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Les recruteurs La quête du chaînon manquant
LES RECRUTEURS
La quête du chaînon manquant
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Reconstituée, repensée et redimensionnée dès la remontée en National, en 2014, la cellule recrutement du Racing est l’une des bases de la réussite actuelle du club strasbourgeois. Discours de la méthode.
Ludovic Ajorque à Strasbourg, c’est lui. Ibrahima Sissoko, Alexander Djiku et Adrien Thomasson, c’est encore lui. Matz Sels, Kenny Lala, c’est toujours lui. Et puis Gerzino Nyamsi, Frédéric Guilbert, Lucas Perrin ou le jeune Ismaël Doukouré aussi et plus avant Jean-Eudes Aholou, Jeanricner Bellegarde, Denis Bouanga ou Jérémy Blayac, liste très loin d’être exhaustive. S’il s’agissait de politique, on pourrait dire que Loïc Désiré (46 ans) a un bilan, mais comme il est question de sport et plus particulièrement de foot, on dira qu’il a une méthode, pour ne pas résumer tout ça à du flair.
Depuis qu’il a été engagé au Racing en 2014 et y a reconstruit une cellule recrutement totalement anéantie, l’ancien directeur sportif de Vannes s’est forgé une grosse réputation dans le foot français ; au point d’être considéré comme l’un des deux ou trois meilleurs recruteurs du pays avec Florian Maurice et Bruno Carotti (Montpellier). L’an dernier, l’Olympique lyonnais en avait d’ailleurs fait sa priorité absolue après le départ du même Florian Maurice pour Rennes… qui avait aussi un œil sur lui avant d’embaucher l’ancien avant-centre lyonnais. Avec les Gones l’affaire était allée assez loin, jusqu’au bout presque aux dires mêmes de l’intéressé qui n’élude pas le sujet.
« Non, il n’y a aucune raison, il n’y a rien à cacher, dit-il. Oui, j’ai été contacté par l’OL et ça a bien failli se faire, le défi m’intéressait beaucoup. J’avais rencontré Vincent Ponsot (directeur général adjoint de l’OL – ndlr), Gérard Houllier et Juninho et nous étions tombés d’accord. Mais après en avoir discuté avec Marc (Keller), j’ai finalement décidé de rester à Strasbourg où je me sens très bien et où la manière de fonctionner est formidable. » Sans aucun regret ni états d’âme, « ah non, vraiment aucun ! ».
Car même si les possibilités financières (250 millions d'euros de budget) du club de Jean-Michel Aulas sont sans rapport avec celles du Racing (45 millions d'euros), l’empreinte qu’il est en train
de laisser dans sa nouvelle histoire est remarquable. Et puis, il y aurait peut-être eu, aussi, un petit sentiment d’inachevé après huit années intenses qui peuvent déboucher sur un avenir radieux, on l’a bien vu cette saison.
FICHE DE POSTE…
Retour en 2014, autrement dit vers le futur. Le Racing vient d’être repêché en National et c’est un miracle. Le club strasbourgeois avait fini 16e du championnat et aurait logiquement dû retourner du CFA d’où il venait péniblement de s’extirper si Luzenac, petit village de 500 habitants et nonobstant dauphin d’Orléans le champion de l’année, n’avait été privé d’accession en Ligue 2*. C’est connu, le malheur des uns fait, sinon toujours en tout cas régulièrement, le bonheur des autres et en l’occurrence du Racing. Racheté deux ans plus tôt par un groupe d’investisseurs régionaux dirigé par Marc Keller, le club évite grâce à ce coup de pouce indirect un fâcheux contretemps dans sa marche en avant et son retour programmé vers le monde professionnel.
Il est sauvé des eaux, il lui faut maintenant consolider les fondations qui viennent d’être jetées et d’abord se doter d’une vraie cellule de recrutement qui est un peu la base de tout dans le foot.
La fiche de poste de celui qui la dirigera on ne la connait pas, mais on en devine assez facilement les contours : un technicien doté d’un bon œil et d’un excellent réseau, capable de faire avec les exigences du monde pro mais aussi de composer avec la réalité économique d’un club encore semi-amateur, qui soit doté de suffisamment de personnalité pour faire valoir ses choix quand il sait que ce sont les bons et qui ait assez d’humilité pour s’effacer derrière la décision de l’entraîneur. Un bâtisseur aussi, avec une vision sur le long terme puisqu’il s’agit à ce moment-là, on l’a dit, de créer ex-nihilo une structure immédiatement performante.
Loïc Désiré dirige de main de maitre la cellule Recrutement du RacingClub de Strasbourg Alsace.
*Le club de l’Ariège, plus petit club à avoir jamais évolué en National, avait obtenu son accession en L2 au terme d’une saison remarquable, mais la Ligue de football professionnelle la lui avait refusée pour des raisons financières et de non-conformité du stade. Une décision finalement invalidée par la cour administrative d'appel de Bordeaux en juin 2019 et par le Conseil d'Etat en 2020. Aujourd’hui, Luzenac évolue en Régional 1.
L’oiseau rare sera donc Loïc Désiré. Ancien milieu de terrain à Vannes où il a été entraîneur des U19 et adjoint de l’équipe Une en Ligue 2 (finaliste de la coupe de la Ligue en 2009), il est en outre à ce moment-là et depuis plus d’une décennie l’un des scouts de l’Ajax d’Amsterdam, référence absolue dans le domaine du recrutement. Julien Escudé à l’Ajax notamment, c’est lui.
Quelques années plus tôt, Piet Keyser, ancienne légende du club batave dans les années 60-70 aux côtés de Cruyff et Neeskens et chargé d’alimenter cette immense machine à découvrir les talents, avait décelé en lui un potentiel. C’était son métier, il ne se trompait jamais ou disons rarement. Avec Loïc Désiré, il avait tapé juste. Et ce qui avait séduit l’ancien international néerlandais ne pouvait que séduire quelques années plus tard Marc Keller et Christophe Rempp, qui avant de participer à la reprise du club était luimême scout pour Liverpool, Stuttgart ou Hanovre, un homme de l’art donc.
À son arrivée en Alsace, le Berrichon s’est aussitôt retroussé les manches et a entrepris de reconstituer la cellule recrutement du club, de réactiver les réseaux en s’appuyant sur des hommes avant de chercher des profils. De ceux qui ont l’œil pour repérer un gamin de 16 ou 17 ans un soir d’hiver dans une équipe régionale quelconque, qui n’hésitent pas à prendre leur baluchon pour sillonner les routes du Mali ou du Burkina parce qu’ils ont entendu parler d’un gars qui est la star de son village et qui savent faire preuve d’une discrétion qui peut se confondre avec de l’humilité dans ce métier où il est tentant de s’approprier le talent des autres.
Ali Bouafia, Bruno Paterno, Nicolas Di Fraya, Yann Koch (analyste vidéo et spécialiste des datas) et Pedro Evangelista, mais aussi Laurent Oberlé et René Charnet à temps moins complets, cochaient toutes les cases pour décrocher un CDI. Pas tous en même temps, mais au fil des saisons.
Des zones géographiques leur ont été assignées, c’est leur terrain de jeu, ils doivent en connaître les moindres recoins. « Chaque membre de la cellule a un rayon d’environ 500 km à couvrir et il a, en plus, trois ou quatre championnats en Europe à suivre », explique le patron de la cellule. Et maintenant que les frontières ont été partout rouvertes, le périmètre va encore s’élargir avec l’Amérique du Sud, l’Afrique
Repéré par la cellule Recrutement, Jérémy Blayac a joué un rôle déterminant dans la résurrection du club strasbourgeois
et l’Asie où il y a tout à faire. Et puis il y a les joueurs prêtés à suivre aussi, à accompagner où qu’ils soient.
Il y a huit ans évidemment, on ne parlait ni d’Afrique ni d’Amérique du Sud et encore moins de continent asiatique. Et le club n’avait pas les moyens de prêter trop de monde, il y en avait si peu. Le Racing on l’a dit était en National, il fallait en sortir vite, autrement dit prendre des joueurs apportant une plus-value immédiate, rompus à ces joutes-là, sans délai d’adaptation.
« IL NE NÉGLIGE AUCUNE PISTE… »
« Le premier “coup” que l’on a fait, c’est Jérémy Blayac que l’on se fait prêter en janvier 2015, se remémore encore Loïc Désiré. Il n’entrait pas dans les plans de Stéphane Moulin à Angers et il voulait partir, on a profité de l’occasion. En 13 matches, il met 12 buts. On termine 4e , à un point de la montée en L2 et le club fait les efforts pour le garder. Ce sera décisif pour la suite. » D’autant qu’un an plus tard, rebelote avec Denis Bouanga, borduré à Lorient et qui viendra rebondir en Alsace. Avec cette fois la montée à la clé. « Le premier “coup” que l’on a fait, c’est Jérémy Blayac que l’on se fait prêter en janvier 2015, (...). On termine 4e , à un point de la montée en L2 et le club fait les efforts pour le garder. Ce sera décisif pour la suite. »
Chaque saison depuis 2014, Blayac et Bouanga, les scouts du J
JRacing parcourent donc le pays, avalent les matches au bord du terrain à raison de quatre ou cinq par week-end et un nombre indéterminé de vidéos en semaine. Et tous les mardis, ils enregistrent leurs rapports dans un logiciel où les joueurs suivis sont évalués sur une échelle graduée de A à D en fonction de quatre critères : tactique, technique, personnalité/état d’esprit, physique. Loïc Désiré fait la synthèse, se déplace luimême pour juger sur pièce quand la piste s’étoffe et prend la décision de présenter le profil du joueur à l’entraîneur ; c’est Marc Keller qui valide en dernier ressort. Pas d’intermédiaire, pas de parasitage.
« Ce qui est remarquable avec Strasbourg, c’est la fluidité de leur fonctionnement et leur réactivité, explique un agent qui travaille de temps à autres avec le club et préfère donc ne pas être cité. Quand ils sont intéressés par un joueur, ils savent déjà tout de lui. Surtout, la décision est prise extrêmement rapidement et ça, ça fait souvent la différence parce que les bons joueurs, tout le monde les connaît. Le truc c’est de dégainer très vite quand il y a une ouverture. En fait, quand on leur propose un joueur, ils n’ont qu’à dire oui ou non, ils ont déjà mené la réflexion avant. »
Ali Bouafia ne dit rien d’autre. L’ancien attaquant du Racing (1992-1995), passé par Mulhouse, Marseille ou Lyon, est l’œil du club strasbourgeois dans l’ouest de la France depuis cinq ans maintenant. « C’est sûr que la réactivité est l’une des grandes qualités de notre cellule, abonde-t-il. J’ai des collègues recruteurs que je croise sur les terrains et qui me disent “le joueur que vous avez pris on était dessus, mais vous avez été plus rapides”. Ça tient au fait que la chaîne de décision est très simple, ça va très vite. Et le travail en amont fait par Loïc sur les dossiers est primordial, il ne néglige aucune piste. Et puis on a cette chance d’être dans une cellule solidaire où la voix de chacun compte, croyez-moi on ne peut pas en dire autant dans tous les clubs. » L’un des cas le plus emblématiques de cette approche est peut-être le recrutement de Ludovic Ajorque. « La première fois que je l’ai vu, il jouait au Poiré-sur-Vie », se souvient Loïc Désiré. C’était en 2014, le Réunionnais évoluait dans l’anonymat du National, le club strasbourgeois aussi. Il ne signera pourtant en Alsace que quatre ans plus tard, après être passé par Luçon et Clermont-Ferrand mais à aucun moment il n’est sorti du viseur, jamais il n’a disparu des radars. Parce que Loïc Désiré et les membres de la cellule avaient décelé quelque chose chez lui, un truc en plus, peut-être pas encore et même en l’occurrence très loin d’être abouti, mais un truc quand même.
Et c’est justement ce que recherche en priorité le Racing, des joueurs à polir, avec des qualités forcément mais auxquels il manque une ou plusieurs dimensions. Les exemples de Jean-Eudes Aholou ou de Youssouf Fofana, respectivement repérés à Orléans et à Drancy et vendus deux ans plus tard à Monaco pour un peu moins de 30 millions d’euros, sont à ce titre révélateurs.
« J’aime bien regarder les joueurs sur lesquels les recruteurs ne s’arrêtent pas, explique le lointain successeur de Max Hild. S’il a une qualité forte, quelle
qu’elle soit, il m’intéresse. La seule chose sur laquelle on ne peut pas transiger, ce sont les capacités physiques. Aujourd’hui, un joueur peut être un super technicien, un gars avec une vision remarquable, s’il n’est pas capable de répéter les efforts pendant plus de 90’, ce n’est pas la peine. Il faut qu’il ait de la puissance et qu’il s’engage dans les duels. » Ce que Ali Bouafia confirme : « En Ligue 1, le paramètre physique est crucial, vital même. Chaque championnat a sa spécificité même si le physique a partout de l’importance, bien plus qu’à mon époque. En Espagne par exemple ou au Portugal ce n’est pas le facteur déterminant, mais chez nous c’est essentiel. Pour un recruteur, c’est important d’intégrer ce paramètre-là. »
« IL N’Y A PAS DE RECETTE MAGIQUE »
Avec Ludovic Ajorque, le critère était largement respecté. Alors, « René Charnet qui est basé à 30 km de Clermont allait le voir à l’entraînement pendant la semaine pendant des années, on a parlé à ses éducateurs, on a vu son évolution. Et puis, on connaissait bien son état d’esprit au quotidien, c’est important chez nous », explique Loïc Désiré. Acheté 2 M d’euros il y a quatre ans, le buteur au crâne rasé et aux épaules carrées en vaut six fois plus aujourd’hui. Surtout, il est devenu l’un des leaders de l’équipe.
Autre réussite exceptionnelle, l’arrivée à Strasbourg du gardien international belge J Matz Sels dévoile, elle, une autre facette de la politique de recrutement du Racing : la réactivité. Parce qu’à ce
Jposte les approximations coûtent chères, qu’il faut être immédiatement compétitif et que les paris sur la jeunesse sont risqués, le Racing avait besoin d’un gardien immédiatement performant. De ceux qui vous rapporte comme qui rigole entre six et huit points par saison.
Ce sera donc Matz Sels, signé en juillet 2018. Une vieille connaissance du staff strasbourgeois lui aussi. « Bruno (Paterno) me l’avait signalé plusieurs fois, confi rme Désiré. Il l’avait vu en 2014-2015 déjà je crois, mais nous nous étions en National et lui allait être champion avec la Gantoise. Il avait fait une saison formidable et avait été élu meilleur gardien du championnat en Belgique. Il était évidemment inabordable, mais nous avons toujours gardé un œil sur lui, y compris quand il est parti à Newcastle où il ne jouait pas beaucoup. Et puis un agent nous l’a signalé en nous disant qu’il voulait partir, mais il fallait faire vite. On a aussitôt pris contact et il a tout de suite été très à l’écoute de notre projet. Matz est quelqu’un de très respectueux, le feeling est passé immédiatement. On connaissait ses qualités de footballeurs et d’homme et ça s’est confi rmé. Il est venu chez nous. » Pour un peu plus que six ou huit points rapportés chaque saison et un peu moins de 4 millions d’euros que personne ne songe à regretter : Matz Sels vient d’être élu meilleur gardien de L1 par ses pairs pour l’exercice 2021/2022.
Mais forcément, les choses ne peuvent pas toujours aussi bien se passer. Le métier de recruteur est aussi fait d’échecs. Ali Bouafi a reconnaît humblement qu’il « n’y a pas de recette magique qui marche à tous les coups. Le recrutement, ce n’est pas une science exacte. On peut être sûrs de la qualité d’un joueur, avoir tout fait comme il faut et avoir recoupé tous les avis, on n’est jamais à l’abri parce qu’on touche à l’humain. L’adaptation, le quotidien, la découverte d’un nouvel environnement pour le joueur mais aussi pour son entourage, sa famille sont des critères qu’on ne maîtrise pas. »
Pour l’ancien international algérien, « l’important est de faire en sorte qu’un échec n’ait pas de conséquences trop importantes ». Pour le joueur et pour le club, les exemples de transferts ratés qui fi nissent par déséquilibrer un vestiaire ou plomber la saison d’un club ne sont pas ce qui manque dans le foot.
À Strasbourg, rien de tout ça pour le moment. Même si des échecs, il y en a eu aussi, forcément. Celui d’Idriss Saadi notamment, passé comme une ombre à la Meinau entre 2017 et 2019 alors que sur le papier, l’attaquant algérien avait tout pour réussir ici. Fort physiquement, sous-côté donc financièrement abordable, mais capable de marquer régulièrement en pro (20 buts en 44 matches de L2 avec Clermont) après avoir affi ché de
Loic Désiré, à propos d'Idriss Saadi
réelles promesses chez les jeunes à SaintEtienne, il aurait pu, dû trouver sa place dans le dispositif strasbourgeois. « Oui, je le pensais aussi, reconnaît Loïc Désiré. D’autant que Thierry Laurey (alors entraîneur du club) l’avait eu à Ajaccio et c’est toujours un facteur important d’avoir un coach qui te connait quand tu changes de club. Mais ça ne s’est pas passé comme nous l’espérions. Même si on ne saura jamais, je pense que les occasions ratées contre Lille lui ont fait mal et que c’est ce match-là qui a conditionné la suite de sa saison. Il a perdu de la confi ance. Parfois, il suffi t de peu de choses… » Ce peu de choses qui sépare un recrutement réussi d’un transfert raté, une saison aboutie d’une année galère.
Ainsi va la vie des recruteurs, à la recherche d’une perfection qui n’existe pas. À essayer de trouver les pièces qui s’emboiteront comme mortaises et tenons pour aboutir à un truc étrange qui s’appelle un collectif. En quête perpétuelle du chaînon manquant. Dans l’ombre toujours. a