d’art.

New York, Joss McKinley réalise ses

Pigeat est rédactrice en chef de la re-

Après des études de philosophie et

clichés tel un peintre classique. Pour

vue Art Press depuis 2011. Aupara-

d’histoire de l’art, elle écrit pour Les In-

Numéro art, il a photographié Alex Rot-

vant, elle a travaillé au Louvre et au

rockuptibles et I-D, et collabore régu-

ter, l’homme qui a vendu pour Chris-

musée d’Art moderne de la Ville de

lièrement à la revue 02. Alors que

tie’s le célèbre Salvator Mundi de Léo-

Paris. À l’occasion de l’ouverture de

s’ouvre une exposition sur Ryoji Ikeda

nard de Vinci, à 450 millions de dollars

la Fondation Carmignac sur l’île de

au Centre Pompidou, la jeune Fran-

(p. 138).

Porquerolles, elle s’est intéressée

çaise dresse le portrait de l’artiste ja-

aux lieux d’art dans le sud de la

ponais en hackeur (p. 178). Elle revient

France (p. 164). On lui doit aussi un

également sur les œuvres hors norme

portrait éclairant de Clément Cogi-

de Korakrit Arunanondchai, invité à

tore, artiste sélectionné pour le prix

Marseille (p. 154).

Marcel Duchamp (p. 190).

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PAUL ROUSTEAU

CLÉMENT COGITORE

PATRICK REMY

À 31 ans, Paul Rousteau a déjà exposé

L’artiste sélectionné pour le prix Marcel

Critique photographique, éditeur indé-

à la FIAC ; aux Rencontres d’Arles et à

Duchamp revêt le rôle de dramaturge de

pendant et directeur artistique, Patrick

la Galerie du Jour Agnès b. Son univers

l’exposition estivale du Palais de Tokyo

Remy revient sur les premières années

onirique, qui sonde le réel en jouant

consacrée à l’enfance. Un sujet sensible

du

avec le flou, la juxtaposition et l’usage

qui lui a inspiré une nouvelle série, Kids,

Frank, exposé aux Rencontres d’Arles

de couleurs vives et puissantes, n’est

réalisée pour Numéro art avant d’être

(p. 200). Patrick Remy a édité une qua-

pas si éloigné de celui de Lubaina

exposée au sein de l’institution pari-

rantaine de livres, dont des monogra-

Himid, Turner Prize 2017, dont il a réali-

sienne (p. 190). Trois expositions person-

phies consacrées à Steve Hiett, Saul

sé le portrait (p. 110).

nelles présentent également son travail :

Leiter, Helmut Newton, Jonas Mekas…

mythique

photographe

Robert

le FRAC Auvergne, jusqu’au 17 juin,

Il est aussi l’auteur de The Art of

l’Ikon Gallery de Birmingham, jusqu’au

Fashion Photography (2014) et Desire:

10 juin, et, en Italie, le festival Fotografia

New Erotic Photography (2015), tous

Europea 2018, du 20 avril au 18 juin.

deux publiés aux éditions Prestel. Il termine actuellement Fashion Photography Now pour les éditions Rizzoli.

MYRIAM BEN SALAH

ANN REYNOLDS

MARTHA KIRSZENBAUM

Myriam Ben Salah (née en 1985 à Alger,

Curatrice

Martha

Professeure associée de la Texas

Algérie) est curatrice et critique d’art.

Kirszenbaum (née en 1983 à Vitry-

University, à Austin, et spécialiste de

Passée par le Palais de Tokyo de 2009 à

sur-Seine, France) a été la directrice

Joan Jonas, Ann Reynolds partage

2016, elle est aujourd’hui rédactrice en

et la curatrice de l’espace d’exposi-

avec Numéro art sa vision très

chef du magazine Kaleidoscope, coédi-

tion Fahrenheit, situé à Los Angeles.

personnelle du travail de la légendaire

trice avec l’artiste Maurizio Cattelan de

Elle est diplômée de Sciences Po Paris

artiste (p. 42). Cette intellectuelle

la revue d’images FAQ, et éditrice de

et de l’université Columbia de New

émérite se passionne également pour

FEB MAG, la publication de l’Under-

York, et a travaillé au MoMA (2006-

Zoe Leonard ou Robert Smithson

ground Museum de Los Angeles. Cette

2007), au Centre Pompidou (2007) et

(son ouvrage Robert Smithson – Du

année, elle dirige la première monogra-

au New Museum (2008-2010). Pour

New

phie à paraître de l’artiste Neïl Beloufa.

Numéro art, elle s’est intéressée à

d’ailleurs est disponible en français).

Myriam Ben Salah est aussi curatrice du

deux artistes de la scène du Moyen-

Abraaj Group Art Prize 2018 à Dubai.

Orient (p. 79).

indépendante,

Jersey

au

Yucatán,

leçons

Elle nous parle de son lauréat dans ces pages (p. 83).

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Portrait de Paul Rousteau : Fred Chapotat – Clément Cogitore : Johann Bouche Pillon – Patrick Remy : Henry Roy – Myriam Ben Sala : Nicolas Cottong – Martha Kirszenbaum : Deborah Farnault

CONTRIBUTEURS


AVANT-PROPOS

PAR THIBAUT WYCHOWANOK. PHOTOS PAR PIERRE-ANGE CARLOTTI

NOUS SOMMES EN 1849 et Gustave Courbet fait scandale. Le peintre expose de grandes toiles représentant des scènes de la vie rurale, dans un format jusqu’ici réservé au genre noble de la peinture d’histoire. Courbet, révolutionnaire proche du peuple ? On le dit surtout orgueilleux et mégalomane. À la même époque, le Français se lie au collectionneur et fils de banquier Alfred Bruyas, qui devient son mécène… et lui permet de vendre hors des circuits officiels. Acteur de la Commune de Paris, il est contraint de s’enfuir en Suisse… mais confesse que son exil a augmenté sa cote. C’est par cet avant-propos consacré à Courbet que Neïl Beloufa ouvre son exposition L’Ennemi de mon ennemi au Palais de Tokyo. L’artiste français y dissèque les rapports entre les artistes et le pouvoir. Du xixe (depuis toujours ?) à aujourd’hui, ces relations n’ont en réalité pas changé : soumission aux lois du marché et des puissants ou fronde avant-gardiste contre un milieu de l’art réactionnaire, engagement politique humaniste ou repli de l’artiste dans sa tour d’ivoire. Non, ce qui a changé, c’est l’époque. Une époque plus à même, à l’instar de l’exposition de Neïl Beloufa, d’accepter de remplacer ce ou par un et. L’artiste, dont Courbet ne serait que le symbole, est à la fois humaniste et égoïste, à la fois révolutionnaire et conservateur. Et si Courbet est le symbole de l’artiste,

FOREWORD It’s 1849, and Gustave Courbet is

ennemi (My Enemy’s Enemy) at the Palais de Tokyo,

causing a scandal by exhibiting giant paintings that

a show which dissects the relationship between

depict scenes of rural life in a format hitherto reserved

artists and power. Since the 19th century the rapport

for the noble genre of history painting. Courbet,

de force hasn’t changed (indeed has it ever?):

a revolutionary of the people? More of a haughty

submission to the powerful and to the laws of the

megalomaniac according to rumour. It was at this time

market or avant-garde revolt against a reactionary art

that he crossed paths with the collector Alfred Bruyas,

milieu; humanist political activism or the artist’s

a banker’s son who became his patron, allowing the

retreat into an ivory tower. What has changed

artist to sell his work outside the official channels.

though, is the times. Times which, like Beloufa’s

As a participant in the Paris Commune, Courbet

exhibition, are much more willing to replace or with

was forced to flee to Switzerland, but later admitted

and. Artists, of whom Courbet might be the symbol,

that exile increased his rating on the art scene.

are both humanist and selfish, revolutionary and reactionary. And if Courbet is the symbol of the artist,

It’s with this foreword about Courbet that artist Neïl

the artist himself is the illuminating symbol of society.

Beloufa opens his exhibition L’ennemi de mon

A society of contradictions – of “at the same time,”


AVANT-PROPOS

NUMÉRO ART 2

PARIS

l’artiste lui-même est le symbole éclairant de la société. Une société de la contradiction – du en même temps, dirait Emmanuel Macron – dont nous pouvons tous, dans notre quotidien, au travail, avec nos amis, notre famille, faire l’expérience. “La contradiction est souvent la voie la plus évidente de la vérité.” On ne trouvera pas mieux pour le dire que ces mots de Patti Smith dans Just Kids à propos d’un autre artiste, son compagnon Robert Mapplethorpe. Une revue d’art qui a pour projet de (re)présenter, tant bien que mal, les grands événements artistiques des six prochains mois ne devrait pas échapper à cette ère du en même temps. Elle pourrait même la revendiquer. La révolutionnaire Joan Jonas en cover ? Oui, mais en même temps la star du marché Urs Fischer. D’ailleurs, Joan Jonas (p. 42) n’estelle pas représentée par la puissante galerie Gavin Brown’s Enterprise ? Et Urs Fischer (p. 126) n’est-il pas capable de bousculer le milieu des collectionneurs qui le portent aux nues ? Un registre n’excluant pas l’autre, on pourra donc lire, en même temps, un texte universitaire sur l’artiste Lutz Bacher (p. 67) et une enquête journalistique sur la surpuissante foire Art Basel (p. 184). Dans son exposition, l’une des plus enrichissantes et passionnantes de cette saison, Neïl Beloufa développe plus en profondeur cette idée schizophrénique du en même temps, convoquant une iconographie hétéroclite (peintures, livres de photographie, vidéos trouvées sur Periscope, affiches électorales…). On y découvre des objets et des images du monde entier, sortis de leur contexte originel et parfois détournés (la princesse Leia, héroïne du blockbuster

as Emmanuel Macron would say – which we all

than capable of shaking up the world of billionaire

experience in our daily lives, at work and with our

collecting that up till now has ensured his fortune?

friends and family. “Often contradiction is the clearest

Given that one register needn’t exclude the other,

way to the truth,” said Patti Smith in reference to

readers can enjoy a scholarly text about artist Lutz

another artist (her then companion, Robert

Bacher (p.67) at the same time as an investigative

Mapplethorpe) in Just Kids.

piece about the all-powerful Art Basel fair (p.184).

An art magazine which aims, for better or for worse,

In his exhibition – one of this season’s most enriching

to (re)present the major art events of the next six

and exciting – Beloufa develops this idea of at the

months can’t escape our era of at the same time. So

same time in greater depth. We see Princess Leia’s

if you can’t beat ’em, join ’em. The revolutionary

image undergo a surprising displacement, the Star

Joan Jonas on the cover? Yes. But at the same time

Wars blockbuster heroine having become a symbol

there’s art-market darling Urs Fischer. And in any

of resistance among American feminists opposing

case isn’t Jonas (p.42) represented by the mighty

Trump. Though it’s a cliché to say it, our globalized

Gavin Brown gallery? And isn’t Fischer (p.126) more

post-internet era has turned out to be one of

CI-CONTRE NEÏL BELOUFA PHOTOGRAPHIÉ AU SEIN DE SON EXPOSITION AU PALAIS DE TOKYO.

PAGES SUIVANTES VUES DE L’EXPOSITION

L’ENNEMI DE MON ENNEMI DE NEÏL BELOUFA AU PALAIS DE TOKYO RASSEMBLANT UNE IMAGERIE HÉTÉROCLITE, ENTRE AFFICHES POLITIQUES, PEINTURES, VIDÉOS, LIVRES DE PROPAGANDE, ETC.

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AVANT-PROPOS

NUMÉRO ART 2

PARIS

Star Wars, devient une figure de résistance sur les pancartes des féministes américaines manifestant contre Trump). Notre époque de la globalisation, c’est un cliché de le dire, se dévoile en une ère de l’épidémie, de la contamination et de la réappropriation. Les images se répandent comme des virus, changent de signification selon les lieux et selon les manières dont elles sont réutilisées. Cet en même temps correspond à une hyper concentration du monde. Tout est désormais interconnecté. Dans le meilleur des cas, les cultures peuvent s’hybrider, comme souvent chez l’artiste Korakrit Arunanondchai (p. 154), qui arrive à faire coexister dans ses œuvres animisme asiatique et nouvelles technologies ; ou se confronter parfois avec violence, comme chez Danh Vo (p. 96). “Je ne veux pas travailler contre le chaos du monde : je veux travailler à l’intérieur du chaos du monde.” Cela pourrait être une citation de Korakrit Arunanondchai ou de Danh Vo, elle appartient à l’artiste Thomas Hirschhorn. On la découvre au sein d’une œuvre essentielle installée au Palais de Tokyo par Neïl Beloufa. De l’intérieur, les artistes recomposent ce chaos et le font grossir dans un même mouvement, créant de nouveaux territoires, ouvrant de nouvelles pistes. Hyper concentration et, en même temps, hyper expansion… jusqu’à l’explosion ? L’architecte Rem Koolhaas, invité de ces pages (p. 58), s’en inquiète et apporte une réponse que l’on s’appropriera sans gêne : “Rien ne peut donc être plus excitant que de proposer quelque chose de ‘petit’.” Pour ce nouveau Numéro art, nous n’avons pas pu faire plus petit que 240 pages. Exposition L’Ennemi de mon ennemi de Neïl Beloufa au Palais de Tokyo, jusqu’au 13 mai.

epidemics, contamination and re-appropriation.

could just have easily come from Arunanondchai or

Images spread like viruses and change their meaning

Vo. This quotation awaits visitors in one of the key

according to place and context and how they are

works that Beloufa has showcased at the Palais de

reused. This at the same time is the result of a

Tokyo. Artists rework this chaos from within, at the

hyperconcentration of the world; everything is

same time accentuating it, creating new territories,

interconnected nowadays. In the best-case scenario,

opening up new avenues, using every means

cultures cross-pollinate – as often happens in the

available (Beloufa has placed video games next to

work of Korakrit Arunanondchai (p.154), who

electoral posters, Periscope clips next to propaganda).

manages to combine Asian animism and new

Hyperconcentration and, at the same time,

technologies; or they clash, sometimes violently, as

hyperexpansion... to the point of explosion? Architect

in Danh Vo’s work (p.96), which confronts his

Rem Koolhaas, another guest in these pages (p.58),

personal history with the capital-H variety.

has expressed consternation at this and offers a response that we can happily borrow: “Nothing could

“I don’t want to work against the chaos of the world

be more exciting than designing something ‘small.’”

– I want to work within the chaos of the world,” said

For this second edition of Numéro art, we could

artist Thomas Hirschhorn, though the sentiment

manage no smaller than 240 pages.

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À GAUCHE AU PALAIS DE TOKYO, NEÏL

BELOUFA S’INTÉRESSE ÉGALEMENT À LA MANIÈRE DONT CHACUN SE MET EN SCÈNE SUR LES SITES DE RENCONTRE.

À DROITE ENTRE SHOWROOM ET SALLE DE

JEU, LE PREMIER ESPACE DE L’EXPOSITION DE NEÏL BELOUFA REGROUPE UN ENSEMBLE DE SCULPTURES QUI ÉVOQUENT AUSSI BIEN DES CRÉATURES DE MONDES ENFANTINS QUE DES CONSTRUCTIONS MILITAIRES OU DES CAPSULES SPATIALES.

PAGES

SUIVANTES NEÏL BELOUFA PHOTOGRAPHIÉ AVEC SON ÉQUIPE AU PALAIS DE TOKYO. DEPUIS TOUJOURS, L’ARTISTE PLACE LE TRAVAIL COLLABORATIF AU CŒUR DE SA PRATIQUE.



MARS

L’INVITÉE DU MOIS

JOAN JONAS

DEPUIS PLUS D’UN DEMI-SIÈCLE, ELLE PART À L’ASSAUT DE L’ART CONTEMPORAIN, FAISANT FEU DE TOUT MÉDIUM : DANSE, DESSIN, MUSIQUE, TEXTE... PIONNIÈRE DE LA PERFORMANCE ET DE LA VIDÉO, JOAN JONAS DYNAMITE EN RÉALITÉ TOUTES LES CATÉGORIES DE L’ART. À PLUS DE 80 ANS, CE MYTHE VIVANT SE VOIT CONSACRÉ PAR UNE RÉTROSPECTIVE AU SEIN DE L’INSTITUTION LONDONIENNE. PAR ANN REYNOLDS. PORTRAITS PAR JUERGEN TELLER

Post Production : Catalin Plesa @ Quickfix Retouch. Assistant photo : Karin Xiao

UNE RÉVOLUTIONNAIRE À LA TATE MODERN


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JOAN JONAS

JOAN JONAS M’A DIT un jour qu’après une performance, il lui arrive parfois, allongée sur son lit, tard le soir, de revivre mentalement l’intégralité de l’événement, du début à la fin. Elle en visualise alors chaque geste, chaque pas, pour tenter d’accéder à un ressenti “extérieur” de sa performance, à une expérience dissociée de son propre corps performant, tout en demeurant physiquement et émotionnellement à l’intérieur de ce corps. Cette démarche qui consiste à s’imaginer elle-même en train de “performer”, mais avec une mise à distance dans l’espace et parfois dans le temps, à défaut de recul physique ou émotionnel, est depuis le début un élément central de son travail. Très tôt, en effet, l’artiste a eu recours à des masques, à des miroirs, à des vidéos préenregistrées ou à la retransmission instantanée d’images captées en direct, via divers moniteurs ou rétroprojecteurs. Tous ces dispositifs contribuaient, pour le public comme pour l’interprète elle-même, à multiplier les images de la performance – et donc de la performeuse – en la présentant sous plusieurs angles à la fois, d’où souvent aussi une abolition de la distance entre protagoniste et spectateur. Chez Joan Jonas, les images produites à partir de chacun de ces multiples points de vue ne se fondent jamais en une synthèse cohérente qui restituerait l’espace en trois dimensions de la performance, ni dans l’unicité d’une seule trajectoire narrative. Elles parviennent au spectateur de façon asynchrone, comme détachées du référent auquel elles renvoient – un peu à la manière d’un souvenir ou d’un rêve : des copies imprécises, entremêlées, inversées, placées à une distance extrêmement lointaine, ou parfois au contraire trop proches pour qu’il soit possible de les déchiffrer. Pour paraphraser Joan Jonas, le public – auquel appartient en l’occurrence l’artiste elle-même – devient ainsi “une partie de l’image en mouvement” qui constitue l’œuvre.

MARS

LONDRES

London

JOAN JONAS AT TATE MODERN: AN ARTISTIC REVOLUTIONARY IS FINALLY HONOURED WITH THE RECOGNITION SHE DESERVES FOR MORE THAN HALF A CENTURY SHE’S BEEN USING EVERYTHING AS HER MEDIUM: DANCE, DRAWING, MUSIC, CLOTHING, TEXTS, FILM, ETC. TOO OFTEN REDUCED TO HER PIONEERING ROLE IN PERFORMANCE AND VIDEO, OR TO HER ASSOCIATION WITH A PARTICULAR ERA (THE 1970s), JOAN JONAS HAS IN FACT NEVER STOPPED CHALLENGING

ARTISTIC

CATEGORIES,

CONSTANTLY

BLURRING THE BOUNDARIES BETWEEN THEM. STILL WORKING TODAY, IN HER 80s, THIS LIVING MYTH IS AT LAST THE SUBJECT OF A MAJOR RETROSPECTIVE, ON SHOW AT LONDON’S TATE MODERN.

Joan Jonas once told me that sometimes, late in the evening after a performance, she lies in bed and runs through the entire event in her head from beginning to end, visually externalizing each gesture and step, so that she can sense what it might be like to experience her performances from outside her own performing body while remaining physically and emotionally inside it. The act of imaging herself performing at a spatial, sometimes temporal, if not a physical and emotional remove, has been central to her work from the very beginning. Early on, masks, mirrors and then pre-recorded video, live-feed video cameras, monitors and overhead projectors presented both audience and performer

Même si, à toutes les époques, beaucoup d’artistes ont choisi de travailler avec des outils relevant d’un large échantillon de médias différents, trop peu ont été considérés “simplement” comme des artistes – au lieu de quoi on a voulu les définir de façon nettement plus étroite en tant que peintres, sculpteurs, artistes vidéo ou performeurs. Les femmes ont tout particulièrement été victimes de cette vision réductrice. Sans oublier la tendance trop fréquente à conférer une importance prépondérante à ce que George Kubler appelait “l’entrée individuelle”, ce “moment, dans une tradition, avec lequel coïncide l’opportunité biologique d’un artiste 1.” Joan Jonas, par exemple, s’est révélée en tant qu’artiste dans les années 60, et elle a souvent été définie comme “une pionnière de l’art vidéo et de la performance”, notamment parce qu’elle s’est servie très tôt (dès le début des années 70) du tout premier enregistreur portable, le Sony Portapak. Le problème avec l’emploi de termes comme “pionnière”, “première” ou “parmi les premières”, c’est qu’ils ne décrivent guère plus que l’emplacement singulier et privilégié de Joan Jonas dans une séquence historique (l’apparition des nouvelles technologies) – comme si ses réalisations étaient vouées à sombrer rapidement dans un passé révolu à l’instar de ces technologies.

with multiple images of the performance – and also the performer – from several vantage points at once, often collapsing the distance between participant and observer. The images these multiple vantage points procure never coalesce into a coherent three-dimensional sense of the performance space or a discrete narrative trajectory of the performance. They come at spectators desynchronized and detached from their referents – almost like memories or dreams – as imprecise copies, jumbled up, reversed, at incommensurate distances or, in some cases, too close up to decipher. In this way, to paraphrase Jonas, the audience, which includes the artist herself, becomes “part of a moving picture” that constitutes the work. Despite the fact that artists have always been picking up tools associated with a broad range of media, all too few are viewed simply as artists rather than more narrowly defined as painters, sculptors, or video or performance artists. Women have been particularly slighted in this way. And to

Ses expérimentations simultanées avec une très large sélection de technologies différentes, et notamment la vidéo, ont été précoces et se sont également poursuivies dans la durée. Elle ne s’est jamais beaucoup

this can be added the frequent privileging of what George Kubler has called “individual entrance,” the “moment in a tradition with which an artist’s biological opportunity coincides.”1 Some entrances are fortuitous, others are not, depending on where one’s entrance occurs in the art-

DOUBLE PAGE SUIVANTE ORGANIC HONEY’S VERTICAL ROLL (1972), PERFORMANCE DE JOAN JONAS EN 1973 AU MUSÉE GALLIERA, PARIS.

historical sequence of styles or in relation to a particular technology’s invention or development.


Béatrice Heyligers


Christoph Leibentritt


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JOAN JONAS

MARS

LONDRES

intéressée à la détermination des spécificités inhérentes à un médium en particulier, ni à ce qui constituerait son usage adéquat. Entre ses mains, une vidéo peut fonctionner comme un film, un film peut imiter la peinture, film et vidéo peuvent tous deux simuler la photographie ; tout peut servir à dessiner – et tout ou presque peut devenir un miroir qui renvoie, dédouble, déforme ou renverse les images. Chaque outil qu’elle utilise, elle le plie à son imagination et, par l’expérimentation, élargit le champ de ses applications, sans jamais se fixer sur une approche unique, mais en l’ajoutant au contraire au mélange d’ensemble.

Jonas’s entrance was indeed fortuitous. She came of age as

Dans le même ordre d’idées, elle ne s’associe pas non plus de façon délibérée et consciente à l’histoire d’un médium ou d’un genre artistique en particulier – à leur commencement, leur essor, leur déclin ou leur renouveau. Bien sûr, elle connaît leurs trajectoires (son diplôme de second cycle était consacré à l’histoire de l’art, et elle voit en permanence quantité d’expositions, de films, de pièces de théâtre, de chorégraphies ou de performances), mais elle a inventé sa propre histoire, éclectique, dans laquelle elle va puiser. Une histoire où ses expériences passées avec différentes technologies et ses expérimentations actuelles sur ces mêmes technologies se nourrissent mutuellement, où l’ancien devient nouveau, et inversement. Plutôt que d’insister sur son exploration pionnière des nouveaux médias à la fin des années 60, on pourrait donc dire que, lorsque Joan Jonas choisit de travailler avec des outils nouveaux pour elle, elle sait les adapter à un passé qu’elle maîtrise et réussit en même temps à voir plus loin que les paramètres associés à ces outils. En outre, elle a souvent entretenu un rapport délibérément anachronique au médium, adoptant des pratiques comme celle qui consiste à dépouiller ses films de leur bandeson, ou à préférer le noir et blanc à la couleur.

Jonas’s simultaneous experiments with a wide variety of

an artist during the 1960s and is often described as a “pioneer of video and performance art,” in part because of her early use of the Sony Portapak, beginning in 1970. But the problem with terms such as “pioneer,” or “first” or “among the first” is that these terms are barely descriptive of anything other than a singular, privileged location in a historical sequence, and of achievements that quickly recede into the past.

ENTRE SES MAINS, UN FILM PEUT IMITER UNE PEINTURE, FILM ET VIDÉO PEUVENT SIMULER LA PHOTOGRAPHIE ; TOUT PEUT SERVIR À DESSINER – ET TOUT OU PRESQUE PEUT DEVENIR UN MIROIR QUI RENVOIE, DÉDOUBLE, DÉFORME OU RENVERSE LES IMAGES.

determining a medium’s unique terms or what constitutes its “proper” use. In her hands, video can operate like film, film can mimic painting, both film and video can emulate photography; anything can be used to make drawings; and almost anything can become a mirror, reflecting, doubling, distorting or reversing images. She bends each tool she uses to her imagination and, through her experimentation, expands its possible applications, never settling on any singular approach, but adding it to the mix. Likewise, Jonas does not self-consciously participate in the history of a particular medium or genre of art-making, at its beginning, middle, end or revival. She knows these histories

L’utilisation du texte est un autre aspect parallèle et un autre marqueur important du travail de Joan Jonas. Elle marie les mots et les images pour créer ce que le poète espagnol Federico García Lorca appelait des “événements poétiques” : des images mentales en apparence aussi inexplicables qu’un miracle, parce qu’elles sont dépourvues de tout sens analogique singulier. Si, bien souvent, elle construit ses propres performances et installations autour d’épopées ou de textes tirés d’un vaste corpus de traditions littéraires, elle y intercale aussi fréquemment d’autres textes, en général “disjonctifs” d’un point de vue historique ou culturel. Il lui arrive de les mettre en musique, ou d’assortir le texte de représentations visuelles dissonantes, qui viennent faire obstacle à toute tentative d’interprétation trop hâtive.

– she majored in art history in college and sees exhibitions, films, theatre, dance and performance constantly – but she which past experiences with different technologies and her contemporary experiments with them are mutually informing, transforming the old into the new and vice versa. So rather than emphasizing Jonas’s “pioneering” new media in the late 1960s, one might say that when she chooses to begin working with tools that are new to her, she is at once presumed parameters. Her engagement with media has often been wilfully anachronistic, incorporating practices such as stripping sound from her films or choosing black and white over colour, and she almost always combines so-called “new media” with one of the most traditional and basic artistic media: drawing. She makes simple shapes with chalk on a piece of slate or the surface of a road, traces cast shadows onto paper with a crayon, or moves pigment or ink across a surface with her hands and other objects, even as she uses a variety of technologies such as recorded video, live-feed and overhead projectors to record, replicate,

representation can be made to frame experience in complementary ways, to point out, by using them in simultaneous or immediately sequential juxtaposition,

continuities between them even as their differences, their inherently unique qualities, remain apparent. In Jonas’s practice, the past, present and even, sometimes, the potential future of image-making and of her own work coexist together and are shown to be interdependent, yet irreducible to one moment, one space, one history, one meaning, one type of experience. Another signal and parallel aspect of Jonas’s practice is her use of texts. She combines words and images to create what the Spanish poet Federico Garcia Lorca called “poetic events”: mental images that seem as inexplicable as a miracle because they are devoid of any singular analogical

Le cinéma – au sens large – a lui aussi façonné la sensibilité visuelle de l’artiste. Le choc que produisent certaines de ses juxtapositions est en effet de la même nature que celui que peut provoquer le montage des séquences dans les premiers films de Sergueï Eisenstein. Son recours à des miroirs pour fracturer et multiplier les interprètes et l’espace de leur performance n’est pas sans rappeler l’univers des films de Busby Berkeley, dont elle s’inspire également. Quant à son utilisation du silence ou de sons non diégétiques (c’est-à-dire ne relevant pas de la narration), elle témoigne de sa fascination ancienne pour le cinéma muet.

adapting them to a past she knows and thinking past their

Her aim is always to explore how a range of technologies of

EN 2017 À VIENNE, AUTRICHE.

IN HER HANDS, VIDEO CAN OPERATE LIKE FILM, FILM CAN MIMIC PAINTING, BOTH FILM AND VIDEO CAN EMULATE PHOTOGRAPHY.

ongoing. She has never been terribly interested in

reverse, desynchronize or enlarge these simple gestures.

DOUBLE PAGE PRÉCÉDENTE MOVING OFF THE LAND (2016-2017), PERFORMANCE DE JOAN JONAS

LONDRES

MARS

technologies, including video, occurred early and are

has invented her own eclectic history to draw on, one in

Elle combine aussi presque systématiquement ce que l’on appelle les nouveaux médias avec la plus élémentaire et la plus traditionnelle des expressions artistiques : le dessin. Ainsi, elle trace à la craie des formes simples sur un morceau d’ardoise ou sur l’asphalte d’une route, projette au crayon des ombres sur du papier, ou bien étale sur une surface, avec ses mains, avec un objet, des pigments ou de l’encre – tout en utilisant dans le même temps divers procédés technologiques pour enregistrer, reproduire, inverser, désynchroniser ou amplifier ces gestes simples. Son but est toujours d’explorer la manière dont le recours à un ensemble de techniques de représentation permet de restituer une même expérience de façons complémentaires. C’est aussi un moyen de souligner, par leur utilisation simultanée ou leur juxtaposition séquentielle, des continuités entre ces techniques, tout en laissant apparaître leurs différences, et les propriétés qui restent foncièrement inhérentes à chacune. Dans sa pratique coexistent le passé, le présent et même, parfois, un possible avenir de la fabrication des images – ou de son propre travail. Les différents médiums sont montrés dans leur interdépendance, sans pour autant être réductibles à l’unicité d’un moment, d’un espace, d’une histoire, d’une signification ou d’un type précis d’expérience.

JOAN JONAS

meaning. While she often builds her performances and installations around epic stories, or texts from a wide variety of literary traditions, she will then intersperse them with other, often historically or culturally disjunctive, texts, set them to music, or accompany the text with dissociative visual images that challenge quick interpretation. Cinema, broadly defined, has also shaped her visual sensibility. The shock produced by many of her juxtapositions rivals those generated by the montage

Joan Jonas a elle-même expliqué comment elle a construit ses premières performances : en s’asseyant pour observer avec la plus grande précision l’espace dans lequel allait se tenir la performance, comme s’il s’agissait d’un tableau. Plus tard, elle allait étendre cette analogie entre peinture et espace de la performance à l’écran du moniteur vidéo : elle voulait en quelque sorte externaliser cet écran à l’espace de son studio, et en même temps faire pénétrer l’espace du studio à l’intérieur du moniteur. La vidéo de 1973 intitulée Glass Puzzle constitue probablement la meilleure illustration de ce double objectif. Par moments, les deux espaces, celui du studio et celui du moniteur, fusionnent en une image unique, superposition de l’image fournie en direct au moniteur vidéo par la caméra et du reflet, sur ce même écran de verre, de la pièce où il est placé. Par le jeu de tout un ensemble d’opérations complexes, ces espaces se fondent l’un dans l’autre, offrant des images aplaties ou au contraire plus nettement spatialisées d’une même réalité formelle, de telle sorte que l’image globale oscille entre surface et profondeur, entre gros plan et plan d’ensemble. Ces différents termes ou

sequences in Sergei Eisenstein’s early films; her use of mirrors to fracture and multiply performers and the performance space draws on and echoes the imagery in Busby Berkeley films; and her use of silence and nondiegetic sound reflects her long fascination with silent film. Jonas has described how she developed her early performances: by sitting in and carefully looking at the space in which she was to perform, as if it were a painting. Later, her analogy between painting and performance space extended to the box of the video monitor; she wanted to externalize that box within the space of her studio and simultaneously suck her studio space into the interior of the monitor. Her 1973 video Glass Puzzle best exemplifies these aims; at certain moments both spaces, the studio and the monitor, are brought together as a single, layered image


CI-DESSUS THEY COME TO US WITHOUT A WORD II (2015), PERFORMANCE DE JOAN JONAS EN 2016 À

états deviennent par conséquent relatifs les uns par rapport aux autres. Tenter d’imaginer leurs “véritables relations” dans le temps et dans l’espace n’est plus qu’un aspect parmi d’autres de l’expérience vécue. À l’époque, Joan Jonas décrivait ses intentions en ces termes : “Je pensais le moniteur comme une boîte à l’intérieur de laquelle je pourrais me glisser… J’étais moi-même impliquée dans l’espace virtuel de la télévision 2.” Cette démarche expérimentale autour des espaces produits par différents médias a fourni à l’artiste une sorte de gabarit de référence : un dispositif qui lui permet d’introduire une performance à l’intérieur d’un espace donné sans perdre de vue la façon dont sa présence au sein de cet espace transforme l’expérience, sans négliger non plus les ambiguïtés spécifiques à cet espace et les illusions qu’il peut créer.

Laura Perez-Harris

THE KITCHEN, NEW YORK.

constituted by the image fed to the monitor via live camera and a reflection on this same glass screen of the room surrounding it. Through a complex set of manoeuvres, these two spaces also sink into each other and offer flattened and more fully spatialized images of the same forms, so that the overall image vacillates between surface and depth, close-up and far away, making all of these terms and states relative to one another. Imagining their “real relationships” in time and space becomes only one aspect of the experience. At the time, Jonas described it as thinking “of the monitor as a box into which I could crawl ... I was involved in the virtual space of the television.”2 All of this experimentation with different media spaces offered Jonas a template for slipping

Dès le début de sa carrière, Joan Jonas a pris des leçons de danse dans le studio de Merce Cunningham, et a entretenu des contacts périphériques avec des danseurs de la Judson Church, mais aussi, à partir des années 70, un lien régulier avec la compagnie The Wooster Group. Si l’on ajoute à cela ses collaborations avec des musiciens et des compositeurs comme Jason Moran ou Robert Ashley, toutes ces expériences ont contribué à forger la structure rythmique globale de son travail, ses motifs de répétition et de

performance into a particular space without losing sight of how her presence disrupted and transformed the experience of this space and its own ambiguities and illusions as a picture as well as a space. Early on in her career, Jonas took classes at the Merce Cunningham studio and was peripherally involved with


CI-DESSUS GLASS PUZZLE (1974), DE JOAN JONAS, VIDÉO.

variation. Mais ce qui est particulièrement brillant dans l’art de Joan Jonas, c’est qu’aucun de ces médias auxquels elle recourt ne peut isolément rendre compte de l’expérience produite par son travail. Ensemble, ils sont incorporés et fondus dans son processus créatif pour donner naissance à quelque chose d’inédit. À ma connaissance, aucun autre artiste vivant ne procède tout à fait de cette manière. C’est ce qui rend son travail si difficile à catégoriser et à évaluer pour les critiques d’art ou les spécialistes, mais c’est aussi ce qui le rend en permanence révolutionnaire. Il ne fait aucun doute que Joan Jonas a toujours été, et continue d’être, une artiste visionnaire qui a su adopter et adapter les nouveaux médias. Dans sa pratique, le média n’est pourtant jamais un enjeu central en soi, mais simplement un moyen de parvenir à une fin toujours imprévisible.

dancers associated with Judson Church, and she has had an ongoing relationship with the Wooster Group since the 1970s. These experiences, in addition to her collaborations with musicians and composers such as Jason Moran and Robert Ashley, have contributed to the rhythmic structure of all of her work, both its patterns of repetition and its variation. But the brilliance of Jonas’s art lies in the fact that her engagement with any one of these media cannot account for the overall experience of her work. They are all subsumed within her general process to generate something entirely new. I can think of no other living artist who works quite in this

1.  Formes du temps – Remarques sur l’histoire des choses (éd. Champ Libre,

way. This is what has made her work so difficult for critics

Paris, 1973) de George Kubler.

and scholars to categorize and quantify, but it is also what

2. “Space Movement Time” in Joan Jonas de Joan Jonas, Anna Daneri et

makes her work so continuously groundbreaking. There is

Cristina Natalicchio (éd. Charta, Milan, 2007), p. 56.

no doubt that Jonas has been and continues to be a

Joan Jonas est représentée par la galerie Until Then à Paris et la galerie Gavin

visionary adopter, as well as adapter, of new media; but the

Brown à New York

media is never the point – it is always the means to an

Exposition Joan Jonas, jusqu’au 5 août à la Tate Modern, Londres.

unanticipated end.


02 1969 LE JOUR OÙ MICHEL JOURNIAC LAVA SON LINGE (SALE) EN GALERIE MARS

PARIS

IL Y A 49 ANS, LA GALERIE DANIEL TEMPLON ACCUEILLAIT UNE PERFORMANCE BAPTISÉE LA LESSIVE. MICHEL JOURNIAC S’Y ATTAQUAIT AUX ARTISTES ALORS EN VOGUE À COUPS DE DÉTERGENT. PAR ÉRIC TRONCY. ILLUSTRATION PAR SOUFIANE ABABRI

LE 2 MARS 1969, et pour quatre jours, Michel Journiac (1935-1995) transforma la Galerie Daniel Templon, à Paris, en blanchisserie. Peu après, il la transformait en lieu de culte, y réalisant le 6 novembre 1969 la performance Messe pour un corps, où, en faisant office de prêtre, il conviait l’auditoire à une messe – lui qui avait quitté le séminaire sept ans auparavant – et remplaçait les hosties par des rondelles de boudin préparé avec son propre sang – il en donnait aussi la recette.

Paris

2 MARCH 1969: THE DAY MICHEL JOURNIAC WASHED HIS (DIRTY) LINEN IN A GALLERY FORTY-NINE YEARS AGO, PARIS’S DANIEL TEMPLON GALLERY HOSTED A PERFORMANCE ENTITLED LA LESSIVE (LAUNDRY) IN WHICH MICHEL JOURNIAC UNDERTOOK A RITUAL CLEAN-OUT OF THE CONTEMPORARY-ART SCENE.

En ce début mars, la galerie ne fut pas à proprement parler convertie en blanchisserie, même si Michel Journiac y fit une performance (dans le cas de cette discipline, en France, on parlait alors plutôt d’une “action”) intitulée La Lessive. Le carton d’invitation comportait, outre les informations habituelles, un texte rédigé par François Pluchart, le théoricien de l’art corporel, qui donnait en somme le programme de ce qui allait se passer : “1. Séparer en deux tas bien distincts les œuvres à traiter : d’une part le linge inutilisable (romanesque, esthétique, pictural, épique, narratif, picassisme, expressionnisme, cinétisme, etc.) qu’on mettra à la poubelle en vue de sa destruction-récupération en un nouveau matériau de synthèse, et, de l’autre, le linge apte à faire encore un bon usage (dadaïsme, suprématisme, immatériel, poétique, fonctionnel, etc.) qu’on mettra pièce par pièce dans une machine. 2. Introduire une ou plusieurs doses de détergent en fonction de l’ancienneté des taches et de la vulgarisation de l’idée. 3. Régler le programme de lavage selon les instructions du constructeur, mais, en général, réduire le temps de lavage en fonction de la force originelle de l’idée. 4. Sécher soigneusement afin d’éliminer tout romantisme qui pourrait laisser croire à une possible utilisation du passé pour établir le présent.”

For four days in March 1969, artist Michel Journiac (1935–95) turned Paris’s Daniel Templon Gallery into a virtual laundrette. A text on the invitation, by body-art theorist François Pluchart, explained how it worked: “1. Separate the work into two distinct piles: one of unuseable laundry (novelistic, aesthetic, pictorial, epic, narrative, Picassism, Expressionism, Kinetic Art), to go in the bin with a view to its destruction/repurposing into a new synthetic material; and the other of laundry still fit for use (Dadaism, Suprematism, the immaterial, poetic, functional, etc.) which will be placed in the machine, item by item. 2. Add one or more doses of detergent according to the age of the stains and the preponderance of the idea. 3. Choose a wash cycle as per the manufacturer’s instructions but, in general, reduce the cycle time depending upon the original strength of the idea. 4. Dry thoroughly to remove any romanticism that could encourage the possible use of the past to define the present.”

Dans les faits, aux vêtements utilisés pendant la performance sont attachées des étiquettes avec les noms d’artistes à la mode : accompagné de Pluchart et du critique Pierre Restany, qui fut le théoricien des Nouveaux Réalistes, Journiac triait les vêtements en deux tas. D’une part, ceux des artistes “récupérables”, qui seraient passés au détergent et trempés dans la peinture blanche  ; d’autre part, ceux des artistes “irrécupérables”, destinés au blanchiment rapide puis à la poubelle. Sur le carton d’invitation, toujours, Restany résumait tout cela ainsi : “LESSIVE – ouverture sur le futur –, POUBELLE – faillite dans le présent.” Dans un entretien publié quatre ans plus tard, Journiac expliquait : “Nous faisons le travail que nous faisons parce que nous sommes situés en marge. Et c’est cette notion de marge qui, à l’heure actuelle, me paraît la plus importante. Il n’y a création qu’à partir du moment où il y a perturbation du langage donné par des gens marginaux.”

The clothes were labelled with the names of fashionable artists; Journiac, helped by Pluchart and the New Realist theorist Pierre Restany, separated them into two piles, one containing “retrievable” artists, to be treated with detergent then soaked in white paint, the other “irretrievables,” destined for a swift bleaching and the bin. As Restany wrote on the invitation: “LAUNDRY – future possibilities; RUBBISH – current bankruptcy.” In a 1973 interview, Journiac explained, “We make the work we make because we’re marginalized. And it’s this idea of margins that seems most important to me right now. Creation only happens from the moment that prevailing language is perturbed by marginalized people .”

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LE RADICAL ET LE GLOBETROTTEUR MARS

PARIS

LE PREMIER, REM KOOLHAAS, EST LE PLUS RADICAL DES GRANDS ARCHITECTES. AVEC LA FONDATION DES GALERIES LAFAYETTE, IL INAUGURE SON PREMIER BÂTIMENT PARISIEN. LE SECOND, HANS ULRICH OBRIST, EST LA STAR DES CURATEURS, UN JOUR À LONDRES, UN AUTRE À HONG KONG. NUMÉRO ART A RÉUNI LES DEUX VIEUX AMIS. PROPOS RECUEILLIS PAR HANS ULRICH OBRIST. PORTRAIT PAR CHARLIE KOOLHAAS. PHOTOS PAR MARIO PALMIERI

Numéro art : Ce bâtiment réalisé pour Lafayette Anticipations, la Fondation d’entreprise des Galeries Lafayette, est votre premier à Paris… Rem Koolhaas : La ville de Paris est si parfaite qu’elle a toujours constitué un décor idéal pour imaginer et tester des projets radicaux. Mais j’ai toujours su que ces idées n’avaient que très peu de chances d’aboutir. Je défends depuis longtemps, au sein de mon agence OMA et ailleurs, l’idée que l’importance d’un projet ne tient pas toujours à sa réalisation. Le Fun Palace de Cedric Price en est l’exemple parfait [développé avec Joan Littlewood à partir de 1961, ce centre d’art interdisciplinaire a fait de Price l’un des architectes les plus innovants. Grâce à l’usage des nouvelles technologies, le public aurait été invité à prendre le contrôle du bâtiment pour qu’il puisse répondre à ses besoins. Un ensemble de grues auraient ainsi pu redéployer ses différentes parties selon les nécessités]. Il n’a jamais été réalisé, mais l’influence qu’il a eue est énorme : il s’agit d’une affirmation puissante de ce que l’architecture est capable de faire. D’une certaine manière, même s’il n’a jamais été construit, ce bâtiment existe. À mes yeux, nombre de nos projets parisiens qui n’ont pas été réalisés ne constituent pas des échecs, ils représentaient au contraire une succession d’affirmations permettant de définir, à différents moments, ce que l’architecture pouvait produire.

Paris

REM KOOLHAAS AND HANS ULRICH OBRIST – THE RADICAL AND THE GLOBETROTTER THE MOST RADICAL OF TODAY’S GREAT ARCHITECTS, REM KOOLHAAS HAS JUST COMPLETED HIS FIRST BUILDING IN PARIS, LAFAYETTE ANTICIPATIONS. A GLOBETROTTING STAR CURATOR, HANS ULRICH OBRIST IS EVERYWHERE AT ONCE. NUMÉRO ART MANAGED TO BRING THESE TWO OLD FRIENDS TOGETHER FOR A CONVERSATION. Hans Ulrich Obrist for Numéro art: Lafayette Anticipations

is your first building in Paris… Rem Koolhaas: The city of Paris is so perfect that it’s always

seemed like the ideal setting for imagining and testing radical projects. But I’ve also always known that the chances of these ideas coming to fruition were very slim. In my firm and elsewhere, I’ve long defended the idea that a project’s importance doesn’t always rely on its completion. Cedric Price’s Fun Palace is the perfect example. [Developed with

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LAFAYETTE ANTICIPATIONS

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PARIS

PAGES PRÉCÉDENTES ET SUIVANTES VUES DU BÂTIMENT DE LA FONDATION DES GALERIES LAFAYETTE RÉALISÉ PAR REM KOOLHAAS.

Quelle était l’idée initiale du bâtiment rue du Plâtre, en plein cœur du Marais ? Créer un outil permettant à la Fondation de devenir un centre de production pour les arts. Au sous-sol, on trouve des composants essentiels : des ateliers et des machines. C’est là que les artistes pourront concevoir et réaliser leurs projets. Alors que j’ai la réputation, bâtie très largement par des architectes français, d’être indifférent au contexte, le bâtiment est situé dans un quartier historiquement connu pour ses studios d’artiste et ses artisans. Vous connaissez ma fameuse saillie : Fuck the context. Elle n’a jamais exprimé une indifférence au contexte, mais une invitation à le repenser de manière plus permissive et moins dogmatique. Il s’agit d’une invitation à aller regarder d’autres environnements, comme les villes au Moyen-Orient, ou la manière dont elles se développent en Chine.

Joan Littlewood in 1961, this multidisciplinary arts centre established Price as one of the most innovative architects of his day. Thanks to the use of new technologies, the public would have been able to take control of a building that responded to their needs. Various cranes were planned to rearrange different parts of the building according to different programmatic needs.] The Fun Palace was never built, but it had enormous influence. It serves as a powerful affirmation of what architecture is capable of. In a way, even if it was never built, Price’s building exists. In my opinion, many of our Parisian projects that never came to be aren’t failures, but a sequence of affirmations that allowed us to define, at different moments, what architecture could produce.

Le bâtiment de la Fondation des Galeries Lafayette est structuré par une tour de plusieurs étages que vous avez installée dans la cour intérieure. Au sein de cette tour, qui accueille les expositions, deux plateformes mobiles permettent de reconfigurer l’espace. Comment fonctionnent-elles ? L’enjeu lié à la préservation de l’héritage et du patrimoine du bâtiment s’est imposé dès le début. Nous devions sauvegarder tout ce qui avait été construit jusqu’au XVIIe. Puis, alors que les travaux étaient déjà bien avancés, la loi a changé et nous devions désormais protéger tout ce qui avait été construit au XIXe. Notre fenêtre de tir n’arrêtait pas de se rétrécir. Nous avions déjà beaucoup d’idées, nous avions même imaginé créer une extension du bâtiment existant, comme une seconde aile, afin de l’agrandir. Mais nous avons dû nous limiter à une intervention en son centre, dans ce qui servait de cour intérieure. Que pouvions-nous faire dans cette cour ? Y introduire une machine qui serait capable, par ses mouvements, de changer non seulement la cour elle-même, mais la relation de la cour avec le reste du bâtiment.

What was the initial idea behind this building, located in a tiny street in the heart of the Marais?

To create a tool that would allow the foundation to accomplish its goals, the foremost being to become a centre for art production. The different workshops and machines in the basement are essential parts of the institution. This is where artists will conceive and fabricate their projects. Even though I have a reputation, largely constructed by French architects, for being indifferent to context, the building is situated in a neighbourhood known historically for its artists’ and artisans’ studios. Everyone knows my famous declaration, “Fuck context.” But it was never about an indifference to context, rather an invitation to rethink context in a more permissive and less dogmatic way than European tradition allows. An invitation to look at other places, such as

Cette tour ne fait qu’un avec le bâtiment et se présente comme une machine motorisée. Les deux plateformes indépendantes qui en constituent le sol peuvent se mouvoir de haut en bas, à l’aide d’un système de pignons et de grilles pour créer différents niveaux sur toute la hauteur du bâtiment. Il existe plus d’une quarantaine de configurations possibles, c’est bien cela ? Oui, vous accédez aux plateformes depuis le bâtiment d’origine qui a été totalement preservé. Il suffit de pousser un bouton et les changements s’enclenchent. Il ne faut pas plus de vingt minutes pour modifier la configuration des lieux. Vous pouvez aussi arrêter les plateformes entre deux niveaux, ce qui empêche le public d’y accéder, mais lui permet d’observer ce qui s’y trouve. Les deux plateformes créent alors une discontinuité dans le bâtiment, rendant visible l’architecture d’une manière extraordinaire. Elles la révèlent et l’accentuent. Mais lorsque les plateformes se trouvent au rez-de-chaussée, elles deviennent alors invisibles et font disparaître la structure que nous avons construite. Il ne reste qu’un espace avec une très grande hauteur de plafond. J’ai conçu ces plateformes comme des scènes d’un théâtre pour l’art. Un bon nombre d’anciennes topologies continuent de guider notre travail. Celle du théâtre par

Middle Eastern or Chinese cities. Lafayette Anticipations contains a courtyard tower equipped with moveable floors. How do they work?

When we began the project in 2012, the Marais conservation area imposed the preservation of anything built before 1700. Then, in 2014, the law changed, and now everything built before 1900 is protected. Our window of opportunity shrank dramatically. Before, we’d imagined building an extension, like a second wing, but now we had to limit ourselves to the building’s courtyard. What could we do with it? We could introduce a moveable machine that would transform not just the courtyard but also its relationship to the rest of the building. The tower blends into the building, but is also a motorized machine. Two sets of platforms can move up and down independently on a rack-and pinion system, creating

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LAFAYETTE ANTICIPATIONS

10 MARS

PARIS

LAFAYETTE ANTICIPATIONS

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MAIS QUI EST DONC LA MYSTÉRIEUSE LUTZ BACHER , PREMIÈRE ARTISTE INVITÉE DE LAFAYETTE ANTICIPATIONS ? PAR CAOIMHIN MAC GIOLLA LEITH exemple : un lieu où des gens font des actions pendant que d’autres les regardent. Plus j’aborde différents domaines, conditions et cultures, plus la permanence de cette forme me saute aux yeux : le public d’un côté, les acteurs de l’autre ; l’information d’un côté, des personnes curieuses de s’informer de l’autre.

different vertical floor configurations. There are over 40 possible permutations, right?

Yes. You access the platforms through the original building, which has been completely preserved. You push a button to activate the platforms. It only takes about 20 minutes to

De quelle manière l’obligation de préserver le bâtiment d’origine a-t‑elle limiter vos actions ? L’euphorie du début des années 90, à un moment où l’Europe se pensait comme une entité puissante, capable de jouer un grand rôle politique dans le monde, explique certaines ambitions architecturales et, d’une certaine manière, l’hypertrophie des échelles dont nous avons pu faire l’expérience au sein des villes. Puis la crise économique a rendu tout cela caduque. Dans ce contexte, ce projet tente d’être le plus réaliste possible. Réaliste et non pessimiste. Le bâtiment tire le meilleur parti de ses limitations. Il répond de manière intelligente à la situation actuelle du monde de l’art, dont la constante expansion me rend sceptique. Je suis sceptique quant à la capacité du monde de l’art à maintenir son échelle actuelle – qui est énorme – sur le long terme. Les effets de cette expansion sur les artistes, sur les mentalités et sur les formes produites, qui sont obligées d’être toujours plus grandes, me rendent également sceptique. Rien ne pouvait donc être plus excitant que de proposer quelque chose de “petit”.

modify the space. You can also stop the platforms between

Les artistes ont-ils des attentes particulières pour un lieu d’exposition ? Les artistes sont ingénieux et sensibles, dans la plupart des cas, ils s’adaptent parfaitement à des formes limitées. Ce sont les obstacles qui créent la vie.

How much did the obligation to preserve the original

floors, preventing access but giving an uninterrupted view of everything on the platform. The two sets of platforms create a discontinuity in the building, making its architecture visible in an extraordinary way. They reveal and accentuate it. But when all the platforms are on the ground floor, they become invisible, and the mechanized structure disappears. There’s just a single space with a very high ceiling. I imagined the platforms as theatrical stages for artwork. Many older typologies continue to guide and inspire our work. Theatre, for example – a place where people do things while others watch. The more I work in different fields, conditions and apparent: spectators on one side, actors on the other; information on one side, an inquisitive public on the other.

building in its entirety end up limiting you?

The euphoria of the early 90s, when Europe thought of itself on the world stage, explains certain architectural ambitions, and, in a way, the hypertrophy of scale one experiences in some European cities. But then the economic crisis put paid to all of that. In this context, the Lafayette Anticipations building attempts to be as realist as possible. Realistic, but not pessimistic. The building makes the most of its imposed limitations, and attempts to respond intelligently to the art world’s situation today. For years now, I’ve been witnessing the art world’s constant expansion, and to be honest, I’m sceptical. Sceptical about the art world’s ability to maintain its current scale – which is enormous – in the long term. And sceptical about the effects of this expansion on artists and

ARTIST INVITED TO EXHIBIT AT LAFAYETTE ANTICIPATIONS?

For much of the past four decades, Lutz Bacher has maintained a low, not to say potentially misleading profile in the international art world. Her early adoption of a deceptively masculine pseudonym, as well as her general indifference to art openings and other such public events, partly account for this. But she’s no recluse. That she’s long enjoyed something approaching cult status in the Californian art community attests to the continuing importance to her of a close-knit network of like-minded souls. Yet Bacher’s

Ainsi, que faut-il penser d’une artiste qui, entre 1989 et 1992 (si l’on prend ces quelques années-là presque au hasard), a notamment produit un ensemble d’œuvres si différentes ? Dans l’ordre chronologique : Jackie and Me (1989), une série de photos sous-titrées par ses soins, extraites d’un ouvrage du célèbre paparazzi Ron Galella, et qui représentent un personnage féminin – peut-être Jacqueline Kennedy, peut-être pas – tentant désespérément d’échapper au regard de la caméra ; l’installation Huge Uterus (1989), qui livre sans aucun montage, sur l’écran d’un téléviseur renversé vers le haut, six heures d’images de l’artiste subissant une lourde intervention chirurgicale, tandis que le reste du matériel médical est suspendu aux murs comme la silhouette d’un aigle aux ailes déployées, évoquant un patient branché aux appareils sur son lit d’hôpital ; Pink out of a Corner (to Jasper Johns) 1963 (1991), un détournement brut de décoffrage et assez rudimentaire de la sculpture éponyme de Dan Flavin composée d’un néon fluorescent ; Playboys (1991-1994), une série de reproductions sur commande d’illustrations réalisées à l’origine par Alberto Vargas, peintre de pin-up très en vogue dans les années 60 ; ou encore Big Boy (1992), poupée figurant à une échelle démultipliée un homme blanc adulte avec toute son anatomie, et fabriquée à partir de tissu rembourré, de peinture et de fausse fourrure.

designed, to baffle viewers as much as it intrigued them,

Quels motifs récurrents, préoccupations centrales et vision cohérente ? Dans tout ce travail, il y a une fascination pour les confins les moins reluisants de la culture populaire américaine et de l’image médiatisée, une approche lucide des mécanismes parfois dérangeants du désir sexuel – ardeurs hétérosexuelles masculines et nouvelles tendances de l’homosocialité notamment – et un intérêt particulier porté à la relation tendue entre la chair et le verbe. Une bonne partie de l’œuvre abondante de Lutz Bacher est constituée d’objets

This rollercoaster ride across multiple media and diverse

largely due to its dizzyingly protean nature. What to make of an artist who, for instance, between 1989 and 1992 – a three-year period chosen almost at random – produced the following array of artworks: Jackie and Me (1989), a series of captioned photos lifted from a book by infamous paparazzo Ron Gallela of a female figure, who may or may not be Jackie Kennedy, desperately fleeing his camera’s gaze; Huge Uterus (1989), an installation featuring six hours of unedited footage of the artist undergoing invasive surgery, shown on an upended TV monitor with the rest of the equipment strung around the room, suggesting the spread-eagled figure of a hooked-up hospital patient; Pink out of a corner (to Jasper Johns), 1963 (1991), a rough and ready simulacrum of the eponymous fluorescent-light sculpture by Dan Flavin; Playboys (1991–94), a series of copies of illustrations painted for Playboy during the swinging 60s by leading pin-up artist Alberto Vargas; and Big Boy (1992), a gigantically scaled-up version of an adult male Caucasian anatomical doll in stuffed fabric, paint and fake fur?

on art itself, which constantly has to be ever bigger. In this context, nothing could more exciting than designing something “small.” Do artists have particular expectations with respect to exhibition spaces?

Artists are ingenious and sensitive. Most of the time they Lafayette Anticipations, Fondation des Galeries Lafayette, 9, rue du Plâtre, Paris.

WHO IS THE MYSTERIOUS LUTZ BACHER, THE FIRST

exhibited work also always seemed destined, if not actually

cultures, the more the ubiquity of this form becomes

as a powerful entity, capable of playing a grand political role

Avant de nous quitter, j’aimerais que vous nous parliez d’un thème qui sera au cœur de l’exposition du Guggenheim pour l’automne 2019 : la campagne. Vous preniez l’exemple, lors de l’une de nos précédentes rencontres, de ces data centers que l’on installe hors des villes… Cela fait vingt ans que je vais en Suisse, un pays que je croyais immunisé contre le changement. Mais je me suis rendu compte que ce pays connaissait des transformations radicales que l’on ne percevait pas parce qu’elles avaient lieu dans les campagnes. Les villes ne changent pas vite. En sortant de la Fondation, vous tombez sur le Centre Pompidou qui, en son temps, a représenté une révolution. Il s’intègre dans un contexte qui n’a presque pas été modifié depuis des siècles. Les villes ont capté notre attention, c’est-à-dire notre besoin d’être diverti, de vivre de manière de plus en plus confortable et luxueuse. Mais cela ne peut se faire qu’avec une forte organisation des campagnes. Pour que l’on puisse s’amuser ici, il faut qu’il y est un fort niveau d’organisation ailleurs. Nous imaginons des villes intelligentes, nous pensons à la manière dont le numérique va améliorer nos vies, mais nous ne voyons pas que le digital implique, par exemple, la construction de data centers si énormes qu’ils ne peuvent qu’être construits à la campagne. C’est la part tangible du numérique.

CES QUARANTE DERNIÈRES années, Lutz Bacher s’est toujours faite discrète, et a conservé une image particulièrement déroutante. Son choix d’adopter très tôt un pseudonyme masculin trompeur, allié à son indifférence générale pour les vernissages et autres événements publics du même ordre, a en partie contribué à ce positionnement. Cela dit, elle ne vit pas pour autant en recluse et jouit même d’un statut de quasi-icône dans la communauté artistique californienne. Lutz Bacher a vécu l’essentiel de sa carrière d’artiste à Berkeley, mais elle est installée à New York depuis quelques années maintenant. Pourtant, le travail qu’elle expose semble toujours voué à déconcerter les visiteurs (à défaut d’être délibérément conçu dans ce but), au moins autant qu’il éveille leur curiosité, du fait notamment de sa nature protéiforme.

adapt perfectly to limitations. Obstacles create life.

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subjects was understandably mind-boggling to most viewers until quite recently. It was only gradually that certain patterns emerged, key concerns were established and something like a consistent, if decidedly contrarian, vision became clear in retrospect. This involves a fascination with the less savoury reaches of American popular culture and mediatized

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CI-DESSUS

VUE DE L’EXPOSITION DE LUTZ BACHER, THE SILENCE OF THE SEA, À LAFAYETTE ANTICIPATIONS.

imagery, a clear-eyed approach to the sometimes queasy workings of sexual desire, including male heterosexual yearnings and homosocial leanings, and a particular interest in the fraught nexus between flesh and word. The increased visibility of Bacher’s work internationally over the past decade is largely due to two successive trans-Atlantic touring exhibitions. The first of these, in 2008–09, travelled from the Contemporary Art Museum in St Louis to PS1/ MoMA in New York and on to Kunstverein München, mutating substantially along the way; the second also evolved as it moved from Portikus in Frankfurt to London’s ICA to the Kusthalle Zürich, over the course of 2013. The five years since have seen the belated but unhurried ascent into mainstream prominence of an artist who had done little over the years to conform to mainstream tastes. Yet even the most apparently anarchic presentations of Bacher’s enigmatic works bear evidence of a meticulous attention to the site-specific dynamics of the environment in which they

Ainsi, et comme le suggère cette fidélité à la tradition du ready-made, la figure tutélaire qui préside depuis le début à l’œuvre de Lutz Bacher est bien celle de Marcel Duchamp. L’artiste a elle-même, de loin en loin, pris acte de cette filiation, en commençant par une œuvre assez ancienne, mêlant le texte à la photo, qu’elle avait intitulée Standard Stoppage (1976). Le titre fait allusion à 3 stoppages-étalon, œuvre créée par Duchamp en 1913. Son

are installed, ensuring that such presentations amount to much more than the sum of their radically disparate parts. The bulk of Bacher’s extensive oeuvre is composed of found objects, images and texts, usually presented much as she discovered them. As it happens, her career has coincided

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© Delfino Sisto Legnani and Marco Cappelletti

trouvés, d’images et de textes, souvent présentés à peu près dans l’état où elle-même les a découverts. Il se trouve que sa carrière a peu ou prou coïncidé avec celles d’artistes comme Sherrie Levine, Louise Lawler, Barbara Kruger ou Richard Prince, eux aussi associés à cette stratégie d’appropriation artistique, qui leur est donc commune. Pourtant, le travail de Bacher n’a pratiquement aucun rapport avec celui des artistes de ce que l’on a appelé la Pictures Generation. Si elle partage leur intérêt pour les productions de la culture de masse américaine, sa préférence est toujours allée aux rebuts de cette dernière plutôt qu’à ses brillants objets de désir. Les meilleurs exemples en sont peut-être ces mannequins de vitrine défraîchis par les ans, ou ces effigies de stars du grand écran, découpées dans du carton et que l’on place à l’entrée des cinémas. Ce sont des articles d’occasion qu’elle se procure dans des boutiques de bienfaisance et qu’elle met en réserve pour s’en servir le moment venu. Bien que ces objets soient souvent ramenés à la vie dans le but de répondre aux exigences spécifiques d’une installation donnée, ils sont aussi conçus individuellement comme des œuvres d’art à part entière, et acquièrent donc par la suite le statut de sculptures autonomes.


LAFAYETTE ANTICIPATIONS

10 MARS

PARIS

WHILE SHARING OTHER ARTISTS’ INTEREST IN AMERICAN MASS CULTURE, HER PREFERENCE HAS ALWAYS BEEN FOR ITS UNWANTED DETRITUS. SI

ELLE S’INTÉRESSE AUX PRODUCTIONS DE LA CULTURE DE MASSE AMÉRICAINE, SA PRÉFÉRENCE EST TOUJOURS ALLÉE AUX REBUTS DE CETTE DERNIÈRE PLUTÔT QU’À SES BRILLANTS OBJETS DE DÉSIR.

hommage le plus explicite à ce jour est plus récent. Au centre de la spectaculaire installation Chess (2012), montrée pour la première fois au Portikus de Francfort l’année du centenaire de la Roue de bicyclette de Duchamp (1913), Lutz Bacher avait en effet placé une reproduction achetée dans le commerce de ce tout premier ready-made. En cercle autour de l’œuvre emblématique revisitée du plus célèbre joueur d’échecs de l’histoire de l’art, sur un échiquier aux cases non réglementaires, étaient disposées cinq pièces surdimensionnées : un dromadaire fatigué, probablement tiré du décor d’une pièce sur la Nativité, une silhouette en carton du “King” Elvis Presley en costume doré, un Tyrannosaurus rex de science-fiction et enfin deux demi-moulages de pions géants en fibre de verre, le roi et la dame d’un jeu classique. Issues du vaste trésor de guerre de Lutz Bacher, ces pièces avaient clairement été choisies pour la spécificité de leurs résonances dans cette partie d’échecs déjantée, mettant en vedette trois “rois”, une dame, et quelque chose qui pourrait être un cavalier en détresse. Mais cet assemblage de corps de substitution – humains ou non, préhistoriques ou modernes, réalistes ou symboliques, en deux ou trois dimensions – incarnait aussi tous les autres corps de même nature qui abondent dans l’œuvre de Lutz Bacher : tous ces mannequins, marionnettes, silhouettes découpées, poupées anatomiques, mannequins de crash-tests, ces animaux sculptés ou en peluche, ces robots sur pellicule ou ces photographies de trolls en plastique qui peuplent depuis tant d’années les expositions de l’artiste.

more or less with that of artists such as Sherrie Levine, Louise Lawler, Barbara Kruger and Richard Prince, also bound by the shared strategy of artistic appropriation. Yet Bacher’s work has almost nothing in common with that of the so-called “Pictures Generation.” While sharing their interest in the products of American mass culture, her preference has always been for its unwanted detritus rather than its shiny desirables. This is best typified by her fondness for shop-soiled storefront mannequins and dated cinema-foyer cut-outs of costumed movie stars, all sourced from charity shops and stored away to be pressed into service in due course. Though often called into being in response to the context of a specific installation, these individually designated artworks subsequently enjoy the status of autonomous sculptures. As this fidelity to the tradition of the readymade suggests, the spirit presiding over Bacher’s work is Marcel Duchamp, a debt she has directly acknowledged in several works including Standard Stoppage (1976), and Chess (2012). Over the past decade Bacher has covered a succession of gallery spaces with a thick coating of sand (China Beach, 2009 and The Book of Sand, 2010–12) or coal slag (Black

Au cours de la dernière décennie et dans différentes galeries, l’artiste a parfois recouvert l’espace d’exposition d’une épaisse couche de sable (China Beach, 2009 et The Book of Sand, 2010-2012), ou de scories de charbon (Black Beauty, 2012) qui emprisonnaient temporairement dans leur gangue certaines de ses autres sculptures. Ce geste récurrent rappelle un peu les “deux kilomètres de fil” de Duchamp (plus exactement intitulé his twine, “sa ficelle”), œuvre controversée de 1942 installée dans le cadre de l’exposition First Papers of Surrealism à New York. Toute une série d’œuvres dans lesquelles l’accent est mis sans réserve sur le corps, l’objet, le texte ou l’image dans leur unicité font de l’art de Lutz Bacher, pour emprunter l’expression au poète irlandais Louis MacNeice, un univers “incorrigiblement pluriel”.

Beauty, 2012) in which other of her sculptures have been temporariliy embedded. A related set of recent works involves a vast scattering of small balls – worn baseballs, black stress balls, or bright yellow smurf balls, on various occasions in different locations – which have rolled to a halt on a gallery floor. Ever mindful of the ordinarily unregarded, Bacher has also been prescient in generating this loose grouping of sculptures. It is hardly coincidental that such works reflect our current scientific fascination with “swarm intelligence” – that is to say with those decentralized, self-organized systems, both natural and artificial, in which apparently random, localized interactions between individual agents lead to the emergence of “intelligent” global

Exposition The Silence of the Sea de Lutz Bacher, du 10 mars au 30 avril

behaviour. Invariably indiosyncratic, fascinating and protean,

à Lafayette Anticipations – Fondation d’entreprise Galeries Lafayette, Paris.

Lutz Bacher’s art can also be remarkably timely.

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ART DUBAI

exhibition by Farhad Moshiri, an Iranian artist who they’ve represented since 2006 and whose global position they were instrumental in securing. Lawrie Shabibi, another strong Dubai outpost, will be hosting Zak Ové, a prominent British artist, and Custot Gallery will be showing an artist’s jewellery exhibition with works from the likes of Picasso, Calder, Niki de Saint Phalle, Anthony Gormley and Jeff Koons. However, this calibre of event is not just happening in Dubai. Abu Dhabi’s New York University gallery – which is situated

21 MARS

DUBAI

CHRISTIE’S AND SOTHEBY’S BOTH HAVE PERMANENT BASES IN DUBAI, AND THE COMMERCIAL GALLERY SCENE IS THRIVING. CHRISTIE’S ET

SOTHEBY’S Y ONT DÉSORMAIS CHACUNE UNE IMPLANTATION. LES GALERIES LOCALES SE PORTENT À MERVEILLE.

just across the road from the Louvre Abu Dhabi – will be showing a mid-career retrospective of work by architectural duo Alessandro Petti and Sandy Hilal, while at the Sharjah Art Foundation there will be survey shows from five leading

CI-CONTRE DE HAUT EN BAS ET DE GAUCHE À DROITE : MONIR SHAHROUDY FARMANFARMAIAN, LAWRENCE ABU HAMDAN, SOPHIA AL-MARIA ET MERIEM BENNANI.

regional artists: Latif Al-Ani, Anna Boghiguian, Mohammed Ahmed Ibrahim, Mona Saudi and Zineb Sedira. Also in Sharjah, the Barjeel Art Foundation, one of the most active institutions in the Arab world, is putting together an exhibition of Paul Guiragossian paintings gathered from collectors within the UAE. Back in Dubai, Art Jameel, which opened an office last year, has teamed up with London’s Delfina Foundation to present

propose une rétrospective de mi-carrière autour du tandem d’artistesarchitectes Sandi Hilal et Alessandro Petti. La Sharjah Art Foundation présente, pour sa part, le travail de cinq artistes essentiels de la région : Latif Al-Ani, Anna Boghiguian, Mohammed Ahmed Ibrahim, Mona Saudi et Zineb Sedira. Toujours à Sharjah, la Barjeel Art Foundation, l’une des institutions les plus dynamiques du monde arabe, expose des toiles de Paul Guiragossian issues de son fonds propre ou prêtées par des collectionneurs émiratis.

Plan for Feminist Greater Baghdad, a solo exhibition by Ala Younis held simultaneously in London and Dubai. The show includes a major new installation that builds on Younis’s 2015 work, which was included in the 56th Venice Art Biennale curated by Okwui Enwezor. Such a robust schedule of high-quality exhibitions has become standard across the UAE’s artistic landscape – something which, a decade ago, was almost inconceivable. Mona Hauser, the director of XVA, a hidden gem of a gallery and boutique art hotel that is situated in Dubai’s heritage area by the creek, says she couldn’t have imagined the success story of the Emirates’ art scene when she started the gallery in 2003, describing it as beyond her wildest dreams. Hauser was herself instrumental in making a difference: in 2007, she founded the Creek Art Fair, which was later taken over by Dubai Culture who made it the Sikka Art Fair, a parallel event to Art Dubai that supports emerging artists. Thanks to all of these developments, the United Arab

Revenons à Dubai, où Art Jameel, une organisation qui soutient les artistes, a ouvert un bureau l’an dernier et s’est associée à la Delfina Foundation qui, elle, promeut les échanges et les expérimentations artistiques, pour présenter Plan for Feminist Greater Baghdad, une exposition d’Ala Younis, qui se tient en même temps à Dubai et à Londres. Ce solo show inclut une nouvelle installation de grande envergure, en partie fondée sur le travail réalisé par l’artiste en 2015 et présenté lors de la 56e Biennale de Venise, sous le commissariat d’Okwui Enwezor. Cette qualité de programmation est en quelque sorte devenue la norme dans le paysage artistique des Émirats – ce qui était impensable il y a une décennie. Mona Hauser, qui dirige le XVA Art Hotel, un hôtel-boutique doublé d’une galerie d’art, niché dans le quartier historique de la ville, près de Dubai Creek, confie qu’elle n’aurait jamais pu imaginer le succès de la scène artistique des Émirats lorsqu’elle y a lancé son projet en 2003. L’évolution qu’elle a constatée depuis dépasse ses rêves les plus fous. Il faut dire que Mona Hauser a elle-même largement contribué à cette réussite. En 2007, elle créait la Creek Art Fair, manifestation reprise ensuite par Dubai Culture, qui l’a rebaptisée Sikka Art Fair, un événement parallèle à Art Dubai et dont le but est de soutenir les artistes émergents.

Emirates are now visited by museums and institutions from all over the world as well as international collectors and curators. They are also a place for academics who come for research and for access to symposia such as the one held within Art Dubai dedicated to Arab Modernism. Off the beaten track, there is still much more to be discovered. Franco-Tunisian artist eL Seed, who is well known for his large-scale and prestigious public art works around the world, has an open studio in Dubai, and there are smaller entities such as The Mine, a gallery set up to support emerging talent in art, music, design, film and fashion. Due to their geographical convenience, strong patronage and wealth of platforms to support creativity, the United Arab

À la faveur de ces évolutions, les musées et les institutions du monde entier viennent aujourd’hui aux Émirats arabes unis, de même que de nombreux curateurs et collectionneurs étrangers. Le pays est devenu un lieu de rendezvous pour les universitaires, qui s’y rendent pour leurs recherches ou à l’occasion de symposiums comme celui sur le modernisme arabe organisé dans le cadre d’Art Dubai. Sans compter qu’il y a encore bien d’autres choses à découvrir hors des sentiers battus. Connu dans le monde entier pour ses prestigieuses œuvres d’art urbain à grande échelle, l’artiste francotunisien eL Seed a établi à Dubai un studio à ciel ouvert. La ville compte aussi d’autres entités plus petites dont le but est d’encourager l’émergence de nouveaux talents, à l’image de la galerie The Mine, qui soutient la création dans l’art, la musique, le design, les films et la mode.

Emirates offer both artist and visitor a unique experience, one that keeps people coming back.

Foire Art Dubai, du 21 au 24 mars, Dubai.

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DU MAGHREB AU MOYEN-ORIENT, NUMÉRO ART A SÉLECTIONNÉ QUATRE ARTISTES QUI INCARNENT TOUTE LA VITALITÉ D’UN ART CONTEMPORAIN PRÊT À EN DÉCOUDRE AVEC SON ÉPOQUE. ILLUSTRATIONS PAR RICHARD KILROY


21 MARS

ART DUBAI

DUBAI

CI-CONTRE CLASSIC POCKET FUNJAB FROM THE FARDAOUS FUNJAB CATALOG (2015), 33,02 X 22,86 CM.

DE

MERIEM

BENNANI.

IMPRESSION

NUMÉRIQUE,

MERIEM BENNANI

MERIEM BENNANI PAR MYRIAM BEN SALAH

At a time when identity debates surrounding the question of

À L’HEURE OÙ LES DÉBATS identitaires sur la question du voile divisent la France – de la saga du burkini à la notion de “décolonisation du féminisme” –, Meriem Bennani crée une parodie de télé-réalité dont l’héroïne principale, interprétée par sa mère, est une créatrice de hidjab “fun”, le Funjab. Mi-Kardashian, mi-telenovela, cette websérie tournée au Maroc se joue des codes culturels et prend le voile comme prétexte pour parler tendrement de la société bourgeoise dans laquelle l’artiste a grandi. Ce qui est surprenant, du moins pour un spectateur européen, c’est la distance rafraîchissante qu’entretient ce travail avec les questionnements ambiants, souvent crispés et stigmatisants. Née à Rabat en 1988, aujourd’hui installée à New York après un passage à l’École des arts décoratifs de Paris, Meriem Bennani est une artiste dont la pratique polymorphe semble s’affranchir des contraintes de forme, de contexte et d’espace. De la sculpture à la vidéo en passant par la mode, les réseaux sociaux ou les animations digitales, elle s’attache avant tout à ce qu’elle appelle le “potentiel narratif de la postproduction” et invente des histoires, souvent drôles, parfois absurdes, toujours spontanées, pour parler de manière légère et décomplexée des préoccupations de notre époque.

the veil are dividing France – from the burkini saga to the notion of decolonizing feminism – Meriem Bennani has created a parody reality TV show in which the heroine, played by her mother, is the creator of “fun” hijabs. Filmed in Morocco, the web-series Fardaous Funjab (2015–17) sits somewhere between the Kardashians and a telenovela, playing with local cultural codes and using the veil as a pretext to discuss the bourgeois society in which Bennani grew up. What’s surprising, at least for the European viewer, is the refreshing distance that Bennani takes with respect to the issues in question. Her polymorphous practice seems to breach the barriers of the normal constraints of form, context and space; from sculpture to video, fashion, social media and digital animation, she is above all drawn to what she calls the “potential narrative of postproduction,” inventing stories – often funny, sometimes absurd, always spontaneous – as a means of bringing a lightness and uninhibitedness to some of the most pressing issues of our time. Her medium of choice remains video. She documents her trips to Morocco with almost encyclopaedic precision, filming her family, friends and daily life on her iPhone, revealing the poetry of both public and private environments. Certain works could be read as documentaries, punctuated by intimate stories gathered from daily family life, but her frequent, pointed use of special effects creates a distance, instills a sense of fiction and highlights her talent as a storyteller. In Ghariba (2017), women close to the artist speak about love and relationships, community and solitude. Bennani is never where you expect her to be, nor is she what you’d expect of an “Arab world” artist. For example,

Son médium de prédilection reste la vidéo : elle documente de manière quasi encyclopédique ses voyages au Maroc, en filmant à l’iPhone sa famille, ses amis, son quotidien, des environnements urbains publics et privés dont elle révèle la poésie. Certains de ses travaux pourraient être des documentaires ponctués de récits intimes qu’elle recueille au sein de la sphère familiale et domestique, mais son usage constant et pointu d’effets spéciaux crée une distance, instaure un espace de fiction et révèle son talent de raconteuse. Souvent, elle intègre des signifiants universels, des éléments issus de la culture populaire qui créent du confort, une sorte de consensus immédiat entre la pièce et le spectateur – le grain de l’image iPhone, une mouche qui fredonne une chanson de Rihanna dans Fly (2016), un extrait de feuilleton mexicain dans Fardaous Funjab (2015-2017) – nuançant ainsi l’aspect vernaculaire de sa pratique.

she says of Fardaous Funjab, “I’m not looking to talk about a fashion accessory and the way in which it highlights our relationships to the body, to our sexuality and our individuality in contemporary society. There’s a real paradox between the homogenizing perception of this garment and its flamboyant staging as found on hijabista blogs.” The strength of Bennani’s work lies in the way she sidesteps orientalism and avoids responding to Western fantasies and to those in the art world all too eager for exoticism.

Dans Ghariba (2017), les femmes de son entourage parlent d’amour et de relations, de communauté et de solitude. Bennani n’est jamais là où on l’attend, ni là où on attend un artiste du “monde arabe”. Au sujet de Fardaous Funjab, par exemple, elle explique : “Je ne cherche pas à parler de religion. Ce qui m’intéresse dans le hidjab, c’est son statut d’accessoire de mode et la manière dont il souligne la relation au corps, à la sexualité et à l’individualisme au sein d’une société contemporaine. Il y a un réel paradoxe entre la perception homogénéisante de cet objet et les mises en scène flamboyantes que l’on peu trouver sur des blogs de ‘hidjabistas’.” La force

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Courtesy of the artist / ESKFF Resident

religion. What I find interesting about the hijab is its status as


ART DUBAI

21 MARS

DUBAI

CI-CONTRE DECAGON (2011), DE MONIR SHAHROUDY FARMANFARMAIAN. CERCLE D’UN DIAMÈTRE DE 120 CM, MIROIR EN MOSAÏQUE, PLÂTRE ET COLLE NATURELLE SUR BOIS.

du travail de Meriem Bennani réside dans l’esquive constante d’une quelconque forme d’orientalisme, dans l’évitement d’une réponse apportée aux fantasmes occidentaux et à ceux d’un monde de l’art avide d’exotisme.

MONIR SHAHROUDY FARMANFARMAIAN On 16 December 2017, the Monir Museum opened in Tehran, the first Iranian museum dedicated entirely to a female artist: Monir Shahroudy Farmanfarmaian, who was

MONIR SHAHROUDY FARMANFARMAIAN PAR MARTHA KIRSZENBAUM

born in Qazvin in 1924. In her mirrored mosaics inspired by the geometric principles of traditional Islamic architecture

LE 16 DÉCEMBRE DERNIER ouvrait à Téhéran le Monir Museum, premier musée en Iran entièrement dédié à l’œuvre d’une artiste femme, Monir Shahroudy Farmanfarmaian, née à Qazvin en 1924. Inspirée par les principes géométriques de l’architecture islamique traditionnelle et de la numérologie soufie, Farmanfarmaian convoque dans ses installations des mosaïques en miroirs inspirées d’une technique traditionnelle iranienne datant du XVIe siècle appelée aineh-kari, ou encore peinture sur verre. Mais, dans sa pratique, ces savoir-faire ancestraux se mêlent à une approche moderniste de la sculpture héritée de ses années passées à la Parsons School of Design, à New York, où, après avoir obtenu son diplôme, elle côtoya Frank Stella ou des figures de l’expressionnisme abstrait telles que Jackson Pollock. Cette modernité s’incarne ainsi dans ses choix de matériaux contemporains comme le Plexiglas, et dans son utilisation abstraite du miroir dont la critique d’art Rosalind Krauss écrivait qu’il était un outil pour dépasser la forme close et le point de vue unique.

and Sufi numerology, Farmanfarmaian uses painted glass and aineh-kari, a traditional Iranian craft developed in the 16th century. She combines these ancestral techniques with a Modernist approach to sculpture, anchored in her years at Parsons School of Design in New York, where she associated with Abstract Expressionist figures like Jackson Pollock and Frank Stella. This heritage can also be felt in her choice of modern materials such as Plexiglas, and in her abstract use of mirrors – as the art critic Rosalind Krauss wrote, the mirror is a tool for going beyond the closed form and the single point of view. When Farmanfarmaian returned to Iran, in 1957, she developed a multidisciplinary practice that included sculpture, installation and drawing but also design and craft, in partnership with the best Iranian artisans. She began collecting traditional Iranian artefacts and incorporating them into her artwork, investigating the

À son retour en Iran en 1957, Farmanfarmaian développe une pratique artistique pluridisciplinaire à la croisée de la sculpture, de l’installation, du dessin mais aussi du design et de l’artisanat, élaborée en collaboration avec de grands artisans iraniens. Elle commence alors à collectionner des artefacts iraniens traditionnels en les incorporant à son œuvre, interrogeant ainsi l’héritage artisanal de la culture perse, comme le prouvent les tapis afghans et les bijoux turkmènes rapportés de ses nombreux road trips en Asie centrale dans les années 70, et exposés au musée. L’étrangeté de ses œuvres provient de cette combinaison entre traditions artisanales et architecturales iraniennes typiques de l’époque Qadjar (1796-1925) d’une part, et géométrie abstraite moderniste d’autre part. Au lendemain de la révolution islamique de 1979, Farmanfarmaian s’exile à New York avec sa famille, mais se voit confisquer ses œuvres et sa collection d’objets. En 1992, elle fera un voyage en Iran, puis elle retournera s’établir à Téhéran en 2005. Cette date marque un renouveau dans sa pratique artistique et amorce une reconnaissance institutionnelle qui se confirmera à travers des expositions importantes, comme celle du Guggenheim Museum à New York, en 2015.

artisanal heritage of Persian culture – as the Afghan rugs and Turkmen jewellery in the museum, brought back from her many road-trips around central Asia in the 1970s, testify. The strangeness of her artwork is anchored in this interaction between, on the one hand, artisanal and architectural Iranian traditions typical of the Qajar dynasty (1796–1925), and on the other Modernist geometric abstraction. In the aftermath of the 1979 Islamic Revolution, when Farmanfarmaian went into exile in New York, her work and her collection were confiscated. In 1992 she made a trip to Iran, and in 2005 settled in Tehran, a date which marks a period of renewal in both her artistic practice and her reputation, earning her wider recognition through important exhibitions, notably at New York’s Guggenheim Museum in 2015. One of the most memorable pieces in the Monir Museum is an installation, Lightning for Neda (2009), composed of over 40,000 broken pieces of mirror arranged on six panels in the

L’installation Lightning for Neda (2009) est l’une des pièces mémorables du Monir Museum. Elle est composée de plus de 40 000 fragments de miroirs disposés sur six panneaux en forme de larges triangles imbriqués. L’œuvre

form of large interlocking triangles. Formally the piece evokes the architecture of the famous mosques in Isfahan or the Shah Cheragh mosque in Shiraz, which Farmanfarmaian

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ART DUBAI

21 MARS

DUBAI

CI-CONTRE THE MAGICAL STATE (2017), DE SOPHIA AL-MARIA. VIDÉO, 6 MIN 9 SEC.

history of her country.

évoque formellement l’architecture des mosquées d’Ispahan ou de Shah Cheragh, à Chiraz, qu’elle visita en 1966 en compagnie de l’artiste Robert Morris. Mais son titre est un hommage à Neda Agha-Soltan, une jeune femme de 26 ans tuée lors des manifestations anti-régime à Téhéran en 2009. Les brisures des minuscules miroirs et des vitraux évoquent ainsi un monde détruit ou réuni de manière imparfaite, et deviennent le symbole autant de l’histoire personnelle de l’artiste que de l’histoire politique de son pays.

SOPHIA AL-MARIA

SOPHIA AL-MARIA PAR MARTHA KIRSZENBAUM

An artist, videographer and author of Qatari origin, Sophia

ARTISTE, VIDÉASTE et auteure, Sophia Al-Maria est d’origine qatarie. Née en 1983 aux États-Unis, elle y a vécu avant de s’installer au Caire puis à Londres. Elle travaille sur les transformations majeures qu’ont connues les pays du Golfe ces trente dernières années. Et s’attache tout particulièrement aux évolutions sociétales en cours au Qatar et aux Émirats arabes unis, ainsi qu’au devenir de métropoles de la région comme Dubai ou Doha. Sophia Al-Maria cherche ainsi à expliquer comment le pétrole a permis à ces pays d’accéder à une richesse aussi soudaine qu’incontrôlée, menant à un développement urbain sans précédent, à une consommation frénétique et à une obsession pour la technologie, tout en accroissant les inégalités, les dérives environnementales, l’oubli progressif de leur propre histoire et le fondamentalisme religieux. Al-Maria décrit ce changement brutal par le glissement d’un monde organisé autour de la laine et des chameaux vers celui dominé par l’acier et le verre. À l’origine du concept de “futurisme du Golfe”, elle s’intéresse à la manière dont les technologies et ces phénomènes isolent les individus, et convoque dans son imagerie l’eschatologie islamique, le post-humanisme et la science-fiction.

visited in 1966 with the artist Robert Morris. But the work’s title pays homage to Neda Agha-Soltan, a 26-year-old woman killed during anti-government protests in Tehran in 2009. The cracks in the miniscule mirrors and stained glass evoke a destroyed, and perhaps imperfectly reunited, world, symbolizing both the artist’s personal history and the political

Al-Maria was born in the United States in 1983, where she lived before moving first to Cairo and then to London. Her work explores the major transformations experienced by the Persian Gulf over the last 30 years. She is particularly interested in the societal evolutions of Qatar and the United Arab Emirates, and in the future reserved for the region’s major cities, like Dubai and Doha. Through her work, Al-Maria aims to illustrate how oil gave these countries access to great, sudden and uncontrollable wealth, leading to unprecedented urban development, frenetic consumerism and an obsession with technology, as well as increasing economic disparities, environmental abuse, the forgetting of historical memory and religious fundamentalism. Al-Maria describes this brutal change as the shift between a world organized around wool and camels into one dominated by steel and glass. At the origins of her concept of “Gulf futurism” is her interest in the way technologies and phenomena isolate individuals. Her imagery evokes

Her first solo show in the U.S., Black Friday, held in 2016 at New York’s Whitney Museum of American Art, consisted in an immersive installation that delivered a sinister vision of shopping malls as temples to artifice and capitalism, and as labyrinthine “happy prisons,” to paraphrase the historian Norman M. Klein. For Al-Maria, these spaces somehow link the United States and the Gulf states, which are governed by a common ideology of consumerism and shopping as the primary form of social interaction. Al-Maria had already published the fantastical-futurist The Girl who Fell to Earth: A Memoir, in 2012, a book in which she plunges us first into

Sa première exposition personnelle aux États-Unis, Black Friday, s’est tenue au Whitney Museum of American Art de New York en 2016. Sophia Al-Maria a produit une installation immersive livrant une vision sinistre des centres commerciaux, dépeints comme des temples de l’artifice et du capitalisme, construits tels des labyrinthes d’“emprisonnement joyeux”, pour paraphraser l’historien Norman M. Klein. Pour Al-Maria, ces lieux relient en quelque sorte les États-Unis et les pays du Golfe, régis par une idéologie commune de la consommation et de l’avènement du shopping considéré comme une forme primaire d’interaction sociale. En 2012, Sophia Al-Maria a déjà publié ses mémoires fantastico-futuristes sous le titre The Girl Who Fell to Earth: A Memoir. Elle nous plonge dans sa ville natale et verdoyante de Tacoma dans l’État de Washington, puis dans le désert de néons et de gratte-ciel qatari.

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Courtesy of the artist and the Thirdline, Dubai.

post-humanism, science fiction and Islamic eschatology.


ART DUBAI

21 MARS

DUBAI

CI-CONTRE CONTRA DICTION (SPEECH AGAINST ITSELF) (2015), DE LAWRENCE ABU HAMDAN. INSTALLATION DE DEUX VIDÉOS, TÉLÉPROMPTEUR, ÉCRAN, MICROS, DIMENSIONS VARIABLES.

Ses films abstraits et futuristes aux couleurs saturées convoquent des mises en scène et des images d’archives puisées sur Internet, un monde virtuel qu’elle compare à celui du centre commercial, comme les deux faces d’un même espace global. L’installation Sisters (2015) forme une succession d’images vidéo de jeunes femmes moyen-orientales se filmant en train de danser. La basse définition des images rappelle qu’elles ont été collectées sur YouTube et WhatsApp, documents poignants sur l’intimité de ces femmes et la fragilité de leur corps. Sophia Al-Maria poursuit également une collaboration soutenue avec la musicienne et productrice d’origine koweïtienne Fatima Al Qadiri, pour laquelle elle a réalisé deux clips. How Can I Resist U (2011), qui rassemble des images de danse M’alayah [danse du Moyent-Orient aux mouvements évocateurs], de voitures et de vues urbaines, est un hommage à Londres, site de pèlerinage pour les Arabes fortunés du Golfe cherchant à se dévergonder avec des filles, de la drogue et de l’alcool. Dans une collaboration plus récente, pour le clip Spiral (2017), les deux artistes se sont inspirées de la comédie égyptienne Ayazon (2006) où une scène légendaire de performance de danse orientale deviendra une référence pour la culture queer de la région. Ici, Sophia Al-Maria filme deux danseurs à la féminité exacerbée, abordant ainsi, avec subtilité, la question de la sexualité et du genre.

her leafy native city of Tacoma before steering us into the Qatari desert of neon lights and skyscrapers. Her abstract and futurist films in saturated colors evoke images drawn from the internet, a virtual world she compares to shopping malls, like two sides of one global space. Her installation Sisters (2015) comprises a succession of video clips in which young Middle-Eastern women film themselves dancing; the low definition of the shots comes from the fact that they were culled from YouTube and WhatsApp, and as such they constitute poignant testimonies to the intimacy of these girls and the fragility of their bodies. Al-Maria also works with Kuwaiti musician and producer Fatima Al-Qadiri, for whom she directed two videos: How Can I Resist U (2011), which meshes images of M’alayah dancers, luxury vehicles and villas, is a homage to London, a mecca for rich Arabs from the Gulf in search of girls, drugs and alcohol; and the more recent Spiral (2017), inspired by the Egyptian comedy Ayazon (2006), which features a belly-dancing scene that has become a cult queer reference in the region. Al-Maria filmed two exaggeratedly feminine male dancers,

Ilysm de Sophia Al-Maria, jusqu’au 21 avril, Project Native Informant, Morley

subtly addressing questions of sexuality and gender.

House, 26 Holborn Viaduct, Londres.

LAWRENCE ABU HAMDAN LAWRENCE ABU HAMDAN PAR MYRIAM BEN SALAH

© Lawrence Abu Hamdan. Courtesy Maureen Paley, Londres (écran)

“Here the walls have ears. Spies are stationed behind every

“LES MURS ONT ICI DES OREILLES. Des espions sont postés derrière tous les rideaux, toutes les courtines, toutes les tapisseries.” Dans Un roi à l’écoute 1, Italo Calvino décrit le palais royal comme une architecture vouée à la surveillance auditive, où les bruits qui se transmettent sur toute la hauteur de la construction sont interprétés par le roi comme un cryptogramme sonore. Le travail de Lawrence Abu Hamdan se situe aux confins de cet opéra – une source d’inspiration pour ses recherches sur le rapport entre son et architecture – et de notre ère post-Snowden, où la manière dont nous sommes écoutés et la portée politique de notre voix se sont radicalement transformées. “Dans un tribunal, lorsque l’on jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, on met en place de nouvelles conditions d’écoute, notre discours passe alors d’une simple conversation à un témoignage sous serment, rappelle Abu Hamdan. Aujourd’hui, nous sommes sous serment dès que l’on accepte les termes et conditions d’un logiciel de communication, d’une application ou d’un fournisseur Internet.”

drapery, curtain, arras.” In his story A King Listens, Italo

Né en Jordanie en 1985, Lawrence Abu Hamdan vit aujourd’hui entre Beyrouth et Berlin. Il se définit lui-même comme un “détective audio” qui se concentre

Born in Jordan in 1985, Abu Hamdan now lives between

Calvino describes the royal palace as being entirely conceived for audio surveillance, a place where everything that happens is interpreted by the king like an aural cryptogram. Lawrence Abu Hamdan’s work is located somewhere between this tale – a source of inspiration for his research into the relationship between sound and architecture – and our post-Snowden era, where how we are bugged and the political weight of our voices have been radically transformed. “In a court case, when you swear to speak the truth, the whole truth and nothing but the truth, anything you say is no longer simple conversation but a testimonial under oath,” he reminds us. “Today we’re under oath the moment we accept the terms and conditions of any internet provider, software or communications apps.”

Beirut and Berlin. He has referred to himself as an “audio

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ART DUBAI

21 MARS

DUBAI

IN THE FREEDOM OF SPEECH ITSELF (2012), ABU HAMDAN LOOKED AT THE U.K.’S CONTROVERSIAL USE OF VOCAL ANALYSIS TO DETERMINE THE ORIGIN OF ASYLUM SEEKERS. DANS THE FREEDOM OF SPEECH ITSELF (2012), ABU HAMDAN S’INTÉRESSE À L’UTILISATION D’ANALYSES VOCALES PERMETTANT DE DÉTERMINER L’ORIGINE DE CERTAINS DEMANDEURS D’ASILE EN FONCTION DE LEUR ACCENT.

sur l’implication politique, juridique et religieuse du son, de la voix humaine, de l’écoute et du silence. Sa pratique est née de son intérêt pour la musique do it yourself – il mixe encore sous le pseudonyme de DJ Business Class –, mais elle intègre aujourd’hui des installations audiovisuelles et des “essais auditifs”, formule qu’il préfère à “lectures performées” en ce qu’elle décrit plus précisément l’entrelacement du contenu et de la voix, du discours et de ses conditions de prononciation. Il traite la voix humaine comme un matériau politisé, facilement saisissable par les gouvernements ou les entreprises contrôlant les data. Dans The Freedom of Speech Itself (2012), il s’intéresse à l’utilisation controversée, au Royaume-Uni, d’analyses vocales permettant de déterminer l’origine, l’authenticité et la légitimité de certains demandeurs d’asile en fonction de leur accent. L’œuvre s’articule autour de témoignages d’avocats et d’experts en phonétique, et révèle une géopolitique fallacieuse des accents qui a conduit, dans la vie réelle, à des déportations abusives. “Je me suis intéressé au rapport entre l’idée de nationalité, qui est un élément administratif, et l’accent, qui est un produit de notre culture perpétuellement changeante”, précise-t-il. Pour Saydnaya (the missing 19db) [2016], Abu Hamdan a conduit une investigation acoustique au sein du complexe carcéral de Saydnaya, situé à 25 kilomètres au nord de Damas, en Syrie, où plus de 13 000 personnes ont été exécutées depuis les soulèvements de 2011. Il a mené des interviews avec un groupe de survivants de la prison, récoltant leurs témoignages – sonores exclusivement puisque les hommes étaient plongés dans le noir, les yeux souvent bandés, ce qui les a amenés à développer un sens auditif pointu. L’artiste définit ce projet comme apportant “une série de preuves fondées sur les silences, les murmures, la distorsion de la mémoire, l’amalgame étrange qui surgit entre le corps et l’espace qu’il occupe, les murs : il s’agit d’un processus de reconstruction qui n’avait pas encore trouvé de langage”.

detective” who concentrates on the political, legal and religious elements of sound, the human voice, surveillance and silence. His practice is born of his interest in DIY music – he still mixes under the pseudonym DJ Business Class – but it now incorporates both audiovisual installations and “audio essays,” a term he prefers to “readings” or “performances” because it better describes the interlacing of voice and content, of discourse and its conditions of enunciation. He treats the human voice as politicized material, easily appropriated by governments or businesses who control data. In The Freedom of Speech Itself (2012) he looked at the U.K.’s controversial use of vocal analysis to determine the origin, authenticity and legitimacy of certain asylum seekers according to their accent. The piece is built around the accounts of lawyers and phonetics experts, revealing a fallacious geopolitics of accents which has led to real-life erroneous deportations. “I became interested in the relation between nationality, as an administrative element, and accent, which is a product of our perpetually changing culture,” he explains. For Saydnaya (the missing 19db) (2016), Abu Hamdan conducted an acoustic investigation of the Sadnaya military prison, 25 km north of Damascus in Syria, where more than 13,000 people have been executed since 2011. He interviewed a group of survivors, recording their memories, which were purely aural since they’d been kept in darkness and often blindfolded, which led them to develop extremely sharp hearing. Abu Hamdan defines the project as providing “evidence founded on silence, murmurs, walls, the distortion of memory and a strange amalgam of

La pertinence du travail d’Abu Hamdan s’incarne sans conteste dans ce pont qu’il érige entre une recherche artistique exigeante et la réalité du monde dans lequel nous vivons. Il s’écarte de la tendance qu’a souvent l’art contemporain à s’auto-sacraliser, au sens d’“être séparé”, et travaille au con traire à développer une pratique qui puisse répondre au moment de “postvérité” que nous vivons, qui puisse produire une vérité qui ne soit ni la loi ni la science, mais qui ouvre d’autres perspectives sur ce qu’est le vrai.

the body and the space it occupies, the walls; it’s a process of reconstruction which hadn’t yet found a language.” The pertinence of Abu Hamdan’s work manifests itself in the bridge he builds between rigorous artistic enquiry and the reality of the world we live in. He distances himself from contemporary art’s tendency to self-sacralize – in the sense of “being separate” – and instead develops a practice that

1. Un Re in ascolto (1984), opéra de Luciano Berio dont Italo Calvino écrivit le

responds to our “post-truth” age – a practice that produces

livret. Un roi à l’écoute est aussi le titre d’un texte de l’écrivain italien paru dans le

a truth which is neither legal nor scientific, but which opens

recueil Sous le soleil jaguar (1988).

up new perspectives on what truth really is.

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AVRIL DANH VO AU GUGGENHEIM ÉCLATS D’HISTOIRE L’INVITÉ DU MOIS

À NEW YORK, DANH VO CONFIRME SON STATUT DE CRÉATEUR AUX MULTIPLES VISAGES : D’HISTORIEN ENGAGÉ À POÈTE POLITIQUE. UN LUSTRE PROVENANT DE L’HÔTEL MAJESTIC OÙ FURENT RATIFIÉS LES ACCORDS DE PARIS EN 1973, LE MENU SERVI À LA MAISONBLANCHE LE JOUR DE L’ASSASSINAT DE JFK, LA LETTRE D’UN JEUNE MISSIONNAIRE D’INDOCHINE... PAR MORCEAUX, L’ARTISTE D’ORIGINE VIETNAMIENNE CONVOQUE LA GRANDE HISTOIRE POUR MIEUX LA REVISITER À LA LUMIÈRE DE SON PARCOURS PERSONNEL… ET TOUCHER À L’UNIVERSEL. PAR CAROLINE BOURGEOIS. PORTRAIT ET PHOTOS PAR NICK ASH

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DANH VO

AVRIL

NEW YORK

CI-CONTRE WE THE PEOPLE (DÉTAIL) (2011-2016). CUIVRE, 400 X 200 X 200 CM.

J’AI EU LA CHANCE de collaborer avec Danh Vo pour l’exposition Slip of the Tongue, à la Punta della Dogana à Venise en 2015, ce qui a rendu notre rencontre encore plus marquante. Travailler ensemble pousse en effet chacun à aller plus loin dans l’intimité de l’autre. Dans son travail, Danh Vo joue justement avec sa propre intimité, son histoire singulière, ses interrogations et ses recherches sur son origine de réfugié vietnamien, aujourd’hui ressortissant danois. Mais si son parcours personnel est assez inhabituel, ses questionnements nous concernent tous, quelles que soient nos origines et notre histoire. Depuis ses premières œuvres, Danh Vo intègre ce quelque chose de “particulier”, son histoire personnelle, qui fait aussi appel à la grande histoire. C’est le cas avec l’image 17.1.1980 (2010) le représentant, tout juste parti du Vietnam, à son arrivée à Singapour, qu’il quittera bientôt pour le Danemark. Là, il était proposé à chacun des réfugiés de choisir un vêtement. Pour Danh Vo, ce fut une robe.

New York

DANH VO AT THE GUGGENHEIM IN HIS CURRENT SOLO SHOW, THE DANO-VIETNAMESE ARTIST CONFIRMS HIS MULTIVALENT STATUS SOMEWHERE BETWEEN POLITICAL POET AND ACTIVIST HISTORIAN, REVISITING HISTORY WITH A CAPITAL H IN THE LIGHT OF HIS OWN PERSONAL TALE, AND TOUCHING ON THE UNIVERSAL ALONG THE WAY.

I was lucky enough to work with Danh Vo on the exhibition Slip of the Tongue at Venice’s Punta della Dogana in 2015. Our encounter was remarkable – working together pushes you to go further into each other’s intimacy. And it’s precisely with his own intimacy that Dahn Vo plays in his work – his particular unique story, his inquiry into his origins as a Vietnamese refugee who is now a Danish national. But while

Autre exemple : quelques années plus tard, alors qu’il réside à Francfort après avoir suivi ses études à l’Académie royale des beaux-arts du Danemark, il demande à ses parents d’aller à sa place à la cérémonie de remise du diplôme de l’institution, laquelle lui fait d’ailleurs savoir qu’elle ne le considère pas comme un peintre (un artiste ?). Bien d’autres de ses œuvres jouent avec cet intime qui questionne les structures de pouvoir, de décision, et celles qui définissent qui l’on est. Il dit lui-même qu’il élabore son travail autour des “minuscules diasporas de la vie d’une personne”.

his personal journey is unusual, his self-questioning concerns us all. Right from the start Vo integrated this “special” something into his art, a personal story that also englobes history with a capital H. In 17.1.1980 (2010) we see him just after his departure from Vietnam, in Singapore, which he would soon leave for Denmark. Each refugee was invited to choose a piece of clothing. Vo picked a dress. A few years later, when

Nous nous sommes rencontrés peu avant que je lui propose de présenter l’œuvre de la Collection Pinault Autoerotic Asphyxiation (2010), dans l’exposition L’Illusion des lumières au Palazzo Grassi, en 2014. Autoerotic Asphyxiation illustre la façon dont Danh Vo travaille. Lors d’une résidence à San Francisco, il avait rencontré l’anthropologue américain Joseph M. Carrier, auteur de nombreuses photographies au Vietnam pendant la guerre. Carrier a confié à Danh Vo une série d’images de jeunes garçons vietnamiens. Pour l’artiste, dont la famille a quitté le pays en abandonnant tout, ces photos deviennent comme son passé. Il les installe derrière un voile tissé de fleurs importées du Vietnam aux États-Unis. Puis il ajoute la pièce 2.2.1861 (2009), qui est une reproduction manuscrite d’une lettre adressée à son père par un jeune missionnaire en Indochine, Théophane Vénard, avant son exécution par les autorités vietnamiennes, le 2 février 1861. Jusqu’à la fin de sa vie, le père de Danh Vo, Phung Vo, a reproduit cette lettre à la main toutes les fois que la demande lui en a été faite. L’autre pièce que Danh Vo installe

he was living in Frankfurt after studying at the Royal Danish Academy of Fine Arts, he asked his parents to take his place at the graduation ceremony – in any case the Academy had made it clear they didn’t think of him as a painter (an artist?). Many of his works play with this intimate questioning of structures of power and decisions, which often define who we are. He says himself that he builds his work around the “tiny diasporas of a person’s life.” We met each other shortly after I invited him to show Autoerotic Asphyxiation (2010) in the exhibition L’Illusion des lumières at the Palazzo Grassi in 2014. Autoerotic Asphyxiation, which is part of the Pinault Collection, perfectly illustrates the way that Vo works. During a residency in San Francisco, he met American anthropologist Joseph M.

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DANH VO

AVRIL

NEW YORK

WERE I TO ATTEMPT TO SUM UP VO’S WORK IN KEYWORDS, AMONG THOSE THAT COME TO MIND ARE: COLONY, BODY, RELIGION, DISSECTING, DISPLACING, DESIRING, EXILE, WITNESS…

SI L’ON JOUAIT À TENTER DE DÉFINIR LE TRAVAIL DE DANH VO PAR UNE SÉRIE DE MOTS-CLÉS, CEUX QUI ME VIENNENT À L’ESPRIT SERAIENT : POSSESSION, CORPS, RELIGION, DISSÉQUER, DÉPLACER, COLONIE, QUESTIONNER, DÉSIRER, EXIL, TÉMOIN, INTIME, PLURIEL, RECONTEXTUALISER, FAMILLE, COMMUNAUTÉ, PRISON, POLITIQUE, RISQUER, APPRENDRE, CHERCHER, TROUVER, POÉSIE, BEAUTÉ, HISTOIRES…

CI-CONTRE 16:32, 26.05 (2009). LUSTRE DU XIXE SIÈCLE, 240 X 320 X 120 CM.

pour composer cette œuvre est un extrait du manuel d’exécution par pendaison du département des services correctionnels de l’État du Delaware, produit par Fred A. Leuchter Associates, Inc., en 1990. À travers la facon qu’a Danh Vo de récolter des sources, de les utiliser et de les montrer, les temps sont déplacés, décontextualisés et recontextualisés dans un glissement qui permet de repenser l’Histoire, de mettre en question nos savoirs et d’en faire une autre lecture.

Carrier, who had taken numerous photographs during the Vietnamese War. Carrier gave Vo a series of images of young Vietnamese boys. For the artist, who with his family had fled the country and left everything behind, these photos began to embody his own past. He displayed them behind a veil woven from imported Vietnamese flowers, and then added the work 2.2.1861 (2009), a manuscript reproduction of a letter written by a young missionary in Indochina, Théophane

L’idée de faire une exposition ensemble à partir de la Collection Pinault est également née de la pratique “curatoriale” de Danh Vo (travail qui consiste à “prendre soin” des choses, comme l’a dit Élisabeth Lebovici à l’occasion de l’exposition Slip of the Tongue). Il a en effet conçu et réalisé plusieurs expositions, notamment une autour de l’œuvre de Felix Gonzalez-Torres, au Wiels, à Bruxelles, grâce à Elena Filipovic (2010), et une autre de la collection de Julie Ault à Artists Space, en 2013-2014. Le travail de Danh Vo combine toujours éléments de l’Histoire avec aventures personnelles. C’est pourquoi il m’a semblé que travailler à partir d’une collection serait aussi une façon pour lui de se confronter à d’autres récits. De même, j’imaginais qu’il pourrait également s’inspirer de l’histoire (des histoires) de la ville de Venise.

Vénard, to his father just before his execution by the Vietnamese authorities on 2 February 1861. Right up to the end of his life, Vo’s own father, Phung Vo, would reproduce this letter by hand whenever anyone asked him. The final piece Vo added to Autoerotic Asphyxiation was an excerpt from the Delaware State Department of Correction’s Execution by Hanging Manual, produced by Fred A. Leuchter Associates, Inc., in 1990. Vo’s method of collecting, using and showing sources has the effect of displacing, decontextualizing and recontextualizing different historical times in a way that allows us to reconsider our knowledge of history and come up with alternative interpretations.

Dans l’élaboration du projet, il est également devenu clair que nous devions construire un groupe composé d’artistes et de théoriciens, je pourrais presque dire une communauté, qui a inspiré notre façon de travailler. Pour les artistes vivants, il s’agissait de David Hammons, Leonor Antunes, Nairy Baghramian, Hubert Duprat, Elmgreen & Dragset, Petrit Halilaj, Bertrand Lavier, Jean-Luc Moulène, Henrik Olesen, Cameron Rowland, Jos de Gruyter et Harald Thys ; et pour ceux qui comptent dans l’histoire de Danh Vo, il y avait Felix GonzalezTorres, Peter Hujar, Nancy Spero, Paul Thek, David Wojnarowicz et Martin Wong. Un groupe s’est ainsi formé, qui incluait également Julie Ault, bien sûr, mais aussi Patricia Falguières, Élisabeth Lebovici et les artistes. Vivre des expériences ensemble, échanger, discuter et déplacer faisait partie de la préparation de l’exposition. Le langage de Danh Vo naît de sa curiosité et de cette manière d’avancer en apprenant sans cesse. Il travaille en rassemblant des proches, des artistes, des amis, des rencontres. Ses œuvres sont l’expression de l’histoire d’un individu en même temps que celle d’un groupe.

The idea of doing an exhibition together from the holdings of the Pinault Collection also came out of Vo’s “curatorial” practice (in the sense of “taking care” of things, as Élisabeth Lebovici said of the Slip of the Tongue exhibition). He has put on several shows, including one on the work of Felix Gonzalez-Torres, at Wiels, in Brussels (2010), and another featuring the collection of Julie Ault at Artists Space in 2013/14. Vo’s work always combines elements of history with his own personal stories. That’s why it struck me that working from a collection would be a good way for him to confront other stories. Likewise, I imagined he would draw inspiration from the history and stories of Venice itself. While developing the project, it became clear we had to build a group composed of artists and theorists – I could almost say a community – that inspired our way of working. The living

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DANH VO

AVRIL

NEW YORK

DANH VO

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NEW YORK

CI-CONTRE DE GAUCHE À DROITE : GALOPPA!

(2008). SELLE, 101,6 X 68,6 X 43,8 CM. COLLECTION OF JOHN MORACE AND TOM KENNEDY. UNTITLED (FUSIL) (2007). OMA TOTEM (2009). TÉLÉVISION PHILIPS, MACHINE À LAVER GORENJE, RÉFRI­ GÉRATEUR BOMANN, CRUCIFIX EN BOIS, CARTE D’ENTRÉE PERSONNELLE POUR UN CASINO, 220 X 60 X 60 CM. COLLECTION PRIVÉE, TURIN.

CI-DESSOUS DÉTAIL DE L’EXPOSITION TAKE MY

BREATH AWAY (2018), AU SOLOMON R. GUGGENHEIM MUSEUM À NEW YORK.

CI-CONTRE Ο Θεός μαύρο (2015). SARCOPHAGE

GREC EN MARBRE (FIN DU IIE SIÈCLE) ET VIERGE DE L’ANNONCIATION EN PEUPLIER (ITALIE, VERS 1350), 177,5 X 57 X 52 CM. COLLECTION PINAULT.

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DANH VO

AVRIL

NEW YORK

CI-CONTRE MASSIVE BLACK HOLE IN THE DARK HEART OF OUR MILKY WAY (2018). OR SUR CARTON, OUTILS EN FER ET CORDE.

Danh Vo a un sens de l’accrochage hors du commun, et, de ce point de vue, l’exposition fut aussi une expérience singulière et collective. Il a ainsi posé la photographie Draped Male Nude (I) [1979], de Peter Hujar, sur un chevalet de chez Pietro Scarpa, puis disposé à côté un “tableau” en feuilles de plastique transparent de David Hammons, Untitled [2007]. L’ensemble donne l’impression que l’on se trouve devant une pietà. Parfois, Danh Vo installe également les œuvres à l’envers pour inciter le public à circuler autour d’elles.

artists were David Hammons, Leonor Antunes, Nairy Baghramian, Hubert Duprat, Elmgreen & Dragset, Petrit Halilaj, Bertrand Lavier, Jean-Luc Moulène, Henrik Olesen, Cameron Rowland, Jos de Gruyter and Harald Thys; while those that count in Vo’s history were Gonzalez-Torres, Peter Hujar, Nancy Spero, Paul Thek, David Wojnarowicz and Martin Wong. A group thus formed which also included Julie Ault, of course, as well as Patricia Falguières, Élisabeth Lebovici and the artists. Our exchanges were all part of the

Si on jouait à tenter de définir le travail de Danh Vo par une série de motsclés, ceux qui me viennent à l’esprit seraient : possession, corps, religion, disséquer, déplacer, colonie, questionner, désirer, exil, témoin, intime, pluriel, recontextualiser, famille, communauté, prison, politique, risquer, apprendre, chercher, trouver, poésie, beauté, histoires…

preparation for the exhibition. Vo’s language is born from his curiosity and this way of moving forward through constant learning. He works by bringing together close friends, artists and others encountered along the way. His works express the story of an individual and of a group at the same time. Were I to attempt to sum up Vo’s work in a series of

J’ai eu la chance de voir son exposition rétrospective Take My Breath Away  au Guggenheim de New York, un lieu qu’il est très difficile de s’approprier. Toute la magie de son travail s’y déploie ; l’accrochage est remarquable. Rien n’est jamais posé de façon frontale, au contraire, tout est fait pour qu’on se déplace autour des œuvres et dans le temps. Rien n’est directement évoqué, tout est suggéré. Le parcours n’est pas chronologique, il met en avant – et d’une manière exemplaire –, la pratique de l’artiste, qui se caractérise par la collecte d’objets que le contexte permet d’appréhender sous de multiples sens, comme par exemple Christmas, Rome 2012 (2013) [présenté la première fois à la Biennale de Venise en 2013], qui consiste en une antique charpente d’église transportée depuis le Vietnam, voisinant avec un ensemble de tentures en velours récupérées au Vatican et sur lesquelles étaient jadis posées des reliques dont on ne distingue plus que les empreintes, tels des fantômes d’un temps révolu. Tout le poids du catholisisme est énoncé ici, tout comme celui du colonialisme, que d’autres œuvres faisant directement référence aux missionnaires rappellent également durant tout le parcours.

keywords, those that come to mind, in no particular order, are: possession, body, religion, dissecting, displacing, colony, questioning, desiring, exile, witness, intimate, plural, recontextualize, family, community, prison, politics, risking, learning, seeking, finding, poetry, beauty, stories… I was lucky enough to see Vo’s current retrospective, Take My Breath Away, at New York’s Guggenheim, a space that has always been notoriously hard to appropriate. All the magic of his work can be seen there in a hang that is nothing short of remarkable. No work is shown frontally; rather everything is done so that one moves around each work in space and over time. Nothing is stated, but everything is suggested. The show is not chronological and as such perfectly highlights Vo’s practice, which is characterized by the collecting of objects whose context inspires multiple understandings – for example Christmas, Rome 2012 (2013), which sets an antique church roof frame

À mon sens, cette exposition à une dimension très politique, notamment à travers les éléments portant sur l’histoire américaine, qui se matérialisent grâce à des œuvres “trouvées” et “déplacées”, comme ce menu proposé par la Maison-Blanche le jour où Kennedy fut assassiné, ou encore les lettres de Henry Kissinger remerciant Leonard Lyons pour des places de théâtre, sachant, bien sûr, que Kissinger était au même moment secrétaire d’État du gouvernement américain et aussi le signataire des accords de paix qui mirent fin à la guerre du Vietnam en 1973 (Untitled, 2008). Ce même accord historique est également évoqué à travers les trois lustres provenant de l’hôtel Majestic de Paris où il fut ratifié. L’aspect politique se retrouve aussi dans d’autres œuvres “construites”, comme les 150 morceaux composant la statue de la Liberté diffusés dans le monde (We the People, 2010), ou encore les boîtes de produits de consommation américains, évoquant l’impérialisme, recouvertes d’or par des ouvriers de Bangkok (Untitled, 2018).

imported from Vietnam next to a collection of velvet hangings from the Vatican, on which relics once lay, leaving marks like ghostly footprints from another time. The full weight of Catholicism is evoked here, just like that of colonialism, themes that are also present in other works that make direct reference to missionaries. In my opinion, this retrospective has a very political side to it, particularly in the “found” and “displaced” pieces that relate to American history, such as the menu at the White House the day Kennedy was assassinated, or Henry Kissinger’s letters thanking Leonard Lyons for theatre tickets – Kissinger of course having been Nixon’s National Security Adviser and a signatory to the Paris Peace Accords that ended the Vietnam War in 1973 (Untitled, 2008). These same accords are evoked once more through the three chandeliers from

Les œuvres de Danh Vo nous engagent à voir et à appréhender autrement l’Histoire, qu’elle soit proche de nous ou un peu plus lointaine, à en reprendre les éléments et à les remettre à plat, de façon à envisager une autre lecture, une autre philosophie de la vie.

Paris’s Hôtel Majestic, where they were signed. Dahn Vo’s work invites us to see and understand history from a different perspective, whether it concerns us directly or seems to be at rather a remove. It encourages us to pick up

Exposition Take My Breath Away jusqu’au 9 mai, au musée Solomon R.

the pieces and lay them out differently in such a way as to

Guggenheim, New York.

envisage another interpretation, a different philosophy of life.

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07 AVRIL

LUBAINA HIMID COULEURS FÉROCES FACE À UN ESTABLISHMENT DE L’ART MASCULIN, BLANC SÉRIGNAN

ET PORTANT LE COSTUME GRIS, LUBAINA HIMID DÉNOTE AVEC SES ŒUVRES CHATOYANTES QUI EXPLORENT LES RÉCITS CACHÉS DE L’HISTOIRE NOIRE. GALVANISÉE PAR SON RÉCENT TURNER PRIZE, LA BRITANNIQUE S’APPRÊTE À CONQUÉRIR LA FRANCE AVEC UNE PREMIÈRE EXPOSITION MONOGRAPHIQUE. PAR HETTIE JUDAH. PORTRAITS PAR PAUL ROUSTEAU

LUBAINA HIMID, PHOTOGRAPHIÉE À LA GALERIE HOLLYBUSH GARDENS À L’OCCASION DE SON EXPOSITION THE TENDERNESS ONLY WE CAN SEE, AU MOIS DE FÉVRIER À LONDRES.


LUBAINA HIMID

DANS LA LUMIÈRE HIVERNALE striée de pluie de la galerie Tate St Ives (située aux confins occidentaux de l’Angleterre, à l’extrémité de son pied, à l’endroit où celui-ci s’apprête à frapper l’océan Atlantique), je contemplais, il y a peu, la toile de Lubaina Himid intitulée Between the Two My Heart Is Balanced (1991), en me disant une fois de plus que, décidément, la photographie ne rend que très imparfaitement justice à l’œuvre de cette artiste. Dans le cas du travail d’Himid, caractérisé par la netteté de sa composition et par tout un déploiement de couleurs ludiques et appuyées, les photographies écrasent en effet presque toujours les nuances et la douce humanité de ce qu’elle peint.

07 AVRIL

SÉRIGNAN

Sérignan

THE SAVAGE COLOUR OF LUBAINA HIMID IN THE FACE OF A WHITE, MALE, GREY-SUITED ART ESTABLISHMENT, LUBAINA HIMID STANDS OUT WITH HER VIVIDLY COLOURED WORKS THAT EXPLORE THE UNTOLD STORIES OF BLACK HISTORY. THE WINNER OF THE 2017 TURNER PRIZE IS ABOUT TO CONQUER FRANCE WITH A SOLO SHOW ON THE MEDITERRANEAN COAST.

Standing, recently, in the rain-lashed winter light of Tate St.

C’est un aspect qu’il faut garder à l’esprit devant la reproduction de ses œuvres, parce que le procédé aura immanquablement fait disparaître cet air d’apparente facilité qui constitue une part importante de la stratégie de l’artiste. “J’essaie de travailler d’une façon qui permette de voir comment cela a été fait, explique-t-elle. Je n’ai jamais craint de peindre sur des objets (que ce soit un moule à jelly ou les pages du Guardian) en laissant voir ce qu’étaient ces objets, et comprendre qu’il s’agissait bien d’une assiette, ou d’une soupière, pour qu’ils n’en aient pas peur. Et une fois que l’on s’est habitué à l’objet, on peut se dire : qu’est-ce qui se passe d’autre, dans tout ça ?”

Ives, I looked at Lubaina Himid’s painting Between the Two My Heart is Balanced and thought, not for the first time, of how poorly served this artist’s work is by photographs. For all the crisp composition of Himid’s work, and her playful and insistent colours, a photograph always flattens out nuance and human softness in her paintings. It’s important to know this, looking at a reproduction of Himid’s work, because it will have quashed the easy allure that is an important part of the artist’s strategy. “I’ve tried to make work all the time where you could see how it was done,” she says. “I was

Peint en 1991, Between the Two My Heart Is Balanced figure en bonne place à St Ives. Sa composition s’inspire de celle d’une autre œuvre issue de la collection de la Tate : Portsmouth Dockyard, une interprétation sentimentale fin xixe due à James Tissot, qui revisite la figure de “l’amant négligent”. Mais là où la toile de Tissot figure deux femmes blanches richement vêtues, assises de part et d’autre d’un soldat écossais des Highlands, l’œuvre de Lubaina Himid nous montre deux femmes africaines en boubou, un turban sur les cheveux. Posée entre elles, une haute pile de documents qu’elles déchirent en morceaux avant de les disperser dans le vide immense de l’océan. L’homme a disparu, et avec lui le conflit qu’il engendrait. À sa place, ces deux femmes réduisant en lambeaux les traces écrites d’une histoire officielle, celle de l’establishment, et voguant ensemble vers des terres inexplorées.

never afraid to paint on things – jelly moulds or pages of The Guardian – so you could see what it was, and understand it was a plate or soup tureen, so you were not fearful of it. And once you get into the object, then you might think, ‘What other things are happening here?’” Painted in 1991, Between the Two is well positioned in St. Ives. Its composition derives in part from another work in the Tate collection: James Tissot’s Portsmouth Dockyard, a sentimental 19th-century take on the “distracted boyfriend” trope. Where that work shows extravagantly dressed white women sitting beside an even more lavishly attired Highland soldier, Himid’s portrays two black women in African dress and headwraps, flanking a great pile of documents which

C’est une métaphore qui, à la réflexion, en vaut bien une autre pour aborder le travail de Lubaina Himid. Fille d’une dessinatrice de tissus du nord de l’Angleterre et d’un père originaire de Zanzibar, décédé quelques semaines seulement après sa naissance, l’artiste a grandi à Londres. Inspirée par les pratiques du théâtre politique et du théâtre de rue du milieu du xxe siècle, elle a d’abord suivi une formation de décoratrice et de scénographe, avant de s’apercevoir que “le théâtre est en soi un monde assez clos, et qu’il est difficile d’y pénétrer”. Elle découvre en revanche que “le public, les spectateurs aiment ce qui est peint, et qu’ils ont envie de construire une relation à la peinture, de dialoguer avec elle, même s’ils ignorent tout des façons de la mélanger ou de l’appliquer.”

they are shredding with their fingers and dispersing into the great empty ocean that surrounds them. Gone is the man, and the fight he brought with him; in his place, women ripping up the documents of establishment history and sailing off into unchartered territory. Which is as good a metaphor as any, really, through which to view Lubaina Himid. The daughter of a textile designer from the north of England, and a Zanzibari father who died when she was only a few weeks old, Himid grew up in London. Inspired by the political and street-theatre practices of the mid century, she trained originally as a set designer but soon

Vers la fin des années 70, Himid tourne donc le dos au théâtre pour consacrer sa créativité et son esprit critique féroce à sa propre production artistique et à l’organisation d’expositions. En tant que commissaire ou artiste, elle est à l’origine d’un certain nombre de manifestations qui ont marqué la vie culturelle londonienne, parmi lesquelles Five Black Women (1983) à l’Africa Centre, Black Women Time Now au Battersea Arts Centre (1984), ou encore The Thin Black Line, à l’Institute of Contemporary Arts (1985).

realized “that theatre itself is quite a closed and difficult world to penetrate.” Instead she discovered “that people, audiences, like paint, they want to have a relationship with it, they want to have a conversation with it, even if they don’t understand how to mix it and put it on.” By the end of the 1970s, Himid had turned away from theatre and begun focusing her creative skills and fierce critical wit on making

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LUBAINA HIMID

À cette époque-là, Lubaina Himid était déjà sur la voie qu’elle continuerait de tracer. Comme les deux femmes sur le bateau, elle réduisait en morceaux les documents de l’histoire officielle. Mais plutôt que de jeter au vent ces fragments, elle choisissait de s’y pencher attentivement, pour mettre bout à bout les récits cachés d’une histoire noire de la Grande-Bretagne : le langage codé et les clichés véhiculés par le discours d’une époque sur les personnes de couleur, les serviteurs richement vêtus que l’on entrevoit à la lisière des gravures de William Hogarth, ou encore, dans les Caraïbes, les esclaves des plantations de canne à sucre, dont le travail a contribué à bâtir la richesse de l’Angleterre d’autrefois, et ses grandioses infrastructures d’aujourd’hui. Il ne faut pas oublier qu’en Grande-Bretagne, le nom de Tate est associé à deux réalités distinctes : il s’affiche au fronton de quatre musées mais, en tant que moitié de “Tate & Lyle”, il figure aussi sur tous les paquets de sucre trônant sur la table du petit déjeuner britannique. C’est en effet de l’industrie sucrière anglo-saxonne, alimentée pendant deux siècles par la main-d’œuvre de douze millions d’esclaves africains, que sir Henry Tate a tiré les richesses qui lui ont permis de constituer sa collection d’art victorien, et de faire construire, dans le quartier de Millbank, le bâtiment qui abrite aujourd’hui la Tate Britain.

07 AVRIL

SÉRIGNAN

art and exhibitions. As a curator and artist she staged a number of historically important London shows, among them The Thin Black Line at the ICA (1985), Black Woman Time Now at Battersea Arts Centre (1984), and Five Black Women (1983) at the Africa Centre. Like the figures in the boat, she was shredding the documents of received history, but rather than casting them away, she picked over them, piecing together concealed narratives of black Britain, among them the coded language and clichés of contemporary discourse surrounding people of colour, the elaborately dressed servants peeping from the edges of Hogarth engravings, and the slaves working on the West Indian sugar plantations that furnished Britain with wealth and its current grandiose infrastructure. For let us not forget that the name Tate has two associations in Britain: on the one hand the art galleries, and on the other as one half of Tate & Lyle, the sugar manufacturer whose packets can be found on many a British breakfast table. It was from sugar – produced, over two centuries, by the labour of more than

Dans les années 90, Himid quitte Londres pour Preston, dans le nord-ouest de l’Angleterre où elle poursuit son travail d’artiste, d’éducatrice et d’archiviste. Il a fallu ce retrait en marge de l’establishment du monde de l’art hérité de l’après-guerre – pâle, mâle et portant le costume gris – pour qu’une nouvelle génération de commissaires d’exposition et de galeristes (souvent des femmes) prennent conscience de la portée de son travail. En 2017, après une année consacrée à d’importantes rétrospectives et à de nouvelles commandes, elle s’est vu remettre, à 63 ans, le Turner Prize – ce qui en fait la doyenne des lauréates du plus prestigieux prix d’art contemporain de Grande-Bretagne. Remporter le Turner Prize lui a redonné du cœur à l’ouvrage et l’envie “d’aller encore plus loin.” Elle ajoute : “Cela m’a permis de réaliser des choses que je n’aurais jamais pu prendre le risque de faire, parce que je n’avais pas de lieu où les montrer.” Chez Hollybush Gardens, la jeune galerie londonienne qui soutient son travail depuis 2013, elle a ainsi présenté sous le titre The Tenderness Only We Can See une nouvelle série de peintures réalisées sur toile, mais aussi sur des étuis de banjos en bois, des fragments de piano ou des tiroirs. “Les œuvres parlent différentes langues, à moi et entre elles”, explique-t-elle. Certaines de ces langues sont secrètes, tandis que d’autres lignes de communication s’efforcent de maintenir l’unité de leur narration. À la fin, tout ce qu’il en reste, ce sont des chansons d’antan, et les poèmes des autres.”

12 million enslaved Africans – that Henry Tate acquired the wealth that bought his collection of Victorian art and paid for the building that now houses Tate Britain. In the 1990s, Himid moved to Preston, a small city in the north of England where she continued to work as an artist, educator and archivist. It has taken a shift away from the grey-suited, pale and male arts establishment of the post-war era for a new generation of (often female) curators and gallerists to recognize the importance of her work both current and historic. In 2017, after a year of significant survey exhibitions and new commissions, she won the Turner Prize – at the age of 63, the oldest laureate of Britain’s most prominent contemporary-art award. Winning it has, she says, put fire in her belly to “raise my game again: to make things that I never could have taken the risk to make because there wasn’t anywhere to show them.” At Hollybush Gardens, the young London gallery that has championed her work since 2013, she recently presented a new suite of paintings, The Tenderness Only we Can See, made on canvas and wooden banjo cases, piano parts and drawers.

Dans la foulée de sa rétrospective au MRAC de Sérignan, qui débute en avril, Lubaina Himid dévoile, dans le cadre de Glasgow International, une commande qui devrait attirer l’attention. Intitulée Breaking in, Breaking out, Breaking up, Breaking down, l’œuvre consiste en un wagon de chemin de fer suspendu dans les airs, entouré de créatures mythologiques liées à l’architecture du Kelvingrove Art Gallery and Museum où elle est présentée. À propos de cette œuvre, l’artiste déclare : “Il est parfois impossible de savoir si un incident marque la fin ou le début de quelque chose.” La merveilleuse réussite de sa deuxième partie de carrière confirme que, parfois, cela peut être les deux à la fois.

“The paintings in the show are speaking different languages, to me and to each other,” she says. “Some of them are secret, other lines of communication attempt to hold their inner narratives together. In the end old songs and other people’s poems are all that is left.” Following April’s survey exhibition at MRAC, in Sérignan, Himid will unveil a headlining new commission for Glasgow International – Breaking in Breaking out Breaking up Breaking down – a flying wagon surrounded by mythic creatures derived from the architecture of the historic Kelvingrove Museum.

Gifts to Kings, du 7 avril au 16 septembre, au MRAC de Sérignan.

Speaking of this new work she says, “It’s impossible to know

Breaking in, Breaking out, Breaking up, Breaking down, du 20 avril au 7 mai,

sometimes whether an incident is the end or the beginning

au Kelvingrove Art Gallery and Museum de Glasgow, dans le cadre du festival

of something.” Himid’s magnificent late-career blossoming

Glasgow International.

suggests that, sometimes, it can be both at once.

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20 JESSE DARLING, TAI SHANI, ET E. JANE PRENNENT D’ASSAUT GLASGOW AVRIL

GLASGOW FESTIVAL

20 AVRIL

GLASGOW

GLASGOW

90 EXPOSITIONS, 80 ÉVÉNEMENTS, 18 LIEUX... LE TRÈS COURU FESTIVAL DE GLASGOW VOIT LES CHOSES EN GRAND POUR ACCUEILLIR LE MEILLEUR DE LA CRÉATION ACTUELLE. DANS CET OCÉAN DE PROPOSITIONS, NUMÉRO ART A SÉLECTIONNÉ TROIS ARTISTES ENGAGÉES ET EN PRISE AVEC LEUR TEMPS. PAR HETTIE JUDAH

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GLASGOW FESTIVAL

20 AVRIL

GLASGOW

PAGES PRÉCÉDENTES ASS PRIEST (2017), DE JESSE DARLING. ACIER SOUDÉ, MOUSSE, SILICONE MOULÉ, RUBAN DE SOIE, JESMONITE, 195 X 55 X 53 CM. CI-CONTRE DARK CONTI­NENT (2014), PERFORMANCE

DE TAI SHANI. MATÉRIAUX MIXTES, 4 M X 10 M. HAYWARD GALLERY, LONDRES.

JESSE DARLING s’intéresse au liminaire et à l’interstitiel, en d’autres termes aux lieux, individus, objets ou idées qui frissonnent à la lisière d’une identité intégralement formée. Le travestissement, les friches industrielles, la vulnérabilité humaine, l’indestructible fragilité des sacs en plastique ou le concept de “bardo” – cet état mental intermédiaire dans le bouddhisme tibétain – sont autant de points d’ancrage pour une pratique qui touche en même temps au texte, à la sculpture, à la performance vidéo et aux expérimentations en matière de vie collective. Vivant entre Londres et Berlin, Jesse Darling tend, dans ses dernières œuvres, vers une sorte d’anthropomorphisme, comme avec ce troupeau de chaises d’école aux pieds grêles qui s’avancent en trébuchant dans March of the Valedictorians (2016) ou cet aréopage de cyborgs en mode arte povera qui avaient envahi l’exposition Armes Blanches, présentée par l’artiste en 2017 à la galerie parisienne Sultana.

Glasgow

JESSE DARLING, TAN SHANI AND E. JANE TAKE GLASGOW BY STORM NINETY EXHIBITIONS, 80 EVENTS, 18 VENUES: BIGGER AND BETTER THAN EVER, THE GLASGOW INTERNATIONAL ART FAIR IS BACK. FROM AMONG THE OCEAN OF ARTISTS ON SHOW, NUMÉRO FOCUSES ON THREE WHO ARE PARTICULARLY REPRESENTATIVE OF THE ZEITGEIST.

Jesse Darling is interested in the liminal and interstitial: places, people, objects and ideas trembling at the boundaries of fully formed identity. Drag, derelict wastelands, human vulnerability, the indestructible fragility of plastic bags and the Tibetan Buddhist idea of “bardo” – the state

La dernière série de JD, exposée chez Chapter NY, à New York, parle de façon éloquente de souffrance et de mobilité contrainte avec des formes tordues forgées à partir de cannes, de corsets orthopédiques et autres équipements médicaux. À l’occasion de Glasgow International, les travaux les plus récents de JD sont exposés dans le cadre de Cellular World: Cyborg-Human-Avatar-Horror, une exposition collective très ramassée, qui résume l’essentiel du programme proposé par le commissaire, explorant les questions d’identité et de représentation à l’ère des réseaux sociaux et des incertitudes liées à la technique.

between death and rebirth – are all grist for a working practice that includes text, sculpture, video performance and experiments in collective living. Recent sculptural works by Darling, who divides her time between London and Berlin, have tended towards the anthropomorphic, from the herd of spindly-legged school chairs stumbling forth in March of the Valedictorians (2016) to the cast of Arte Povera cyborgs that invaded the exhibition Armes Blanches at Paris’s Sultana gallery in 2017. Darling’s latest series, shown at Chapter NY in New York, eloquently speaks of suffering and mobility issues: contorted forms wrought from walking canes, back

L’HIVER DERNIER, à Londres, Tai Shani organisait une performance symboliquement forte à l’intention des femmes qui étudiaient à la Slade School of Fine Art il y a… un siècle. Elle commémorait à la fois l’avènement du droit de vote des femmes au Royaume-Uni et la dernière année de la Première Guerre mondiale – une époque où il n’était pas rare que l’on veuille entrer en contact avec ses chers disparus au moyen du spiritisme. Plongée dans des effluves de pain d’épice grillé, la performance se présentait sous une forme complexe, très riche, éminemment féminine, créant une atmosphère à la fois historique, gothique et futuriste – une combinaison qui caractérise bien les œuvres de l’artiste, souvent quasi cérémonielles.

supports and other medical equipment. In Glasgow, new work by Darling will be shown in the dense group show Cellular World: Cyborg-Human-Avatar-Horror After Dark, which explores questions of identity and representation in the era of social media and technology-induced uncertainty. Earlier this spring, Tai Shani held a symbolic performanceart séance for the women who had studied at the Slade School of Art 100 years ago. It honoured both the start of women’s suffrage in the UK and the final year of World War I, a period during which many attempted to communicate with

Dans le cadre de Glasgow International 1, Tai Shani présente Dark Continent: Semiramis, une installation immersive accueillant une performance en douze tableaux inspirée du Livre de la Cité des Dames, écrits protoféministes de Christine de Pizan, publiés au début du xve siècle. Le titre de l’œuvre, Dark Continent (Continent noir), renvoie aux termes employés par Freud pour évoquer la sexualité de la femme adulte. Cette œuvre est un projet de longue haleine, à travers lequel Tai Shani propose sa version allégorique de la Cité des dames : une vision alternative de l’histoire, peuplée de personnages tels que la Vénus hermaphrodite de Neandertal, le Mystique médiéval ou encore le Vampyre.

their lost loved ones. Held amidst the aroma of toasted spice bread, the performance was textually rich, emphatically female, and historic, gothic and futuristic in mood – a mélange that is typical of Shani’s ceremonially inflected performance works. At Glasgow International she’s presenting Dark Continent: Semiramis, an immersive installation that will host a 12-scene performance inspired by Christine de Pizan’s early 15th-century protofeminist text The Book of the City of Ladies. Named after the term Freud used to describe adult female sexuality, Dark Continent has been

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20 AVRIL

GLASGOW

E. JANE IS REVISITING THE FANTASY PLANET OF LAVENDRA, A BROWN DWARF STAR STABILIZED BY THE INFLUENCE OF BLACK POP DIVAS FROM THE 1990s. BATHED IN A LAVENDER GLOW, IMAGES OF TONI BRAXTON, BRANDY, WHITNEY HOUSTON AND AALIYAH APPEAR IN VARIOUS GUISES. E. JANE RÉINVENTE LA PLANÈTE IMAGINAIRE LAVENDRA, UNE ÉTOILE NAINE BRUNE DONT LA STABILITÉ ATMOSPHÉRIQUE TIENT À L’INFLUENCE HARMONIEUSE DES DIVAS DE LA POP BLACK DES ANNÉES 90.

CI-CONTRE LAVENDRA ITERATION N° 3, DE E. JANE.

“JE NE SUIS PAS une artiste de l’identité simplement parce que je suis une artiste noire aux multiples personnalités”, écrit l’artiste E. Jane dans son manifeste intitulé Nope (2016). Parmi ces personnalités multiples, on trouve notamment (et la liste n’est pas exhaustive) : E. Jane, l’artiste conceptuelle rompue aux codes de l’art et engagée dans le discours et la critique des institutions ; l’avatar Mhysa, exubérante artiste musicale dont le premier album, Fantasii, est sorti en 2017 ; ou encore la moitié du duo de musique et d’art numérique baptisé Scraaatch. Pour E. Jane, le cyberespace est “la résidence principale” de ces créatures, qui utilisent les réseaux sociaux et les médias en ligne comme des outils destinés à porter des projets tel Alive (Not Yet Dead), en 2015.

a long-term project, through which Shani proposes an allegorical city of women – an alternative history – populated by characters including the Neanderthal Hermaphrodite, the Medieval Mystic and the Vampyre. “I’m not an identity artist just because I am a black artist with multiple selves,” writes E. Jane in the NOPE manifesto. Those selves include, but are not confined to: E. Jane, the conceptual, code-literate artist engaged with institutional discourse and critique; the extrovert recording artist/online persona Mhysa, whose début album fantasii was released in 2017; and one half of the digital art and music duo

Pour le festival Glasgow International, E. Jane réinvente la planète imaginaire Lavendra, une étoile naine brune dont la stabilité atmosphérique tient à l’influence harmonieuse des divas de la pop black des années 90. Nimbées de lumière mauve (couleur lavande, donc), les images sont tirées de vidéos récupérées sur Internet, et montrent Toni Braxton, Brandy, Whitney Houston ou Aaliyah sous des apparences multiples. Les images de R’n’B au grain caractéristique, enregistrées et postées par des admirateurs énamourés, sont ici réemployées à d’autres fins. Lavendra est un espace revendiqué pour la femme noire, et centré sur elle. Dans la liste des médias composant l’installation, on peut lire le mot “love” : elle est aussi faite d’amour.

SCRAAATCH. E. Jane has described cyberspace as “their primary residence,” using online and social-media tools for projects such as the 2015 “interactive NewHive installation” Alive (#Notyetdead). In Glasgow, E. Jane is revisiting the fantasy planet of Lavendra, a brown dwarf star stabilized by the influence of black pop divas from the 1990s. Bathed in a lavender glow, images derived from online video footage of Toni Braxton, Brandy, Whitney Houston and Aaliyah appear in various guises, the grainy R&B clips uploaded by fans cherished and repurposed. Lavendra is a space claimed for and oriented towards the black woman; “love” is included

Festival Glasgow International, du 20 avril au 7 mai à Glasgow.

among the list of media for the installation.

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Courtesy of American Medium

GLASGOW FESTIVAL


JUIN

L’INVITÉ DU MOIS

KORAKRIT ARUNANONDCHAI CHAMAN DU TEMPS PRÉSENT NÉ À BANGKOK PUIS FORMÉ À NEW YORK, KORAKRIT ARUNANONDCHAI S’EST IMPOSÉ EN ARTISTE PRODIGE DE NOTRE MONDE GLOBALISÉ. MARIAGE JOYEUX DE L’HYPER CONTEMPORAIN ET DE TRADITIONS ANCESTRALES, ENTRE NOUVELLES TECHNOLOGIES ET ANIMISME, LES ŒUVRES DU TRENTENAIRE S’INSTALLENT À MARSEILLE TOUT L’ÉTÉ. INVITÉ DE SES PAGES À CETTE OCCASION, L’ARTISTE A CRÉÉ POUR NUMÉRO ART UNE SCULPTURE MYSTÉRIEUSE ADOPTANT SES TRAITS... PAR INGRID LUQUET-GAD. PHOTOS PAR OTO GILLEN

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KORAKRIT ARUNANONDCHAI

DE MÉMOIRE D’INSTITUTION française, on avait rarement vu une exposition aussi exubérante. Exubérante, voire carrément bordélique : une caverne de toile de jean délavée, cramée et maculée de taches de peinture était tendue sur le sol, abritant un décor de fête foraine peuplé d’une armada de mannequins déglingués. Partout, des écrans vidéo crachaient leurs flux d’images, tandis que les beats hip-hop secouaient les moindres recoins de l’espace. La nature a horreur du vide, Korakrit Arunanondchai aussi. C’était en 2015, au Palais de Tokyo. À seulement 29 ans, l’artiste frappait fort et marquait durablement les esprits. Avec l’exposition Painting with History in a Room Filled with People with Funny Names 3, il présentait l’épilogue de l’ensemble de vidéos et autres réalisations décrivant les quatre années d’apprentissage d’un peintre sur denim. Quatre ans, soit la période consacrée par l’artiste à produire ce travail, signe de la coïncidence à fleur de peau entre le temps de l’art et le temps de la vie que diffractent ses œuvres. Celles-ci, se plaît-il souvent à rappeler, ne sont pas des fictions mais des représentations issues d’un état spatio-temporel modifié, où l’animisme et la réincarnation se chargent d’inscrire chaque élément dans une boucle récursive hypnotique.

MARSEILLE

JUIN

Marseille

KORAKRIT ARUNANONDCHAI, LATTER-DAY SHAMAN BORN IN BANGKOK AND TRAINED IN NEW YORK, KORAKRIT ARUNANONDCHAI HAS BECOME A PRODIGY OF OUR GLOBALIZED WORLD. HIS JOYOUS UNION OF THE HYPER-CONTEMPORARY WITH ANCESTRAL TRADITIONS, OF NEW TECHNOLOGIES AND ANIMISM, IS ON SHOW THE WHOLE SUMMER IN MARSEILLE. FOR NUMÉRO ART, HE CREATED

A

SPECIAL

SCULPTURE,

A

MYSTERIOUS

CREATURE THAT BEARS HIS FEATURES...

From memory, rarely has such an exuberant exhibition been seen in a French art institution – exuberant, and even downright messy. A faded, burnt, paint-stained denim tent was pitched on the floor, filled with a fairground décor of ragged mannequins; ubiquitous video screens spat out their flow of images, while hip-hop beats shook every corner of

Né à Bangkok, formé à New York aux côtés de l’artiste Rirkrit Tiravanija à l’université Columbia, Korakrit Arunanondchai se partage aujourd’hui entre les deux villes, reconnectant ainsi le fétichisme de l’“hyperprésent” – qui caractérise l’époque contemporaine – à ses racines ancestrales, primitives et mythiques. Dans ses films, l’imaginaire bouddhiste ou animiste, les techniques d’enregistrement de pointe et la dimension autobiographique se mélangent. Défiant une vision binaire, les décors oscillent entre urbanisation austère et moiteur de forêt vierge. En émerge alors une subjectivité vaguement narcoleptique qui serpente entre l’échelle individuelle et l’échelle planétaire, entre le présent immédiat et l’histoire de l’humanité tout entière.

the space. Nature abhors a vacuum, and so does Korakrit Arunanondchai. That was in 2015, at the Palais de Tokyo. At only 29, the artist touched the ground running and made a lasting impression. With the exhibition Painting with History in a Room Filled with People with Funny Names 3, he showed the epilogue to the series of videos and other works recording the four years he spent learning to paint on denim. His work, as he often likes to remind us, does not consist in fictions but rather representations resulting from an altered state of space and time, where animism and reincarnation inscribe each element in a hypnotic, recursive loop.

En ce mois de juin, l’artiste présente sa seconde exposition en France, la plus vaste à ce jour – “et la plus simple”, ajoute l’intéressé. À Marseille, plus précisément, où les curatrices Emmanuelle Luciani et Charlotte Cosson l’invitent à investir l’immense hangar J1 de la place de la Joliette. “Je vais montrer une programmation de mes vidéos, les anciennes comme les

Born in Bangkok and trained in New York alongside artist Rirkrit Tiravanija at Columbia University, Arunanondchai now splits his time between the two cities, thereby reconnecting the fetishism of the “hyperpresent” that characterizes our

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KORAKRIT ARUNANONDCHAI

nouvelles, à raison d’une ou deux par jour. Avant d’accéder à la salle de projection, il faut marcher sur un sol composé de divers détritus organiques, des coquillages et d’autres résidus marins, coulés au préalable dans de la résine, explique l’artiste depuis son studio à New York. Le sol, qui est une nouvelle pièce, s’appuie sur la partie performative de mon travail. Par exemple lorsque j’invite Boychild [artiste et performeur radical] à intervenir dans mes expositions, je construis toujours une scène ou un environnement pour accueillir la performance. À Marseille, le sol fonctionne également comme une scène, à ceci près que ce sont les visiteurs qui jouent le rôle de performeurs. Ce sont leurs pas qui brisent les coquillages encapsulés dans la résine. La perception de l’espace est alors beaucoup plus incarnée, et la qualité d’attention à l’architecture, plus grande. Tout le corps est mis en alerte, et devient donc plus perméable aux diverses émotions et sensations.” Le sol, avec ses connotations d’archéologie postérieure à la fin de l’humanité, prolonge la tonalité de l’installation déjà présentée en 2016 lors de la 9e Biennale de Berlin, en réponse à une invitation du collectif DIS. Un bateau de tourisme se voyait alors transformé en paysage post-apocalyptique dans lequel des fossiles technologiques se mêlaient à des matériaux organiques calcinés. La vidéo diffusée à bord de l’embarcation dégageait également une atmosphère plus sombre qu’à l’ordinaire, plus engagée, naviguant entre les eaux troubles de l’influence des technologies sur notre quotidien et la disparition des ressources naturelles. Du Palais de Tokyo jusqu’aux vidéos les plus récentes, le jeune homme s’est progressivement transformé en adulte. La focale, elle aussi, s’est déplacée, comme si le drone qui filmait la bande de potes de l’artiste contemplait désormais les soubresauts agitant la planète tout entière. Dans les trois vidéos du cycle Painting with History in a Room Filled with… l’avatar d’un peintre sur denim accompagnait les premiers pas de l’artiste dans le monde de l’art. Dans l’opus 4, l’œil de la caméra flotte en apesanteur, observant les peuples se soulever et les forêts tropicales se réduire à une peau de chagrin. En témoigne notamment l’insertion d’extraits de l’actualité télévisée de son pays natal (la mort du roi de Thaïlande) ou de son pays d’adoption (les cortèges de femmes manifestant contre Donald Trump), qui se mêlent aux

JUIN

MARSEILLE

“À MARSEILLE, JE SOUHAITE CRÉER UN ÉCOSYSTÈME ÉVOQUANT LE SOUVENIR PRIMITIF D’UNE ÉPOQUE OÙ LES CHOSES N’AVAIENT PAS DE NOM, OÙ TOUT COEXISTAIT ENCORE. LE MONDE D’AVANT LA GLOBALISATION ET LA STANDARDISATION” KORAKRIT ARUNANONDCHAI

times to its ancestral, primitive, mythical roots. In his films, Buddhist and animist imaginaries, high-tech recording techniques and autobiography all come together. Defying binary interpretations, his mises en scène oscillate between austere urbanity and the steaminess of virgin rain forest, from which emerges a vaguely narcoleptic perspective that meanders between the individual and planetary scales, between the immediate present and the history of the whole of humanity. This June Arunanondchai is showing his second exhibition in France, the largest to date “and the simplest,” as he puts it, in Marseille, where curators Emmanuelle Luciani and Charlotte Cosson have invited him to fill the immense J1 hangar at Place de la Joliette. “I’ll show a series of my videos, old and new, one or two a day. Before entering the screening room, visitors must cross a floor composed of a variety of organic detritus – shells and other marine residue – cast in resin,” explains the artist from his New York studio. “This floor, which is a new piece, comes from the performative part of my work. For example, when I invite

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KORAKRIT ARUNANONDCHAI

images de sa famille et à la voix de sa mère, professeure de français en Thaïlande, qui assure la narration en voix off. “En ce moment, je m’intéresse beaucoup aux questions écologiques et à la chute des cadres de pensée traditionnels. Nous sommes parvenus à un moment crucial de l’histoire : nous voyons bien que quelque chose cloche, mais nous ne savons pas pour autant par quoi remplacer nos anciennes croyances et institutions, précise l’artiste. À Marseille, je souhaite créer un écosystème évoquant le souvenir primitif d’une époque où les choses n’avaient pas de nom, où tout coexistait encore. Le monde d’avant la globalisation et la standardisation.”

MARSEILLE

JUIN

Boychild to take part in my exhibitions, I always build a stage or create an environment to accommodate the performance. In Marseille, the floor also functions as a stage, except that there it’s the visitors who are playing the role of performers. Their footsteps will crush the shells trapped in the resin. People’s perception of space is therefore much more incarnate, and the quality of their attention to the architecture greater. The entire body is on alert and thus becomes more permeable to various emotions and sensations.” The floor, with its connotations of post-human archaeology, follows on

En présentant un ensemble de vidéos, l’exposition permet de prendre la mesure de l’évolution des thèmes de prédilection d’Arunanondchai. Interrogé à ce sujet, il apporte une réponse qui pointe l’un des fils rouges de son œuvre : “Les vidéos, qui sont le cœur de mon travail, transmettent l’état d’esprit dans lequel je me trouvais au moment de leur réalisation. Elles sont très personnelles. Ce médium me permet d’exprimer tout ce que j’ai vécu, ressenti et pensé au cours d’une période. C’est pour cette raison que je consacre entre six mois et un an à la réalisation d’une vidéo, jamais plus.”

from the installation Arunanondchai presented in 2016 at the Berlin Biennale, in response to an invitation from the DIS collective. A tourist boat was transformed into a postapocalyptic landscape, in which technological fossils mingled with calcinated organic materials. The video shown aboard the boat also set a darker, more politically engaged tone than usual, navigating between the troubled waters of technology’s influence on our daily lives and the disappearance of natural resources.

À son tour, le visiteur se retrouve immergé dans une ambiance où tout est fait pour que son imaginaire se déploie librement. Non plus voir, mais éprouver  ; non plus s’orienter, mais dériver. “L’idée est de plonger le spectateur dans un état méditatif, soit par la surcharge d’éléments, soit par les boucles lentes et répétitives des vidéos les plus récentes. Les poufs disposés devant les écrans ont la même fonction que le divan du psychanalyste. Lorsque le corps est confortablement installé, il devient possible d’ouvrir un espace émotionnel, sensitif et sincère”, souligne l’artiste. Ça tombe bien : les temps indécis que nous vivons invitent au changement de paradigme. Et en proposant une connaissance par le sensible, les œuvres de Korakrit Arunanondchai dessinent une alternative à la rationalité cartésienne occidentale.

From the Palais de Tokyo to his most recent videos, Arunanondchai has gradually turned from a young man into an adult. The focal range of his work has also shifted, as if the drone that filmed a group of the artist’s friends was now contemplating the shockwaves that are shaking the entire planet. In the three videos that make up the cycle Painting with History in a Room Filled with..., the avatar of a painter on denim accompanied the artist’s foray into the world of art. In Opus 4, the camera’s eye floats weightlessly, watching people rise and rainforests shrink. “I’m very interested in environmental issues and the collapse of traditional ways of thinking at the moment. We’ve reached a crucial point in

Exposition de Korakrit Arunanondchai, du 20 juin au 29 juillet au hangar J1, 23,

history: we can see that something is wrong, but we don’t

place de la Joliette, à Marseille.

know how to replace our old beliefs and institutions,” Arunanondchai explains. “In Marseille, I want to create an

Cette œuvre, inspirée par les gigantesques poissons-rubans du Sud-Est

ecosystem that evokes the primitive memory of a time when

asiatique, intègrera l’exposition de l’artiste à la galerie Clearing (Bruxelles) à partir

things had no name, where everything still coexisted – the

du 16 avril.

world before globalization and standardization.”

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Installation commandée et produite en cooperation avec le Centre d’art et de technologie des médias de Karlsruhe. Photo Martin Wagenhan. © Ryoji Ikeda, Courtesy of ZKM | Karlsruhe

13 JUIN PARIS PORTRAIT DE L’ARTISTE EN HACKEUR ALGORITHMES, CODAGE, DATAS, HARDWARE... COMMENT LES

ARTISTES DÉTOURNENT-ILS LES NOUVELLES TECHNOLOGIES  ? C’EST LA QUESTION VERTIGINEUSE À LAQUELLE RÉPOND UNE DOUBLE EXPOSITION AU CENTRE POMPIDOU, AVEC L’ARTISTE JAPONAIS RYOJI IKEDA EN INVITÉ D’HONNEUR. PAR INGRID LUQUET-GAD


RYOJI IKEDA

13 JUIN

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RYOJI IKEDA

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PARIS

PAGES PRÉCÉDENTES THE PLANCK UNIVERSE (MACRO) (2015) DE RYOJI IKEDA. MATÉRIAUX :

3 VIDÉOPROJECTEURS DLP, ORDINATEURS, MICROS. CONCEPT ET COMPOSITION DE RYOJI IKEDA. PROGRAMMATION ET INFOGRAPHIE DE NORIMICHI HIRAKAWA, TOMONAGA TOKUYAMA, YOSHITO ONISHI ET SATOSHI HAMA.

MÊME LES OBJETS D’ÉTUDE les plus immatériels, les plus atemporels, se découvrent une histoire. Ainsi en va-t-il pour le monde digital et l’art qui lui est affilié. En ce début d’année, deux expositions se chargent de le rappeler. En novembre, le MoMA à New York inaugurait Thinking Machines: Art and Design in the Computer Age. Se concentrant sur la période fondatrice des années 1959-1989, la proposition se fondait majoritairement sur des œuvres provenant des collections (John Cage, Richard Hamilton, Alison Knowles ou Stan VanDerBeek) mises en regard avec le design d’ordinateurs de la même époque. Le but est alors bien de casser la boîte noire, d’ouvrir la machine pour mettre à plat les influences sur la perception et les modes de pensée des artistes, des architectes et des designers. Cet été, c’est au tour du Centre Pompidou, à Paris, de prolonger l’écriture d’une histoire qui, selon Marcella Lista, commissaire d’exposition et spécialiste des nouveaux médias, possède “autant de points d’entrée que d’incarnations locales”. Au versant centré sur le design et les arts visuels au MoMA répond alors, au Centre Pompidou, “l’exploration de la part immatérielle de cet héritage”. Sous l’intitulé Coder le monde – Mutations/Créations, une exposition collective confiée aux soins de Frédéric Migayrou rassemble dixneuf artistes ou duo d’artistes mobilisant dans leurs travaux des formes génératives dérivées de l’informatique. “Dans cette généalogie, on décèle l’influence de la tradition conceptuelle marquée par l’exposition Les Immatériaux, organisée entre ces mêmes murs en 1985 et dont le philosophe Jean-François Lyotard fut l’un des curateurs. Mais on décèle également une forte présence de la musique avant-gardiste, qui accentue l’impression d’un panorama dominé par les formes abstraites”, détaille Marcella Lista.

Paris

PORTRAIT OF THE ARTIST AS HACKER ALGORITHMS, CODING, DATA, HARDWARE – WHAT USE (OR MISUSE) CAN ARTISTS MAKE OF ALL THESE NEW TECHNOLOGICAL TOOLS? THIS IS THE FASCINATING QUESTION ASKED BY A DOUBLE EXHIBITION AT THE CENTRE POMPIDOU, TO WHICH JAPANESE ARTIST RIOJY IKEDA HAS BEEN INVITED AS GUEST OF HONOUR.

IKEDA CREATES HIS MONUMENTAL AUDIOVISUAL INSTALLATIONS BY CONVERTING DIGITIZED DATA INTO SOUND AND VISUAL SIGNALS. C’EST EN CONVERTISSANT LES DONNÉES NUMÉRIQUES EN

SIGNAUX VISUELS ET SONORES QUE RYOJI IKEDA RÉALISE SES INSTALLATIONS AUDIOVISUELLES MONUMENTALES.

Even the most intangible and atemporel objects of study have histories. The utopian dream of floating in a dematerialized digital cocoon is now being replaced by its contextualization in a clear historical timeline. Two exhibitions this year retrace this history. One, Thinking Machines: Art and Design in the Computer Age, opened at New York’s MoMA last November. Concentrating on the formative period of 1959–89, and mainly drawing from the museum’s own collections (John Cage, Richard Hamilton, Alison Knowles, Stan VanDerBeek), it places works of art side by side with contemporaneous computer designs with a view to breaking the “black box” and revealing how much the insides of these machines influenced the perceptions and thought processes of artists, architects and designers. And this summer, Paris’s Centre Pompidou is also examing this history, one that according to Marcella Lista, new-media specialist and

À l’exposition collective s’ajoute une seconde exposition, monographique, consacrée au Japonais Ryoji Ikeda. “L’artiste a conçu deux pièces pensées pour l’espace vitré et ouvert sur l’extérieur qui lui est confié, des installations sonores qui viendront décliner en ondes sinusoïdales les différentes fréquences de la note ‘la’ à travers l’histoire et les cultures”, explique Marcella Lista, qui en assure le commissariat. Si l’un et l’autre volet explorent tous deux le dialogue entre art, science et technologies, c’est qu’ils sont organisés dans le cadre de la plateforme “Mutations/Créations” lancée l’an passé au Centre Pompidou pour tenter de défricher ce territoire de pratiques et de généalogies mouvantes. Ikeda est l’un des rares artistes ayant réussi à imposer, à partir d’une “désubjectivisation” radicale, quelque chose comme un style individuel reconnaissable entre mille – tout autant que le serait la touche d’un peintre.

curator, “contains as many approaches as local

Né en 1966, il se fera d’abord connaître comme DJ dans les années 90. C’est en intégrant le collectif multimédia japonais Dumb Type, hub créatif rassemblant des vidéastes, des danseurs, des musiciens et des architectes tout juste sortis

A second monographic exhibition of the work of Japanese

incarnations.” So in response to MoMA’s design and visual-art focus, the Pompidou is exploring “the immaterial part of this heritage.” A group show entitled Coding the World – Mutations/Creations, curated by Frédéric Migayrou,

du Kyoto City Art College, que sa pratique musicale se lie à la visualisation. Pour produire une critique des médias et refléter l’intrusion de la technologie dans le quotidien, Dumb Type (littéralement “individu stupide”, celui produit par la surcharge d’informations) met au point une esthétique futuriste où corps et mots se mêlent dans des teintes bleutées cyberpunk. Ikeda, lui, n’aura de cesse de viser l’abstraction, s’acheminant vers une œuvre algorithmique comme seul un programme informatique peut en produire. Certes, il y a les albums déclinant des fréquences aux confins de la perception humaine, mais inextricablement liés à eux, également une certaine esthétique, succession épileptique de barres noires et blanches. C’est en convertissant des données en signaux visuels et sonores qu’il réalise ses installations audiovisuelles monumentales présentées aussi bien en institution que dans l’espace public. En décembre, il avait ainsi dévoilé une déclinaison de Test Pattern à la Villette et une série d’œuvres plus domestiques (à peine) à la Galerie Almine Rech, témoignant d’un intérêt croissant pour les mathématiques et le concept d’infini.

brings together 19 practitioners who generate work through digital tools. “This lineage reveals the influence of the conceptual tradition, which was marked by Les Immatériaux, a 1985 Pompidou show curated by, among others, the philosopher Jean-François Lyotard. But avant-garde music is also very present, accentuating the overall impression of a panorama dominated by abstraction,” explains Lista.

artist Ryoji Ikeda will accompany the collective show. “Ikeda specially created two pieces for the space, which is

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glass-walled and gives onto the street. Sound installations will play the different frequencies of the note A in sinusoidal waves, throughout history and different cultures,” explains Lista, who is curating this part of the show. Both Migayrou and Lista’s contributions explore the dialogue between art, science, and technology within the context of the “Mutations/Creations” programme launched last year by the Pompidou to explore this field of evolving practices and genealogies. Ikeda is one of the few artists who, through acts of radical desubjectification, have been able to create their own immediately recognizable individual style, like a painter’s unique brushwork. Born in 1966, Ikeda first made a name for himself as a DJ in the 90s. It was when he joined the Japanese multimedia collective Dumb Type (a creative hub of videographers,

Comment hérite-t-on alors de ces précurseurs en tant que jeune artiste natif de l’ère digitale ? Pour Marcella Lista, Ryoji Ikeda est symptomatique de créateurs qui s’inspirent du mode de fonctionnement des ordinateurs pour repenser une forme abstraite autogénérée. Impossible, alors, de circonscrire une quelconque filiation esthétique à une généalogie qui se dessine principalement comme un modus operandi. “Hacker, c’est instaurer une différence”, écrit Kenneth McKenzie Wark dès les premières lignes du livre Un manifeste hacker, qu’il publie en 2004. S’attachant à penser une classe de hackeurs qui dépasserait l’acception restreinte du terme au lien à un ordinateur, le théoricien en fait une figure conceptuelle porteuse de la

dancers, musicians and architects who had just graduated from Kyoto City Art College) that his musical work became linked to visualization. In their critique of mass media and technology’s invasion of daily life, Dumb Type developed a futurist aesthetic where bodies and words meshed in blue cyberpunk tones. Ikeda explored abstraction through algorithms and computation. Some of his albums explore frequencies at the limits of human perception, to which are inextricably linked an aesthetic, an almost epileptic succession of black and white bars. Ikeda creates his

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RYOJI IKEDA

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CI-CONTRE UNTITLED (TRAGIC VENUS) (2017), DE JASON MATTHEW LEE. TÉLÉPHONE PUBLIC, CÂBLES, LEDS ET TÉLÉPHONE PORTABLE, 100 X 20 X 19 CM.

capacité d’invention dans un monde saturé. Dédiant lui aussi son premier chapitre à l’abstraction, il avance la thèse que, “en art, en science, en philosophie et dans la culture en général, dans toute production de connaissance reposant sur la collecte de data, sur l’extraction d’information et par elle, sur la production de nouvelles possibilités, il y a des hackeurs qui produisent du neuf avec du vieux”. Comme d’autres contre-cultures auparavant, comme le skate ou le rock, le milieu du hacking inspire effectivement les artistes. C’est le cas de Jason Matthew Lee, né en 1989 et représenté par la Galerie Crèvecœur à Paris, qui s’est fait connaître avec une série de téléphones publics bidouillés reprenant la mythologie fondatrice de la culture Internet des phreakers, ancêtres des hackeurs en tant que tels. Ou encore, en remontant d’une génération en arrière, de Cory Arcangel qui, de son côté, ne s’attaque pas tant au dispositif qu’au logiciel lui-même. Ses détournements de jeux vidéo obsolètes comptent ainsi parmi ses œuvres les plus célèbres. S’il enlève tout décor autre que le ciel bleu dans Super Mario Clouds (2002), dans Super Slow Tetris, appelé originellement Tetris Screwed (2004), il fait ralentir la chute des blocs, qui mettent désormais plusieurs minutes à tomber. Reprogrammés à la main, ces jeux restent néanmoins accessibles de chez soi, fonctionnant alors sur le principe d’un logiciel en open source.

monumental audiovisual installations – in both museums and public space – by converting digitized data into sound and visual signals. In December he presented a new variation of Test Pattern at La Villette in Paris as well as (slightly) more domestic-scale works at the Almine Rech Gallery, reflecting his growing interest in mathematics and the idea of infinity. What does today’s generation of artists learn from pioneers like Ikeda? For Lista, Ikeda is emblematic of artists who are inspired by how computers function to produce autogenerated abstract forms. Which means it’s impossible to delineate aesthetic affiliation in a lineage which is principally a question of modus operandi. “To hack is to differ,” wrote Kenneth Mckenzie Wark in the first lines of his 2004 book, A Hacker Manifesto. Tasking himself with defining a class of hackers who transcend the term’s accepted link to computers, he imagined a conceptual figure with the ability to invent in a hyper-saturated world. In his first chapter, on abstraction, Wark put forward the idea that “in art, in science, in philosophy and culture, in any production of knowledge where data can be gathered, where information

La pratique du hacking réhabilite surtout, toujours d’après McKenzie Wark, un usage instinctif et déhiérarchisé du bricolage qui “mêle objets et sujets, brisant leurs enveloppes, brouillant leurs identités, les mêlant au sein d’une nouvelle formation”. Qu’il s’agisse de la visualisation de données que l’on trouve chez un Ian Cheng, qui renoue avec le versant algorithmique d’un Ikeda en développant des “simulations vivantes” où un écosystème virtuel évolue de manière autonome, ou d’un Simon Denny qui, pour le pavillon de la Nouvelle-Zélande à la Biennale de Venise en 2015, embauchait tout bonnement (et à son insu) un ancien graphiste de la NSA pour reproduire le graphisme des documents révélés par Edward Snowden. Manière de penser qui dépasse l’esthétique, le hacking, comme une contre-culture au sens large, fédère les artistes, et cela pour une raison simple : la volonté de ne pas abandonner le rêve aux bureaucrates, ni l’invention aux scientifiques, mais rester les défricheurs de mondes, de tous les mondes.

can be extracted from it, and where in that information new possibilities for the world are produced, there are hackers hacking the new out of the old.” Just as past countercultures, like skateboarding or rock, inspired artists of the era, the hacking milieu inspires the artists of today. According to Wark, hacking rehabilitates an instinctive and de-hierarchized bricolage practice that “meshes objects and subjects, breaking their envelopes, blurring their identities, blending each into a new formation.” Take Ian Chang’s visualization of data, which picks up on the algorithmic side of Ikeda’s work by developing “living simulations” in which virtual ecosystems evolve autonomously. Or Simon Denny, who hired an ex-NSA graphic designer to reproduce the knowledge) for the New Zealand pavilion at the 2015 Venice

8 avril, MoMA, New York.

Biennale. As a way of thinking that transcends aesthetics,

Exposition de Jason Matthew Lee à la galerie Crèvecœur, Marseille, en mai.

hacking, like other countercultures in the wider sense, unites

Coder le monde, exposition collective et exposition monographique de Ryoji

artists for a simple reason: the determination not to abandon

Ikeda, du 13 juin au 27 août, Centre Pompidou, Paris.

dreams to bureaucrats or invention to scientists, but to

Dumb Type. Actions + Réflections, jusqu’au 14 mai, Centre Pompidou-Metz, Metz.

remain the trail blazers in every field.

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© Aurélien Mole. Courtesy the artist and Crèvecoeur, Paris.

layout of the Edward Snowden documents (without his Thinking Machines: Art and Design in the Computer Age, 1959-1989, jusqu’au


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22 CLÉMENT COGITORE L’ENFANCE EXPOSÉE JUIN

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2018 POURRAIT BIEN ÊTRE SON ANNÉE. ARTISTE NOMINÉ POUR LE PRIX MARCEL DUCHAMP, CLÉMENT COGITORE S’EST VU CONFIER LA MISE EN SCÈNE DES INDES GALANTES À L’OPÉRA BASTILLE, ET REVÊT DÉJÀ LE RÔLE DE DRAMATURGE DE L’EXPOSITION ESTIVALE DU PALAIS DE TOKYO CONSACRÉE À L’ENFANCE. UN SUJET SENSIBLE QUI LUI A INSPIRÉ UNE NOUVELLE SÉRIE, KIDS, DÉVOILÉE EN EXCLUSIVITÉ DANS CES PAGES. PAR ANAËL PIGEAT

UN RAYON DE SOLEIL DORÉ sur des tresses blondes, une robe de princesse portée par une fillette chaussée de pattes d’ours, des petits garçons qui envisagent le monde comme des hommes… Récemment, le thème de l’enfance a pris de plus en plus de place dans les images de Clément Cogitore. C’est surtout la solitude de l’enfance qui l’occupe, l’aspect géopolitique de la cour de récréation, l’apprentissage de la cruauté. Il avait déjà proposé des images très fortes liées à ce sujet, comme la conclusion de sa vidéo Memento Mori (2012) dans laquelle on voyait, sur une musique de Claudio Monteverdi et de Luigi Rossi, de tout jeunes visiteurs hypnotisés par des loups domestiqués dans un zoo ; la caméra reculait et les enfants entraient dans le champ. L’enfance est omniprésente, aussi, dans Braguino (2017), ensemble de travaux composé d’un documentaire sorti en salle, d’une exposition en forme d’installation qui s’est tenue au Bal, à Paris, à l’automne dernier, d’un livre et de photographies. Clément Cogitore est allé en Sibérie filmer deux familles de vieux-croyants, qui vivent retirées du monde dans une atmosphère de guerre fratricide larvée. Autour d’elles, rien que la taïga, sa sauvagerie et sa beauté. Et le monde contemporain industrialisé et corrompu, vécu comme une menace. Braguino est en quelque sorte un négatif de Memento Mori. Clément Cogitore y joue avec des archétypes simples comme ceux d’un conte : l’enfant, le monstre, la forêt, la maison… Par là, il suggère également un questionnement sur les origines de son travail : d’où vient-il ? À quoi sert-il ? Pourquoi et pour qui le fait-il ?

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CLÉMENT COGITORE, CHILD’S PLAY 2018 COULD WELL BE HIS YEAR. NOMINATED FOR THE MARCEL DUCHAMP PRIZE, HE’S JUST BEEN NAMED DIRECTOR OF A NEW PRODUCTION OF LES INDES GALANTES AT THE OPÉRA BASTILLE NEXT YEAR, AND IS ALREADY THE DRAMATIST OF THIS SUMMER’S PALAIS DE TOKYO EXHIBITION ON THE THEME OF CHILDHOOD – A SENSITIVE TOPIC WHICH INSPIRED HIM TO CREATE A NEW SERIES, KIDS, WHICH IS EXCLUSIVELY PREMIÈRED HERE.

A golden ray of sun on blonde locks, a princess dress worn by a girl wearing bear slippers, young boys who see the world like men… Recently the theme of childhood has been ever more present in the work of Clément Cogitore. It’s above all the solitude of childhood that preoccupies him, the geopolitics of the playground, the apprenticeship of cruelty. He had already produced strong images on the subject, such as the conclusion of his video Memento Mori (2012) where, to music by Monteverdi and Rossi, we see children mesmerized by domesticated wolves in a zoo; as the camera pulls back, the children come into the frame. Childhood is also omnipresent in Braguino (2017), a group of

Cet été, le Palais de Tokyo a invité Clément Cogitore à participer à Encore un jour banane pour le poisson rêve, exposition inscrite dans une saison sur l’enfance. Ni scénographe ni curateur, c’est le rôle de dramaturge qui lui a été attribué. Il le définit comme “celui qui travaille sur le récit d’une exposition

works comprising a documentary, an installation last autumn at Le Bal gallery in Paris, a book and photographs. Cogitore visited Siberia to film two Old Believer families living in isolation from the wider world in an atmosphere of latent




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CLÉMENT COGITORE

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et l’écriture visuelle de l’espace à partir d’un texte écrit”. Cette démarche revêt une dimension assez expérimentale : “J’aime faire des choses sans savoir à l’avance si elles vont être intégrées à mon travail, explique-t-il. Quand j’ai commencé mon film Bielutine, tourné pour La Lucarne d’Arte dans l’appartement de deux collectionneurs à Moscou, je ne savais pas à l’avance le résultat que j’allais obtenir. Le fait de jouer avec un certain nombre de contraintes peut être très stimulant. Pour L’Enfer, Henri-Georges Clouzot n’a pas eu de contraintes, mais son long-métrage n’a jamais été terminé. Par ailleurs, cette exposition est pensée pour le jeune public, comme le sont les films d’animation de Miyazaki, c’est-à-dire avec beaucoup de niveaux de lecture.”

fratricidal war. Surrounded by nothing but the wilderness and the beauty of the taiga, they cast a wary eye at the industrialized, corrupt modern world. Cogitore plays with fairy-tale archetypes: the child, the monster, the forest, the house, and in doing so hints at a form of self-inquiry about the origins of his own work. Where does it come from? What is it for? Why and for whom does he make it? The Palais de Tokyo has invited Cogitore to take part in this summer’s exhibition Encore un jour banane pour le poisson rêve [“Another Banana Day for Dream Fish”], programmed in a season about childhood. Neither scenographer nor

Nouvelle présence de l’enfance chez Clément Cogitore, mais cette fois avec le caractère terrifiant du monde contemporain, la série Kids – présentée pour la première fois dans ces pages – est le prolongement de l’un des projets de l’exposition du Palais de Tokyo. Clément Cogitore a puisé, dans des banques d’images, des photographies d’enfants commercialisées par leurs parents de façon anonyme, puis utilisées pour des campagnes publicitaires. Leurs titres les décrivent comme des produits : “Enfant blanc souriant”, “Enfant asiatique avec des tresses”… Une fois ces images achetées, Clément Cogitore a pixellisé les regards d’une façon qui rappelle les bandeaux noirs que l’ont voyait dans les magazines à scandales des années 90 pour présenter les enfants disparus. Il a joué avec un algorithme sur le brouillage de ces regards, plus ou moins fort selon les cas, entre absence et monstruosité.

curator, he’s been hired as the show’s dramatist. He defines his role as “the person who works on the narrative of the exhibition and on its spatial language based on a written text,” an obviously experimental approach. “I like doing things without necessarily knowing whether they’ll end up in my work,” he explains. “The challenge of having certain constraints can be very stimulating. Henri-Georges Clouzot’s Inferno was entirely free of constraints, and yet he never finished it. Besides which, this exhibition is conceived for a young audience, like Miyazaki’s animations, which is to say with many levels of interpretation.” Cogitore’s series Kids, a spin-off from one of the Palais de Tokyo projects, explores the terror of our modern digital

Ces images sans affect et dépourvues de tout lyrisme réunissent deux éléments contradictoires : l’archétype de l’enfant rayonnant, et le signe du pire, la disparition. Que signifie le fait d’envoyer le visage de son enfant dans le monde ? “C’est notre rapport à nos enfants qui est interrogé, plutôt que l’enfance elle-même comme dans Braguino ou Memento Mori”, précise l’artiste. On pourrait imaginer que Kids soit une suite de Braguino : l’entrée des enfants sauvages dans le monde d’aujourd’hui, des enfants aveugles.

world with respect to the subject of childhood. The images used were found in commercial image banks – photos of children sold anonymously by their parents for use in advertising, with product descriptions such as “White child smiling” or “Asian child with long hair.” After buying the images, Cogitore pixelized the eyes of each child in a way that is reminiscent of the black strips used by 1990s scandal rags for articles about missing children. He played with a

Dans Encore un jour banane pour le poisson rêve, une des images de Kids sera interprétée par un artisan et transposée en mosaïque grand format. Assemblées selon une technique immémoriale, les tesselles de céramique rappelleront les pixels générés par ordinateur. L’image sera répartie sur plusieurs pans de murs en chicane que l’on pourra traverser comme des seuils d’une salle à l’autre. Elle ne sera visible en entier que depuis un seul point de vue dans l’espace.

pixelization algorithm that varied the strength of blurring, from the vacant to the monstrous. Stripped of all affect or lyricism, these images work on two contradictory levels: the archetype of the radiant child, and its opposite, the missing infant. What does it mean to send your son or your daughter’s face into the world? “It’s our relationship to our children that’s questioned, rather than childhood itself, as in

Image 1 : “Getty Images / Marcus Lyon”. Image 2 : “Stuart Monk /Shutterstock.com”. Image 3 : « Andrey Arkusha /Shutterstock.com. Image 4 : Szeyuen. Image5 : Natasha Fedorova.

CLÉMENT COGITORE A PUISÉ, DANS DES BANQUES D’IMAGES, DES PHOTOGRAPHIES D’ENFANTS COMMERCIALISÉES PAR LEURS PARENTS POUR DES CAMPAGNES PUBLICITAIRES. Au fil du parcours de l’exposition, l’une des œuvres choisies par les curateurs Sandra Adam-Couralet, Yoann Gourmel et Kodama Kanazawa, résonne très directement avec l’œuvre de Clément Cogitore : la séquence d’ouverture de Sombre, le film de Philippe Grandrieux (1999). Pendant plusieurs minutes, des enfants sont hypnotisés par un spectacle de Guignol. Ils poussent des cris étranges, entre le rire et la terreur. On dirait un monde à l’intérieur du monde. À ces images, Clément Cogitore associe un souvenir qui marque pour lui la fin de son enfance : le moment où, pendant une projection de Mission impossible, il a détaché les yeux de l’écran pour regarder les autres spectateurs et constater que le temps du film ne suspendait pas celui du monde, et que dehors, il continuait probablement de faire beau ou de pleuvoir. C’est ce mélange d’autorité de la scène et d’ouverture d’un espace de liberté par la pensée que Clément Cogitore attend de tout spectacle, lui qui considère que son travail relève avant tout de la mise en scène.

Braguino or Memento Mori,” says Cogitore. Kids could be considered as a sequel to Braguino: the feral children’s blind emergence into the modern world. In Encore un jour banane pour le poisson rêve, one of the images from Kids will be converted by a craftsman into a monumental mosaic. Using traditional techniques, ceramic tesserae will approximate to computer-generated pixels. The image will be divided over several stretches of wall arranged in such a way that they divide the exhibition space into sections, the complete image being visible in its entirety from only a single viewpoint. This is only fitting for an artist who considers that his work is principally a question of mise en scène and who also expects that any theatrical or other artwork should be incorporate multiple viewpoints and a

C’est aussi cet équilibre qu’il cherche à créer pour l’opéra-ballet Les Indes galantes, de Jean-Philippe Rameau, qu’il mettra en scène à l’Opéra Bastille en 2019 – une première dans sa vie d’artiste. Cette invitation lui est parvenue après la carte blanche que Stéphane Lissner lui avait donnée pour réaliser une vidéo dans le cadre de la 3e Scène, espace numérique de l’Opéra national de Paris où des cinéastes, des écrivains, des photographes, etc., proposent leur regard sur la danse et l’art lyrique. Certains choisissent aussi de valoriser les lieux : Xavier Veilhan avait ainsi utilisé les machineries, Claude Lévêque, le lac souterrain… Clément Cogitore avait associé le krump à la musique de Rameau, et fait monter sur la scène de l’Opéra cette danse des ghettos noirs de Los Angeles née à la suite des émeutes de 1992. La composition des Indes galantes avait, elle, été inspirée à Rameau par des danses de combat indiennes ritualisées qu’il avait découvertes à la Comédie-Italienne en 1725. “Même si elles sont éloignées dans le temps et l’espace, la dimension cathartique du hip-hop et la dimension incantatoire de la musique de Rameau sont comme de bonnes amies qui ont des choses à se dire”, estime Clément Cogitore. Quelque temps après la sortie de sa vidéo pour l’Opéra, alors qu’elle circulait sur Internet, il est passé par hasard devant le Centre Pompidou, où des jeunes gens visiblement inspirés par son travail dansaient au son des Indes galantes. Qu’est-ce que la circulation des images ?

sense of freedom in the minds of the audience. And it’s just such a balance that he’s aiming for in his production of Jean-Phillipe Rameau’s opera-ballet Les Indes Galantes at Paris’s Opéra Bastille next year. A first in his artistic career, the invitation follows a carte-blanche commission by Stéphane Lissner, director of the the Opéra National de Paris, to create a video for 3ème Scène, the Opéra’s digital arm, which showcases the personal perspectives of directors, writers, photographers, etc. with respect to ballet and opera. Some choose to work with the opera houses themselves – Xavier Veilhan made use of the stage machinery, while Claude Lévêque explored the Palais Garnier’s subterranean cistern. Cogitore brought Rameau’s music into collision with krump, a dance movement that evolved in the black ghettos of Los Angeles after the 1992 riots; Les Indes Galantes was itself inspired by the native-American ritual martial dances that Rameau had seen at Paris’s Comédie-Italienne. “Even if they are far from each other in time and space, the cathartic dimension of hip-hop and the incantatory dimension of Rameau’s music have much to say to one another,” explains Cogitore. Some time

Exposition Encore un jour banane pour le poisson rêve, du 22 juin au 9 septembre

after, with his video doing the rounds online, he passed by

au Palais de Tokyo, Paris.

the Centre Pompidou one day where youths, clearly inspired

Opéra-ballet Les Indes galantes, du 27 septembre au 15 octobre 2019 à l’Opéra

by his work, were dancing to the music of Les Indes

Bastille, Paris.

Galantes. That’s what you call the circulation of images.


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ÉPILOGUE

MORIYAMA

TOKYO

DAIDO

POUR CE DEUXIÈME NUMÉRO ART, LE PHOTOGRAPHE JAPONAIS A CONÇU DES POÈMES VISUELS À DIMENSION AUTOBIOGRAPHIQUE EN SUPERPOSANT SES POLAROID INÉDITS ET SES NOTES MANUSCRITES. PAR MOUNA MEKOUAR

CE PROJET EST NÉ d’une conversation, d’une idée : inviter un artiste, à chaque Numéro art, à produire un “objet” qui prendrait corps dans l’espace de la revue. Dans le cadre de ce deuxième numéro, j’ai proposé au photographe Daido Moriyama de se saisir de cet espace pour suggérer les contours de son monde. Ainsi a t-il conçu de véritables poèmes visuels à dimension autobiographique en superposant ses Polaroid à ses notes manuscrites. Dans ses textes, Daido Moriyama évoque des souvenirs de jeunesse, les lieux qu’il a fréquentés, ses amitiés, son admiration pour les grands maîtres de la photographie. Il y décrit aussi ses états existentiels. “Quand je me retourne sur mes presque cinquante années de travail photographique, le chemin derrière moi me paraît ressembler à une longue pellicule de film. Ce fut un chemin fait de hauts et de bas, sinueux et parfois déformé, mais jamais lisse.”

Tokyo

EPILOGUE – DAIDO MORIYAMA FOR THIS SECOND EDITION OF NUMÉRO ART, THE JAPANESE PHOTOGRAPHER COMPOSED A SERIES OF VISUAL POEMS THAT COMBINE PREVIOUSLY UNSEEN POLAROIDS WITH HIS HANDWRITTEN NOTES.

In his handwritten notes, Daido Moriyama evokes memories of his youth: the places he knew, his friends, his admiration for the great masters of photography. He also describes his existential experiences. “When I look back on nearly 50 years of work as a photographer, the path behind me seems like a long roll of film. It was a road of steep ups and downs, winding and sometimes twisted, but never smooth.” His texts also highlight the importance to him of books such as

Ces extraits de textes éclairent aussi l’importance de certains livres comme New York 1954-55 de William Klein ou Nothing Personal de Richard Avedon. Daido Moriyama parle aussi de sa passion pour sa ville, Tokyo, et pour son quartier de Shinjuku, qu’il ne cesse de photographier. “Alors que j’éditais mon livre sur Hawaii, je n’arrêtais pas de penser que mon projet suivant serait consacré à Tokyo. Je me serais dirigé vers Shinjuku, qui n’a jamais cessé de capter mon attention, puis je me serais rendu dans les périphéries de la ville, et je serais rentré en dessinant comme un mouvement concentrique avec mes pas, retrouvant mon quartier de Shinjuku à la fin de mon périple.”

William Klein’s New York 1954–55 or Richard Avedon’s

Célèbre pour ses photographies en noir et blanc, pleines de vie, de force et de pulsions, Moriyama propose dans ces pages des images en couleurs, et de surcroît des Polaroid jamais publiés. Souvent bruts et sans apprêt, ces images sont autant de témoignages précieux de la vision de l’artiste. Ce sont des séquences intimes. Elles ne montrent aucun événement. Elles témoignent, au contraire, de la réalité fragile et précaire qui entoure l’artiste. Des jours de joie et de peine. Des récits. Des vies souvent à la marge. Des anonymes. “Avec la couleur, dit-il, j’ai un rapport plus direct aux choses. J’aime quand elle est très franche ou au contraire très douce, en surface. Pour certains lieux, comme les cabarets, les bars ou les lieux de restauration rapide, cela m’a paru être une évidence que je devais utiliser la couleur. Dans ces endroits, je sens l’odeur du danger.”

Renowned for his vivid black-and-white photographs, full of

Nothing Personal. And then there’s his hometown, Tokyo, and specifically his own neighbourhood of Shinjuku, which has always been a source of photographic inspiration. “As I was editing my Hawaii book, I kept thinking that the next project would have to be in Tokyo. I would head for Shinjuku, which never ceases to grab my attention, then I would go to the outskirts of the city and wind my way back in a spiral pattern, returning to Shinjuku at the end of the journey.”

life and urgency, Moriyama chose to use colour here, in the form of previously unpublished Polaroids. Free of artifice, these raw images are precious documents of the artist’s vision. Sequences of intimacy, they do not depict events, but bear simple witness to the fragility and precariousness of the realities he observes. Stories. Strangers. Joy and pain. Lives lived at the fringes. “Colour establishes a more direct relationship to world,” Moriyama explains. “I like it at its boldest but also as a surface softness. For certain kinds of places it seemed obvious to use colour – cabarets for instance, bars or fast food restaurants. In such places I catch a whiff of danger.” As with his black-and-white work,

Comme en noir et blanc, on retrouve les mêmes motifs, le même lexique, les mêmes formes et matières mais aussi les mêmes obsessions : figures féminines, natures mortes, objets abandonnés, tuyauterie, fils électriques mais aussi l’image de son propre reflet. Sa proposition confronte le spectateur à une expérience – une expérience de vie – qui se déploie sur plus de cinquante ans. Elle est une évocation incarnée de ses sensations, de ses émotions, de ses sentiments mais aussi de son expérience de photographe. Chaque fragment de ce journal intime est un monde, et chacun de ces mondes forme un fragment de son œuvre.

we find the same motifs, the same vocabulary, the same forms and materials, and indeed the same obsessions: female figures, still lifes, found objects, pipework, electrical wiring, and his own reflection. The viewer is confronted with 50 years of experience and life. Together, the photos act as an evocation, an embodiment of sensations, emotions and feelings, but also his experience as a photographer. Each fragment of this personal diary contains a world, and each of these worlds is but a fragment of his work.






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