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Nouvelle vie

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Rencontres

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Esther de la chambre 201

Por favor, «Esther Sanchez de la chambre 201» aurait pu être un titre d’Almodovar, l’inimitable cinéaste espagnol qui a vu et chanté les femmes comme des déesses du quotidien. Singuliers et courageux, ses personnages féminins avancent droit dans leurs bottes face à toutes les tempêtes de la vie. Rebelles et fragiles à la fois, elles partagent un sens de maternité universelle, une sorte de tendresse infinie au sein d’une grande famille humaine qui s’étend à tous les genres. Ces chicas font tout par amour, même si cela les oblige à transgresser les normes, à sortir leurs griffes ou leurs talons aiguilles! Et puis leur manière de s’habiller: excentriques et en toute simplicité. C’est tout Esther!

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Avec un père immigré espagnol, elle a grandi dans un milieu populaire de la cité mulhousienne. Et comme ces forts caractères qui ont connu très tôt le goût de la liberté, elle est devenue rapidement maîtresse de son destin pour ne jamais devoir se soumettre à la haine, à l’intérieur ou à l’extérieur de soi.

Dès ses quatorze ans, Esther savait déjà qu’elle voulait coiffer les femmes, leurs cheveux la fascinaient, tout comme le pouvoir de les rendre belles et désirantes, pas seulement mignonnes et désirables ! Pendant vingt ans, elle a coiffé et maquillé des mannequins et des comédiens en studio photo transportant en permanence son matériel. Dès sa première jeunesse, car elle a vécu et en vivra plusieurs, elle a été fascinée par les artistes dont elle a partagé la vie, la manière d’être et le travail, devenant elle-même artiste reconnue. En 2017-2018 Signora Sanchez a créé les coiffures des modèles pour les affiches de l’Opéra du Rhin ! Elle n’a jamais touché aux pinceaux des peintres, mais sait modeler des visages à l’aide de ses pinceaux de maquilleuse, sculpter et créer des effets de lumière en se servant des ciseaux de coiffeuse et des produits colorants pour cheveux…

JAZZ ET ŒUVRES D’ART AUX MURS

Et puis, il y a quatre ans elle a voulu s’installer dans une nouvelle vie, comme beaucoup de ces femmes qui viennent aujourd’hui vers elle, décidées à changer d’idées en se changeant d’abord la tête. Mais pour rien au monde Esther n’aurait troqué sa liberté de nomade avec un salon de coiffure standard. Il lui fallait quelque chose hors norme pour se sédentariser et elle l’a trouvé : près de la gare, l’hôtel Graffalgar a ouvert ses portes aux indépendants deux ans avant la pandémie. Au début, elle a testé presque toutes les chambres en invitant ses clientes à découvrir à chaque fois une autre ambiance créée par des street-artists que le gérant Vincent Faller avait invités à décorer l’établissement aux allures d’une auberge de jeunesse chic. Esther a fini par s’arrêter dans la suite parentale 201, transformée en salon de coiffure professionnel à chaise unique. Petit à petit le 2e étage a accueilli aussi les cabinets d’une naturopathe, d’une réflexologue et la boutique d’habits seconde main de Géraldine.

Dès qu’on enfile le kimono choisi sur un cintre à l’entrée de la chambre, on entre dans un ailleurs chaleureux, abreuvé par des confidences de tout genre. Le jazz et les œuvres d’art aux murs rendent la séance encore plus intimiste. « J’invite un artiste tous les 3 mois et je ne prends pas de commission, mais je les choisis selon mes goûts, précise Esther. J’ai mis six mois à persuader la photographe M.M à exposer chez moi ses femmes fontaines ! Aujourd’hui tu vois accrochées les œuvres de Marie Lallemand avec leurs lignes graphiques aux couleurs saturées. J’adore ! Dans une semaine ce sera le tour des envoutantes madones de Stéphanie Convercy… Elle fait partie du cheptel Motoco ».

En réalité, Esther est très proche de ce milieu d’artistes mulhousiens où elle a trouvé beaucoup de ses amis les plus proches. Cet été, pendant trois semaines en août elle et l’amie Géraldine, avec sa boutique de fringues seconde main, déménageront en duo, temporairement, au Motoco. Leur équipe artistique se donnera à cœur joie de réaliser des looks osés, en coiffures et en tenues, pour toutes celles qui désirent braver leurs propres limites. « Cela fait longtemps que Martine, la gérante de Motoco, cliente à moi elle aussi, me propose une résidence en espérant que je redevienne mulhousienne », plaisante Esther, Strasbourgeoise depuis vingt ans, mais toujours attachée à la chaleur humaine de sa ville natale, moins bourge et plus fêtarde que la capitale européenne.

Pourtant, elle n’est pas prête à quitter à Strasbourg où elle a tant d’amis, sans oublier ses fidèles clientes qui, comme S., disent ne plus vouloir laisser personne d’autre toucher à leurs cheveux. Car on l’oublie souvent, mais les cheveux sont une part très intime, magique, de nos corps. Dans diverses cultures traditionnelles, se couper les cheveux est un acte d’initiation qui vous prend ou vous redonne de la force. Toucher aux cheveux c’est toucher à l’âme, c’est ce que croient beaucoup de peuples. Même en Occident contemporain, la nouvelle coiffure est un moyen de passer à l’action quand on désire un changement.

D’ailleurs, Esther est tout à fait consciente de son rôle de chamane féministe, capable de révéler une femme à elle-même à travers une coupe courte et graphique ou, au contraire, en invitant le vent jouer avec les boucles d’une chevelure de lionne. Le cheveu est la signature de nos personnalités, les poils de la tête sont nos antennes, reliées à la fois au cosmos et à notre nature animale : cheveux racines, cheveux doux, cheveux fous, cheveux hirsutes, tout azimute... « Quand je vois une femme, j’aperçois tout de suite la possibilité d’une transformation qui

«Beaucoup d’entre nous se laissent enfermer pendant des années dans des stéréotypes qui nous briment.»

ferait mieux correspondre son tempérament à son look, ses désirs à ses actions. Car, beaucoup d’entre nous se laissent enfermer pendant des années dans des stéréotypes qui nous briment sans que l’on se rende forcément compte. Il faut dire, mes clientes me trouvent quand elles sont prêtes à changer… Elles me choisissent et je les choisis puisque mon salon n’a pas pignon sur rue, ça fonctionne de bouche à oreille et c’est très bien comme ça. Je ne tolère pas tout le monde et tout le monde ne me tolère pas forcément ! » reprend Esther en rigolant, avec un air austère et joueur à la fois. Sacrée Esther !

CHAQUE FEMME EST UNIQUE !

«Elles me choisissent et je les choisis puisque mon salon n’a pas pignon sur rue, ça fonctionne de bouche à oreille et c’est très bien comme ça.»

Sur le trône du salon aujourd’hui, une professeure de japonais à l’Université de Strasbourg déclare solennellement : « J’ai une coupe politique, les garçons en sont totalement fascinés alors que la moitié des copines restent dubitatives ! Je n’imaginais pas que revenir à ma couleur naturelle, déjà blanche, pouvait me rendre plus attirante. Sans dire à quel point les cheveux courts s’avèrent sexy ! » Esther a aidé beaucoup de femmes à faire le saut en s’affranchissant du rituel de la coloration mensuelle, mais ne défend aucun dogme : « Ce n’est pas obligatoire, c’est une question de feeling, certaines se sentent bien avec leur coloration, d’autres ont envie de se débarrasser des conventions… D’ailleurs, le processus de “libération” peut prendre six mois ou se faire de suite. Celles qui aimeraient garder la longueur passent par un estompage progressif de la racine graphique, tandis que d’autres, qui n’ont pas peur de la coupe ultra courte, y vont d’un coup. Il n’y a pas de chemin standard parce que chaque femme est unique ! »

Chaque homme l’est aussi et la chambre 201 n’est pas exclusivement réservée aux femmes : « On accepte les hommes féministes ! Ce sont souvent les maris ou les copains de mes clientes qui viennent chez moi ! », se félicite Esther. « Ma femme m’a dit de ne pas revenir à la maison si je ne passe pas d’abord par la chambre 201 ! », plaisante B. avec sa tête savonnée entre les mains d’Esther.

Elle vient de lui raconter ses projets de voyage à Barcelone où habitent désormais ses parents à la retraite, les prochains concerts à la Laiterie, sa découverte de la boulangerie exceptionnelle Pain Blanc – Pain Noir à Schiltigheim ou ce crémant vendu à l’Épicerie Grande Rue qui pourrait passer pour un bon champagne…

« Voyages, divorces, amants, ruptures professionnelles, élans artistiques… je vis tous les jours des aventures exceptionnelles avec mes clients et j’adore ! », conclut Esther en éteignant sa clope à la fin d’une pause cigarette au café de Graffalgar. « Je me dépêche à remonter parce que je n’aime pas les retards dans la vie ! » S

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