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VERONICA CHOU Mission durable

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À tout juste 30 ans, Veronica Chou était propriétaire de douze marques de mode en Chine. Puis, elle a tout vendu et repris à zéro.

Mission durable

Suite à un voyage au Népal, Veronica Chou a changé de vie. Tirant les leçons de son expérience, la femme d’affaires âgée de 36 ans, héritière d’une dynastie chinoise de l’industrie textile, ne mise plus que sur la durabilité.

TEXTE : Michaela Cordes PHOTOS : Victoria Tang-Owen

« Quand je rentrais à la maison le soir, j'avais du mal à respirer, mon visage et mes mains étaient noirs. » VERONICA CHOU

La révélation de vouloir radicalement changer de cap lui est venue au milieu de la nuit, lors d’un trek au Népal. Juste après son 30e anniversaire, la jeune entrepreneure avait fait un break, après avoir travaillé sept ans comme une acharnée et ouvert plus de 1 000 boutiques de mode dans les régions de Hong Kong et de Shanghai. « Une semaine de yoga, de méditation et de randonnée en pleine nature, seule face à moi-même », raconte Veronica Chou au cours d’un appel vidéo par Zoom entre Hong Kong et Hambourg. « La veille du jour où j’allais escalader le plus haut sommet, je me suis réveillée vers minuit et j’ai eu ce déclic : peu importe ce que je ferai dans le futur, ce sera forcément en lien avec la durabilité. »

Depuis le début de la pandémie, Veronica Chou vit à Hongkong et travaille avec son équipe américaine par Zoom.

Une conviction qui s’est forgée au cours de nombreuses années d’expérience dans l’industrie de la mode. Depuis ses 24 ans, Veronica Chou a introduit douze grandes marques de mode comme Karl Lagerfeld, Ed Hardy, London Fog ou encore Candie’s en Chine. Mais malgré son succès économique, son quotidien professionnel faisait de plus en plus naître en elle le doute. « Ce que j’ai vécu à cette époque s’est profondément inscrit dans ma mémoire. Chaque fois que je descendais de l’avion, j’avais l’impression d’entrer dans un nuage de poussière. Mes voies respiratoires étaient obstruées, mon visage et mes mains étaient noirs quand je rentrais à la maison le soir. Cela faisait partie de mon quotidien. Tous ceux qui ont vécu en Asie à cette époque ont connu ce phénomène. La pollution posait d’énormes problèmes. »

Pour bien comprendre le sens de sa réorientation, il faut se pencher sur l’histoire de la famille Chou, devenue au fil des générations une véritable institution de l’industrie textile grâce à des idées visionnaires. Et ce, bien au-delà des frontières de la Chine : Chao Kuang-Piu, le magnat du textile, plus particulièrement de la laine, aujourd’hui âgé de 101 ans, est le grandpère de Veronica. Les plus grandes usines de tricot lui appartiennent. Son père, Silas Chou, est l’homme qui se cache derrière le succès de marques telles que Tommy Hilfiger ou Michael Kors.

« J’ai pour ainsi dire grandi dans nos usines de jeans et de tricots », raconte Veronica Chou évoquant sa jeunesse à Hong Kong. Adolescente, elle travaillait en tant que stagiaire dans les différentes entreprises familiales, ce qui lui a permis de connaître les rouages de la fabrication textile. « À cet âge, je demandais déjà : “pourquoi y a-t-il autant de poussière ici ? Quelle est cette odeur étrange ? Où vont les eaux souillées après la teinture ?” » Mais à l’époque, on ne se posait pas de questions sur les processus de fabrication et sur leurs conséquences. « Plus tard, quand je me suis lancée dans ma propre activité qui consistait à ouvrir des boutiques en Chine, j’ai réalisé que les préoccupations environnementales prenaient de plus en plus d’ampleur et il m’était quasiment impossible de ne pas m’intéresser de plus près au sujet de la durabilité. »

Un autre aspect malsain dans le monde de la mode lui déplaisait fortement : « Pour moi, en tant que jeune femme chinoise, le fait de grandir dans le monde de la mode impliquait de me comparer constamment avec les top models maigres de l’époque. » Déjà à l’internat de sa high school aux États-Unis, ses colocataires affichaient des posters d’effigies de la mode dans leur chambre, suivaient toutes sortes de régimes amaigrissants et faisaient, selon Veronica, « beaucoup trop de sport ». De plus, les femmes asiatiques n’étaient presque pas représentées dans les médias américains. « Je me suis longtemps sentie sous-représentée et soumise à une énorme pression. Ce vécu m’a donné des leçons précieuses pour mon futur. J’ai réalisé qu’une marque de mode actuelle devrait s’adresser à toutes les nationalités, cultures et tailles de confection. »

En 2015, en rentrant de son voyage de trekking, Veronica Chou a décidé de passer à l’action : elle a vendu sa société Iconix Brand Group pour se consacrer entièrement à la durabilité. Une décision courageuse pour laquelle elle a pu compter dès le début sur le soutien de ses deux demi-frères. Ayant tous deux avaient déjà de l’expérience en matière d’investissements écologiques, ces derniers l’ont aidée à trouver des entreprises investies dans la recherche en matière de technologies textiles alternatives. Comment son père a-t-il réagi à sa réorientation professionnelle soudaine ?

« Nous avons la possibilité de faire le choix de la durabilité trois fois par jour. Il faut en être conscient. » VERONICA CHOU

Un mode de vie durable et sain : méditation, jogging et alimentation bio sont les secrets de Veronica Chou.

« Il n’a jamais essayé de m’en dissuader. Au début, il ne comprenait pas bien et se défendait quand je voulais lui imposer des produits écologiques dans sa maison. Aujourd’hui, dans son travail, sa posture est : “s’il s’agit de durabilité, alors adresse-toi à ma fille !” »

Il y a un peu plus d’un an – juste avant le début de la pandémie – Veronica Chou a fondé son entreprise Everybody & Everyone. Cette marque de mode féminine durable lancée aux États-Unis est non seulement size inclusive – tous ses articles sont disponibles dans les tailles 00 à 24, c’est-à-dire 32 à 56 en tailles européennes –, mais la jeune femme d’affaires met en outre un point d’honneur à sensibiliser la société à un mode de vie plus durable et à soutenir la recherche de nouvelles matières écologiques. Elle s’est notamment engagée à planter un arbre pour chaque produit vendu.

« Chez nous, on ne trouve pas de robes de soirée, dit-elle. On devrait de toute façon ne plus les acheter que d’occasion. » Chez Everybody & Everyone, on mise sur les basics du quotidien, des vêtements polyvalents. Par exemple un pull à col roulé amovible que l’on peut donc également porter comme pull à col rond. Ou bien un pantalon infroissable fabriqué à base de sucre fermenté dont on peut adapter la longueur en fonction de la hauteur des talons grâce à un système de boutons à l’ourlet. Il y a aussi une veste d’hiver en plastique recyclé avec une fermeture éclair qui permet de la porter en veste courte cropped ou en parka longue.

Attirer l’attention sur des matières innovantes et durables et les commercialiser auprès de sa clientèle est devenu une véritable passion pour Veronica Chou qui, au début de l’année, a lancé la première collection de vêtements de sport de sa marque, entièrement fabriquée en nylon biodégradable : « Le nylon traditionnel met 100 ans à se dégrader, le nôtre se dégrade en seulement trois ans. »

Aujourd’hui, avec sa famille, Veronica Chou soutient également la recherche de nouvelles matières textiles durables et investit depuis plusieurs années dejà dans des entreprises telles que Modern Meadow qui fabrique du cuir en laboratoire « pour qu’il ne soit plus nécessaire de tuer des vaches pour obtenir du cuir ». Avec son amie Emily Lam-Ho, elle a investi dans la marque de sneakers Thousand Fell qui a mis au point les premières baskets entièrement recyclables. Les clients ont la possibilité de retourner leur ancienne paire de sneakers pour la faire transformer en une nouvelle. L’évolution dans ce secteur est extrêmement rapide, dit-elle. Si lorsqu’elle a commencé, on trouvait à peine une entreprise qui proposait des leggings en plastique recyclé, aujourd’hui, même des fournisseurs de masse comme H&M ou Adidas ont dans leurs gammes des produits en plastique recyclé issu des océans.

« Ce qui me fascine le plus, ce sont les sociétés innovantes qui fabriquent des matières qui, non seulement ne nuisent pas à la planète, mais qui, en plus, lui font du bien – des textiles à base de végétaux issus de l’agriculture régénératrice. » Une agriculture qui préserve l’écosystème grâce à des cultures mixtes, à l’instar de la nature – et sans aucun ajout de pesticides chimiques. L’avantage de ce type de culture est que les sols restent durablement sains et sont capables de stocker davantage de carbone. De plus, l’agriculteur local est mieux rémunéré, et, en cultivant différents produits, il peut élargir sa clientèle.

« Nous proposons notamment une chemise confectionnée en soie issue de l’agriculture régénératrice. Nous veillons à ce que la chemise soit cousue au même endroit que celui où la soie est cultivée afin de limiter l’empreinte carbone. Je souhaite procurer à nos clients l’agréable sensation qu’en achetant chez nous, ils se font autant plaisir à eux-mêmes qu’ils font du bien à la planète. »

Y a-t-il une entreprise exemplaire à ses

Une affaire de famille : Veronica Chou est mère de jumeaux, elle a deux demi-frères plus âgés et une demi-sœur plus jeune.

« Très jeune, j’ai senti l’énorme pression exercée par le monde de la mode. C’est pourquoi notre marque est size inclusive. » VERONICA CHOU

yeux ? « Patagonia ! » s’exclame Veronica Chou, sans devoir réfléchir longtemps. Son slogan: « We’re in business to save our home planet. » La marque de vêtements de sport et de loisirs installée en Californie compte 4,6 millions d’abonnés sur Instagram, 1 000 salariés et a prouvé qu’il est possible de se positionner sur le marché de masse tout en respectant des règles de justice sociale et de durabilité. « J’admire la façon dont Patagonia traite ses employés et comment elle a réussi à s’imposer sur le marché. »

Pour cela, la marque a mis en place une formidable plateforme qui propose ses propres films documentaires pour sensibiliser le public à la durabilité. Lorsque les entreprises prennent autant d’ampleur, leur influence sur la politique et sur les gouvernements augmente également. « Je suis d’avis qu’on ne peut pas laisser le consommateur assumer seul la responsabilité d’une consommation durable. Les politiques doivent aussi instaurer de nouvelles réglementations afin de rendre possible un mode de vie durable et d’inciter les gens à l’adopter une fois pour toutes. »

Une étude mondiale récente du Capgemini Research Institute montre que le comportement des consommateurs a profondément changé depuis la pandémie de la covid-19 : à l’échelle mondiale, 79% des consommateurs font aujourd’hui dépendre leurs choix d’achats de valeurs comme la responsabilité sociale, l’inclusion ou l’impact environnemental. 69% des consommateurs choisissent plus de produits durables depuis la crise sanitaire. A-telle ressenti les effets de ce changement sur le chiffre d’affaires de sa nouvelle marque ? « Absolument, acquiesce Veronica Chou. Nous sommes encore une toute jeune entreprise, mais nous avons déjà livré dans chacun des cinquante États américains. »

Sa cliente type serait selon elle une femme de son âge qui observe attentivement ce qui se passe autour d’elle. « La pandémie a marqué un nouveau départ pour beaucoup d’entre nous. Comme tout était fermé dès le premier confinement, nous n’avons eu d’autre choix que d’aller dans la nature. Et soudain, nous avons pris conscience de la valeur d’une nature en bon état ! Cela nous montre à quel point la durabilité est importante. Sans la nature, nous ne pouvons pas vivre sainement. Il existe de nombreuses études qui démontrent l’effet positif du contact avec la nature sur notre bien-être. Une simple promenade en forêt améliore l’humeur et apaise l’esprit. » Cette expérience a suscité une plus grande curiosité – y compris envers la mode durable. « Les clients sont maintenant prêts à dépenser un peu plus d’argent pour préserver la planète. Nous devons prendre conscience que chacun de nous a le choix trois fois par jour, à chaque repas, de prendre une décision qui va dans ce sens. Et il en va de même pour chaque vêtement que nous portons. »

Jusque-là, Veronica Chou vivait à Londres avec ses jumeaux âgés de 5 ans. Mais au début de la pandémie, elle a déménagé à Hong Kong. Son entreprise Everybody & Everyone, que la jeune femme d’affaire a lancé par zoom, a son siège à New York et ne livre pour l’instant qu’aux États-Unis. Selon elle, les entreprises les plus avancées en technologie des matériaux se trouvent aux États-Unis. La Chine serait en revanche plus progressiste en termes de technologies de production. Autrefois, il était nécessaire de s’envoyer de nombreux échantillons pour mettre au point un produit. « Aujourd’hui, avec les scans 3D, c’est beaucoup plus simple. »

Les modes de fabrication dans les usines chinoises ont également beaucoup changé ces dernières années, explique-t-elle. « La tendance est nette. Les usines avec lesquelles nous travaillons en Chine sont certifiées et utilisent des énergies renouvelables. Le gouvernement chinois incite fortement à l’usage de technologies vertes. L’usine qui nous fournit en soie biologique en est un bon exemple. Toutes les fermes des alentours l’ont suivie parce qu’elles se sont rendu compte que la culture régénératrice est aussi plus lucrative. » De plus, il y a de nouvelles initiatives globales qui soutiennent des usines dans le monde entier – y compris en Chine. Le Natural Resources Defense Council (NRDC) est la plus grande organisation américaine. Avec son programme Clean by Design, elle aide les usines, notamment en Chine, à passer à l’éclairage LED en dix étapes et à mesurer exactement leur consommation d’énergie lors de la production. En améliorant l’isolation des bâtiments et en adoptant des solutions ingénieuses pour traiter les eaux usées de façon plus respectueuse de l’environnement, les usines réalisent qu’elles peuvent réduire leurs coûts de production en à peine un an. Quel est son but ? « Ce n’est pas tant l’argent, mais bien plus la quête d’une cohérence globale. »

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