Le vide habité

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Mémoire de Master ENSA Paris Val de Seine Février 2017

Le vide habité

Olivia Jazz Davis Directeur d’études: Léo Legendre

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Genèse 1 Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.… 1 2


1 esèneG .erret al te xueic sel aérc ueiD ,tnemecnemmoc uA1 serbènét sed tiava y li :ediv te emrofni tiaté erret aL2 tiavuom es ueiD ed tirpse’l te ,emîba’l ed ecafrus al à ….xuae sed sussed-ua


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Avant-Propos Ce mémoire marque la clôture de mes études en école d’architecture. Il est donc l’occasion pour moi de poser des questions fondamentales par rapport à l’espace et sur le rôle d’un architecte aujourd’hui. Il est intéressant de rappeler que la grande majorité des constructions à travers le monde sont érigées, de manière informelle, sans architecte.1 Cela signifie-t-il que le monde n’a pas besoin de nous ? Surtout que, depuis que l’architecte s’intéresse à l’habitat ordinaire, il est difficile de dire que tout le monde est satisfait. Bernard Rudolfsky, dans “Architecture without Architects” nous montre bien que l’Homme s’est de tout temps bâti un habitat, des villes de grande qualité mais, avec les enjeux environnementaux de notre époque, on nous explique qu’on ne peut plus faire comme avant. Que faire ? Et surtout: comment ? Ayant grandie dans les suburbs de Boston, puis en milieu “rurbain” autour de Marne-laVallée et vivant aujourd’hui dans le 18e arrondissement, ce mémoire est aussi l’occasion pour moi d’approfondir ma compréhension d’espaces vécus, appréciés ou critiqués. Enfin, la chance que j’ai eue de pouvoir énormément voyager et plus récemment de travailler à Santiago du Chili et mener des recherches pour mon projet de fin d’étude à Lomé au Togo, façonne aussi mon regard sur l’espace et me fait interroger la culture architecturale occidentale dans un monde vaste, hétéroclite et en perpétuelle évolution. C’est donc un texte extrêmement personnel que je vous propose de découvir.

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HABRAKEN, N. John, The Structure of the Ordinary: Form and Control of the Built Environement, 1998.

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Sommaire 7

Introduction : sauter dans le vide

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Le vide négatif

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Le vide quantique

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Les règles du jeu

cadre - vide - lieu - espace - plein - infini - défini - en attente

industrialisme - hygiénisme - paternalisme - modernisme - ville franchisée - capitalisme

potentiel - puissance - boson de higgs - indéterminé - réserves - futur

trames - grille - le dessous des cartes - centre - projection - accroches - lois

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Vers l’infini et l’au-delà

non-neutre - genius loci - vides virtuels - friches - terrain vague

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Laissez-Place !

habitants bâtisseurs - entre-aide - organisation - valorisation - communauté

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Conclusion : l’angoisse de la page blanche rôle - open building - catalyse - accompagnement

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Introduction L’espace est la matière première de l’architecte. Qu’on souhaite qu’il impressionne, mette en valeur, ait une échelle humaine et rassurante, tout ce que nous batissons a pour but de façonner cet espace dans lequel les usagers pourront se mouvoir, s’émouvoir.

“Trente rayons convergent au moyeu, mais c’est le vide médian qui fait marcher le char. On façonne l’argile pour en faire des vases, mais c’est du vide interne que dépend leur usage. Une maison est percée de portes et de fenêtres, c’est encore le vide qui permet l’habitat. C’est pourquoi l’utilité vient de l’Être, l’usage du Non-Être.” Lao Tseu, 600 av. J.-C 道德经 : Le livre de la Voie et de la Vertu

L’espace n’est pas seulement contenu dans une jarre. Il nous entoure, se prolonge parfois bien au-delà de nous. Il est arrêté par un mur, soumis à un plafond, parfois, il s’enfuit par une porte. Parfois il nous rend claustrophobe, ou nous donne le vertige, parfois il est si grand qu’on ignore s’il s’arrête vraiment quelque part et parfois, il peut être contenu dans le creux de nos mains. En parcourant les espaces de nos vies nous remarquons que la dimension, l’ouverture ou la fermeture, le positionnement, la quantité de personnes qui y sont admises - bref, les différentes qualités de ces endroits conditionnent l’usage que nous en faisons, la manière dont nous nous y comportons, les émotions que nous y ressentons.

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“ L’histoire de l’architecture orthodoxe met l’accent sur l’architecte et l’œuvre individuelle; ici, ce qui nous importe, c’est l’entreprise communautaire - ce que Pietro Belluschi a défini comme un art communautaire produit non par quelques intellectuels ou quelques spécialistes, mais par l’activité spontanée et continue d’un peuple tout entier, dépositaire d’un héritage commun et obéissant aux leçons d’une commune expérience.“ - Bernard Rudofsky, 1964 extrait de Architecture sans Architectes

Du vase, à la place, la majorité des espaces que nous parcourons au quotidien sont façonnés par l’homme. Depuis le début de notre histoire sédentaire, des environnements bâtis complexes et d’une grande richesse spatiale ont vu le jour de manière informelle. La connaissance de la façon de construire l’environnement ordinaire était omniprésente, manifeste dans les interactions quotidiennes des constructeurs, des commanditaires et des usagers. Bien que des maîtres d’œuvre professionels aient été actifs pendant des millénaires, l’environnement bâti ordinaire en tant que tel restait incontesté et tenu pour acquis. Les architectes concevait des églises, des forteresses, des palais, des villas et d’autres interventions exceptionnelles au sein d’un tissu urbain qui évoluait de manière autonome. À présent, ce sont les architectes et urbanistes qui conçoivent l’habitat ordinaire - les commerces, le logement, les équipements publics, les usines entre autres. Les processus communs de développement de l’environnement bâti, qui avaient été innés et autosuffisants, partagés au sein de la société, ont été reconsidérés comme des problèmes nécessitant une solution professionnelle. Le tissu urbain - hier un arrière-plan ordinaire, stable pour l’innovation architecturale - est aujourdh’ui peu à peu réinventé par des professionnels. Or, les exigences de l’espace quotidien sont très différentes de ce qui est nécessaire pour créer l’extraordinaire. Depuis près de deux siècles, les architectes retournent la question dans tous les sens en essayant de donner forme à leurs différentes utopies. Pourtant, lorsque l’on traverse les villes nouvelles dont la quasi-totalité des rues sont désertes, ou que l’on évite les crottes de chiens en traversant la pelouse au pied de tours d’habitation, l’on sent comme un malaise. D’autant plus, que les architectes n’ont pas réussi à satisfaire l’offre de logement malgré la production en masse et la standardisation.

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Recherches pour « No-Stop City » Andrea Branzi, 1969

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En effet, l’explosion de l’exode rural, et l’arrivée d’une quantité massive de personnes aux moyens inégaux en ville au XXIe siècle, conduisent à l’accroissement de la surface des villes mais aussi de quantités logements de fortune -les bidonvilles. En 2004, selon ONU-Habitat, un milliard d’êtres humains vivaient dans des bidonvilles, et on en comptait environ 25 millions de plus chaque année entre 2000 et 2003. Ce rythme continue de croître et ils projettent que le chiffre total doublera en 2030. Il y aura alors deux milliards d’habitants dans des bidonvilles, qui représenteront près de la moitié de la population urbaine mondiale. Ces bidonvilles offrent des conditions de vies inégales, mais parfois arrivent à se muer en morceaux de ville “normaux” avec des constructions de qualité égale à ceux d’édifices conventionnels - comme les favelas de Rio de Janeiro. Ce n’est bien sûr pas le cas de tous les bidonvilles comme celui de Kibéra au Kenya. Il est cependant étonnant de constater que malgré l’insalubrité et l’insécurité de l’environnement bidonvillois, ses habitants s’opposent plus ou moins fortement à être relogés dans tours ou des barres caractéristiques du logement de masse. Beaucoup d’entre eux préfèrent le manque d’hygiène et de confort de leur bidonville - certains y retournant même après avoir été relogés - à des environnements qu’ils décrivent comme déshumanisant et sans âme.1 Ces constats ont orienté ma réflexion vers les formes d’habitats construits qui allient la nécessité de bâtir beaucoup de logements et le pouvoir de décision des habitants et dans un premier temps vers les projets du lauréat du prix Pritzker 2016, Alejandro Aravena.

Croquis de Alejandro Aravena sur le principe de la maison extensible © ELEMENTAL

Son concept, qu’il n’a pas inventé mais intelligemment expérimenté et appliqué, est de laisser une moitié de ces maisons, construites pour des bidonvillois d’Iquique relogés2, vide. Une année plus tard, les familles avaient effectivement terminé leurs habitations et s’étaient pleinement appropriés leur quartier. D’ailleurs, malgré l’augmentation de la valeur de leurs maisons3 (fait rare pour les logements sociaux), toutes les familles ont préféré rester et continuer à améliorer leurs maisons, au lieu de les vendre.

TURNER, John F. C. Housing by People: Towards Autonomy in Building Environements. Marion Boyars Publishers Ltd, 2009 La précision est importante car si les nouveaux arrivants n’avaient pas déjà un réseau, et des connaissances élémentaires en construction peut-être que l’expérience n’aurait pas eu autant de succès. 3 En 2005, elles étaient chacunes estimées à plus de 20 000 $ alors qu’elles ont été construite avec une subvention de 7 500 $ (www.elementalchile.cl/en/projects/quinta-monroy) 1 2

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Quinta Monroy de ELEMENTAL, iquique, Chile ©Cristobal Palma

Ce n’est pourtant pas la première ni la seule utopie architecturale à avoir été construite, avec l’objectif de permettre aux habitants de s’approprier l’espace. La ville conviviale a longtemps été rêvée par les architectes et urbanistes. Pourtant l’observation nous montre que parfois, malgré les très bonnes intentions des concepteurs, ces espaces ont du mal à créer le dynamisme prévu. Grâce à l’analyse nous pouvons essayer de comprendre comment le vide suggère - ou refuse - son appropriation. Les interstices n’auront pas la même appropriation qu’une étendue. Une zone n’est pas une place. L’infini sera plus difficilement appropriable qu’une place. L’espace n’est évidemment pas seulement caractérisé par sa forme. Il est habité par son histoire et les nombreux souvenirs qui en découlent. Il est l’ensemble des règles qui régissent son utilisation. Il est le support de l’imaginaire des individus et groupes qui le traversent. Il est le résultat de l’œuvre d’une culture ou communauté. Il est situé dans un contexte, parmi d’autres lieux qui l’influencent... Si la métaphore de l’organisme ou d’écosystème est souvent utilisée pour parler d’environnement bâti c’est grâce à l’intervention humaine - ce sont les Hommes qui insufflent la vie et l’esprit à un lieu. Le lieu dure tant que les habitants sont activement impliqués dans son renouvellement, sa croissance et son entretien. Si les habitants cessent d’agir, le lieu s’effrite puis s’effondre à l’image des villes fantômes, ou des villages abandonnés du “désert français”1.

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GRAViER, Jean-François. Paris et le désert français, Le Portulan, 1947

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“ il n’y a pas de différence entre ce dont un livre parle et la manière dont il est fait. “ - Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1980 extrait de Mille Plateaux

Lorsque nous appréhendons l’espace, il est possible de suivre le parcours architectural ou de rentrer par une porte arrière. La structure de ce mémoire est l’écho de cette observation. L’ordre des articles est seulement un parcours suggéré mais tous sont autant d’entrées possibles pour poser une question : qu’est-ce qui rend un espace appropriable ? Les cinq articles de ce mémoire sont des réflexions indépendantes autour de la valeur de vide dans l’environnement quotidien et dans sa capacité à être habitée de divers manières. Ils sont des variations sur un thème allant de l’interprétation historique à l’interrogation du rôle des architectes. Le vide habité est un regard sur l’espace non-bâti par rapport à la vie qu’il abrite ou est susceptible d’abriter, de manière temporaire ou permanente.

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fitcejda ,edivvide, nom masculin

)suucav euqissalc nital ud ,suticov* erialupop nital ud ,ediuv siaçnarf neicna(

Espace assez vaste qui ne contient rien, et en riovA : neir tneitnoc en iuq tnanetnoc nu’d tid eSparticulier espace libre que l’on considère d’en haut : ediv camotse’lPenché au-dessus du vide. .ediv tse tnemetrappa teC : tnapucco’d sap a y’n li ùOEspace qui n’est pas occupé par quelque chose : Il y a .tûoa’d siom ua ediv tse siraPdes vides dans la bibliothèque. al iul snaS : nu’uqleuq ed ecnesba’l tnesser no ùOEspace de temps pendant lequel une personne est .ediv tse nosiaminoccupée : Les vides d’une journée. aS : noitacfiingis snas ,ruelav snas ,têrétni snas tse iuQSituation, place vacante : Combler les vides dans les .ediv tiaté eivcadres d’une administration. : euqigolohcysp ruednoforp ed in têrétni’d sap a’n iuQSolution de continuité où il manque quelque chose : .ediv siam siotruoc emmoh nUEntre ces deux arguments, il y a un vide. seD : uvruopéd tse ne iuq ,esohc euqleuq sap a’n iuQAbsence complète d’idées : Il y a un vide dans ma tête. .snes ed ediv tom nU .serutiov ed sediv seur Caractère de ce qui manque de réalité, de valeur : Le sed rerussa à tnemeuqinu tres iuq tom nu’d tid eSvide de l’existence. sel elpmexe rap( écnoné’l ed rueirétni’l à snosiail .)snoitisopérpSentiment de manque, de privation dû à l’absence, au

départ de quelqu’un : Sa mort a fait un grand vide dans .tnemélé’d sap a’n iuq elbmesne nu’d tid eSma vie.


“ Il n’y a pas de différence entre ce dont un livre parle et la manière dont il est fait. “ - Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1980 extrait de Mille Plateaux nilucsam mon ,edivvide, adjectif (ancien français vuide, du latin populaire *vocitus, du latin classique vacuus) Lorsque nous appréhendons l’espace, il est possible de suivre le parcours architectural ou de rentrer par une porte arrière. La structure de ce mémoire est l’écho de cette observation. L’ordre mais tous sont autant d’entrées possibles nedes te ,narticles eir tneiest tnoseulement c en iuq etsun av zparcours essa ecapsuggéré sE Se dit d’un contenant qui appropriable ? ne contient rien : Avoir : tuah pour ne’d eposer rèdisnune oc nquestion o’l euq er:bqu’ il eecst-ce apse qui reilurend citraun p espace l’ e stomac vide .ediv ud sussed-ua éhcneP Les cinq articles de ce mémoire sont des réflexions indépendantes autour de la valeur de vide a pas d’occupant : Cet appartement est vide. être habitée de divers manières. Ils sont a y lI : dans esohcl’eenvironnement uqleuq rap épuquotidien cco sap tseet’ndans iuq esa capcapacité sEOù ilàn’y Paris est vide au mois d’ a oût. des variations sur.eu un historique à l’interrogation du rôle des qèthème htoilbiballant al snade d sl’interprétation ediv sed architectes. tse ennosrep enu leuqel tnadnep spmet ed ecapsEOù on ressent l’absence de quelqu’un : Sans lui la est rapport vide. à la vie qu’il abrite ou est Le vide habité .eénrest uoj un enuregard ’d sedivsur seL l’:eespace épuccnon-bâti onimaisonpar susceptible d’abriter, de manière temporaire ou permanente. sel snad sediv sel relbmoC : etnacav ecalp ,noitautiSQui est sans intérêt, sans valeur, sans signification : Sa .noitartsinimda enu’d serdacvie était vide. : esohc euqleuq euqnam li ùo étiunitnoc ed noituloSQui n’a pas d’intérêt ni de profondeur psychologique : .ediv nu a y li ,stnemugra xued sec ertnEUn homme courtois mais vide. .etêt am snad ediv nu a y lI : seédi’d etèlpmoc ecnesbAQui n’a pas quelque chose, qui en est dépourvu : Des rues vides de voitures. Un mot vide de sens. eL : ruelav ed ,étilaér ed euqnam iuq ec ed erètcaraC .ecnetsixe’l ed edivSe dit d’un mot qui sert uniquement à assurer des liaisons à l’intérieur de l’énoncé (par exemple les ua ,ecnesba’l à ûd noitavirp ed ,euqnam ed tnemitneSprépositions).

snad ediv dnarg nu tiaf a trom aS : nu’uqleuq ed trapéd .eiv amSe dit d’un ensemble qui n’a pas d’élément.



Rue Mouffetard, la plus ancienne rue de Paris, tracée par les Romains au ier siècle / Quartier latin: parcellaire médiéval, Xiie siècle

134-136 boulevard Brune /101-117 boulevard Jourdan : HBM hygiènistes de la porte d’Orléans construits en 1932

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Les Champs aux Melles, Nanterre: quartier de HLM construit entre 1969 et 1995


Le vide négatif Plus de neuf siècles séparent la première et la dernière image de la page ci-contre. Le tissus commence à se défaire avec le mouvement hygiéniste qui ouvre les coins des ilôts et se dénoue complètement avec les bâtiments modernes sur pilotis, à peine attachés au sol, encore moins à leur contexte. En effet, la ville industrielle, dont la population change rapidement sous l’influence de l’exode, connaît une grave crise. Le tissu médiéval très dense pose rapidement des problèmes d’insalubrité et différentes épidémies dont la tuberculose ravagent les grandes capitales. La découverte par Louis Pasteur en 1865, du rôle des micro-organismes dans la fermentation, la contamination et la contagion amène à concevoir l’architecture et l’urbanisme comme mesure de préservation de l’hygiène et de prévention de la santé publique. Le remède des maux de la ville serait donc un meilleur apport d’air et de soleil - c’est-à-dire qu’il faut plus d’espace. Les îlots sont donc écartés, agrandis et éventrés. L’espace devient un moyen et non pas une fin. Des nouveaux acteurs entrent dans le jeu de la construction. C’est le début de la réglementation restrictive telle que nous la connaissons aujourd’hui. C’est ainsi que déjà, au XIXe siècle, bien avant les modernistes, Camillo Sitte s’offusque de la perte de qualité de l’espace urbain. Reconnaissant les progrès de l’hygiène, de la mise en valeur des terrains, les facilités de la circulation, Sitte blâme le fait que “des édifices remarquables s’élèvent le plus souvent au milieu de places mal conçues et dans le voisinage de quartiers aussi mal dessinés”. Son propos est que la forme de l’espace n’induit pas seulement un meilleur passage de l’air mais est aussi lié à des usages et à la beauté. Il pose le problème de l’harmonie entre les bâtiments et leur environnement, demandant que l’urbain ne soient pas confié seulement à des administrateurs, mais à des architectes. On peut imaginer la réaction de Sitte s’il avait pu voir les villes d’aujourd’hui.

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En France, au XIXe siècle, la consommation de vin et d’alcool connut un spectaculaire accroissement. Dans certains quartiers populaires, on compta en moyenne près de trois bistrots pour cinq immeubles. Né dès la première moitié du siècle, amplifié après la Commune, le discours hygiéniste des philanthropes et des médecins tendit à décrire les classes populaires comme rongées par le fléau de l’alcoolisme.1 La ville à l’ère industrielle est aussi jugée par la classe bourgeoise comme étant, un lieu de vices, de mœurs légères et de violence. La philantropie et le paternalisme, tout en étant à l’origine d’avancés sérieuses pour la classe ouvrière, prennent moins leurs racines dans une empathie exacerbée que dans le besoin d’avoir des ouvriers efficaces. L’alcoolisme et la misère qui lui est associée - décrit de manière crédible dans l’Assomoir d’Émile Zola - n’est pas le seul problème pour les employeurs. La rotation de l’emploi est récurrente au XIXe siècle et coïncide aussi avec l’avènement du paternalisme. En France, elle dépasse souvent le dixième de l’effectif quotidien d’une entreprise, ce qui pose de graves problèmes de gestion : les ingénieurs ne peuvent établir de prévisions sérieuses de leurs activités. Afin de résoudre ces divers problèmes, certaines entreprises prirent la décision d’intégrer la vie hors usine du travailleur dans un espace privé, identifié à l’entreprise et placé sous son contrôle. Cet environnement devait donc être séparé de la ville et de ces vices et offrir suffisamment d’avantages pour être désirable et fixer la main d’œuvre. L’entreprise paternaliste pénètre tous les aspects de la vie privée de ses ouvriers : logement, consommation, éducation, protection sociale, et loisirs. On imagine donc la cité ouvrière. Les initiatives les plus célèbres se trouvent en Angleterre, avec la ville de Port-Sunlight non loin de Liverpool, fondée par William Lever, fabricant de lessive ou encore la cité-jardin de Bournville proche de Birmingham, construite par l’industriel spécialisé dans le chocolat George Cadbury. Nous pouvons aussi mentionner un exemple français - étudié à de nombreux moments de notre cursus universitaire - le Familistère de Guise, dans l’Aisne, construit par Jean-Baptiste André Godin (les poêles Godin) entre 1859 et 1870. La cité ouvrière est le premier exemple de ville construite ex-nihilo et marque le premier pas vers la forme de périurbain que nous connaissons et critiquons aujourd’hui. En effet, l’espace de la cité ouvrière n’est pas traitée comme l’espace de la ville. Elle est un manifeste anti-urbain, contre ses lieux de fête et ses bistrots. L’entreprise souhaite qu’après le travail, l’ouvrier rentre chez lui et s’occupe de son foyer - l’individualisation est encouragée et un vide naît entre les maisons. La séparation des lieux de sociabilité - la salle des fêtes, la cantine et les parcs - et des logements est donc nette. L’espace qui vient séparer toutes

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Dominique KALiFA, L’histoire des bas-fonds: Histoire d’un imaginaire, éd. du Seuil, 2013


Plan de la cité ouvrière de Bournville

les constructions pour que chaque chose reste bien à sa place. L’espace est volontairement centrifuge afin que chaque employé rentre bien chez lui, pas de places abritées par un front bâti, pas de centre où se rassembler qui peuvent faire naître des manifestations, pas de lieux accueillants en dehors de ceux sous contrôle de l’entreprise... Le fondement du taylorisme qui a fait le succès industriel est la séparation des étapes nécessaires à la fabrication d’un objet et donc la sectorisation des compétences. Après avoir maitrisé l’objet, puis l’ouvrier, voilà que la rationnalisation s’attaque à la ville.

En haut : Plan de Fer, ou Huitième plan de Paris, 1705 En bas : Cadastre actuel de la place Vendôme


En France, au XIXe siècle, la consommation de vin et d’alcool connut un spectaculaire accroissement. Dans certains quartiers populaires, on compta en moyenne près de trois bistrots pour cinq immeubles. Né dès la première moitié du siècle, amplifié après la Commune, le discours hygiéniste des philanthropes et des médecins tendit à décrire les classes populaires comme rongées par le fléau de l’alcoolisme.1 La ville à l’ère industrielle est aussi jugée par la classe bourgeoise comme étant, un lieu de vices, de mœurs légères et de violence. La philantropie et le paternalisme, tout en étant à l’origine d’avancés sérieuses pour la classe ouvrière, prennent moins leurs racines dans une empathie exacerbée que dans le besoin d’avoir des ouvriers efficaces. L’alcoolisme et la misère qui lui est associée - décrit de manière crédible dans l’Assomoir d’Émile Zola - n’est pas le seul problème pour les employeurs. La rotation de l’emploi est récurrente au XIXe siècle et coïncide aussi avec l’avènement du paternalisme. En France, elle dépasse souvent le dixième de l’effectif quotidien d’une entreprise, ce qui pose de graves problèmes de gestion : les ingénieurs ne peuvent établir de prévisions sérieuses de leurs activités. Afin de résoudre ces divers problèmes, certaines entreprises prirent la décision d’intégrer la vie hors usine du travailleur dans un espace privé, identifié à l’entreprise et placé sous son contrôle. Cet environnement devait donc être séparé de la ville et de ces vices et offrir suffisamment d’avantages pour être désirable et fixer la main d’œuvre. L’entreprise paternaliste pénètre tous les aspects de la vie privée de ses ouvriers : logement, consommation, éducation, protection sociale, et loisirs. On imagine donc la cité ouvrière. Les initiatives les plus célèbres se trouvent en Angleterre, avec la ville de Port-Sunlight non loin de Liverpool, fondée par William Lever, fabricant de lessive ou encore la cité-jardin de Bournville proche de Birmingham, construite par l’industriel spécialisé dans le chocolat George Cadbury. Nous pouvons aussi mentionner un exemple français - étudié à de nombreux moments de notre cursus universitaire - le Familistère de Guise, dans l’Aisne, construit par Jean-Baptiste André Godin (les poêles Godin) entre 1859 et 1870. La cité ouvrière est le premier exemple de ville construite ex-nihilo et marque le premier pas vers la forme de périurbain que nous connaissons et critiquons aujourd’hui. En effet, l’espace de la cité ouvrière n’est pas traitée comme l’espace de la ville. Elle est un manifeste anti-urbain, contre ses lieux de fête et ses bistrots. L’entreprise souhaite qu’après le travail, l’ouvrier rentre chez lui et s’occupe de son foyer - l’individualisation est encouragée et un vide naît entre les maisons. La séparation des lieux de sociabilité - la salle des fêtes, la cantine et les parcs - et des logements est donc nette. L’espace qui vient séparer toutes

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Dominique KALIFA, L’histoire des bas-fonds: Histoire d’un imaginaire, éd. du Seuil, 2013

5071 ,siraP ed nalp emèitiuH uo ,reF ed nalP : tuah nE emôdneV ecalp al ed leutca ertsadaC : sab nE


Plan de la cité ouvrière de Bournville

les constructions pour que chaque chose reste bien à sa place. L’espace est volontairement centrifuge afin que chaque employé rentre bien chez lui, pas de places abritées par un front bâti, pas de centre où se rassembler qui peuvent faire naître des manifestations, pas de lieux accueillants en dehors de ceux sous contrôle de l’entreprise... Le fondement du taylorisme qui a fait le succès industriel est la séparation des étapes nécessaires à la fabrication d’un objet et donc la sectorisation des compétences. Après avoir maitrisé l’objet, puis l’ouvrier, voilà que la rationnalisation s’attaque à la ville.

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La Deuxième Révolution industrielle est une période située entre la seconde moitié du 19e siècle et le début du 20e siècle. C’est l’arrivée de l’automobile grâce à une nouvelle source d’énergie, le pétrole. Puis arrivent les deux guerres mondiales qui sont des périodes de l’histoire consacrées plutôt à la destruction de bâtiments et de quartiers qu’à leur construction. Une tabula rasa qui donnera de l’élan au mouvement moderne. Le Modernisme apparaît après la Première Guerre mondiale et influencera durablement la pensée architecturale du XXe siècle. L’architecture et l’urbanisme sont la cristallisation d’époques. Elles sont aussi le reflet de certains travaux et idées de quelques grands hommes. Le mouvement moderne est porté par l’élan post-guerres de la reconstruction de l’Europe. Le Corbusier y trouve un terrain fertile pour développer ses théories sur la rationalisation de l’espace et son corollaire, le fonctionalisme. Les bâtiments prennent donc de la hauteur pour permetter un construction standardisée, répétitive donc efficace. Puis ils s’écartent afin de ne pas se faire de l’ombre. L’époque est au sport et aux loisirs: ainsi des grandes surfaces de pelouse s’étendent et les bâtiments se soulèvent même afin de ne créer aucun obstacle pour nos coureurs du dimanche. Le Corbusier et les modernes admirent aussi la voiture - machine moderne par excellence - et lui donneront la place nécessaire pour permettre son utilisation optimale. C’est-à-dire assez pour rouler mais aussi pour doubler sans encombres et se garer facilement - beaucoup de place donc.

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Croquis de l’Unité d’Habitation, Le Corbusier, 1938


Voilà que les bâtiments se retrouvent isolés les uns des autres, le tissu urbain définitivement décousu faute de continuités visibles d’une construction à l’autre. Posé au milieu de son parc - ou de son parking - l’immeuble acquiert l’indépendance formelle d’un objet. L’argument utilisé pour aboutir à cette forme urbaine est la subordination de la forme à la fonction. Mais peut-on y voir le reflet de la dualité du personnage corbuséen - architecte le matin, plasticien l’après-midi - qui dans cette configuration peut sculpter ses bâtiments à sa guise ? En deux siècles nous pouvons remarquer le retournement radical de situation par rapport à la conception de l’espace. Les édifices variés qui bordent la place Vendôme s’harmonisent pourtant afin d’offrir une façade continue et de définir les contours d’un vide. D’offrir des contours clairs à un espace public montre qu’il était dessiné comme une pièce, presque comme un intérieur indiquant l’intention d’habiter aussi cet espace, ce lieu. Le vide qui entoure les bâtiments de la deuxième moitié du XXe siècle n’est justement que cela. C’est un espace pour maitriser les flux, un espace pour apporter de la lumière et de l’air, un espace pour permettre aux habitants de se garer - un simple résidu des besoins du bâtiment. Si cet espace était originellement prévu comme verdoyant et appropriable par tous les habitants, ce n’était qu’une vision de l’esprit et la réalité que l’on connaît tous fût bien moins heureuse. Après l’éclatement de l’îlot, puis de l’espace public c’est donc au tour de la ville même de s’atomiser. Une fois de plus, c’est bien l’automobile, et la nouvelle vitesse qu’elle engendre qui façonne le passage de la ville d’ilôts à l’urbanisme de secteurs. Paradoxalement, le maillage routier, fait pour connecter, morcèle la pratique quotidienne de la ville et le lien de “secteur” à “secteur” se fait difficilement. La voiture impose la création d’un important réseau routier. En plus des milliards de mètres carrés d’autoroutes1 nous pouvons ajouter les nombreux délaissés de voirie - reculs imposés, terre-pleins, accotements, bandes d’arrêt d’urgence, aires de repos, etc. Puis il faut prévoir 12,5 m2 par automobile pour son stationnement - chez-soi puis comme “No parking, no business”2 chez les commerçants. Enfin de nombreux vides naissent de la rencontre maladroite entre la géométrie courbe des voies rapides, les trames agricoles généralement orthogonales et le tracés radioconcentriques des villes. Par ailleurs, les règles urbanistiques, architecturales, d’hygiène et de sécurité à proximité de ces voies - prospects, gabarits, voies pompiers, coefficient d’occupation des sols- contribuent elles aussi à l’espacement. Puis les tentatives des architectes, dans des espaces si peu denses, de donner une forme d’urbanité à leur projet par des placettes, parvis ou vides intérieurs sont complètement noyées par le trop-plein de vide, et augmentent à leur tour la distance entre objets esseulés.

En France, il y a environ 11 882 km d’autoroutes. Ces autoroutes ayant entre 2x2 et 2x5 voies et chaque voie mesurant 3m50 nous pouvons estimer la surface occupée par le réseau autoroutier français à 332 696 000 mètres carrés. Le réseau autoroutier européen fait environ 80 000 km, ce qui représente environ 2,24 milliard mètres carrés. 2 Dit par Bernardo Trujillo, l’un des premiers à formaliser dans les années 1950 aux États-Unis, les principes théoriques et pratiques qui allaient porter vers le succès la grande distribution moderne. On peut considérer, qu’avec Marcel Fournier et les frères Defforey, mais également avec Maurice Cauwe et Edouard Leclerc, il est à l’origine de la diffusion de ce qui deviendra l’hypermarché. 1

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Sun City, Arizona, USA ©DailyOverview.com


Knoxville, Tennessee, USA ©DailyOverview.com

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Résultat de l’accumulation de normes, de ratios, de règlements, d’habitudes paresseuses, le vide se retrouve à toutes les échelles. Sa profusion est étonnament égale à son inutilité, ou plutôt “inutilisabilité”. Pour Patrick Degeorges et Antoine Nochy les délaissées sont les restes d’une division qui ne tombe pas juste, les chutes du découpage fonctionnel de l’espace.1 Rem Koolhaas sur un ton bien plus cynique nommera ce type d’espace Junkspace, dans son ouvrage du même nom c’est-à-dire, ce qui reste une fois que la modernisation a accompli son œuvre ou, plus précisément, ce qui coagule pendant que la modernisation suit son cours: sa retombée.2 Le passage de l’ilôt au secteur s’accompagne d’un important changement d’échelle et d’acteurs. Après la bourgeoisie paternaliste des cités ouvrières, puis les pouvoirs publics devant loger “la masse”, ce sont aujourd’hui les grands groupes du corporate capitalism2 qui sont à l’œuvre dans les périphéries.

Juxtaposition entre réseaux, territoires, formes d’urbanisation, croquis de David Mangin

En France, les hypermarchés ont précédé l’étalement résidentiel.3 Les acteurs de l’urbanisme commercial ont compris très tôt que le développement du réseau routier induisait un changement d’échelles territoriale et financière. Des terrains plus vastes, à moindre coût, accessibles et visibles, appâtent des grandes enseignes qui élaborent des “produits” urbanistiques et architecturaux complets. Les routes nationales, les échangeurs d’autoroute et les rocades réunissent tous ces critéres et vont donc condenser ces nouveaux “quartiers”.

Les aires commerciales et les hypermarchés sont conçus pour capter le maximum de personnes de toutes origines - les habitants des grands ensembles dépourvus de commerces en pied d’immeuble, mais aussi les habitants des centres-ville et ceux des villages avoisinants et plus tard ceux des premiers lotissements. Si ces endroits attirent c’est parce que la grande distribution, en court-circuitant de nombreux intermédiaires, a pu offrir à la fois de l’alimentation à bas prix et des produits et services de plus en plus diversifiés. Cette course à la consommation crée les paysages péri-urbains que nous reconnaissons à travers l’Europe et les États-Unis. L’espace public n’existe pas dans ce type de configuration urbaine. La déambulation, la flânerie, les rencontres, le commerce, les rassemblements sont déplacés dans des espaces privés, commerciaux.

BOUCHAiN, Patrick. Construire Autrement, éditions Actes Sud, 2006 Corporate capitalism : Un marché capitaliste caractérisé par la dominance de sociétés très hiérarchiques et bureaucratiques. Ce qui distingue ces groupes d’entreprises classiques est leur taille gargantuesque - leur influence et leur puissance est donc considérable. 3 MANGiN, David. La Ville Franchisée: Formes et Structures de la Ville Contemporaine 1 2

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Paysages d’une adolescence en Seine-et-Marne: En haut, Centre commercial de Tournan-en-Brie et en bas, Parc d’Activités de la Croix Sainte-Claude à Pontault-Combault. ©Google Maps

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Galerie Marchande du Centre Commercial Val d’Europe Serris, Marne-la-VallÊe, France


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Manifestation “Black Lives Matter” dans le Mall of America de Bloomington, Minnesota, USA

Dans cet intérieur nous retrouvons les alignements, rues, places et autre vides structurés qui font cruellement défaut en dehors. C’est à l’extérieur que l’influence de la structuration du vide sur l’envie des personnes de se réunir, de se promener se révèle vraiment. C’est aussi là que nous voyons l’inversion radicale de ce qui est projeté - le bâti et non plus l’harmonie entre les bâtiments. L’effet est poussé jusqu’à se servir dans le vocabulaire urbain. Mais cela donne la même impression que mettre son t-shirt à l’envers : négligé, bizarre et trop pressé.

Marc Augé appelle ces nouveaux espaces des non-lieux1 - des espaces interchangeables où l’être humain reste anonyme. L’homme ne vit pas et ne s’approprie pas ces espaces, avec lesquels il a plutôt une relation de consommation. L’espace public y est vécu seulement en transit. Le jugement porté par les architectes sur les espaces produits au cours de ces 50 dernières années est tantôt une critique tantôt une franche condamnation, certains allant jusqu’à associer le péri-urbain à un cancer qui détruit et dénature la ville, une gangrène. Non-lieu, Junkspace, Non-ville2, Disturbia3, chaos urbain4, les termes sont la négation des architectes à reconnaître ce qui pourtant se développe spontanément autour d’eux. Sub-urban est l’aveu de l’infériorité, la subordination de la banlieue à la “vraie” ville. Et pourtant ont est souvent heureux en banlieue. Ayant vécu 12 ans dans une suburb de Boston, 8 ans dans une résidence en Seine-et-Marne et finalement 5 ans à Paris mon expérience personnelle me permet de nuancer le dédain du péri-urbain souvent enseigné à l’école. Et lorsque l’on demande directement aux personnes concernées si elles sont satisfaites c’est dans le tissus le plus décrié qu’on enregistre les plus hauts taux de satisfaction.5 Ces résultats sont évidemment à nuancer avec le grand stress que connaissent certains grands ensembles mais dont les problèmes dépassent de loin la “simple” qualité de l’espace à vivre.

Marc AUGÉ, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Le Seuil, 1992 Françoise CHOAy, Penser la non-ville et la non-campagne de demain, La France au-delà du siècle, éd. de l’Aube-Datar, 1994 3 Film de Daniel John Caruso, Disturbia - Rihanna, Good Girl Gone Bad, 2008 4 Pedro Abramo, Marché et ordre urbain. Du chaos à la théorie de la localisation résidentielle, L’Harmattan, 1997 5 Annuaire régional 2015 publié par Eurostat (ec.europa.eu/eurostat) 1 2

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Wisteria Lane, Fairview, Eagle State, États-Unis Desperate Housewives, Épisode 1, Saison 1

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“Fabriquer la ville, c’est donc prendre en compte cette diversité de situations, d’espaces, de modes de vie. (...) il faut donc cesser avec une représentation nostalgique de la ville européenne qui considère que tout l’urbain doit être dense et continu. Certes, la continuité spatiale et la densité ont leur intérêt et leur charme. Elles peuvent aussi être avantageuse du point de vue écologique. Mais les villes sont également faites d’espaces complètement différents. Ainsi la vitesse des déplacements et l’usage des télécommunications engendrent ou rendent possibles d’autres formes urbaines que les urbanistes divent prendre au sérieux. Cela n’est pas assez souvent le cas car ils ont du mal à admettre que cet urbain distendu et discontinu fait partie de la ville du XXie siècle.” - François Ascher, 2010 Les nouveaux principes de l’urbanisme

Malgré cela nous restons particulièrement attachés aux lieux les plus anciens et nous avons souvent le sentiment qu’ils offrent plus d’urbanité que ceux que la société produit aujourd’hui. Peut-être, malgré le confort que l’espace réellement privé nous procure, remarquons nous les glissements de la société vers la solitude, l’intolérance , les préjugés par manque de moments où nous sommes confrontés à “l’autre”? Peut-être que plongés dans un ère de surconsommation nous sommes las du superflu, de l’excès que nous constatons à tous les niveaux y compris dans la production de l’espace? Peut-être avons nous simplement le sentiment de perdre le contrôle ? Il n’y a pas qu’à l’échelle de l’espace public que nous fabriquons des vides inappropriables. L’importance croissante de la valeur commerciale de l’espace bâti amène logiquement à sa capitalisation. La spéculation immobilière fait sortir de terre mètre carré sur mètre carré de plancher alors que L’INSEE a recensé plus de 1.8 Million de logements vacants en France. Les effets de la spéculation sont saisissants en Chine où des villes entières sont construites en prévision d’une population qui ne vient pas, dans des appartements dont les prix sont gonflés par la spéculation et inaccesibles à la majorité des Chinois. Si l’exemple chinois est visuellement très parlant, la spéculation immobilière façonne ce type de paysage désert dans l’ensemble des mégapoles mondialisées. Ces énormes opérations immobilères ont été construites pour montrer la prospérité et la modernité de nombreuses villes. Les crises économiques qui marquent notre époque ont stoppé net certaines réalisations qui tombent lentement en ruine, certaines quasiment terminées. Ces architectures de spéculation paient lourdement leur inadaptation à la demande réelle. La Défense, atteint un record historique fin 2014: 466.000 m2 vacants c’est-à-dire 13,7 % du parc inoccupée.2 L’Île-de-France compte pas moins de 4 millions de mètres carrés de bureaux vacants, dont 800 000 mètres carrés inoccupés depuis plus de cinq ans. L’équivalent de 44 tours Montparnasse...3

Council on Tall Building and Urban Habitat, Tall Buildings in Numbers, CTBUH Journal, 2013 http://www.immobilier-danger.com/On-ne-manque-pas-de-logements-en-257.html 2 Eric TREGUiER, A La Défense, les caisses sont aussi vides que les tours, Challenges,14 Février 2014 (www.challenges.fr) 3 Aline LECLERC, CeuxQuiFont : ils redonnent vie à des immeubles vides, Le Monde, 8 Juillet 2016, (www.lemonde.fr) 1

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Unborn Cities, No.07, 2015. © Kai Caemmerer yujiapu Financial District, Binhai, dans la municipalité de Tianjin, Chine Ce projet immobilier a coûté environ 200 milliard de yuan (27 milliard d’euros). L’opération censée se terminer en Juin 2014 n’est toujours pas terminée, la construction étant ralentie par des difficultés financières.

Ordos, Mongolie-intérieure, Chine. Kangbashi New Area Ce projet immobilier a coûté plus de 161 milliards de dollars, mais a du être abandonné quelques mois avant sa finition.

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Les formes des villes, qu’elles aient été pensées spécifiquement ou qu’elles aient résulté plus ou moins spontanément de dynamiques diverses, reflètent les logiques des sociétés qu’elles abritent. L’évolution du dessin des vides dans la ville raconte un contexte et des utopies. Il ne faudrait pas que ma génération oublie qu’elle n’est pas la première à rêver l’espace approprié par tous. Dans un monde peu sûr, les villes se sont retranchées derrière des murailles, organisées par corporations autour des places de marché et des clochers, exprimant spatialement les solidarités et dépendances qui caractérisaient les populations urbaines d’autrefois. Puis le développement des sociétés modernes, par les étapes qui ont été détaillées dans cet article, a progressivement imprimé de nouvelles logiques à la conception et au fonctionnement des villes. Ces espaces sont critiquables et l’ont été avec plus ou moins de ferveur en fonction des auteurs. Si le traitement de l’espace public est en effet le reflet de notre société, j’avoue être peu ravie du développemnt massif d’espaces privés né de la spéculation. Lors d’un voyage récent à Lomé au Togo, de voir proliférer uniquement ce type d’urbanisme importé m’était désagréable. Je ne suis cependant pas convaincue qu’une démarche de médecin confronté à un tissu (urbain) considéré comme malade soit une position crédible à adopter. “Unincorporated margins, interior islands void of activity, oversights, these areas are simply un-inhabited, un-safe, un-productive. in short they are foreign to the urban system, mentally exterior in the physical interior of the city, its negative image, as much a critique as a possible alternative.” - ignasi de Solà-Morales, 1995 article Terrain Vague dans le recueil Anyplace édité par Cynthia Davidson

Comme nous l’explique François Ascher1, qu’on veuille l’accepter ou non, le péri-urbain fait partie de notre héritage urbain du XXIe siècle. Si la ville classique possède des espaces structurés propices au rassemblement, il n’en reste pas moins vrai que le comportement y est extrêmement codifié, le regard de l’autre omniprésent. Si les terrains vagues du périurbain sont délaissés, ils sont aussi des lieux de liberté et d’expérimentation puissants. La modifcation dans l’espace de nos villes et l’utilisation des espaces qui en découle permettent cependant de révéler que ce sont bien l’ordre du vide dessiné positvement, et non négativement, comme un résultat, qui permet l’appropriation d’un lieu par le plus grand nombre.

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voir citation page 38


Bref, les espaces se sont multipliés, morcelés et diversifiés. Il y en a aujourd’hui de toutes les tailles et de toutes sortes, pour tous les usages et pour toutes les fonctions. Vivre, c’est passer d’un espace à l’autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner. Georges PEREC Espèces d’espaces, 1974

Avondale, Arizona, USA ©DailyOverview.com


Les formes des villes, qu’elles aient été pensées spécifiquement ou qu’elles aient résulté plus ou moins spontanément de dynamiques diverses, reflètent les logiques des sociétés qu’elles abritent. L’évolution du dessin des vides dans la ville raconte un contexte et des utopies. Il ne faudrait pas que ma génération oublie qu’elle n’est pas la première à rêver l’espace approprié tpar e sétous. lecrom ,séilpitlum tnos es secapse sel ,ferB te selliat sel setuot ed iuh’druojua a ne y lI .séfiisrevid sel setuoDans t ruopun te smonde egasu sepeu l suosûr, t ruoles p ,svilles etros se setsont uot edretranchées derrière des murailles, organisées ne ,ertpar ua’l corporations à ecapse nu’d autour ressap tdes se’c ,places erviV .de snomarché itcnof et des clochers, exprimant spatialement les solidarités .rengoc esetsadépendances p en ed elbissoqui p sucaractérisaient lp el tnayasse les populations urbaines d’autrefois. Puis le développement des sociétés modernes, par les étapes qui ont été détaillées dans cet article, a progressivement imprimé de nouvelles logiques à la conception et au fonctionnement des villes. CEREP segroeG 4791 ,secapse’d secèpsE

Ces espaces sont critiquables et l’ont été avec plus ou moins de ferveur en fonction des auteurs. Si le traitement de l’espace public est en effet le reflet de notre société, j’avoue être peu ravie du développemnt massif d’espaces privés né de la spéculation. Lors d’un voyage récent à Lomé au Togo, de voir proliférer uniquement ce type d’urbanisme importé m’était désagréable. Je ne suis cependant pas convaincue qu’une démarche de médecin confronté à un tissu (urbain) considéré comme malade soit une position crédible à adopter. “Unincorporated margins, interior islands void of activity, oversights, these areas are simply un-inhabited, un-safe, un-productive. In short they are foreign to the urban system, mentally exterior in the physical interior of the city, its negative image, as much a critique as a possible alternative.” - Ignasi de Solà-Morales, 1995 article Terrain Vague dans le recueil Anyplace édité par Cynthia Davidson

Comme nous l’explique François Ascher1, qu’on veuille l’accepter ou non, le péri-urbain fait partie de notre héritage urbain du XXIe siècle. Si la ville classique possède des espaces structurés propices au rassemblement, il n’en reste pas moins vrai que le comportement y est extrêmement codifié, le regard de l’autre omniprésent. Si les terrains vagues du périurbain sont délaissés, ils sont aussi des lieux de liberté et d’expérimentation puissants. La modifcation dans l’espace de nos villes et l’utilisation des espaces qui en découle permettent cependant de révéler que ce sont bien l’ordre du vide dessiné positvement, et non négativement, comme un résultat, qui permet l’appropriation d’un lieu par le plus grand nombre.

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voir citation page 38


Avondale, Arizona, USA ©DailyOverview.com

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Simulation de collision dans le Large Hadron Collider (LHC) de deux protons (trajectoire d’autres particules créées en blanc, énergie dégagée en rouge) et la désintégration d’un boson de Higgs en 4 muons (traces jaunes) par l’experience ATLAS au CERN, Juin 1995


Le vide quantique Heinz Weissmann explique que, alors que l’ensemble des civilisations pour tenter de donner un sens aux phénomènes qu’ils observaient ont construit des oppositions - chaud/froid, mâle/femelle, jour/nuit- pour remonter vers une origine du monde qui serait un dualisme -Yin/Yang, Ahriman/Ormazd - les Grecs, affirment que le réel est un.1 Ils soutenaient - tout en reconnaissant que l’existence d’une dualité - la nécessité de rechercher une origine unique à cette diversité. C’est à dire que, dans la culture grecque - dont nous sommes en partie les héritiers - ontologiquement, le vide, s’il est entendu comme néant, ne pouvait pas exister.2 Si cette intuition philosophique conduit Démocrite à théoriser l’existence de l’atome au IVe siècle av. J-C, elle nourrit aussi l’exploration du réel par d’autres scientifiques dans un passé bien moins lointain. Au tout début des années 60, les physiciens élaborent un modèle mathématique pour décrire les intéractions fondamentales - la gravitation, la force électromagnétique, l’intéraction nucléaire faible, l’intéraction nucléaire forte - qui s’appellera le modèle standard. Ce modèle était d’une efficacité extraordinaire car il permettait de comprendre les résultats expérimentaux obtenus dans les accélarateurs de particules. Il a permis la découverte par le calcul de nouvelles particules élémentaires à très haute cadence. Cependant, cette théorie impliquait que l’ensemble des masses des particules élémentaires devait être nul. Or, ni les électrons, ni les protons, ni les neutrons n’ont une masse nulle. Il y avait donc une contradiction dans la théorie qui pourtant se vérifiait par l’expérimentation. Lorsque ce cas de figure se présente, il y a deux approches possibles. La première est de supposer que la théorie est fausse et d’en façonner une nouvelle - comme lorsque Einstein conteste la théorie de Newton et invente son théorème de la relativité générale3. La deuxième est d’imaginer qu’il existe une chose qu’on ne connait pas qui, par son existence, annule la contradiction. C’est le deuxième cas de figure qui servira de cadre d’étude pour Peter Higgs en Ecosse et François Englebert et Robert Brout en Belgique.

Je souhaiterais en toute humilité contredire M. Weissmann quand à l’exclusivité d’une origine du monde unique des grecs. L’origine de l’univers taoiste est “le Rien” - le vide -, d’où émane “l’Un” - le Souffle Origine l- qui donne naissance au Yin et au Yang - les deux souffles vitaux - comme le décrit François Cheng dans Vide et Plein: Le langage pictural chinois, 1991. 2 WEiSSMANN, Heinz, Conférence l’Ultime Atome, lors de l’Agora des Savoirs (R)évolution(s) de Montpellier, 11 Mars 2015 3 C’est l’anomalie du périhélie de mercure qui amène Einstein à renier les lois physiques de Newton. En 1859, l’astronome Urbain Le Verrier remarque que la valeur théorique pour l’avance du périhélie est en désaccord avec la valeur expérimentale. C’est écart était d’environ 43 secondes d’arc par siècle (soit 0,012° de différence dans la rotation par SiÈCLE). 1

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Ils vont donc émettre l’hypothèse que le modèle standard est correct et que toutes les particules ont une masse nulle. C’est-à-dire supposer que la masse n’est pas une propriété qu’ont les particules élémentaires mais la mesure de l’interaction plus ou moins forte avec un champ quantique qu’on appelle le champ de Higgs, homogène et partout présent dans le vide. Ainsi, plus les particules interagissent fortement avec ce champ, plus leur masse est importante. Pour vérifier l’hypothèse, il a donc fallu vérifier que les particules associées à ce champ existaient. L’existence du boson de Higgs a été confirmée de manière expérimentale en 2012 grâce à l’utilisation du LHC (Large Hadron Collider) et a conduit à l’attribution du prix Nobel de physique à François Englert et Peter Higgs en 2013. Les bosons de Higgs ne sont pas des particules qui “existent” à l’état naturel. Il s’agit plutôt d’une entité latente qui, si un apport d’énergie suffisant lui est fourni, se met à “exister”. Étienne Klein révèle le caractère poétique de cette découverte scientifique d’une manière assez élégante:

“Le vide c’est pas tout à fait le contraire de la matière, le vide en fait c’est - le vide quantique - c’est, le prologue de la matière, c’est-à-dire que c’est une sorte de réservoir qui contient la possibilité d’existence de toutes les particules de matière.” - Étienne Klein, 11 Mars 2015 lors de l’Agora des Savoirs (R)évolution(s) de Montpellier Cet aparté dans une discipline qui semble bien loin de l’architecture est à peine une métaphore pour exprimer que le vide est le potentiel du plein. S’il est peu probable qu’un bâtiment soit le résultat d’une parcelle envoyée dans un accélarateur de particules, le potentiel du vide se rapproche plutôt de la notion de puissance d’Aristote. Chez Aristote, la notion de puissance représente l’indéterminé et le possible. Un texte qui n’est pas écrit peut être un chef d’œuvre comme un article de Closer, un silence peut devenir un concerto pour violons de Vivaldi ou un discours de Donald Trump... Aristote utilise plutôt l’exemple d’un bloc de pierre qui recèle en puissance une infinité de statues. Le penseur grec analyse la puissance dans sa forme immatérielle, elle serait la force active présente dans la matière, qui attend l’acte, le travail de l’homme pour surgir, devenir forme matérielle. La physique et la philosophie s’accordent donc pour dire que le vide n’est pas néant, qu’il est potentiel, renfermant une énergie bien supérieure. Nous pouvons y voir une métaphore de l’espace vide en architecture. Une métaphore du potentiel qu’elle renferme, de l’avenir.

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Aristote, La physique, iVe siècle av. J-C


“Si vous êtes dans la physique de Newton, par exemple, le vide c’est ce qu’il reste lorsque vous avez enlevé tous les objets physiques - de particule, de lumière, de matière, tout ce que vous voulez - il reste l’espace et le temps. Donc le vide c’est l’espace-temps en fait.” Étienne KLEIN

lors de l’Agora des Savoirs (R)évolution(s) de Montpellier, 11 Mars 2015

J’ai vu un ange dans le marbre et j’ai seulement ciselé jusqu’à l’en libérer. Michel-Ange

Potentiel informel d’un espace délaissé Rajesh Kumar Sharma, et Laxmi Chandra, donnent des cours à des enfants sous un pont de New Delhi, Inde. © Altaf Qadri / Huffington Post


Ils vont donc émettre l’hypothèse que le modèle standard est correct et que toutes les particules ont une masse nulle. C’est-à-dire supposer que la masse n’est pas une propriété qu’ont les particules élémentaires mais la mesure de l’interaction plus ou moins forte avec un champ quantique qu’on appelle le champ de Higgs, homogène et partout présent dans le vide. Ainsi, plus les rapparticules ,notweN einteragissent d euqisyhp alfortement snad setê savec uov ice S“ champ, plus leur masse est importante. Pour zeva svérifier uov euql’hypothèse, srol etser li’uilqaedonc c tse’cfallu ediv vérifier el ,elpmque exe les particules associées à ce champ existaient. ed ,elucitrap ed - seuqisyhp stejbo sel suot évelne etser liL’-ezxistence eluov sudu ov eboson uq ec tde uotHiggs ,erèitaamété ed confirmée ,erèimul de manière expérimentale en 2012 grâce à spmetl’utilisation -ecapse’l tse’cduedLHC iv el c(Large noD .spHadron met el tCollider) e ecapse’l et a conduit à l’attribution du prix Nobel de physique à François Englert et Peter Higgs ”.tiaf nen e 2013. Les bosons de Higgs ne sont pas des particules qui “existent” à l’état naturel. Il s’agit plutôt d’une entité latente qui, si un apport d’énergie suffisant lui est fourni, se met à “exister”. Étienne Klein révèle le caractère poétique de cette découverte scientifiqueNd’une IELK manière enneitÉ assez élégante: 5102 sraM 11 ,reilleptnoM ed )s(noitulové)R( sriovaS sed arogA’l ed srol

“Le vide c’est pas tout à fait le contraire de la matière, le vide en fait c’est - le vide quantique - c’est, le prologue de la matière, c’est-à-dire que c’est une sorte de réservoir qui contient la possibilité d’existence de toutes les particules de matière.” - étienne Klein, 11 Mars 2015 lors de l’Agora des Savoirs (R)évolution(s) de Montpellier Cet aparté dans une discipline qui semble bien loin de l’architecture est à peine une métaphore pour exprimer que le vide est le potentiel du plein. S’il est peu probable qu’un bâtiment soit le résultat d’une parcelle envoyée dans un accélarateur de particules, le potentiel du vide se rapproche plutôt de la notion de puissance d’Aristote. Chez Aristote, la notion de puissance représente l’indéterminé et le possible. Un texte qui n’est pas écrit peut être un chef d’œuvre comme un article de Closer, un silence peut devenir un concerto pour violons de Vivaldi ou un discours de Donald Trump... Aristote utilise plutôt l’exemple d’un bloc de pierre qui recèle en puissance une infinité de statues. Le penseur grec analyse la puissance dans sa forme immatérielle, elle serait la force active élesic tprésente nemeluesdans ia’j telaematière, rbram el qui snadattend egna l’acte, nu uv le ia’Jtravail de l’homme pour surgir, devenir forme .rerébil ne’l à’uqsuj matérielle. egnA-lehciM La physique et la philosophie s’accordent donc pour dire que le vide n’est pas néant, qu’il est potentiel, renfermant une énergie bien supérieure. Nous pouvons y voir une métaphore de l’espace vide en architecture. Une métaphore du potentiel qu’elle renferme, de l’avenir.

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Aristote, La physique, IVe siècle av. J-C


Potentiel informel d’un espace délaissé Rajesh Kumar Sharma, et Laxmi Chandra, donnent des cours à des enfants sous un pont de New Delhi, inde. © Altaf Qadri / Huffington Post

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“La relation entre l’absence d’utilisation et d’activité et le sens de la liberté et de l’espoir est fondamentale pour comprendre le potentiel évocateur des terrains vagues de la ville. Le vide, l’absence, mais aussi la promesse, l’espace du possible, de l’expectative.” - ignasi de Solà-Morales, 1995 article Terrain Vague dans le recueil Anyplace édité par Cynthia Davidson

Nous redécouvrons le potentiel du vide en architecture comme le paysagiste Gilles Clément a redécouvert la friche pour le paysage. Dans ces lieux hors de contrôle fleurissent parfois des formes que nous ne pouvions pas imaginer. Nous avons la possibilité en tant que “jardinier” d’accompagner ce développement spontané, en le guidant pour qu’il puisse également accueillir d’autres intentions - comme c’est le cas dans le jardin André Citroën. L’autre approche est de tout raser et y implanter par la force - au moyen de temps et d’énergie des choses qui n’y poussaient pas du tout naturellement - une approche qui donne les jardins “à la française”. Les deux approches méritent d’exister - porteuses de qualités différentes - mais il faut reconnaître que si tous les jardins demandaient le même entretien que celui de Versailles, nous manquerions rapidement de jardiniers. C’est un peu le cas pour le logement où, à raison de plus de 3 757 habitants par architecte dans le monde1, nous sommes bien incapables de répondre à l’ensemble de la demande. Ainsi, encourager et accompagner les initiatives de construction spontanées semble une approche crédible de la crise du logement mondial. À l’image des favelas de Rio de Janeiro, qui sont aujourd’hui tellement intégrées aux circuits touristiques, qu’on peut y louer des Airbnb, ces formes contestées au prime abord trouvent parfois une manière de se pérenniser et d’évoluer. Ces lieux permettent aussi aux résidents d’exprimer des formes architecturales et urbaines locales qui donnent la saveur de la ville, contrairement aux gratte-ciels des centres d’affaires semblables de Dublin à Hong Kong. En Thaïlande, les ensembles d’habitat spontané s’étendent à travers Bangkok, malgré des politiques publiques qui visent à les contrer. Ce sont aujourd’hui de véritables morceaux de ville qui dynamisent l’espace urbain, car étroitement liés à l’identité et à l’histoire de la ville. Un de ces quartiers, Sanam Polo, s’ouvre désormais aux classes moyennes, témoignant des relations entre marché courant et production spontanée et de l’évolution possible du tissu spontané. Les bidonvilles assurent donc par leur flexibilité la continuité du tissu urbain et s’y assimilent progressivement. Comme dans les deux exemples de bidonvilles cités, si les pouvoirs publics

isabelle MOREAU. La profession d’architecte à l’international, synthèse de l’étude du Collège des architectes de Catalogne, Cahiers de la profession N° 21, 4e trimestre, 2004.

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La High Line avant sa rénovation, New york City, USA, Hiver 2001 © Andrew van Leeuwen

permettent la régularisation foncière des habitants, ces quartiers deviennent un patrimoine populaire et attirent même touristes et mécanismes de gentrification. La friche non-appropriée devient quant à elle un atout pour le renouvellement urbain. Le passé industriel de la plupart des grandes métropoles mondiales ont été le lieu d’aménagements urbains audacieux comme la réhabilitation du Bankside Power Station à deux pas de la City de Londres pour abriter le Tate Modern, le Parc de la Villette à la place des abbatoirs de Paris, la promenade de la High Line de New York City d’ailleurs inspirée de la Coulée verte René-Dumont, une rénovation de la ligne de la Petite Ceinture de Paris. Le quartier de Masséna que j’ai parcouru presque tous les jours pendant 7 ans est aussi un exemple du potentiel des friches. Au début des années 1990, l’endroit était occupé par des installations ferroviaires et des terrains industriels dont certains étaient désaffectés, l’Usine de la Société Urbaine d’Air Comprimé (aujourd’hui l’ENSA Paris Val de Seine) et les anciens entrepôts frigorifiques de la SNCF. Il s’agit aujourd’hui d’un des grands pôle universitaire de Paris, qui a permis l’expérimentation urbaine de Christian de Portzamparc - l’ilôt ouvert.

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Enceinte Philippe-Auguste - 1300

Enceinte Charles V - 1450

Mur des fermiers généraux - 1790

Enceinte de Thiers - 1850

Urbainement, la conservation d’espaces vides dans la ville a permis sa croissance à travers les siècles. À titre d’exemple, les étendues inoccupés incluses dans les enceintes successives de Paris vont permettre à la capitale d’accueillir de nouveaux habitants et usages sans s’étouffer. Si la ville peut en effet se renouveler sur elle même, l’espace non-bati permet la mise en forme de nouveaux espaces mieux adaptés à l’époque - comme de nouveaux espaces verts pour répondre aux enjeux sanitaires et sociaux pendant le Second Empire, ou des voieries plus larges lorsque la voiture hippomobile connut son apogée vers 1850. Parce que la ville est reconnue comme une structure vivante et croissante, l’article L221-1 du Code de l’Urbanisme autorise l’Etat, les collectivités locales, les syndicats mixtes et les établissements publics à constituer des réserves foncières. La constitution de réserves foncières a pour but d’acquérir des terrains dans des secteurs où l’affectation des sols et le programme d’utilisation ne sont pas encore définis avec précision, mais permet de constituer une sauvegarde pour éviter de compromettre un usage ultérieur envisagé par la collectivité. Le potentiel du vide en attente est reconnu en urbanisme, il commence à l’être en architecture.

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L’idée que les opérations immobilières devraient être pensées pour le long-terme a capté l’intérêt, tant dans le secteur public que dans le secteur privé.1 Cela conduit certains acteurs à exiger une prise en compte de la temporalité du projet et d’investir dans une architecture qui peut croître et s’adapter, au lieu de devenir prématurément Le Chêne un obsolète. jour dit au Roseau : “Vous avez bien sujet d’accuser la Nature ; Ces changements d’attitude et de priorités se matérialisent aussivous en lois. À Tokyo, la culture Un Roitelet pour est un pesant fardeau. constructive est surnommée “scrap and build”,Le c’est-à-dire remplacement moindre que vent,lequi d’aventure d’immeubles par des constructions neuves se fait à une cadence si rapide qu’un Fait rider la face de l’eédifice au, de 25 ans d’âge est considéré comme vieux. Reconnaissant les limites écologiques et financières de bâtiments Vous oblige à baisser la tête : quasi-temporaires, le Parlement japonais a voté en 2008, une loi exigeant que la duréepareil, de vie Cependant que mon front, au Caucase des bâtiments soit de 200 ans. Plusieurs milliers d’unités réadaptables ont été Non contentextensibles, d’arrêter lesetrayons du soleil, 2 construites en vertu de ces nouvelles mesures incitatives. Brave l’effort de la tempête. Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr. Laisser de l’espace en prévision de constructions futures, permet doncàd’l’abri exploiter le potentiel Encore si vous naissiez du feuillage d’un lieu de deux manières. La première étantDont de permettre l’ajout d’ e spaces imprévus dans je couvre le voisinage, le programme d’origine ou lors d’un changement destination. monde : évolue à une Vous de n’auriez pas tantLe à souffrir vitesse telle qu’il semble difficile d’imaginer en Je 2017 lesdéfendrais espaces communs vous de l’oragede; nos descendants en 2400. Ensuite, ces deux structures - le support l’infill - sont Maisetvous naissez le autonomes. plus souventLes ajouts au bâtiment original sont donc modifiables, voire sans devoir altérer l’du ossature Surremplaçables les humides bords des Royaumes vent. générale du bâtiment. La nature envers vous me semble bien injuste.” “Votre compassion, lui répondit l’Arbuste, Ces vides en attente sont donc les garants de la flexibilité dunaturel bâtiment. S’ilquittez assez courant Part d’un bon ; mais ce souci.en architecture de rechercher à ancrer le projet dans passé, la continuité avec l’histoire, Leslevents meà créer sont moins qu’à vous redoutables. aménager des espaces vides dans le projet permet d’ouvrir projetpas. au futur. Je plie, et ne le romps Vous avez jusqu’ici Contre leurs coups épouvantables Résisté sans courber le dos ; Mais attendons la fin.” Comme il disait ces mots, Du bout de l’horizon accourt avec furie Le plus terrible des enfants Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs. L’Arbre tient bon ; le Roseau plie. Le vent redouble ses efforts, Et fait si bien qu’il déracine Celui de qui la tête au Ciel était voisine Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts. Jean de La Fontaine

Le Chêne et le Roseau, Livre I des Fables de La Fontaine, 1668

KENDALL, Stephen. Reflections on the History and Future of the Open Building Network. Juillet 2015. TSUKAMOTO, Yoshiharu et ALMAzáN, Jorge, Scrap and Build: Alternatives to the Corporate Redevelopment of Tokyo, Monu Magazine, pages 6-9, 2005. 1 2


: uaesoR ua tid ruoj nu enêhC eL ; erutaN al resucca’d tejus neib zeva suoV“ .uaedraf tnasep nu tse suov ruop teletioR nU erutneva’d iuq ,tnev erdniom eL ,uae’l ed ecaf al redir tiaF : etêt al re- s1300 siab à egilbo suoV Enceinte Philippe-Auguste Enceinte Charles V - 1450 ,lierap esacuaC ua ,tnorf nom euq tnadnepeC ,lielos ud snoyar sel retêrra’d tnetnoc noN .etêpmet al ed troffe’l evarB .ryhpéZ elbmes em tuot ,noliuqA tse suov tuoT egalliuef ud irba’l à zeissian suov is erocnE ,eganisiov el ervuoc ej tnoD : rirffuos à tnat sap zeirua’n suoV ; egaro’l ed siardneféd suov eJ tnevuos sulp el zessian suov siaM .tnev ud semuayoR sed sdrob sedimuh sel ruS ”.etsujni neib elbmes em suov srevne erutan aL ,etsubrA’l tidnopér iul ,noissapmoc ertoV“ .icuos ec zettiuq siam ; lerutan nob nu’d traP .selbatuMur odedes r su ov à’ugénéraux q sniom- 1790 tnos em stnev seL fermiers Enceinte de Thiers - 1850 ici’uqsuj zeva suoV .sap spmor en te ,eilp eJ Urbainement, sella baconservation tnavuopé spud’ oecspaces sruel evides rtnoCdans la ville a permis sa croissance à travers les siècles. ; sod el rebruoc snas étsiséR ,stom sec tiasid li emmoC ”.nfi al snodnetta siaM À titreeid’reuxemple, dans les enceintes successives de Paris f ceva trules occétendues a nozirohinoccupés ’l ed tuob uincluses D vont permettre à lastcapitale habitants et usages sans s’étouffer. Si nafne sedd’accueillir elbirret sude lp enouveaux L l’espace non-bati permet la mise en forme .scla naville fl sespeut snaden àl-effet euqsse uj srenouveler étrop tûe dsur roNelle el emême, uQ de nouveaux .eespaces mieux adaptés à l’ é poque comme de nouveaux espaces verts pour ilp uaesoR el ; nob tneit erbrA’L répondre aux enjeux sociaux le Second Empire, ou des voieries plus ,strosanitaires ffe ses elbet uod er tnev pendant eL larges lorsque la voiture hippomobile connut son apogée vers 1850. enicaréd li’uq neib is tiaf tE enisiov tiaté leiC ua etêt al iuq ed iuleC Parce que .stroM sed eriplamville E’l à est tneireconnue ahcuot sdecomme ip sel tnune od tEstructure vivante et croissante, l’article L221-1 du Code de l’Urbanisme autorise l’Etat, les collectivités locales, les syndicats mixtes et les établissements publics à econstituer foncières. La constitution de réserves niatnoF aLdes ed nréserves aeJ 8661 ,eanipour atnoF aLbut ed seld’acquérir baF sed I erviL ,udes aesoRterrains el te enêhC edans L foncières des secteurs où l’affectation des sols et le programme d’utilisation ne sont pas encore définis avec précision, mais permet de constituer une sauvegarde pour éviter de compromettre un usage ultérieur envisagé par la collectivité. Le potentiel du vide en attente est reconnu en urbanisme, il commence à l’être en architecture.


L’idée que les opérations immobilières devraient être pensées pour le long-terme a capté l’intérêt, tant dans le secteur public que dans le secteur privé.1 Cela conduit certains acteurs à exiger une prise en compte de la temporalité du projet et d’investir dans une architecture qui peut croître et s’adapter, au lieu de devenir prématurément obsolète. Ces changements d’attitude et de priorités se matérialisent aussi en lois. À Tokyo, la culture constructive est surnommée “scrap and build”, c’est-à-dire que le remplacement d’immeubles par des constructions neuves se fait à une cadence si rapide qu’un édifice de 25 ans d’âge est considéré comme vieux. Reconnaissant les limites écologiques et financières de bâtiments quasi-temporaires, le Parlement japonais a voté en 2008, une loi exigeant que la durée de vie des bâtiments soit de 200 ans. Plusieurs milliers d’unités extensibles, et réadaptables ont été construites en vertu de ces nouvelles mesures incitatives.2 Laisser de l’espace en prévision de constructions futures, permet donc d’exploiter le potentiel d’un lieu de deux manières. La première étant de permettre l’ajout d’espaces imprévus dans le programme d’origine ou lors d’un changement de destination. Le monde évolue à une vitesse telle qu’il semble difficile d’imaginer en 2017 les espaces communs de nos descendants en 2400. Ensuite, ces deux structures - le support et l’infill - sont autonomes. Les ajouts au bâtiment original sont donc modifiables, voire remplaçables sans devoir altérer l’ossature générale du bâtiment. Ces vides en attente sont donc les garants de la flexibilité du bâtiment. S’il assez courant en architecture de rechercher à ancrer le projet dans le passé, à créer la continuité avec l’histoire, aménager des espaces vides dans le projet permet d’ouvrir le projet au futur.

KENDALL, Stephen. Reflections on the History and Future of the Open Building Network. Juillet 2015. TSUKAMOTO, yoshiharu et ALMAzáN, Jorge, Scrap and Build: Alternatives to the Corporate Redevelopment of Tokyo, Monu Magazine, pages 6-9, 2005. 1 2

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Pour s’approprier l’infini il faut d’abord l’ordonner Collage pour le Monument Continu, Superstudio, 1969


Les règles du jeu Tout d’adord il y a une distinction à faire entre les notions de vide et d’infini. Le terme vide décrit un espace indéterminé, qui n’a pas encore de fonction particulière, qui n’est presque pas nommé. Le vide a cependant des contours précis, il est comme un verre à moitié vide ou à moitié plein - ambigüe mais on pourra, par l’expérience, dire la nature de ce qu’il contient. L’infini est un espace dont l’étendu est si vaste que nous peinons à vraiment l’imaginer. L’infini perd presque sa valeur tri-dimensionnelle en devenant paysage, comme l’océan ou la voute céleste. Comme il est jusqu’à présent impossible de s’installer dans une image, avant de pouvoir s’approprier l’infini il faut d’abord mentalement en appréhender un morceau et rétablir la troisième dimension.

“L’espace est un doute: il faut sans cesse le marquer, le désigner; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.” - Georges Perec, 1974 extrait de Espèces d’espaces

L’aventure humaine débute dans un espace infini. Cet espace est inconnu, incertain et l’espèce homo s’y déplace prudemment. Il met d’ailleurs plus de 5 millions d’années avant de quitter l’Afrique, 1,5 millions d’années supplémentaires pour peupler l’ensemble du continent eurasien et 25 000 ans de plus avant de rejoindre le continent américain.1 S’inscrire dans l’infini n’est pas un exercice tout à fait inné et avant de réussir à structurer l’espace afin de se sédentariser, il est d’abord nomade.

Le crâne fossilisé de Toumaï, considéré comme l’une des premières espèces de la lignée humaine, a été daté d’environ 7 millions d’années av. JC. Les paléanthropologues admettent que la première sortie d’Afrique de Homo Habilis était aux environs de - 1,5 millions d’année av. JC. Puis, après une deuxième sortie d’Afrique, Homo Erectus colonise le continent eurasien entre -200 000 et -40 000 av. JC. Le premier peuplement de l’Amérique fait l’objet de débats au sein de la communauté scientifique. Certaines données archéologiques indiquent que le premier peuplement de l’Amérique aurait eu lieu à lors du Dernier Maximum Glaciaire, entre 16 500 et 13 000 ans av. JC mais différents restes et sites permettent à certains de soutenir des théories alternatives à celles du peuplement par la mer de Béring et dater l’arrivée en Amérique autour de -50 000 av. JC.

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Points d’accroches dans un espace lisse Conchyliculture de moules dans étang de Thau, Sète © Sami Sarkis

La chasse, la pêche et la cueillette sont les premiers modes de subsistance de l’espèce humaine et consistent en un prélèvement de ressources directement dans la nature. L’endroit où se trouvent ces ressources deviennent des points de repère dans l’espace ainsi que d’autres points remarquables liés à des rites sociaux ou spirituels. La représentation mentale de l’espace est donc un ensemble de points -les points d’accroche- et de lignes - les trajets qui connectent ces différents lieux signifiants. Pour emprunter les termes de Gilles Deleuze et Félix Guattari: « le nomade, l’espace nomade, est localisé et non pas délimité ». L’espace reste infini car vécu en deux dimensions (point, ligne) car l’homme n’occupe pas encore la surface. Les nomades occupent l’espace sans le comptabiliser et l’explorent en cheminant entre chaque point de repère - alimentaire, social ou spirituel. Le nomade s’arrête sur la représentation de ses trajets et non sur une figuration de l’espace qu’il parcourt. L’espace infini n’est donc pas vraiment approprié mais seulement traversé- le nomade ne fait que s’ancrer3. Il ne semble pas anodin que les espaces où l’on trouve les derniers peuple nomades2 - le désert, la tundra ou l’océan - soient spatialement infinis, inquantifiables, constamment mouvants, difficilement délimitables, et visuellement homogènes.

DELEUzE, Gilles et GUATTARi, Félix. Mille Plateaux, 1980 L’origine du mot ancrage est jeter l’ancre et illustre particulièrement bien la manière de se positionner dans un espace inifini, tel un bateau sur la mer qui créer un lien filiforme pour s’immobiliser avant de lever l’ancre et recommencer ailleurs. 3 Les formes de nomadisme auxquelles je fais référence n’incluent pas ceux qui sont contraints au nomadisme pour survivre, comme les réfugiés de guerre, dont le déplacment n’est aucunement lié à la nature de l’espace habité. 1 2

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“(...) C’est la différence entre un espace lisse (vectoriel projectif ou topologique) et un espace strié (métrique) : dans un cas « on occupe l’espace sans le compter », dans l’autre cas « on le compte pour l’occuper ».” - Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1980 extrait de Mille Plateaux La sédentarisation de l’homme est liée aux débuts de l’agriculture, c’est à dire que l’homme produit ce dont il a besoin plutôt que de chercher dans la nature. Il produit non seulement sa nourriture, mais aussi son espace personnel et son espace social. Il mesure et contrôle le sol qu’il doit travailler. Avant de construire le premier mur, l’Homme a donc dû se représenter mentalement un espace “a lui” puis le tracer au sol. Le rond est la forme la plus schématique pour se représenter un lieu. En effet, dès - 10 000 av. J-C existent en Palestine des protovillages, avec des cabanes rondes de 3 à 4 mètres de diamètre, et parfois plus, dont l’usage paraît diversifié (habitat principal et stockage).1 Plus tard, le plan rectangulaire témoigne d’une organisation sociale plus complexe, où chaque famille dispose d’une habitation unique aux pièces spécialisées.1 N’ayant plus à se déplacer longuement, l’homme organise son espace de manière plus durable. Les habitations commencent à se regrouper autour d’un enclos circulaire pour garder ensemble les bêtes. Puis la société se complexifiant d’avantage, avec la spécialisation et la division du travail, les Hommes ne peuvent plus vivre isolés les uns des autres. Ce choix de la vie en société nécessite des lois et une organisation spatiale commune. Le village, à cette époque de la fondation des premières villes, est avant tout un habitat précaire fait de huttes et de tentes autour d’un enclos pour bêtes ou d’un puits. Le village regroupe un clan, une famille au sens large du terme. La ville est un tout autre projet : elle va regrouper plusieurs clans, plusieurs familles, plusieurs métiers et l’espace partagé devient essentiel pour la cohésion sociale. C’est pour cela que l’espace public apparaît comme l’élément symbolique primordial de la fondation de la ville. Ainsi dans cette histoire accélérée de l’aventure humaine nous pouvons isoler les premières clefs que les Hommes ont utilisées pour s’approprier l’espace. D’abord se situer, à l’aide du point puis marquer le sol d’un rond. Ensuite, l’enclore et protéger des espaces spécialisés à l’aide de murs. Puis, disposer des bâtiments autour d’un espace enclos commun qui contient en sa forme l’idée embryonnaire de l’espace public. Finalement, l’organisation sociale et l’entreprise commune pour fabriquer de véritables espaces partagés. Toutes ces actions sur l’espace ont en commun d’être une volonté de l’Homme d’établir l’ordre, dans un environnement difficilement maitrisable autrement.

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“Néolithisation”, Encyclopédie Larousse, 2016 (http://www.larousse.fr/encyclopedie)

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Nova et Aucta Orbis Terrae Descriptio ad Usum Navigantium Emendate Accommodata, Gerardus Mercator, 1569 Cette carte est un hybride entre les cartes terrestres cartographié avec méridiens et parallèles et les portulans cartographiés avec des lignes de rhumb, des roses des vents, des points nodaux et des aires de vents.


Pour Edgar Degas, «Le dessin n’est pas la forme, il est la manière de voir la forme». Ainsi la cartographie révèle les tracés immatériels qui aident le nomade à structurer l’espace lisse, dans ce cas, la mer. La répétition de roses des vents montre bien qu’il déplace son univers et son origine avec lui, et que les différents points de repère n’ont de sens que par rapport à une trajectoire.

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Axonométrie éclatée, Points, Lignes, Surfaces de Bernard Tschumi pour le concours du Parc de la Vilette 1982 ©BTA


Face à un espace infini tel qu’il a été défini au début de cet article, l’Homme doit donc refaire toute cette histoire de l’appropration et recréer l’ordre avant de pouvoir s’incrire dans le vide. Si l’architecte fabrique ces structures de l’espace à l’avance son utilisation devient donc plus accessible. C’est pour celà d’ailleurs que l’on parle de restructurer un espace lorsqu’on intervient dessus, car il faut redonner une cohérence au volume du vide. L’appropriation d’un espace dépend aussi de l’ordre légal, qui réglemente la manière dont cette appropriation peut prendre forme. Les lois donnent l’autorisation d’une inscription mais aussi établissent une structure virtuelle sous forme de gabarits, hauteurs maximales et règles d’alignement ou de recul. L’appropriation peut être temporaire ou permanente et s’accompagner ou non d’une inscription dans l’espace. L’inscription temporaire peut être l’installation d’une nappe pour pique-niquer, d’un barnum pour un marché nocturne, un cirque, et même des enfants qui posent leurs sacs à dos pour faire les cages pour jouer au football. Mais elle peut aussi être une parade, une manifestation, des danseurs hip-hop dans un métro, qui n’induisent pas forcément une modification de l’espace pour se l’approprier. Dans le premier cas, la necessité de redonner un ordre adapté à l’utilisation que l’on souhaite faire de l’espace, amène la construction de nouveaux marqueurs pour permettre l’appropriation, dans les deuxième l’ordre est déjà suffisant pour que les usagers puissent se projeter dans l’espace et envisager une action. Ensuite, l’appropriation permanente d’un espace peut être spontanée ou organisée. Dans les deux cas, la forme finale dépendra de la structure préexistante dans le vide où la capacité de l’environnement à suggérer des formes. Une structure, ou une trame n’est jamais neutre et c’est en ce sens qu’elle devient un outil pour les architectes. Effectivement, la possibilité d’ouverture, la nécessité de laisser le passage ou non de certains flux, l’horizontalité ou la verticalité de la trame, sa régularité sont quelques-uns des nombreux paramètres dont les architectes peuvent faire usage pour suggérer une appropriation. La distance entre chaque élément structurant influence les qualifications que doit posséder la personne pour intervenir dans l’espace. Poser une poutre sur une largeur de 3 mètres ou de 12 mètres ne demande ni les même outils, ni les même connaissances. La forme et l’épaisseur des éléments structurants sont évidemment évocateurs d’appropriation divers par rapprochement avec d’autres espaces connus similaires comme nous l’expliquent Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace, et d’autres phénoménologues comme Maurice Merleau-Ponty ou Martin Heidegger. La trame n’est pas qu’un moyen de “contrôle” de l’architecte, elle est aussi le support qui permet aux habitants de se projeter dans l’espace, des suggestions qui permettent l’imagination et donc l’appropriation.

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the RedBall Project de Kurt Perschke à Taipei, Taiwan © yu-Cheng Hsiao


Cabine d’essayage sauvage à Bangkok, Thaïlande © Michael Schwab

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Veillée pour les victimes des attentats du 13 Novembre, Paris, 15 Novembre 2015 © Reuters / Benoit Tessier

Au vu de ces éléments, la force de la proposition de l’agence ELEMENTAL à Quinta Monroy ou Villa Verde ou Monterrey n’est pas tant dans le fait qu’elle laisse un espace permettant l’agrandissement de l’habitation - car dans ce cas n’importe quelle maison bâtie au centre d’une parcelle offre cette possibilité. La véritable force de leur proposition est qu’ils aménagent un vide, un volume d’espace, qui par sa structure suggère une appropriation. C’est parce qu’ils offrent ce vide déjà structuré que l’appropriation est facilitée et effectivement réalisée. Il n’y a pas que la forme du vide qui influence sa structure et donc son appropriation. La forme des épées et le caractère tranchant de leurs lames est fortement liée à la microstructure des molécules. Les organismes vivants dépendent entièrement de la bonne disposition de la structure des cellules et de l’ADN. Si la structure plus petite n’est pas entière, la structure plus grande ne peut pas exister. Dieu est dans les détails.1 L’espace n’échappe pas à cette règle et la cohérence de sa structure dépend aussi de marqueurs parfois très subtils - comme la variation de texture au sol ou du mobilier urbain. La restructuration de la place de la République par l’équipe Trévélo & Viger-Kohler est un exemple de l’importance du détail dans l’appropriation du vide. En réaménageant les flux automobiles, en travaillant les textures au sol et en créant des continuités piétonnes avec son côté nord, l’équipe a fait de ce rond-point géant une vraie place qui est redevenue un véritable espace public en 2013.

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New york Times, Nécrologie de Mies Van der Rohe, 1969


“Si l’on veut qu’un certain nombre de personnes se déplacent dans un champ d’une manière ordonnée, sans exclure la spontanéité de la vie, il ne faut pas proposer un défilé mais un jeu. Le jeu prend précisément en compte l’inattendu. Ses règles sont basées sur l’idée que la variété est possible, que l’inattendu aura lieu, et que les surprises se manifesteront. Si, par conséquent, nous introduisons la relation naturelle dans le logement, cela aurait le même effet que de jeter un ballon de football dans un groupe de soldats qui défilent. Le jeu de football (américain) qui en résultera sera de toute évidence le désespoir du sergent, qui n’y verra que la destruction de ses plans. En réalité, cependant, un nouvel ordre aura été atteint: un ordre dans lequel l’imprévisible peut avoir lieu.” N. John Habraken

Traduction d’un extrait de Supports: An alternative to mass housing, 1961

Suggestions de continuité © P. P. le Moqueur


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1691 ,gnisuoh ssam ot evitanretla nA :stroppuS ed tiartxe nu’d noitcudarT

Au vu de ces éléments, la force de la proposition de l’agence ELEMENTAL à Quinta Monroy ou Villa Verde ou Monterrey n’est pas tant dans le fait qu’elle laisse un espace permettant l’agrandissement de l’habitation - car dans ce cas n’importe quelle maison bâtie au centre d’une parcelle offre cette possibilité. La véritable force de leur proposition est qu’ils aménagent un vide, un volume d’espace, qui par sa structure suggère une appropriation. C’est parce qu’ils offrent ce vide déjà structuré que l’appropriation est facilitée et effectivement réalisée. Il n’y a pas que la forme du vide qui influence sa structure et donc son appropriation. La forme des épées et le caractère tranchant de leurs lames est fortement liée à la microstructure des molécules. Les organismes vivants dépendent entièrement de la bonne disposition de la structure des cellules et de l’ADN. Si la structure plus petite n’est pas entière, la structure plus grande ne peut pas exister. Dieu est dans les détails.1 L’espace n’échappe pas à cette règle et la cohérence de sa structure dépend aussi de marqueurs parfois très subtils - comme la variation de texture au sol ou du mobilier urbain. La restructuration de la place de la République par l’équipe Trévélo & Viger-Kohler est un exemple de l’importance du détail dans l’appropriation du vide. En réaménageant les flux automobiles, en travaillant les textures au sol et en créant des continuités piétonnes avec son côté nord, l’équipe a fait de ce rond-point géant une vraie place qui est redevenue un véritable espace public en 2013.

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New York TImes, Nécrologie de Mies Van der Rohe, 1969


Suggestions de continuité © P. P. le Moqueur

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La langage est un instrument composé de lettres et de mots assemblés, selon des règles de grammaire, de syntaxe, qui permet à chaque individu d’être compris par les autres, même s’il exprime de façon singulière des sentiments et des préoccupations très personnels. Herman Hertzberger, citant Lévi-Strauss et Ferdinand de Saussure, affirme que le langage est la condition préalable de la pensée, si l’on considère qu’une idée n’existe véritablement qu’à partir du moment où elle peut être formulée verbalement. C’est la règle qui permet la communication, la parole. La parole est une constante interprétation du langage, qui est à son tour influencé par le parler quotidien. Si l’orthographe officielle d’oignon est aujourd’hui ognon, c’est que le langage change en permanence sous l’influence de son usage. Ce n’est donc pas seulement le langage qui détermine la parole mais également la parole qui détermine le langage. Parole et langage entretiennent donc une relation dialectique afin de permettre la communication et la compréhension. Il en est ainsi pour la structure de l’espace. Les trames - qu’elles soient spatiales ou législatives - permettent l’organisation d’un ensemble d’individus uniques autour d’un projet commun. Les règles sont une base de départ, un moyen d’aborder un thème et pourront évoluer au contact des usagers. Les différentes interrelations sont codifiées par des règles, mais ces règles laissent, paradoxalement, une grande liberté d’expression à l’intérieur du système. L’idée de structure renvoie au collectif, au général - comme un dénominateur commun. Elle peut néanmoins être interprétée en fonction des attentes et exigences liées à une situation particulière. Les exemples sont multiples. Nous pouvons aussi utiliser la métaphore du métier à tisser où la chaîne constitue la structure de base. Le tisserand peut ensuite créer une infinté de tapisseries en variant textures, couleurs et motifs. Les règles simples qui ordonnent le jeu d’échecs, ne limitent pas l’infinité de combinaisons et de jeux possibles. Les cent cases qui régissent les déplacements des pièces permettent également de jouer aux dames, au xingpi, au proteus et plus de 100 autres jeux. Que ce soit dans l’espace ou sur un court de tennis ce sont les règles, les structures, les trames clairement énoncés et comprises qui permettent in fine de jouer.

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Code schĂŠma des portables Android, une grille aux possibilitĂŠs infinies

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Hubble Deep Field, 1995


Vers l’infini et l’au-delà Le 18 Décembre 1995 la NASA décide de pointer le téléscope Hubble vers une tâche noire située dans la constellation de la Grande Ourse, afin de révéler les mystères du vide intersidéral. Au bout de 10 jours de capture d’image, plus 10 000 galaxies sont révélées. Cette “tâche” dans le ciel est si petite que seules quelques étoiles de la Galaxie sont visibles au premier plan de l’image. Ainsi, la quasi-totalité des 3 000 objets de l’image sont des galaxies, certaines d’entre elles figurant parmi les plus jeunes et les plus éloignées jamais observées. Si l’on considère que le Champ profond de Hubble est typique du reste de l’espace, alors il est possible d’extrapoler que l’univers visible contient des centaines de milliards de galaxies, chacune contenant des milliards d’étoiles. Pour créer cette image, les atrophysiciens se sont concentrés sur les espaces les plus “vides”, donc noirs sur les images, qu’avaient repérés des téléscopes moins puissants. La métaphore est intéressante pour parler des vides, des délaissés, des espaces déclassés de notre univers bâti. L’observation approfondie pourrait révéler la magie enfouie de certains espaces paraissants sombres. Dans la religion romaine, les empires, les provinces, les villes, les campagnes, en un mot tous les lieux peu importe leur “qualité”, avaient leur magie: un génie protecteur. Les Romains se représentaient le genius loci sous la forme d’enfants, de jeunes gens ailés, de vieillards, parfois de serpents vivants. Aujourd’hui, le genius loci fait plutôt référence à l’atmosphère distinctive d’un lieu. Cela n’empêchait pas Louis Kahn de l’interroger pour imaginer ce qu’il devait bâtir. Pour Christian Norberg-Schulz, le lieu est un phénomène “total” qualitatif, qui ne peut-être réduit à aucune de ses propres caractéristiques, comme par exemple celle des relations spatiales, sans perdre de vue sa nature concrète.1 Il explique qu’un lieu est plus que sa localisation, plus que ses dimensions ou d’autres données qui pourraient être collectées de manière objective et qu’il abrite le genius loci qui désigne plutôt un caractère ou une ambiance.

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NORBERG-SCHULz, Christian. Genius Loci : Paysage, Ambiance et Architecture, 1981

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Stan dans Sketchup

Les seuls espaces qui seraient complètement neutres sont les espaces virtuels. Mais là encore l’utilisation d’un système d’axes orthogonaux nous place immédiatement dans un espace euclidien quadrillé sur Sketchup1. La manière de dessiner influence aussi la fabrication des formes des espaces virtuels. On ne produit pas les même formes à l’aide d’ArchiCAD, où les éléments viennent de bibliothèques et sont prédéfinies, qu’avec Grasshopper dans Rhinocéros où les formes sont paramètrées. Nous pouvons donc conclure que le neutre n’existe pas réellement lorsque nous parlons d’espace, il y aurait toujours un genius loci, qui viendrait de notre propre interprétation du lieu.2 Le concept de tabula rasa du mouvement moderne est donc un non sens. L’espace vierge n’existe pas et même lorsqu’à coup de pelleteuse et de béton nous essayons de “neutraliser” un site, le soleil, le vent, la localisation, la mémoire ou d’autres facteurs contribueront à habiter le lieu. Nous avons donc deux positions à adopter: travailler avec ou contre le déjà-là. L’architecte espagnol Ignasi de Solà-Morales a emprunté la notion de terrain vague à l’univers cinématographique français des années 70. Il en fera une théorie de projet pour travailler dans les espaces urbains qui semblent être vides ou abandonnés. Il reconnaît l’existence d’un univers dans le délaissé et analyse les différents usages qu’il abrite ainsi que ses usagers. La démarche était inédite à la fin des années 80. Solà-Morales voyait un grand potentiel dans le terrain vague, des opportunités architecturales uniques pour les métropoles.

Les axes auraient pu être inclinés, multiples ou polaires, induisant une manière assez différente de se positionner dans l’espace. 2 Nous pouvons même imaginer que Stan, le personnage standard de Sketchup, est métaphoriquement ce génie. 1

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Empty spaces allow the visitor and the people of Berlin to see through the cityscape. Not only in the sense that they can see through space, and even see the horizon (...) but they can also see through these gaps in a sense that they can see through time. Wim Wenders

The Act of Seeing: Essays and Conversations, 1996

Traduction: Les espaces vides permettent au visiteur et au peuple de Berlin de voir à travers le paysage urbain. Non seulement dans le sens où ils peuvent voir à travers l’espace et même voir l’horizon (...) mais ils peuvent aussi voir à travers ces interstices comme ils verraient à travers le temps.

La Tour 13 avant sa destruction, Paris 13e, France © Lion-L


fo elpoep eht dna rotisiv eht wolla secaps ytpmE eht ni ylno toN .epacsytic eht hguorht ees ot nilreB eht ees neve dna ,ecaps hguorht ees nac yeht taht esnes spag eseht hguorht ees osla nac yeht tub )...( noziroh .emit hguorht ees nac yeht taht esnes a ni sredneW miW

6991 ,snoitasrevnoC dna syassE :gnieeS fo tcA eTh

Stan dans Sketchup

Les seuls espaces qui seraient complètement neutres sont les espaces virtuels. Mais là encore l’utilisation d’un système d’axes orthogonaux nous place immédiatement dans un espace 1 :noitcudarT euclidien quadrillé sur Sketchup . La manière de dessiner influence aussi la fabrication des el srevart à rioformes v ed nilreBdes ed elpespaces uep ua te ruvirtuels. etisiv ua tnetOn temrene p sedproduit iv secapse spas eL les même formes à l’aide d’ArchiCAD, où les ecapse’l srevart à riov tnevuep sli ùo snes el snad tnemelues noN .niabru egasyap sont secitsretni secéléments srevart à riovviennent issua tnevuepde sli sbibliothèques iam )...( noziroh’l rioet v em êm teprédéfinies, qu’avec Grasshopper dans Rhinocéros .spmet el srevaoù rt à tles neiarformes rev sli emmosont c paramètrées. Nous pouvons donc conclure que le neutre n’existe pas réellement lorsque nous parlons d’espace, il y aurait toujours un genius loci, qui viendrait de notre propre interprétation du lieu.2 Le concept de tabula rasa du mouvement moderne est donc un non sens. L’espace vierge n’existe pas et même lorsqu’à coup de pelleteuse et de béton nous essayons de “neutraliser” un site, le soleil, le vent, la localisation, la mémoire ou d’autres facteurs contribueront à habiter le lieu. Nous avons donc deux positions à adopter: travailler avec ou contre le déjà-là. L’architecte espagnol Ignasi de Solà-Morales a emprunté la notion de terrain vague à l’univers cinématographique français des années 70. Il en fera une théorie de projet pour travailler dans les espaces urbains qui semblent être vides ou abandonnés. Il reconnaît l’existence d’un univers dans le délaissé et analyse les différents usages qu’il abrite ainsi que ses usagers. La démarche était inédite à la fin des années 80. Solà-Morales voyait un grand potentiel dans le terrain vague, des opportunités architecturales uniques pour les métropoles.

Les axes auraient pu être inclinés, multiples ou polaires, induisant une manière assez différente de se positionner dans l’espace. 2 Nous pouvons même imaginer que Stan, le personnage standard de Sketchup, est métaphoriquement ce génie. 1


La Tour 13 avant sa destruction, Paris 13e, France © Lion-L

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Liberté de se mouvoir © Dennis Hlynsky

Les lieux vides ou abandonnés à l’intérieur du tissu urbain, propres à la construction et non utilisés ou sous-utilisés, sont des portions de villes qui offrent un potentiel évocateur d’exploitation libre, spontanée et hors de la société. Lorsque Philipp Kevell et Sarah Hatfield interrogent les habitants voisins de cinq grandes friches en Angleterre1 ils découvrent avec surprise que, malgré la nature négligée ou désordonnée de ces endroits, les habitants ne les percevaient pas comme inutiles. Une forme d’appropriation avait eu lieu et les gens les utilisaient officieusement pour une variété d’activités comme les jeux d’enfant, la pêche, les balades à vélo, l’observation de la nature, les rendez-vous galants... Les personnes y appréciaient une liberté qu’ils ne ressentaient pas ailleurs, et les délaissés étaient perçus comme un héritage, souvent basé sur le souvenir d’anciennes utilisations, les traces d’une histoire oubliée et mystérieuse. Malgré la dualité des avis, l’opinion publique était plus favorable que défavorable à ces friches, les locaux voyant ces zones comme partie intégrante de leurs communautés.

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BARRON, Patrick, Terrain Vague : Interstices at the Edge of the Pale, 2014


L’île Derborescence du parc Matisse, Lille, France © Gilles Clément

Ainsi certains espaces initialement caractérisés comme vides, sont les terrains d’une expression libre, des endroits ayant un vrai caractère communautaire et des lieux précieux dans la vie des riverains pour échapper aux conventions de la société. Pour refaire une comparaison avec la civilisation antique romaine, dans les relations sociales, veiller à ne pas offenser le génie de quelqu’un était une attitude de courtoisie usuelle. Inversement, l’offenser constituait une injure grave.1 En ce sens, comment l’architecte peut-il agir dans un terrain vague avec respect des dynamiques existantes, sans devenir un instrument agressif du pouvoir, de la raison et de la normalisation? Ignasi de Solà-Morales nous suggère de privilégier la continuité, “pas la continuité de la ville planifiée efficiente et légitimée, mais celle des flux, des énergies, des rythmes établis par le passage du temps et la perte de limites”.

Ainsi, dans son roman le Satyricon, Pétrone met cette punition dans les comptes-rendus du secrétaire de Trimalcion «l’esclave Mithridate a été mis en croix parce qu’il avait blasphémé contre le génie de notre maître Gaïus.»

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Festival Bellastock, Le Grand Détournement, sur l’Île Saint-Denis sous l’A86, 2012 © Alexis Leclercq


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Laissez-place ! Les villes existent depuis plus de 5 000 ans. Pourtant, en 1800, seulement 2 % de la population mondiale étaient citadins. Deux siècles plus tard, la moitié de la population mondiale - qui augmente chaque jour de 180 000 personnes - vit dans les villes.1 C’est dans les pays en voie de développement que cet accroissement urbain est le plus impressionant. L’exode rural se fait à un rythme qui n’avait pas été vu depuis l’explosion qu’ont connue les villes d’Europe et des États-Unis lors il y a plus d’un siècle. Les pays du Sud vivent eux aussi une révolution industrielle et la grande majorité de ces nouveaux urbains sont donc pauvres. On estime à près d’un milliard le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté dans le monde, dont plus de 750 millions vivant en zone urbaine sans un logement ni des services de base adéquats1. Faute d’alternatives, la majorité se bâtissent un abri eux-mêmes, formant des bidonvilles qui dépassent parfois la taille de l’agglomération qu’ils juxtaposent. Je me concentrerai donc sur l’étude de l’offre d’habitat que nous proposons à la “masse” - des classes moyennes aux couches sociales démunies - car c’est là que semble être l’un des enjeux de la ville durable. C’est aussi par rapport à la grande uniformité de la réponse apportée au problème du logement par les pouvoirs publics à travers le monde, que je souhaite parler de certaines alternatives. Ce n’est pas la première fois que les architectes reconaissent l’urgence de trouver une solution pour intégrer les plus pauvres à la ville (voir Le vide négatif). La question du logement social a été largement traitée par les architectes du siècle dernier. Le logement social a été un programme clé de l’architecture moderne. On a beaucoup construit, des traités ont été écrits... Malheureusement de nombreuses personnes – professionnels et habitants – s’accordent à dire que la ville moderne n’a pas tenu ses promesses d’offrir un cadre de vie convivial et agréable entre autres.

Session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies consacrée à l’examen et à l’évaluation d’ensemble de l’application du Programme pour l’habitat à New york City du 6 au 8 Juin 2001. 2 Rapport “Planète Vivante 2010”, WWF 1

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Delhi, india ŠDailyOverview.com

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“L’inhabitabilité matérielle des bidonvilles est préférable à l’inhabitabilité morale de l’architecture utile et fonctionnelle. Dans ces quartiers misérables, qu’on appelle des bidonvilles, l’homme ne peut sombrer que physiquement, alors que l’architecture planifiée qu’on prétend faite pour lui, le fait sombrer moralement. C’est donc le principe du bidonville, c’est-à-dire du foisonnement architectural sauvage, qu’il faut améliorer et prendre comme base de départ et non pas l’architecture fonctionnelle.” - Friedensreich Hundertwasser, Juillet 1958 extrait de Manifeste de la moisissure contre le rationalisme en architecture

Se servir d’une vision des hommes et de leur difficulté à se loger comme des quantités, des ratios et des fonctions a conduit non seulement à une standardisation de l’environnement mais surtout - en bon élève de l’industrialisme - à sa répétitivité. La répétition stricte est pourtant associée à des choses très précises dans l’imaginaire collectif. L’uniforme et la disposition régulière fait résonner des images militaires. Dans les univers dystopiques romancés elle est synonyme de rigidité et de tyrannie. La répétition est aussi associée à l’idée de punition. Aujourd’hui, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’habitant s’y sentait si mal à l’aise quand la répétition est régulièrement utilisée à travers les arts pour illustrer l’angoisse, l’absence de repères et la perte de liberté. Dans les années 60, à l’époque d’une réaction mondiale contre l’excès rationaliste l’architecture moderniste, une légitimation de l’architecture vernaculaire fut entreprise. En 1964, l’exposition de Bernard Rudofsky au Musée d’Art Moderne de New York intitulée “Architecture without Architectes” remet en question les fondements de l’architecture et de l’urbanisme savant. Ce tournant est important car c’est la première fois que les qualités de l’architecture vernaculaire, anonyme, spontanée, indigène sont reconnues. L’histoire récente de l’architecture et de l’aménagement a peut-être engendré la fausse impression que seuls l’architecte et l’urbaniste sont capables d’aménager l’espace bâti ; pourtant pendant des millénaires l’homme a su s’en passer. Le bidonville devient un lieu d’urbanité qu’il faut comprendre et mettre en valeur. Derrière le désordre les architectes commencent à comprendre la valeur sociale de l’auto-construction - l’entre-aide, le partage de savoirs et l’affection et donc le soin donné à son lieu de vie lorsqu’il est le fruit de son travail. S’il ne faut pas idéaliser les conditions de vies difficiles et l’insalubrité des bidonvilles, l’étude approfondie de son architecture non-codifiée et la singularité de sa trame, pourraient inspirer l’architecte et l’urbaniste.

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LAPLANTiNE, François,”Je, Nous et les Autres”, 1999.


“Dans tout ce qui existe, l’uniformité est indésirable. Laisser quelque chose incomplet le rend intéressant et donne le sentiment qu’il y a de la place pour croître.” Yoshida KENKŌ

Tsurezuregusa, 徒然草, Les heures oisives, écrit entre1330 et1332

Being John Malkovitch, 1999 - The Simpsons, épisode 4, Saison 2 - Michael Wolf, Architecture of Density a20, 2007 65e anniversaire de la République Populaire de Chine, Nanjing, Province Jiangsu, 2014 - Matrix Revolutions, 2003


“L’inhabitabilité matérielle des bidonvilles est préférable à l’inhabitabilité morale de l’architecture utile et fonctionnelle. Dans ces quartiers misérables, qu’on appelle des bidonvilles, l’homme ne peut sombrer que physiquement, alors que l’architecture planifiée qu’on prétend faite pour lui, le fait sombrer moralement. C’est donc le principe du bidonville, c’est-à-dire du foisonnement architectural sauvage, qu’il faut améliorer et prendre comme base de départ et non pas l’architecture fonctionnelle.” - Friedensreich Hundertwasser, Juillet 1958 extrait de Manifeste de la moisissure contre le rationalisme en architecture

.elbariSe sédservir ni tse éd’une timrovision finu’l ,edes tsixhommes e iuq ec tet uode t snleur aD“ difficulté à se loger comme des quantités, des te tnasseratios rétni detnedes r el fonctions telpmocniaesconduit ohc euqnon leuq seulement ressiaL à une standardisation de l’environnement ”.ertîormais c ruosurtout p ecalp a- len edbon a y lélève i’uq tndeem l’industrialisme itnes el ennod - à sa répétitivité. La répétition stricte est pourtant associée à des choses très précises dans l’imaginaire collectif. L’uniforme et la disposition régulière ŌKNEK afait dihsrésonner oY des images militaires. Dans les univers 2331te 0331ertne tircé ,sevisio serueh seL ,草然徒 ,asugeruzerusT dystopiques romancés elle est synonyme de rigidité et de tyrannie. La répétition est aussi associée à l’idée de punition. Aujourd’hui, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’habitant s’y sentait si mal à l’aise quand la répétition est régulièrement utilisée à travers les arts pour illustrer l’angoisse, l’absence de repères et la perte de liberté. Dans les années 60, à l’époque d’une réaction mondiale contre l’excès rationaliste l’architecture moderniste, une légitimation de l’architecture vernaculaire fut entreprise. En 1964, l’exposition de Bernard Rudofsky au Musée d’Art Moderne de New York intitulée “Architecture without Architectes” remet en question les fondements de l’architecture et de l’urbanisme savant. Ce tournant est important car c’est la première fois que les qualités de l’architecture vernaculaire, anonyme, spontanée, indigène sont reconnues. L’histoire récente de l’architecture et de l’aménagement a peut-être engendré la fausse impression que seuls l’architecte et l’urbaniste sont capables d’aménager l’espace bâti ; pourtant pendant des millénaires l’homme a su s’en passer. Le bidonville devient un lieu d’urbanité qu’il faut comprendre et mettre en valeur. Derrière le désordre les architectes commencent à comprendre la valeur sociale de l’auto-construction - l’entre-aide, le partage de savoirs et l’affection et donc le soin donné à son lieu de vie lorsqu’il est le fruit de son travail. S’il ne faut pas idéaliser les conditions de vies difficiles et l’insalubrité des bidonvilles, l’étude approfondie de son architecture non-codifiée et la singularité de sa trame, pourraient inspirer l’architecte et l’urbaniste.

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LAPLANTINE, François,”Je, Nous et les Autres”, 1999.


Being John Malkovitch, 1999 - The Simpsons, ĂŠpisode 4, Saison 2 - Michael Wolf, Architecture of Density a20, 2007 65e anniversaire de la RĂŠpublique Populaire de Chine, Nanjing, Province Jiangsu, 2014 - Matrix Revolutions, 2003

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Rochinha favela, Rio de Janeiro, Brésil © Giulio Paletta


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“il ne faut absolument pas entraver le désir de bâtir qui est très fort! Chaque individu doit pouvoir construire, doit construire, afin d’être véritablement responsable des quatre murs entre lesquels il habite. (...) Les gens ne doivent plus s’installer chez eux comme des poules ou des lapins dans leurs poulaillers et leurs clapiers.” - Friedensreich Hundertwasser, Juillet 1958 extrait de Manifeste de la moisissure contre le rationalisme en architecture

Pour ceux qui s’inquiéteraient du caractère aléatoire de laisser les habitants de la ville décider de leur environnement peuvent remarquer que les cultures possèdent des formes spécifiques intégrés dans l’imaginaire collectif et les villes sont souvent le reflet d’un consensus culturel1. C’est, donc, plutôt une relative uniformité qui peut être constatée dans ces tissus spontanés. Le sentiment d’appartenance naît de la possibilité de se construire un environnement à son image, qui révèle notre identité. Le terme d’identité est une notion pourtant ambiguë. Il renvoit d’une part à ce qui nous rend unique, notre identité personelle. C’est cette identité qui nous distingue des autres - voir nous divise à regarder les débats autour de “l’identité nationale” dans l’actualité. D’autre part, l’identité a une racine commune avec le terme identique. Ainsi la notion d’identité nous rapproche à un groupe identitaire avec lequel on partage un ensemble de valeurs, de coutumes, d’opinions, de préférences...1

Semblables mais différentes: façades victoriennes d’un rue de San Francisco © Francis D.K. Ching

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HABRAKEN,N. JON, Structure of the Ordinary: Form and Control in the Built Environement, 1998.

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LAPLANTiNE, François, Je, Nous et les Autres, 1999.


Ainsi nul besoin de standardiser quand l’homme, animal social1, s’homogénéise lui même. Aussi bien intentionné soit-elle, l’imposition de logements standardisés sur la base “besoins” déterminés quasi-arbitrairement sont potentiellement néfastes. Il est ironique que de nombreuses tragédies personnelles soient causées par des professionnels ou administrateurs pourtant bien intentionnés et, bien souvent ayant de fortes valeurs idéologiques, qui supposent qu’ils contribuent au bien-être des habitants, voir à rendre la société plus juste.

Sortie de lycée à Paris © Alex Tran

Le projet Nemausus à Nîmes est un des nombreux exemples que l’on peut citer. L’équipe de Jean Nouvel avait pour intention de concevoir des logements plus grands et donc plus confortables pour les habitants. Le parking semi-enterré mais ouvert devait, tout en cachant les voitures, apporter lumière et ventilation naturelles. Malheureusement, les bailleurs sociaux calculent les loyers en rapport avec le nombre de mètre carrés et les appartements étaient trop chers pour les populations visées. Le parking, quant à lui, est devenu un lieu pour traffics en tous genres, car dissimulé aux passants il est aussi dissimulé à la police. John F.C. Turner, évoque aussi la relocalisation de bidonvillois mexicains dans des quartiers neufs pour combattre l’insalubrité. Ce fut le cas pour la famille d’un maçon qui sortait pourtant progressivement de la pauvreté, sans loyer et ni charges et à proximité d’une forte demande en constructions au sein du bidonville. Éloignée de leur lieu de travail, dans un quartier résidentiel dépourvu de nombreux équipements et commerces, et séparés de leurs anciens voisins avec qui l’entre-aide était régulière, la famille paie très cher son nouveau mode de vie. Bien qu’ils apprécient la qualité de leur nouvelle maison, les économies faites sur les dépenses alimentaires, vestimentaires et médicales impactent fortement leur santé. L’impossibilité même de se permettre de petits loisirs contribuent aussi à leur isolement. À terme, incapables de payer leur loyer ou de subvenir à leurs besoins, cette famille est retournée vivre dans le bidonville considérablement appauvris. L’architecte aurait-il atteint le degré de contre-productivité, défini par Ivan Illitch ? Étant une profession réglementée, elle interdit à l’homme ordinaire d’entreprendre la construction de son habitat dans la légalité. L’architecte dispose d’un monopole radical 2 du droit de construire qui peut comme dans les exemples donnés avoir des conséquences désolantes. L’intention n’est pas de dire que l’architecte est coincé dans sa tour d’ivoire et incapable de comprendre la réalité de la majorité. Ne nions pas l’existence de projets dont les habitants sont extrêment satisfaits. Peut-être serait-il possible dans certains cas de partager le droit de construire ? De laisser aussi de la place pour que les habitants puissent prendre le contrôle...

Aristote, L’Éthique à Nicomaque, 334 et 330 av. J-C :“Celui qui ne peut pas vivre en société, ou qui n’a besoin de rien parce qu’il se suffit à lui-même, ne fait point partie de l’État ; c’est une brute ou un dieu.” 2 Dans l’œuvre d’ivan illich (1926-2002) une idée revient de manière prédominante: à partir du moment où la société industrielle, par souci d’efficacité, institutionnalise un moyen (outil, mécanisme, organisme) afin d’atteindre un but, ce moyen tend à croître jusqu’à dépasser un seuil où il devient dysfonctionnel et nuit au but qu’il est censé servir. Ainsi l’automobile nuit au transport, l’école nuit à l’éducation et la médecine nuit à la santé. L’institution devient alors contre-productive en plus d’aliéner l’être humain et la société dans son ensemble. 1

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projet Quinta Monroy de l’agence Elemental à iquique, Chili en 2004

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projet Quinta Monroy photgraphié en 2012 et complété par les habitants

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projet Quinta Monroy de l’agence Elemental à Iquique, Chili en 2004

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projet Quinta Monroy photgraphié en 2012 et complété par les habitants

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Maison Dom-ino de Le Corbusier et Pierre Jeanneret, 1915

Alejandro Aravena a obtenu le prix Pritzker cette année en adoptant cette mentalité. Son agence, Elemental, a conçu les logements de la double page précédente. Quinta Monroy était leur première occasion de mettre en application ce concept - ils ont depuis construit plus de mille unités extensibles en Amérique latine. Si elle reçoit aujourd’hui la reconnaissance qu’elle mérite, l’idée de construire en partenariat avec l’habitant n’est pourtant pas neuve. La maison Dom-ino a été conçue par Le Corbusier et Pierre Jeanneret pour reconstruire la Flandre, dés 1914. L’ossature est complément indépendante des fonctions du plan de la maison - une des premières expérimentations avec le plan libre des jeunes architectes. Le format de l’ossature “Dom-Ino” et l’emplacement des poteaux, permettent d’innombrables combinaisons de dispositions intérieures et toutes prises de lumière imaginables en façade. Ils avaient imaginés que les sinistrés de la guerre, après avoir commandé l’ossature de la maison, monteraient, avec des moyens de fortune et avec leurs propres forces manuelles, eux-mêmes leur maison. Il n’y avait pas d’inquiétude à avoir par rapport aux matériaux utillisés: chacun pouvait monter sa propre maison à son gré. Si, Le Corbusier a ensuite emmené ses découvertes sur le plan libre dans d’autres directions que la participation active des habitants, les prémices du concept sont bien là.

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C’est finalement le néerlandais John Habraken qui, en 1961, sera le premier à articuler une théorie de l’architecture de Supports. En 1973, avec la publication de Construire avec le peuple le travail de Hassan Fathy et son travail collaboratif à New Gournah est également porté à l’attention internationale. À travers le monde ce mouvement architectural est nommé Open-building, Skeleton/Infill ou Raw Space Housing.1 Ces deux hommes, et d’autres théoriciens qui adhèrent à leurs idées - John F.C. Turner, Stephen Kendall, Ivan Illich, Christopher Alexander, Ignasi de Solà-Morales, Patrick Bouchain, pour n’en citer que quelques-uns- interrogent tous le rôle de l’architecte. La différence d’approche est en effet grande entre, constuire avec le peuple, et, construire pour le peuple.

“ Comment pouvons-nous aller de l’architecte-constructeur de système vers le système architecte auto-constructeur ? Un homme ne peut pas construire une maison, mais dix hommes peuvent construire dix maisons très facilement, même une centaine de maisons. Nous devons soumettre la technologie et la science à l’économie des pauvres et des sans argent. Nous devons ajouter le facteur esthétique. “ - Hassan Fathy, le 9 décembre 1982 Discours d’acceptation du prix Nobel alternatif

Construire avec induit un respect profond pour l’avis, le goût, la culture et les savoirs des gens. Construire avec signifie laisser une part de responsabilité aux habitants, accepter de ne pas être le principal décideur. L’Open-building est avant tout une preuve d’humilité. Dans la plupart des grands ensembles à travers le monde, les efforts de habitants pour personnaliser leur environement sont sanctionnés par les gérants d’immeuble, qui souhaitent maintenir l’immeuble dans l’état. Les valeurs d’usage y sont donc très basses. Si basses, que l’énergie de la plupart de ménages est concentrée en priorité à trouver le moyen de quitter le lieu plutôt que de l’entretenir et de s’y sentir chez soi. La négligence et le vandalisme sont donc des stigmates communs au logement moderne.2 L’open-building permet donc d’aider les ménages à reconcentrer leur énergie sur l’amélioration de leur cadre vie actuel. Les habitants s’approprient le projet et par conséquent ont un niveau d’investissement important. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la valeur immobilière et le prix du foncier environnant les grands ensembles baissent d’année, alors qu’on observe exactement l’inverse dans les quartiers permettant l’auto-construction.

Stephen Kendall, Reflections on the History and Future of the Open Building Network, Juillet 2015 (http://open-building.org/) La théorie de la vitre brisée, est née d’un article de James Q. Wilson. il s’agit d’un concept ou plutôt d’une analogie, voulant que les petites détériorations que subit l’espace public suscitent nécessairement un délabrement plus général des cadres de vie et des situations humaines qui en relèvent. il constate que toutes les autres seront cassées peu de temps après car la première laisse entendre que le bâtiment est abandonné, ce qui constitue l’amorce d’un cercle vicieux.

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L’auto-construction assitée est un alternative particulièrement pertinente pour reloger des bidonvillois dont une importante partie est jeune, motivée mais sans emploi, qui peuvent tout en se construisant un lieu de vie décent se forment aux métiers de la construction. De plus, pendant la phase de construction, qui peut être relativement longue, les habitants qui travaillent ensemble se soudent et apprennent à s’organiser. Ils seront donc capables, à l’avenir, de se regrouper pour entamer de nouvelles réalisations. La Torre David à Caracas est un exemple spectaculaire, bien qu’involontaire, d’open-building. L’immeuble inachevé de 45 étages est situé en plein centre-ville. Le complexe devait devenir le Wall Street de Caracas, d’après la vision de David Brillembourg - l’instigateur du projet. Entamée en 1990, la construction est arrêtée en 1994 à la suite de la crise économique. Cet édifice est depuis squatté par des Vénézuéliens sans logement. L’immeuble est alors achevé à environ 60%, même si au-delà du 28e étage, les travaux de gros œuvre ne sont pas très avancés. Pour palier au manque d’ascenseurs, de balustrades, de fenêtres, ainsi que certains murs, les habitants s’organisent. L’eau et l’electricité sont installés, un système de taxis permet de monter jusqu’au 15 étage grâce à la rampe de parking inachevée, on installe des systèmes de poulies pour monter des paniers de marchandises, des porteurs proposent leurs services... Chaque famille construit ses murs, peint, carrelle, équipe et meuble son espace. Le Corbusier avait rêvé la ville verticale, les habitants du plus haut bidonville au monde l’ont concrétisé. Des petits commerces ouvrent à l’intérieur de la construction - un dentiste, un coiffeur, une couturière, quelques épiceries, un salon de beauté, une salle de sport sur le toit. Le parking est également utilisé par certains propriétaires de voitures. En comparaison avec le reste de la ville, le bâtiment offre un relatif niveau de sécurité - relatif car la mafia locale est en effet présente. Vingt ans après l’arrivée des premiers squatteurs, il est estimé qu’environ 3 600 personnes vivaient au sein de la Torre. Aujourd’hui, notamment grâce au travail du Urban Think Tank une publication de 416 pages, un film de de l’exposition qu’ils ont dédiée à cette construction lors de la 13e exhibition d’Architecture internationale de Venise - la dynamique sociale et physique particulière de ce lieu a attiré l’attention internationale. Pourtant en Juillet 2014, le gouvernement vénézuelien a conclu un accord avec des promoteurs chinois afin de reconvertir le bâtiment à son usage original - un centre commercial et un immeuble de bureaux. Au terme d’une négociation de plusieurs mois avec les représentantants des habitants de la tour, la procédure d’évacuation a été d’une étonnante rapidité. Les 1 200 familles furent relogés à 37 km de la capitale, dans des grands ensembles à Cúa.

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Urban Think Tank, blog, article du 13 Juillet 2014 (www.torredavid.com)


Façade de la Torre David, Caracas, Venezuela © iwan Baan

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Lorsqu’il s’agit d’habitat informel, des apports d’argent importants pour des travaux publics et d’autres approches qui impliquent des changements rapides à grande échelle - comme le démantèlement de bidonvilles et la délocalisation de populations pauvres - ont généralement échoué dans le contexte complexe de la ville. Le marché du logement classique ne fournit tout simplement pas assez de logements. Il y a trop peu d’unités de logement social, et la majorité d’entre elles sont loin d’être accessibles aux familles à faible revenu. Les asymétries incroyables de revenu dans le Sud économique n’améliorent en rien la situation. Les diverses formes de négligence n’ont cependant pas toujours diminué la grande vigueur entrepreneuriale de ces populations pauvres. Chassés par les gouvernements et le secteur privé formel, les citadins, comme ceux de Torre David, ont conçu et utilisé des tactiques pour improviser l’abri et le logement. Cet exemple est intéressant afin de montrer que l’open-building est aussi applicable dans les des endroits dont l’espace urbain est déjà construit voir densément bâtie - moyennant une légalisation du processus auprès des autorisations locales, sans quoi l’installation est d’une extrême précarité. Permettre aux habitants les plus pauvres du monde de trouver une alternative cohérente au bidon-villes n’est pas le seul intérêt de l’open-building. Au Japon, en Russie, en Finlande, en Suisse et ailleurs dans le Nord économique des architectes et promoteurs mettent en place ce type de bâtiment pour des raisons biens différentes. Le premier théoricien de ce mouvement était en effet néerlandais et cherchait des solutions pour chez lui au Pays-Bas. Lorsque l’on voit les grandes idées qu’il résume, dés 1961, elles sont adaptables à un variété de situations:1 -Il existe des niveaux distincts d’intervention dans l’environnement bâti, tels que le support (aussi appelé skeleton ou structure de bas), et infill, ou par le design urbain et l’architecture. -Les usagers sont légitimes dans la prise des décisions de conception. -Plus généralement, la conception est un processus avec de multiples participants comprenant également différents types de professionnels. -Il est impératif de pouvoir modifier facilement les éléments de “remplissage” en fonction de l’évolution économique, en âge ou social de l’usager. -L’environnement bâti est le produit d’un processus de conception en cours, sans fin, dans lequel l’environnement se transforme progressivement. L’agence Baumschlage Eberle en partenariat avec Frank Bijdendijk batissent le projet, the Solids, à Amsterdam. Si le coup de construction de ce type de bâtiment est environ 20% plus cher, il est en revanche très convoité par des habitants à fort pouvoir d’achat à la recherche d’espaces sur-mesure. Les logements Tila (photos ci-contre) de l’agence TALI Architects sont un autre exemple de l’open-building montrant qu’il n’y a pas que les bidonvillois qui ont soif d’appartenance et d’espaces personnalisés.

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CiB W104 Open Building implementation, Objectives and Scope, 2006 (www.open-building.org)


Logements Tila, 39 appartements construits en 2011 à Arabianranta, Helsinki, Finlande Š TALLI Architects

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“Pour un homme bâtir sa maison, c’est naître une deuxième fois.” - Roch Carrier, 1979 extrait de Il n’y a pas de Pays sans Grand-Père

Il est d’ailleurs intéressant de remarquer à quel point le lexique de la construction est intimement lié à des évènements déterminants dans une vie comme: fonder une pensée, une communauté; construire une carrière, des relations, une amitié ou bâtir des espoirs, un foyer, un avenir. Construire sa maison a des significations profondes dans l’ensemble de cultures, et rendre ce droit - en l’accompagnant - aux “personnes ordinaires” c’est tout simplement leur rendre une manière de s’inscrire dans le monde. Christopher Alexandre évoque le belonging, le sentiment d’appartenance, d’un individu à une communauté grâce aux traces laissées et aux souvenirs qu’elles renferment. Je pense aussi à mon arrière grand-père bricoleur qui - lorsqu’il fabriquait une étagère ou construisait un muret en pierre pour enclore son jardin à Créteil par exemple, répétait souvent quand sa femme se pleignait des petites imperfections : “Si j’avais fait ça trop proprement, personne ne saurait que c’est moi qui l’ai fait !” Ce sont ces traces personnelles, anecdotiques, accidentelles ou bizarres que la standardisation a progressivement lissé. Les formes d’environement “modernes” que nous avons fabriqué dans les cinquante dernières années a conduit à l’absence de véritable connection que nous avions avec notre environnement bâti. Peut-être car l’espace public dans nos villes actuels légalement et métaphoriquement - n’appartiennent plus vraiment aux citoyens.

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Planification de Empower Shack avec les habitants à Khayelitsha, Cape Town, Afrique du Sud © Urban Think Tank

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Collage du Monument Continu de Superstudio, 1969

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Conclusion Il n’y a finalement que le vide qui peut être habité, l’espace que l’on forme. L’espace infini pourrait être comparée à une page blanche. L’angoisse de la page blanche est bien connue de nombreux écrivains. C’est ce même sentiment que l’on peut éprouver pour l’appropriation de l’espace et c’est à nous, les architectes, qu’incombe le rôle d’y mettre les lignes et les énoncés qui permettront aux usagers d’écrire librement l’histoire qui leur conviendra.

“L’architecture actuelle s’occupe de la maison, de la maison ordinaire et courante pour hommes normaux et courants. Elle laisse tomber les palais. Voilà un signe des temps.” - Le Corbusier

S’il fut un temps ou l’habitat ordinaire était dessiné par des gens ordinaires, ils ont progressivement été écarté du processus de construction. L’attractivité de la ville est devenue si intense et la necessité d’accueillir un nombre exponentiel de nouveaux citadins si urgente, que les formes à bâtir dépassaient largement les compétences des habitants. Le bidonville, s’il est un processus de fabrication de la ville essentiel et source d’inspiration pertinent pour produire l’environnement ordinaire ne peut pas seul, sans l’aide de professionnels, créer les conditions de salubrité et de confort minimum que l’on souhaite pour tous les êtres humains. Habraken explique qu’il est donc naïf de souhaiter un retour à l’environnement “auto-construit” d’hier.1 Les exemples décrits dans Laissez-Place ! montrent que prévoir des vides appropriables par les habitants créent une vraie cohésion de quartier, un esprit d’appartenance et de communauté qui semblent manquer dans les résidences pavillonaires que j’ai pu habiter ou étudier. Le vide à habiter crée un fort dynamisme social et économique là où il a été expérimenté, en

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HABRAKEN, N. John, The Structure of the Ordinary: Form and Control in the Built Environnement, 2000

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Amérique du Sud et Central notamment. Il permet aussi à l’individu d’affirmer son identité et de ne pas se sentir pris dans la masse déshumanisée, mais plutôt dans une multitude au sens défini par Michael Hardt et Toni Négri.1 La ville reflèterait l’état réel de la société.2 Sa forme met en place une socialité, favorise ou interdit certains mouvements et influence nos émotions et nos pensées. Ainsi le vide habité et à habiter - qui intègre l’importance de l’expression personnel et les valeurs communautaires - me semble un projet de société plus enrichissant que la répétition, la standardisation et l’individualisme. “L'architecture, c'est une tournure d'esprit et non un métier.” - Le Corbusier N. John Habraken évoque dans Palladio’s Children une dichotomie idéologique entre les architectes dont les valeurs fondamentales, l’identité et l’éducation sont restés enracinés dans l’héritage de la Renaissance de créer des chefs-d’œuvre et les exigences pratiques d’une profession qui agit dans un environnement bâti ordinaire. En effet, l’habitat ordinaire ne peut être une œuvre totale comme celles de Mies van der Rohe qui va jusqu’à dessiner le mobilier. Là où l’architecte refuse de laisser une marge de contrôle à l’habitant des malaises profonds se créent; comme l’interdiction de platrer les murs en béton brut de projet Nemausus de Jean Nouvel ou l’interdiction de repeindre une salle de sieste d’une maternelle noire et sans fenêtres d’Henri Ciriani qui terrifiait les enfants. Une nouvelle relation à l’usager semble donc nécessaire. Une relation au sein de laquelle les usagers sont des partenaires plutôt que les destinataires d’un projet. L’augmentation du nombre, au cours des dix dernières années, d’agences d’architecture qui partagent cette philosophie de projet est la preuve que cette idée n’est pas une utopie mais commence à s’enraciner dans la profession. Ces agences se font d’ailleurs plutôt appeler collectifs. Les élus, non sans arrière-pensées parfois, expriment aussi leur volonté de faire participer davantage les habitants à la transformation et la construction de leur habitat. Les promoteurs, à leur tour, pour emporter les marchés, ont adapté leurs éléments de langage et proposent, certes encore avec parcimonie, des projets de logements intermédiaires, voire de logements participatifs. Mais pour réellement créer un sentiment d’appartenance et d’identité il faut aller bien au-delà de l’écoute. Patrick Bouchain par exemple nous résume sa façon de procéder ainsi: s’inscrire dans le contexte, connaître la règle, ne pas agir mais transformer, faire le moins possible, entrainer tout le monde, interpréter, donner du temps, transmettre, ne jamais faire pareil...3

HARDT, Michael et NEGRi, Antonio, Multitude: Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, 2004 DEGEORGES, Patrick et NOCHy, Antoine, L’impensé de la ville, Construire Autrement, 2006 3 BOUCHAiN, Patrick, Construire Autrement, 2006 1 2

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Vase de Rubin

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Nous voyons aussi éclore un peu partout des associations pour revaloriser des espaces désuets ou organiser des activités communautaires - une association de pétanque rue des Poissonniers dans le 18e arrondissement de Paris et les jardins associatifs urbains qui occupent pour des durées variées les dents creuses dans les villes de Détroit à Madrid. Ces vides deviennent un réseau de relations activées et rendues significatives par les actions humaines. L’énergie et la créativité mobilisées autour de l’appropriation du vide apparaît être une potentialité formidable pour les architectes.

“Et si «vide» ne décrivait pas l’état d’un certain site mais plutôt le résultat d’un processus fini ou la potentialité d’un processus à venir? Dans ce cas, la vacance urbaine, le vide urbain, le terrain inoccupé ou le terrain vague (au sens premier du terme) peut être compris comme une sorte de suspension temporelle; l’utilisation de l’espace - parce que les usages semblent provoquer le remplissage des espaces - a cessé ou est sur le point de commencer.” - Stavros Stavrides, 2004 extrait de l’article Open Space Appropriations and the Potentialites of a “City of Thresholds” dans Terrain Vague: Interstices at the Edge of the Pale

Nous avons reçu en héritage de notre passé industriel, du mouvement moderne et de l’étalement urbain, une très grande quantité de pages blanches à remplir, le vide négatif. Mais à certains endroits, les habitants ont déjà commencé à écrire. La position que je défends à travers ce mémoire, est l’humilité face au travail entrepris et, lorsque les habitants en manifestent l’envie, la possibilité de partager le droit à l’écriture de l’espace. Laisser libre l’interprétation, puis la construction d’un espace par les habitants c’est ouvrir la porte au meilleur et au pire. Ainsi, l’abandon de contrôle est tout à la fois grisante et terriblement inquiétante. Le vide à habiter représente une menace à la tradition, à un futur connu et établi. Le vide est un pari, un risque, une aventure. La nature aurait horreur du vide. Mais à la fin de ce travail, le vide paraît plutôt être une invitation à la création. Le vide interroge, stimule l’imagination, car elle n’est pas une solution toute faite mais une solution à faire.

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Usine de fabrication d’air comprimé, la SUDAC, Paris 13e, 2003 © Jean-Pascal Caullery

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Saule 86 pleureur, illustrateur inconnu, Estampe royaliste, 1795


Il n’y a pas de dernier mot, que de l’inachevé. Jude Stéfan

Bibliographie

ALEXANDER, Christopher. A Vision of a Living World - The Nature of Order: An Essay on the Art of Building and the Nature of the Universe. The Center for Environmental Structure, 2005, 697 pages. ARAVENA, Alejandro et IACOBELLI, Andrés. ELEMENTAL: Manual de Vivienda Incremental y Diseño Participativo. Hatje Cantz, 2013, 512 pages. ASCHER, François. Les nouveaux principes de l’urbanisme suivi de Lexique de la ville plurielle. Éditions de l’Aube, 2010, 272 pages. BACHELARD, Gaston. La poétique de l’espace. Presses Universitaires de France, collection Quadrige, 2012, 228 pages. BRILLEMBOURG, Alfredo et KLUMPNER, Hubert. Torre David: Informal Vertical Communities. Lars Müller Publishers, 2013, 416 pages. BERGER, Alan. Drosscape: Wasting Land in Urban America. Princeton Architectural Press, 2006, 255 pages. BOUCHAIN, Patrick. Construire autremnt: Comment faire ? Actes Sud, collection l’Impensé, 2006, 190 pages. CHENG, François. Vide et Plein: Le langage pictural chinois. Éditions du Seuil, 1991, 154 pages. CHING, Francis D.K. Architecture: Form, Space and Order. John Wiley & Sons, 2007, 430 pages. CHOAY Françoise, Haussmann et le système des espaces verts parisiens, Revue de l’Art, n°29, 1975, pp 83-99.


,tom reinred ed sap a y’n lI .évehcani’l ed euq nafétS eduJ

Saule pleureur, Illustrateur inconnu, Estampe royaliste, 1795


Bibliographie ALEXANDER, Christopher. A Vision of a Living World - The Nature of Order: An Essay on the Art of Building and the Nature of the Universe. The Center for Environmental Structure, 2005, 697 pages. ARAVENA, Alejandro et IACOBELLI, Andrés. ELEMENTAL: Manual de Vivienda Incremental y Diseño Participativo. Hatje Cantz, 2013, 512 pages. ASCHER, François. Les nouveaux principes de l’urbanisme suivi de Lexique de la ville plurielle. Éditions de l’Aube, 2010, 272 pages. BACHELARD, Gaston. La poétique de l’espace. Presses Universitaires de France, collection Quadrige, 2012, 228 pages. BRILLEMBOURG, Alfredo et KLUMPNER, Hubert. Torre David: Informal Vertical Communities. Lars Müller Publishers, 2013, 416 pages. BERGER, Alan. Drosscape: Wasting Land in Urban America. Princeton Architectural Press, 2006, 255 pages. BOUCHAIN, Patrick. Construire autremnt: Comment faire ? Actes Sud, collection l’Impensé, 2006, 190 pages. CHENG, François. Vide et Plein: Le langage pictural chinois. Éditions du Seuil, 1991, 154 pages. CHING, Francis D.K. Architecture: Form, Space and Order. John Wiley & Sons, 2007, 430 pages. CHOAY Françoise, Haussmann et le système des espaces verts parisiens, Revue de l’Art, n°29, 1975, pp 83-99.

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CLÉMENT, Gilles. L’éloge des vagabondes: Herbes, arbres et fleurs à la conquête du monde. Nil Éditions, 2002, 216 pages. CULLEN, Gordon. The Concise Townscape, Elsevier Ltd., 1971, 199 pages. DELEUZE, Gilles et GUATTARI Félix. Mille Plateaux: Capitalisme et Schizophrénie 2. Les Éditions de Minuit, Collection Critique, 1980, 647 pages. HABRAKEN, N. John. The Structure of the Ordinary: Form and Control in the Built Environnement. MIT Press, 2000, 358 pages. HABRAKEN, N. John. Supports: An Alternative to Mass Housing. The Urban International Press, U.K. 2011, 110 pages. HABRAKEN, N. John. Palladio’s Children: Essays on Everyday Environnement and the Architect. Taylor & Francis, 2005, 194 pages. HARDT, Michael et NEGRI, Antonio. Multitude : guerre et démocratie à l’époque de l’Empire. Éditions La Découverte, 2004, 408 pages. ILLICH, Ivan. La convivialité. Points, collection Points Essais, 2014, 160 pages. KALIFA, Dominique. Les Bas-Fonds: Histoire d’un Imaginaire. Éditions du Seuil, collection l’Univers historique, 2013, 394 pages. KENDALL, Stephen. Reflections on the History and Future of the Open Building Network. Juillet 2015. (article internet: http://open-building.org/archives/Reflections_on_the_History_and_Future_of_Open%20Building_and_the_OB_Network.pdf) KOOLHAAS, Rem. Delirious New York: A Retroactive Manifesto for Manhattan. The Monacelli Press, 1994, 317 pages. LAPLANTINE, François. Je, Nous et les Autres. Éditions Le Pommier, Manifeste, collection Manifeste, 1991, 159 pages. LERUP, Lars. Building the Unfinished: Architecture and Human Action. Sage Publications, 1977, 171 pages. MANGIN, David. La Ville Franchisée: Formes et Structures de la Ville Contemporaine. Éditions la Villette, 2004, 398 pages.

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