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Entretien
Natalie Dessay ©Simon Fowler
Natalie Dessay Entre légèreté et gravité
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Après avoir chanté dans les plus grands opéras du monde, Natalie Dessay a quitté la scène lyrique en 2013. Elle multiplie depuis avec succès les projets, aussi bien au théâtre qu’en concert. Elle participe en octobre au second «Café lyrique» de la saison organisé à Strasbourg par l’Opéra national du Rhin sur le thème «L’opéra, est-ce du théâtre?». Rencontre avec une grande artiste aux multiples facettes, qui manie comme personne la franchise, l’humour et le second degré.
Par Louis Geisler
Vous avez dit adieu au monde de l’opéra en 2013, avec une ultime Manon au Théâtre du Capitole à Toulouse, là où vous aviez commencé votre carrière. Depuis, vous avez sorti plusieurs albums consacrés à la chanson française et américaine, joué dans des comédies musicales et des pièces de théâtre, multiplié les récitals, animé une émission de radio… Finalement, il y a un aspect de votre vie professionnelle qui ne change pas: vous n’arrêtez jamais.
Durant ma carrière lyrique, j’étais très souvent loin de chez moi. Maintenant, tout se passe en France. Ça change énormément ma vie et la rend beaucoup plus légère. Et puis, aujourd’hui, je gagne beaucoup moins et ça change tout: à l’opéra, j’étais très bien payée, alors qu’au théâtre, ce n’est pas la même bière et il faut multiplier les projets pour pouvoir gagner sa vie (Rires)! Plus sérieusement, une fois qu’on a goûté à la liberté, on a envie de s’enivrer avec elle.
Il faut beaucoup de courage pour décider d’arrêter un métier, et de le quitter par la grande porte. Ce n’est pas une question de courage. Dès que j’ai eu vingt ans et que j’ai commencé à apprendre à chanter, j’ai toujours dit que je m’arrêterai à la cinquantaine pour jouer au théâtre. Il faut le savoir: je fais des projets à très long terme, sur trente ans! Exactement à l’inverse des hommes politiques… À quatre-vingt ans, j’espère bien jouer Oh les beaux jours de Samuel Beckett (Rires) !
Vous bousculez souvent les règles établies, dans un monde et une société qui aiment les étiquettes et cantonner les artistes à une seule discipline…
Oui, mais maintenant il y a beaucoup de gens qui font deux ou trois activités en même temps. C’est une chose un peu plus courante et admise. Je ne suis pas la seule dans ce cas. Je ne suis ni une révolutionnaire, ni une avant-gardiste: je n’ai pas ce courage-là. Je suis le mouvement des gens qui n’ont pas qu’un seul métier dans la vie. Sans parler seulement des artistes: il y a beaucoup de personnes qui changent de métier en cours de route, quel que soit le domaine. Et finalement, je continue à raconter des histoires, sous différentes formes.
Qu’est-ce qui vous anime? On a l’impression d’un besoin viscéral de liberté en vous.
Je suis un peu ivre de cette liberté nouvelle. Et j’ai maintenant du temps pour mener à bien d’autres projets, liés à la musique ou au théâtre, et qui me tiennent à cœur. Je suis une personne besogneuse, j’ai besoin de beaucoup répéter, de passer du temps sur le métier, pour me sentir légitime de présenter quelque chose sur scène. Le fait de ne plus être par monts et par vaux, dans ce sacerdoce que représentait l’opéra, me donne plus de temps pour préparer chaque projet qui m’intéresse.
Chaque nouveau projet doit avoir un sens humain et artistique pour vous. À l’opéra, j’étais assignée à un répertoire, par ailleurs très beau. Mais je n’avais pas le choix: j’avais une voix qui me prédisposait automatiquement à un certain type de rôles. Et cela m’a un peu pesé. Aujourd’hui, tout est beaucoup plus ouvert. Par exemple, j’ai pu décider de chanter avec Michel Legrand ou de faire un album avec des chansons de Claude Nougaro. Je ne suis plus obligée d’être là où on m’attend. Ce ne sont pas des choses attendues. On ne me dit plus: «Oui, ça c’est pour ta voix.» Cela me laisse beaucoup plus de liberté. Quant au théâtre, ce qui me plaît, c’est que je joue des rôles qui correspondent à la femme que je suis aujourd’hui. Je ne suis pas obligée d’être une jeune première parce que ma voix m’impose de chanter ce genre de personnages.
À la rentrée, vous serez au Théâtre national de Strasbourg pour une pièce intitulée Hilda, écrite par Marie NDiaye et mise en scène par Élisabeth Chailloux. Vous allez jouer le personnage de Madame Lemarchand: on est très loin d’un rôle de jeune première…
Effectivement! J’adore dire que j’ai envie de jouer les «vieilles dernières» (Rires)! mais ce n’est pas tout à fait le cas ici. C’est le rôle d’une bourgeoise vampirique. On découvre qu’elle a des circonstances atténuantes, mais sa souffrance est l’occasion pour elle de se nourrir des autres pour survivre.
C’est la première fois que vous jouez un rôle de «méchante», à part peut-être celui de la Reine de la nuit dans La Flûte enchantée de Mozart – mais d’ailleurs, est-elle vraiment méchante? Ça, ce n’est pas sûr! Mon personnage dans Hilda est plus pathétique qu’autre chose. Bien sûr, elle peut faire mal, mais c’est terriblement humain. D’une manière générale, à part chez les psychopathes, le mal absolu n’existe pas – à la limite, même chez les psychopathes, on pourrait se demander pourquoi et comment ils sont devenus ainsi. Il ne s’agit pas d’un monstre auto-engendré, sinon, ça serait trop facile. Cette pièce parle de rapports humains et de ce que l’argent des uns et la précarité des autres peut engendrer.
Vous serez également en octobre à l’Opéra national du Rhin pour participer au second «Café lyrique» de la saison. Il s’agit d’un nouveau type de rencontre et d’échange avec le public, imaginé sur le modèle des cafés-philo. Le thème de ce débat est: «L’opéra, est-ce du théâtre?» C’est une question sur laquelle, j’imagine, vous avez un avis bien tranché.
L’opéra est une certaine forme de théâtre, mais ce n’est pas non plus vraiment du théâtre. C’est différent du théâtre parlé, dans la mesure où le temps, à l’opéra, nous est compté. C’est là toute la différence: la marge de manœuvre est très petite à l’opéra, car tout est déjà pré-décidé d’une certaine façon. Au théâtre, c’est à nous de recréer la musique. La marge créatrice et interprétative est beaucoup plus grande. Et puis, l’acte de chanter sur une scène d’opéra est tellement athlétique que le corps est toujours mobilisé d’une certaine façon. C’est un mouvement qui va vers l’extérieur, forcément. Au théâtre, c’est l’inverse: l’acteur doit d’abord recevoir quelque chose et se laisser traverser par le texte. Le chant est un geste technique, qui ne laisse que peu de place à la fragilité. Or, cette fragilité est très intéressante chez un acteur. Un chanteur doit être un guerrier, alors qu’un acteur doit être un enfant. L’un est trapéziste, l’autre funambule: c’est lorsqu’il est au bord de tomber que ça devient très fort.
Une autre différence, c’est le temps consacré aux répétitions scéniques, une phase du travail que vous aimez beaucoup, plus longue au théâtre qu’à l’opéra.
Oui, mais c’est nécessaire. À l’opéra, il faut être efficace. Il y a peu de temps pour chercher, car ce n’est pas le but. Au théâtre, on n’a pas d’autre choix que, dans un premier temps, ne pas être
©Simon Fowler «Le chant est un geste technique, qui ne laisse que peu de place à la fragilité. Or, cette fragilité est très intéressante chez un acteur. Un chanteur doit être un guerrier, alors qu’un acteur doit être un enfant. L’un est trapéziste, l’autre funambule: c’est lorsqu’il est au bord de tomber que ça devient très fort.»
efficace. C’est un aspect que je trouve extrêmement intéressant, qui nécessite un temps autre. Le chant demande une énorme préparation solitaire en amont des répétitions. Au théâtre, le travail commence véritablement quand on est tous ensemble.
Il y a quelques mois, votre maison de disque a publié un coffret de trente-trois CD et dix-neuf DVD avec l’intégralité de vos enregistrements d’opéra effectués entre 1996 et 2010. Qu’avez-vous ressenti en tenant entre vos mains cet objet qui retrace quatorze années de votre carrière?
J’étais très contente! J’ai juste un petit regret: ils n’ont pas mis mes airs de concert de Mozart… C’est probablement ce que j’ai fait de mieux. Ce n’est pas vraiment des airs d’opéra, même si jadis ils étaient intégrés dans des représentations. J’aurais dû y penser et leur demander.
Dans ce coffret, on retrouve vos interprétations de Lucia, Olympia, Manon, Morgana, Lakmé, Ophélie et bien d’autres. Certains de ces personnages, comme Gilda, vous ne les avez jamais incarnés sur scène. Pour quelle raison?
Je ne trouvais pas le personnage de Gilda très intéressant et je ne me sentais pas de l’interpréter sur scène alors que, musicalement, c’est une partition magnifique. Mais cela ne me suffisait pas. C’est pareil pour Sophie dans Le Chevalier à la Rose de
Richard Strauss. J’ai joué deux représentations à Vienne, puis je n’ai pas voulu recommencer. Je ne m’y reconnaissais pas. Mais je peux me tromper: j’ai vu ces deux personnages très bien interprétés. Cela dépend aussi des spectacles et des metteurs en scène.
Indépendamment des mises en scène auxquelles vous avez participé, quels sont les rôles qui vous ont le plus marquée?
Ce n’est jamais indépendamment de la mise en scène. Un rôle absolument génial dans une mauvaise production, c’est l’horreur. Alors que d’autres peuvent se révéler très intéressants dans une bonne production. Prenons l’exemple de Marie dans La Fille du régiment: a priori, sur le papier, c’est n’est pas un rôle très palpitant, mais dans la mise en scène de Laurent Pelly, il devient, pour moi, anthologique. Je ne fonctionne pas en termes de rôles, je fonctionne en termes de productions. J’ai fait La Traviata avec Jean-François Sivadier et Laurent Pelly: après ces deux expériences fortes, cela n’avait aucun sens pour moi de refaire dix ou quinze autres spectacles où il risquait de ne rien se passer d’intéressant sur scène.
Il y a quelques années, vous disiez vous battre contre votre voix. Récemment, vous avez déclaré dans un journal être réconciliée avec elle.
Chacun a un rapport très différent à sa voix. Il y a des gens qui aiment leur voix. Leontyne Pryce avait coutume de dire – et on la comprend! – qu’elle adorait le son de sa propre voix. Je trouve ça génial. Je n’ai pas cette chance. Mon rapport à ma voix, comme avec tout le reste d’ailleurs, est plus compliqué.
©Simon Fowler
Est-ce que vous vous sentez épanouie maintenant, malgré cela?
Je trouve la vie difficile. C’est compliqué de vieillir pour une femme, probablement plus que pour un homme. Je ne fais pas partie de ces gens qui, à la cinquantaine, se sentent heureux et épanouis comme jamais. Je vois la mort s’approcher: cela me trouble… et c’est un euphémisme.
Et pourtant, vous avez beaucoup ri durant cet entretien. C’est votre remède à la mélancolie?
Oui, j’ai beaucoup d’humour à part ça! (Rires) On combat la mélancolie en faisant semblant que ce n’est pas sérieux!
Pour finir, que diriez-vous pour inciter de nouveaux publics à oser «franchir le pas de la porte» pour découvrir le monde de l’opéra?
Une grande partie du public ne connaît pas l’opéra, n’a pas envie d’y aller et pense que ce n’est pas pour lui. Il ne faut forcer personne. Comme pour aller au musée ou au théâtre, il faut avoir une certaine curiosité pour se rendre à l’opéra. Il faut aussi avoir les moyens financiers, même si je tiens à préciser que les prix de certains concerts, comme ceux de Madonna, sont bien plus chers que l’opéra – je le sais, puisque je suis allée la voir en concert à Paris en 2020: elle n’a malheureusement pas pu danser car elle avait mal aux genoux… J’invite cependant tout le monde à aller au moins une fois dans sa vie à l’opéra. Il faut un minimum de curiosité et de préparation. Tosca, Madame Butterfly ou La Flûte enchantée sont de bons titres pour commencer. Il faut aussi que la mise en scène soit bonne: si, pour la première fois, on tombe sur un Rigoletto qui se passe dans l’univers de La Planète des singes – comme c’est vraiment arrivé à certains de mes collègues en Allemagne – on n’a plus jamais envie d’y retourner! Cependant, après avoir dit cela, il est important de rappeler que l’opéra est une expérience physique et pulsionnelle qui n’a rien à voir avec les autres expériences musicales. Le fait de recevoir l’orchestre et les voix en direct, sans le filtre de l’amplification et du micro, c’est une chose qui ne se compare à rien d’autre. Souvent, on n’imagine pas à quel point cela peut être bouleversant, sans même parler de mise en scène ou de l’aspect visuel d’un spectacle. C’est aussi ça qui est beau et extraordinaire à l’opéra.
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«L’opéra est une expérience physique et pulsionnelle qui n’a rien à voir avec les autres expériences musicales. Le fait de recevoir l’orchestre et les voix en direct, sans le filtre de l’amplification et du micro, c’est une chose qui ne se compare à rien d’autre. Souvent, on n’imagine pas à quel point cela peut être bouleversant, sans même parler de mise en scène ou de l’aspect visuel d’un spectacle. C’est aussi ça qui est beau et extraordinaire à l’opéra.»